1971 |
"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914." |
Révolution en Allemagne
Pierre Broué
Une entreprise condamnée par l'Histoire ?
L'histoire du K.P.D. — Ligue Spartakus, K.P.D. (S), V.K.P.D., K.P.D. tout court — n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. Elle n'est pas non plus la lente agonie d'un secteur socialiste et révolutionnaire du mouvement ouvrier allemand sous l'étreinte d'un organisme étranger tendant consciemment à le vider de sa substance de classe. Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914.
La social-démocratie avait constitué, et constituait encore dans une large mesure en 1914, l'expression du mouvement ouvrier allemand avec ses caractéristiques : le sérieux de l'organisation, la stricte discipline exigée des militants groupés en « fractions », la coexistence d'un programme minimum dictant une pratique réformiste avec le programme de la révolution prolétarienne rejeté à l'arrière-plan pour toute une période historique. Le conflit mondial mettait fin à ce compromis péniblement ajusté au cours des années d'expansion, difficilement préservé pendant les années d'avant guerre. Il impose en effet le choix entre les deux perspectives présentées jusque-là comme complémentaires, mais que la situation rend contradictoires. Si la poursuite du combat pour la réalisation — ou au moins la préservation des acquis — du programme minimum peut sembler passer par la voie de l'union sacrée avec les classes dirigeantes, il est clair que la perspective révolutionnaire, elle, passe par la lutte — au besoin illégale — contre la guerre, et par la préparation de la guerre civile.
La crise de la social-démocratie allemande libère des éléments qui s'étaient fondus en son sein depuis plusieurs décennies. Les courants anciens resurgissent : le « corporatisme » des syndicats de métier qui cherchent avec le patronat l'accord qui les privilégie, le « révisionnisme » bernsteinien qui renoue avec le mouvement démocratique et nationaliste, le « syndicalisme » qui rejette par-dessus bord les « illusions » parlementaires, prône l'organisation « à la base », l'action directe, et célèbre les vertus de la « spontanéité » opposées aux vices de l'« organisation » ; les courants dits « centristes » oscillent entre les choix inévitables, exprimant tous et la continuité de la tradition social-démocrate et la résistance à l'adaptation devant le changement objectif de la situation, le conservatisme comme réflexe de défense face à la crise, le désir d'un retour au statu quo ante considéré comme un âge d'or. Le gauchisme est à la fois courant ancien et réflexe nouveau, négation globale du passé et désir puéril de forcer le cours des choses, refus de tout compromis et même de toute transition, maximalisme simpliste et utopisme impatient et sommaire, rendu attrayant pourtant par le caractère aberrant de la politique des « socialistes de gouvernement ».
La révolution russe intervient, indirectement d'abord, puis directement et de façon décisive, dans cette crise. Le bolchevisme est, d'une certaine manière, une expérience et une doctrine extérieure, pour ne pas dire étrangère au mouvement ouvrier allemand : c'est sur la base de conditions spécifiquement russes que s'est construit le parti bolchevique. Mais le bolchevisme ne s'est jamais senti lui-même spécifiquement russe. Lénine l'a décrit comme né sur la base d'une expérience mondiale du mouvement social-démocrate confronté aux conditions concrètes de la lutte dans l'empire tsariste. C'est d'ailleurs le programme maximum de la social-démocratie, la perspective marxiste de la révolution prolétarienne pour l'instauration du socialisme qui a été ouverte par la victoire de la révolution d'octobre 1917. Quoi qu'il en soit, pour les révolutionnaires allemands, à quelque groupe ou groupuscule qu'ils appartiennent, le bolchevisme constitue, d'abord et avant tout, la théorie et la pratique qui ont mené les travailleurs russes à la victoire.
Il n'y a pas eu de « bolcheviks » allemands avant la révolution d'Octobre. Un Karl Radek est certes très proche de Lénine — il n'a avec lui ni plus ni moins de divergences qu'un Boukharine ou un Piatakov — mais il est difficile de le tenir à cette époque pour un militant allemand, quoi qu'il soit capable, par ses liaisons personnelles, d'assurer le lien entre la gauche zimmerwaldienne et les internationalistes allemands [1]. Fascinés et éblouis, à certains égards, par l'expérience bolchevique dont ils se réclament, les radicaux de gauche de Brême, avec leur théorie des « unions industrielles », leur gauchisme instinctif dans les questions syndicales et électorales, sont sans doute plus proches des gauchistes du mouvement russe combattus des années durant par Lénine dans sa fraction même, que de ce qu'on peut appeler le « bolchevisme ». Les spartakistes, pour leur part, peuvent coïncider avec les bolcheviks sur un certain nombre de points tactiques importants, l'utilisation des tribunes parlementaires, par exemple, et le militantisme au sein des syndicats opportunistes ; ils n'en apparaissent pas moins imperméables, pendant des années, à la conception bolchevique du parti, hostiles qu'ils sont à la centralisation qu'ils jugent inévitablement bureaucratique et « bureaucratisante », attachés à la spontanéité et à l'identification entre la classe ouvrière et son « mouvement » politique, réfractaires aussi aux arguments sur l' « aristocratie ouvrière » à l'aide desquels les Lénine et les Radek justifient la nécessité historique de la scission volontaire du mouvement social-démocrate par les révolutionnaires.
Spartakistes, gauchistes de toutes nuances et bolcheviks sont pourtant persuadés de la nécessité de l'organisation internationale de la lutte. Le prestige de l'exemple russe victorieux, joint à la proclamation de l'Internationale communiste, les rangent tous, aussi hétérogènes soient-ils par leurs théories et leurs pratiques, dans le camp qui arbore le drapeau de « Moscou ». De ce moment, il devient inévitable — et pour beaucoup souhaitable — que le bolchevisme en tant que théorie et pratique victorieuse de la révolution se greffe sur le corps en crise du mouvement ouvrier allemand, s'agrippe à ses courants révolutionnaires, sans les « russifier », mais au contraire en se « germanisant », en leur transmettant, non ses recettes, mais son expérience et sa ligne générale. Disparue la vieille garde spartakiste — surtout Rosa Luxemburg et Leo Jogiches — pour qui Lénine était d'abord le chef de l'infatigable fraction bolchevique avec ses intrigues et ses ultimatums, le leader de groupuscule avec qui ils s'étaient, des années durant, colletés, les hommes plus jeunes qui leur succèdent voient en lui d'abord le théoricien et le guide révolutionnaire, l'homme qui avait su prévoir la dégénérescence de la vieille maison et en préserver son parti, le seul qui ait été capable de commencer à réaliser le programme maximum, la révolution mondiale. Cette greffe du bolchevisme sur l'aile gauche du mouvement allemand paraît donc à tous une nécessité historique, le juste retour dialectique de l'expérience internationale, enrichie par la victoire dans un de ses secteurs : les révolutionnaires russes restituent aux révolutionnaires allemands l'acquis qu'ils ont hérité de la social-démocratie allemande, l'héritage qu'ils ont su faire fructifier. La « bolchevisation » du parti communiste allemand dans les années qui nous intéressent n'est pas la transposition mécanique de recettes d'organisation, de mots d'ordre et d'instructions qu'elle sera plus tard ; elle est l'effort pour traduire le bolchevisme en langue allemande, en mentalité ouvrière allemande, en pratique socialiste allemande, la tentative de créer, en Allemagne comme ailleurs, une organisation « communiste », puisque tel est le vocable retenu — et non celui de « bolchevique » qui caractérise la branche russe du mouvement.
Si le congrès de fondation du K.P.D. (S) avait donné le spectacle d'une organisation qui ne ressemblait que de très loin à un parti, et absolument pas à ce qu'aurait pu ou dû être un parti communiste en Allemagne, en d'autres termes, si le K.P.D. (S), à sa naissance, était effectivement, simultanément et contradictoirement, « spartakiste » et « gauchiste », le congrès de Heidelberg, lui, marque une transformation profonde au moins dans l'esprit de l'équipe dirigeante. Les résolutions du 2° congrès du K.P.D. (S) constituent en effet la première tentative systématique d'adopter les principes et la tactique du bolchevisme en Russie, un pas en avant considérable par rapport au congrès de fondation, si l'on veut bien admettre que le parti bolchevique n'avait pas toujours été le parti de masses qu'il était alors — et qu'il avait, dans son histoire, connu lui aussi des scissions et des effectifs aussi réduits que l'étaient ceux du K P. D. (S) au lendemain du congrès de Heidelberg. Le fait est d'autant plus notable que les bolcheviks eux-mêmes ne se reconnaissent pas exactement dans les décisions de Heidelberg, et que les communistes allemands, Levi comme Thalheimer, paraissent, dans leur discussion avec Lénine, plus bolcheviques que les bolcheviks eux-mêmes.
Dans la période de construction du parti ouverte par le congrès de Heidelberg, la greffe prend parfaitement. Non seulement les expériences russes telles qu'elles sont concentrées sous la forme des vingt et une conditions commencent à modeler les contours et le fonctionnement du parti allemand, mais l'inverse est également vrai. L'expérience de la lutte de classes en Allemagne, telle qu'elle est plus ou moins assimilée dans la direction du KPD., va introduire dans l'organisme international un certain nombre de thèmes et de positions d'une importance capitale : Lénine, avec La Maladie infantile, ne fait que systématiser, avec plus de hauteur de vue et moins de hargne sans doute, les thèmes développés par Radek et par Levi contre l'opposition et les gens du K.A.P.D.; c'est l'expérience vécue en Allemagne, ce sont les tâtonnements de la centrale du K.P.D. autour de la question du gouvernement ouvrier soulevée par les lendemains du putsch de Kapp et les propositions de Legien, qui vont introduire dans le corps de la doctrine de l'Internationale ce mot d'ordre désormais essentiel ; c'est l'initiative des métallos de Stuttgart dans leur lutte contre Dissmann qui inspire la lettre ouverte de janvier 1921, où se trouve pour la première fois nettement formulée l'idée de la politique du front unique ouvrier, pratiquée en 1917, mais pas encore partie intégrante de la doctrine ; c'est le souci d'organiser ce front unique des travailleurs, communistes et non communistes, en Allemagne, qui va faire apparaître, d'abord dans les discussions de l'Internationale, puis dans son programme, la notion de « mots d'ordre » et de « revendications de transition », appelés à prendre, dans l'arsenal de la théorie communiste, la place laissée vide par l'effondrement de la vieille dichotomie d'Erfurt entre programme maximum et programme minimum.
Pourtant, cette greffe n'est pas sans susciter quelques anti-corps. Ce sont les gauchistes allemands qui donnent au bolchevisme un grand coup de chapeau, mais se refusent à le reconnaître et le combattent en réalité de toutes leurs forces comme « opportuniste », « droitier » et « capitulard », quand il leur est présenté, dans sa traduction allemande, par Levi. Ce sont les gauchistes de l'Internationale, et derrière Zinoviev et Boukharine, les apparatchiki de l'exécutif, qui se dressent avec vigueur contre toutes les innovations allemandes, y dénoncent systématiquement la pression du milieu, le poids de l'opportunisme, l'influence de la social-démocratie. Contre les uns et contre les autres, contre le conservatisme qui tend à adopter théorie et pratique de la veille, comme si le monde ne changeait pas et comme si les communistes n'avaient rien à apprendre de la vie [2], c'est toujours Lénine qui limite les dégâts, empêche les condamnations hâtives, obtient la remise à plus tard d'une discussion mal engagée, pour finalement proposer, non un compromis, mais une synthèse entre les principes anciens et les conditions nouvelles.
La situation de la société allemande, la brutalité cynique de ses mœurs politiques, la réaction contre le carcan bureaucratique de la social-démocratie et des syndicats, la haine de la caste militaire, du junker et du bonze, continuent à sécréter en permanence des courants gauchistes. Münzenberg défend le boycottage du Parlement après l'exclusion de Laufenberg, et Béla Kun découvre au lendemain du congrès de Heidelberg les vertus du boycottage actif ... Aux « putschistes » de 1919 succèdent, dans le K.P.D. (S), des hommes qui, les ayant pourtant exclus, se font en 1921 les zélateurs de la nouvelle mouture de leur vieille théorie de l'« offensive ». Pour un Friesland, convaincu par Lénine au cours du 3° congrès de l'Internationale, combien de disciples de Ruth Fischer et de Maslow, intellectuels révoltés par la guerre, travailleurs frustes et combatifs, sommaires dans leur stratégie, impatients dans la tactique, tendant constamment la main vers les fusils et l'insurrection, toujours prêts à dénoncer, eux aussi, l'« opportunisme » des Russes ou de la direction, et à mettre dans le même sac de l'« opportunisme » la Nep et le front unique, les concessions aux capitalistes en U.R.S.S. et les revendications « de transition » ? Là encore, Lénine joue le rôle de médiateur. Impuissant, en 1919, à empêcher la scission et l'exclusion des gauchistes, il ne cesse de tendre la main aux militants du K.A.P.D. sans les ménager dans les discussions de fond, et, à partir de 1921, étend sa protection aux gauchistes de l'aile Ruth Fischer, qu'il cherche à tout prix à conserver dans les rangs de l'Internationale.
C'est contre la social-démocratie, mais aussi d'une certaine manière, en elle, et, en tout cas, par rapport à elle, que se construit le parti communiste. Or la social-démocratie n'est pas immuable. Si, en 1918-1919, elle présente aux militants communistes et indépendants le répugnant visage du « parti de Noske », elle se dégage, au moins en apparence, après 1920, de ses liens les plus compromettants. Tandis que des hommes comme Lensch ou Winnig rallient ouvertement l'ennemi de classe et sont exclus, Noske est mis à l'écart. Instruit par l'expérience du putsch de Kapp, le parti social-démocrate, tout en se proclamant ouvertement réformiste, c'est-à-dire antirévolutionnaire, au congrès de Görlitz, tient à se redonner le visage d'un parti ouvrier : c'est sa raison d'être que de gagner les ouvriers à une politique réformiste, raisonnable, réaliste, qu'il oppose à l'aventure et à l'irresponsabilité des révolutionnaires « moscoutaires ». La réunification, en 1922, avec les indépendants de droite, contribue à lui donner un visage rajeuni. Tel qu'il est, désormais, avec son aile « gauche» qui accepte de discuter et d'agir en commun avec les communistes, le parti social-démocrate est de nouveau capable d'influencer son frère ennemi, de faire, directement ou non, pression sur lui, de l'attirer ou d'en attirer des éléments, en particulier au sein des syndicats où ils travaillent côte à côte. Cette pression de la social-démocratie, jointe au désir très vif dans les masses — et parfois quasi fétichiste — de l'unité ouvrière expliquent, d'une certaine façon, l'écho en Allemagne de la politique du front unique ou, du moins, de la façon dont elle est interprétée par certains secteurs du parti communiste. Au moins autant que les responsabilités syndicales occupées par certains des dirigeants communistes, cette pression favorisera en 1923 les tendances « droitières » du parti.
Le K.P.D. semble ainsi se construire entre deux tendances renouvelées en permanence, nourries par la réalité sociale, une « gauche » et une « droite » qui se combattent, mais aussi se complètent, et entre lesquelles ses directions successives tentent continuellement une synthèse. Car la logique de l'une comme de l'autre conduirait le parti à sa perte : perte dans l'isolement de la secte par la politique de « putsch » ou d'« offensive », perte dans la dissolution au sein d'un rassemblement unitaire qui serait la rançon de concessions excessives payées pour la recherche de l'unité de front à tout prix. Le parti constitue un perpétuel champ de bataille sans que pour autant il soit permis de conclure à sa faiblesse, ou à l'insuffisance de son emprise sur les événements et sur les luttes ouvrières. Car le parti bolchevique a connu les mêmes difficultés, vécu la même crise permanente, plus aiguë encore en période révolutionnaire, si l'on se souvient de la veille de l'insurrection, de la résistance acharnée « à droite » de Zinoviev et Kamenev venant après l'accès de « gauchisme » de juillet et précédant celui de mars 1918.
Dans l'ensemble, le parti communiste est un organisme vivant. Le « bébé » de Rosa Luxemburg se révèle viable; il ne se contente pas de crier, il grandit. La preuve, on ne la trouve pas seulement sur le terrain de l'élaboration de la théorie, de la promotion de mots d'ordre nouveaux, du progrès dans la précision des moyens et la clarté des objectifs intermédiaires, mais aussi dans la vie quotidienne de l'organisation, en particulier dans la cohabitation de ces tendances de droite et de gauche, avec toutes les nuances de centre, au sein du parti. Cette cohabitation n'est pas un but, mais un fait, non un modèle, mais une donnée. Elle est institutionnalisée dans les statuts et la pratique du parti sous la forme de la reconnaissance du droit des tendances — et même de la tolérance à l'égard des fractions qui, en 1923, se substituent en fait aux tendances —, groupes qui ont leur discipline propre et concluent entre eux des « compromis » dont l'exécutif est le garant. Elle se concrétise par la participation de tous aux discussions précédant les grandes décisions, par l'usage qui veut que les minorités aient le droit de présenter, dans tous les cadres et à tous les échelons, des contre-rapports, d'être représentées dans tous les organismes, exécutifs compris, de s'exprimer non seulement à l'intérieur du parti, mais dans sa presse, publiquement, quand elles ont des divergences sérieuses avec la politique de la direction.
La permanence des tendances aux contours approximativement fixés pourrait, certes, être interprétée comme une preuve du caractère artificiel de l'organisme : une fédération de courants ne constitue pas un parti. En fait, si les contours des tendances demeurent en gros identiques par rapport aux grands problèmes de stratégie et de tactique, les hommes qui les incarnent ne sont pas les mêmes. Paul Levi, en Suisse, était hostile à la participation aux élections, mais vraisemblablement partisan, en 1918-1919, des « unions industrielles » et adversaire du travail dans les syndicats. A Heidelberg, c'est un converti de fraîche date aux thèses du congrès. Frölich, au congrès de fondation, était le prototype du gauchiste sur toutes les questions essentielles du moment. Partiellement convaincu en 1919 au cours du travail à la centrale avec Levi, il a un nouvel accès de gauchisme en 1921, puis, après avoir été morigéné par Radek, qui avait été son maître à penser, il devient résolument « droitier ». Friesland, passablement indéterminable quand il commence en décembre 1918 son activité dans le parti, endosse, en 1920, lors du putsch de Kapp, la responsabilité principale pour la passivité de la centrale et son appel à l'abstention du 13 mars. Mais, dès l'automne suivant, il est à la pointe des attaques contre l'opportunisme de Levi, fervent soutien des initiatives de l'Internationale en direction du K.A.P.D. Partisan de la théorie de l'offensive en mars 1921, il est pris en main par Lénine au cours du 3° congrès et revient en Allemagne en champion de l'application du compromis de Moscou. Et sans doute cette évolution ne peut-elle s'expliquer par sa docilité devant l'exécutif, puisque, poussé par lui au poste de secrétaire général, il se dresse rapidement contre son ingérence dans les affaires du parti allemand, pour devenir, quelques mois après, l'organisateur d'une opposition qui reprend presque point par point les thèmes de Levi dont il avait été l'un des plus violents accusateurs. Brandler, ancré dans le travail syndical, animateur d'un parti de masse dans son bastion de Chemnitz, est le père spirituel du front unique dès 1919, mais aussi le président de la centrale qui déclenche l'action de mars 1921, avant de devenir le chef de file de la droite en 1922. Thalheimer et lui sont avec Levi contre Frölich, puis avec Frölich contre Levi ...
Les pressions sociales ne cessent en effet de s'exercer sur ces hommes. C'est leur réfraction dans la conscience des militants qui anime les discussions politiques, nourrit les tendances, alimente les contradictions à partir desquelles s'élabore une politique qui tente de les surmonter. Mais il n'existe pas toujours de lien entre le milieu, la tradition, la formation, l'origine, l'activité des militants et leurs positions dans les batailles politiques internes. Bien sûr, dans l'ensemble, les secteurs de gauche traditionnellement les plus forts, Berlin, le Wasserkante, la Rhénanie moyenne, constituent des bastions des indépendants de gauche, tandis que les bastions de la droite, Wurtemberg, Nord-Ouest, Erzgebirge, Saxe occidentale, reposent sur des fondations spartakistes anciennes. Mais le rapport n'est pas toujours direct : les dirigeants indépendants de gauche de Rhénanie moyenne, par exemple, étaient presque tous des partisans de Levi lors de la crise de 1921, et c'est justement leur départ, avec lui, qui a livré le district à l'influence des néo-gauchistes. Certes, les indépendants de gauche ancrés dans le « travail syndical », les anciens délégués révolutionnaires de Berlin, pour la plupart chefs de file des indépendants de gauche en 1919-20, les Eckert, Wegmann, Brass, Neumann, Malzahn, Winguth quittent le V.K.P.D. en 1921. Mais leurs chefs de file s'appellent, à ce moment-là, Levi, vieux spartakiste, et Friesland, gagné au communisme directement par les bolcheviks eux-mêmes. Et les hommes qui prennent alors la tête de la centrale sont non seulement le noyau des vieux spartakistes, les Pieck, Brandler, Thalheimer, Walcher, Eberlein, mais aussi d'autres chefs de file des ex-indépendants de gauche, Stoecker, Remmele, Koenen et autres Böttcher. Seule constante peut-être : les intellectuels venus tardivement au communisme, essentiellement à travers l'expérience de la guerre, sont tous, sans exception, et jusqu'en 1923, dans la gauche : mais ils n'y sont pas seuls.
La vie du K.P.D. — son action extérieure comme sa vie intérieure, sa vie politique et ses interventions — relèvent de la dialectique de la théorie et de la pratique, ou, si l'on préfère de l'analyse et de l'action. On constate une sorte de sécrétion permanente du conservatisme par l'organisation elle-même, une tendance à refuser de voir que la réalité a changé, un attachement aux mots d'ordre anciens, une grande répugnance à prendre des virages. Levi avait raison en 1919 quand il dénonçait les tendances putschistes comme un danger mortel pour son parti ; mais il continuait de les dénoncer alors qu'elles s'étaient depuis longtemps estompées. En dépit du fait que la situation internationale s'était profondément modifiée au lendemain du 2° congrès de l'Internationale, celle-ci et le K.P.D. persistaient imperturbablement sur une ligne ancienne, comme si les perspectives étaient demeurées identiques après l'armistice russo-polonais, l'échec des grèves française, anglaise, italienne, tchécoslovaque et le début de stabilisation du capitalisme européen. C'est Levi qui, le premier, a perçu un changement, que Lénine et Trotsky firent reconnaître ensuite par l'Internationale.
Quel fut le rôle de l'Internationale, son poids dans la vie et les combats du KP.D.? La réponse n'est pas simple. Certes, Béla Kun, en mars 1921, a agi avec toute l'autorité d'un représentant de l'exécutif et du parti russe. Mais les putschistes, en 1919, n'avaient pas eu besoin pour agir d'émissaires venus de Moscou. Le V.K.P.D., aveuglément engagé dans sa théorie de l'offensive au lendemain de l'action de mars, aurait-il compris ses erreurs si Lénine n'avait pas stoppé ses dirigeants à Moscou en juin? Et n'allait-on pas vers une liquidation rapide des P.C. européens dans des aventures gauchistes à la Kun, si l'Internationale n'avait pas elle-même arrêté les frais, grâce à l'autorité de Lénine et de Trotsky ? Autorité qui, pourtant, n'a pas suffi à conserver dans les rangs du K.P.D. un Paul Levi qui lui aurait pourtant été bien utile...
En 1919, répondant à Lénine sur le problème des indépendants et de la scission de Heidelberg, Thalheimer lui tient le langage d'un égal. Quelques mois plus tard, il porte la responsabilité d'une bourde énorme, la déclaration du 13 mars, qu'il ne cherchera jamais à justifier. Et l'année suivante, parti pour Moscou sûr de son orientation, il en revient sévèrement admonesté, convaincu de s'être, une fois de plus, lourdement trompé. Le problème des mots d'ordre de transition — et particulièrement celui du gouvernement ouvrier — n'est pas en fait posé par les communistes allemands. C'est le vieux social-démocrate révisionniste, le bonze syndical Legien, qui l'invente, sous la pression des travailleurs mobilisés, au lendemain du putsch de Kapp. Enfoncés dans la routine de leur pratique, les dirigeants communistes se divisent et perdent quelque peu la tête : la « déclaration d'opposition loyale », condamnée presque aussitôt que publiée, n'était pourtant qu'une prise de position prudente. Quelques remarques de Lénine feront revenir l'exécutif sur une condamnation hâtive. Mais, deux ans plus tard, c'est Radek, soutenu par Lénine qui, de Moscou, pousse les dirigeants allemands à renoncer à cette voie, les encourage et les harcèle pour qu'ils aillent jusqu'au bout d'une politique qu'ils tiennent pour juste, mais qu'ils n'ont discernée que peu à peu, qu'ils se sont laissés suggérer par leurs adversaires et qu'ils hésitent longuement à endosser.
C'est que le poids est immense, pendant toute cette période, de la victoire russe, face aux successives défaites allemandes. Là aussi, la situation est complexe. Lénine dit et répète que l'expérience bolchevique constitue un « modèle », mais il reproche au 3° congrès d'avoir adopté des résolutions écrites et pensées en russe, non traduites réellement, inadaptées, incompréhensibles pour ceux qui n'ont pas vécu l'expérience russe. La méthode de Lénine pour aborder les questions allemandes peut, de ce point de vue, être tenue pour exemplaire. Mais celle de Zinoviev ne l'est jamais, et celle de Radek pas toujours. Or Lénine n'intervient que dans les grandes occasions. Quand il se lance à fond dans la bataille du 3° congrès mondial, il n'a pour tout viatique que deux minces brochures, celle de Levi et celle de Brandler. Au lendemain de l'action de mars, il avoue son ignorance, écrit à Levi qu'il ne sait que ce que Levi lui a fait connaître personnellement, et lui confie qu'il croit bien volontiers, quoique sans preuves, aux « kuneries » de Béla. Mais Béla Kun a été envoyé à Berlin par Zinoviev, et Radek, qui vient juste de quitter Berlin, conseille par lettres les adversaires de Levi...
Se pose alors la question des appareils, celui de l'Internationale et celui du parti. Pour bien des militants communistes, la cristallisation d'un appareil solide, « bureaucratique », était à l'origine de la dégénérescence de la social-démocratie : c'est l'appareil de permanents construit par Ebert qui avait confisqué les droits des militants du parti social-démocrate, introduit en contrebande dans la pratique électoraliste les conceptions révisionnistes, cherché, sous couleur d'adaptation, à s'intégrer dans l'appareil d'Etat. Déjà, en 1916, Liebknecht dressait contre l'appareil centralisateur, autoritaire, faisant de l'organisation une fin en soi, un réquisitoire sévère [3]. Le thème était resté au cœur de la propagande spartakiste et gauchiste, au centre des préoccupations de tous les délégués du congrès de fondation du K.P.D. (S). On rendait l'appareil responsable de tout, de la passivité des prolétaires, de leur absence de réaction devant la guerre mondiale. C'est de cette expérience négative, de cette certitude instinctive et presque manichéenne que le gauchisme se nourrit après 1919, qu'un Otto Rühle, par exemple, tire argument pour ses attaques contre l'organisation en tant que telle, pour une philosophie spontanéiste, anti-autoritaire. Cette tradition, cette méfiance à l'égard de l'appareil, de la centralisation, demeurent vivaces à travers les premières années du K.P.D., comme le manifestent la vitalité de la pratique des assemblées de militants, le souci jaloux des organisations locales de conserver leurs prérogatives de contrôle sur leurs responsables élus et sur leur presse. Le K.A.P.D. l'attaque systématiquement en tant que « parti de chefs », mais Die Rote Fahne dans le même temps, ne dissimule jamais l'existence, dans les rangs du KP.D. (S), d'une certaine appréhension à l'égard d'une « bureaucratie du parti » [4]. Au 5° congrès, en novembre 1922, si Hermann Duncker affirme que la principale leçon de la révolution russe est la nécessité d'un parti révolutionnaire « rigoureusement organisé » [5], Hans Tittel, délégué du Wurtemberg s'écrie : « Nous ne voulons pas de centralisme bureaucratique, nous voulons un centralisme démocratique ! » [6] et le district qu'il représente présente une résolution dans ce sens [7].
C'est pourtant dans l'enthousiasme qu'au lendemain de l'unification avec les indépendants de gauche on en vient à rebâtir un appareil, tant légal que clandestin : pour tous, c'est le prix dont il est désormais clair qu'il faut payer l'efficacité. De ce point de vue, l'exemple russe, la passion du centralisme efficace, développé, pendant la guerre civile, jusqu'à une véritable militarisation du parti, ne semblent pas contredire l'expérience allemande. Contre l'état-major de la bourgeoisie, il faut un état-major ouvrier, contre ses spécialistes, des spécialistes, contre son armée, une armée. Et Levi comme Thalheimer, Stoecker ou Däumig, de pourfendre les indépendants de droite qui parlent d'« autonomie » et de « décentralisation », dénoncent la dictature sur le parti des apparatchiki communistes. Le parti unifié se construit sur la base du centralisme démocratique à la mode bolchevique, adapté aux conditions et aux traditions allemandes. La discipline est exigée dans l'action, mais la discussion demeure toujours possible, le parti est centralisé, mais c'est un centralisme démocratique, et, en janvier 1922, Friesland a toute latitude pour aller, dans toutes les assemblées, défendre ses positions contre celles de la direction, devant les militants de base ou leurs délégués. Comme Levi avant lui, il sera exclu pour infraction à la discipline, mais après avoir disposé de toutes les facilités pour s'exprimer aussi bien à la base que devant le comité central qui prend la décision finale. Comme Levi également, il était décidé à rompre, et personne ne peut en définitive reprocher au K.P.D. d'avoir tenue fermée une porte qu'ils avaient tous deux volontairement claquée.
Pendant toute cette période, l'appareil des permanents n'a pas posé d'autres problèmes que ceux qu'avait posé, en Russie, le corps des révolutionnaires professionnels au temps de la lutte contre le tsarisme, et qui ne peuvent être tenus pour les ancêtres des bureaucrates de profession qu'au prix d'une grande distorsion de la réalité. Le parti communiste allemand emploie peu de permanents, guère plus de deux cents [8]. Ils reçoivent un salaire moyen d'ouvrier qualifié, n'ont aucun privilège, sinon celui d'être les premiers arrêtés, poursuivis, condamnés, et, quand les armes parlent, abattus. Le parti communiste, malgré ses effectifs, sa participation aux élections, le nombre de ses élus, n'est pas intégré à la société de l'Allemagne weimarienne. Parti révolutionnaire, il est dans ce monde un corps étranger, lié à lui seulement par une implacable volonté de le détruire. On entre jeune dans l'appareil, et la concurrence y est émulation. Alors que l'appareil social-démocrate d'avant guerre constituait un moyen d'ascension sociale individuelle, souvent l'étape intermédiaire entre l'usine et les mandats parlementaires, l'appareil communiste ne s'ouvre qu'aux meilleurs des combattants, les plus désintéressés, ceux qui engagent dans la lutte toute leur vie : on reprochera précisément à Levi de n'avoir jamais voulu se donner tout entier, d'avoir toujours tenté de préserver sa vie privée. Les hommes de l'appareil allemand, légal ou illégal, sont des révolutionnaires convaincus, et c'est pour cette raison qu'ils deviennent professionnels de la révolution. Sauf les spécialistes de l'appareil illégal, dont le rôle politique est loin d'être déterminant, ils sont étroitement contrôlés par leurs mandants, fonctionnaires révocables et non bureaucrates tout-puissants : Friesland, rallié au compromis de Moscou, est éliminé par les militants de la direction du district de Berlin-Brandebourg à son retour du 3° congrès, et Ernst Meyer, la veille encore président du parti, puis délégué auprès de l'exécutif, est éliminé au vote secret pour la centrale à Leipzig en 1923.
En fait, les plus sévères critiques du K.P.D., qu'il s'agisse de contemporains comme Levi ou Friesland, ou d'anciens militants tentant de faire œuvre d'historiens, comme Ruth Fischer et Lowenthal, ne mettent pas en question, pour cette époque, l'appareil national du K.P.D., mais seulement l'appareil international, les émissaires de l'exécutif, d'une part, l'étroite dépendance financière du KP.D. à l'égard de l'Internationale et de son exécutif, de l'autre. Avec les « émissaires », les conflits sont fréquents : il en va de même dans tous les autres partis, en Italie comme en France. Il y a l'incident entre Thomas et Levi au lendemain du 2° congrès mondial, et Radek l'a vraisemblablement préparé en laissant lire à Levi les rapports de Thomas. Il y a, au lendemain de Livourne, les éclats qui se produisent devant la centrale et le comité central entre Levi et Rakosi. Après la démission de Levi, ce sont les heurts entre Béla Kun et d'autres dirigeants allemands.
Pourtant, l'exécutif ne soutient pas inconditionnellement les siens : Rakosi comme Béla Kun seront finalement désavoués, le premier par Radek, presque sur le coup, l'autre devant les délégués du congrès mondial, par Lénine en personne. Il n'apparaît pas d'ailleurs que tous les « émissaires » — même si les hommes de valeur étaient rares parmi les « émigrés rouges » de Moscou — aient eu une conception identique des rapports entre le parti et l'exécutif. Félix Wolf était lié à Levi et partageait ses critiques à l'égard de l'exécutif. Au début du 2° congrès, en 1920, Radek lui-même, secrétaire de l'Internationale, ne s'est-il pas solidarisé du K.P.D. dans l'affaire de l'admission du K.A.P.D., prenant en la circonstance position contre son propre parti, le parti russe ? De nouveaux conflits éclatent en 1921 entre Friesland et Stassova, en 1922 entre Ernst Meyer et Kleine. Mais Stassova est là en spécialiste de l'organisation plus qu'en tête politique et Kleine, œil de Zinoviev peut-être, mais pas son bras, ne joue guère un rôle déterminant dans l'élaboration de la ligne, puisqu'il obtient par chantage une autocritique de la centrale mais se fait mettre en minorité au comité central. En 1923, Brandler, excédé par les références de ses critiques de gauche à la phrase de Zinoviev selon laquelle le « gouvernement ouvrier » serait un « paravent » de la dictature du prolétariat, répond de la tribune :
« Nous n'avons pas de seigneur et maître et ne sommes pas liés par les opinions personnelles du camarade Zinoviev » [9].
Les conseillers envoyés par l'exécutif pendant la préparation de l'insurrection, qu'ils soient ou non russes, se confinent dans leur rôle de techniciens; c'est la centrale allemande qui prend les décisions sur place, ce sont des responsables politico-militaires allemands qui sont prévus pour diriger effectivement l'insurrection. Les décisions capitales prises à partir du début de septembre le sont certes à Moscou, mais elles ne sont apparemment pas imposées aux dirigeants allemands, qui les acceptent et en partagent la responsabilité, ont la charge de les mettre au point et de les appliquer.
C'est seulement à partir de 1924, comme conséquence de la lutte fractionnelle au sein du parti russe, et à l'occasion de la défaite de la révolution allemande, que ces mœurs vont changer, et que les dirigeants russes, par le biais de l'exécutif, vont décider de faire porter à Brandler, Thalheimer, et à ceux qu'ils appellent « les droitiers », la responsabilité du fiasco. La pratique du « bouc émissaire » annonce une ère nouvelle.
Dans la période qui nous intéresse, le K.P.D. est à plusieurs reprises jugé sévèrement à Moscou pour ses erreurs politiques, critiques qu'il accepte généralement, non sans avoir discuté. Mais cette discussion, cette bataille politique ne s'accompagne pas d'une valse des responsables. Le noyau demeure, indépendamment des erreurs commises, tout en s'élargissant à des éléments nouveaux, ces cadres ouvriers venus de la gauche des indépendants que l'on prépare avec tant de soin. Sévère dans ses critiques, l'exécutif — sous la pression de Lénine — est très attaché en même temps à la continuité de la direction, à la notion de « progrès » de ses éléments responsables, à celle de la « formation » des dirigeants, formation qui ne s'acquiert qu'au travers des erreurs et de leur correction. Il en était déjà ainsi au sein du parti bolchevique de Lénine. Il n'en sera pas de même avec la « bolchevisation » menée à partir de 1924 sous la férule de Ruth Fischer.
Depuis Paul Levi en 1921 jusqu'à Hermann Weber aujourd'hui, on s'est plu à souligner l'état de dépendance matérielle du K.P.D. à l'égard de l'Internationale et, à travers elle, du parti russe. Friesland, un an après les polémiques de Halle, inscrit sur le drapeau de son opposition le mot d'ordre de l' « indépendance matérielle ». Nous manquons de documents pour chiffrer la contribution de l'exécutif au budget du parti allemand, pour évaluer les conséquences, la portée de cette aide, les rapports créés par cette « dépendance ». On ne saurait en tout cas nier la permanence de cette aide. Dès 1919, Eberlein y fait une claire allusion dans son rapport au congrès d'Heidelberg [10]. Elle est, dit-il, réduite, mais constitue une preuve de solidarité internationale. Le K.P.D. a le droit de recevoir une aide du P.C. russe, comme il a toujours reconnu le devoir des révolutionnaires — y compris au temps du parti social-démocrate — d'aider matériellement militants et partis étrangers. Il n'en est plus question aux congrès suivants, alors que, selon toute vraisemblance, la contribution de l'exécutif n'a fait qu'augmenter. Dans l'Allemagne paupérisée de cette époque, les cotisations, pourtant élevées, prélevées sur les militants aux salaires de famine ou aux maigres allocations de chômage, ne permettaient pas le développement d'une activité de parti rentable : en 1923, les caisses de la social-démocratie elle-même sont vides, Die Neue Zeit disparaît et le puissant syndicat des métallos renonce, faute de ressources suffisantes, à tenir son congrès annuel. Dans ces conditions, livré à ses seules ressources, le K.P.D. n'aurait pas pu intervenir comme force organisée avec les moyens de propagande et d'action nécessaires. Brandler indiquera plus tard qu'en 1923 l'aide matérielle de l'exécutif permettait au parti de faire vivre vingt-sept quotidiens et de salarier deux cents permanents : sur ses propres ressources, le K.P.D. aurait pu faire vivre seulement quatre journaux et entretenir à peine une douzaine de personnes [11].
Mais, si l'activité légale est coûteuse, l'activité illégale l'est plus encore. Aucun Allemand ne conteste la nécessité de l'appareil clandestin illégal dont l'existence est imposée par les vingt et une conditions. Le parti est réduit à l'illégalité pendant de longs mois en 1919, dans les semaines qui suivent la revanche de la Reichswehr, après le putsch de Kapp, au lendemain de l'action de mars, et enfin, à partir de novembre 1923. Il ne cesse pas pour autant de vivre et d'agir : il faut, pour cela, des locaux, une organisation sûre de « courriers » clandestins, des imprimeries clandestines. Un parti qui prépare la prise du pouvoir a besoin d'un appareil militaire plus clandestin encore, mieux dissimulé, et par conséquent plus coûteux : services de renseignements sur les organisations extrémistes de droite, la Reichswehr, la « Reichswehr noire », organisation d'achat d'armes, formation de spécialistes, formation militaire élémentaire pour les membres de groupes armés, mise sur pied de passages clandestins des frontières, création de filières secrètes, fabrication de faux papiers, etc., ne pouvaient, dans les conditions de l'Allemagne de cette époque, être réalisées qu'au moyen de ressources qu'un parti ouvrier, même de plusieurs centaines de milliers de membres, était sans doute incapable de se procurer seul, même avec un « homme d'affaires» de génie comme Münzenberg, lequel bâtira en réalité son « trust » dans une conjoncture économique tout autre.
En fait, la véritable question n'est pas de savoir quel était le montant de l'aide de l'exécutif, ni si elle était absolument nécessaire. Elle est de savoir si cette aide condamnait le K.P.D. à n'avoir pas en Allemagne la ligne politique qu'il estimait juste. Or, de ce point de vue, l'« indépendance » absolue n'est revendiquée par aucun communiste, même pas par Levi et Friesland avant qu'ils se soient décidés définitivement pour la rupture. Pour tous, les leçons de la faillite de la social-démocratie sont claires : la victoire de la révolution ne saurait être assurée que par un parti mondial de la révolution socialiste, et c'est ce parti qu'ils ont voulu bâtir avec l'Internationale communiste. Levi est approuvé quand il pose la question du rôle et de l'influence du parti russe au sein de l'Internationale dans des termes très mesurés : ce n'est pas contre les militants russes que les dirigeants se dressent, mais contre les « Turkestaner », les émigrés inexpérimentés et incapables. Ceux qui protestent contre les initiatives de Béla Kun ou de Rakosi ne posent pas la question de l'existence de l'Internationale, mais seulement celle de son fonctionnement.
De ce fonctionnement, le 2° congrès de l'Internationale a essayé de tracer les grandes lignes. L'Internationale doit être un parti mondial, dont les partis nationaux ne constituent que les sections nationales et dont le fonctionnement doit être régi par les règles du centralisme démocratique. Cela signifie que l'organe souverain doit en être le congrès, formé de délégués élus dans les différentes sections, fréquemment réuni, convenablement préparé, et dont les décisions l'emportent sur toutes celles des congrès ou des comités centraux de sections nationales. Dans l'intervalle entre ses réunions, les pouvoirs des congrès sont confiés à son comité exécutif — l'équivalent des comités centraux des sections de la centrale allemande —, formé de membres élus par le congrès ès-qualités, qui cessent d'être des représentants de leur parti pour devenir ceux de l'Internationale tout entière.
Parti mondial, celle-ci a besoin d'une direction mondiale, qui ne peut se former que dans une activité de direction mondiale, à l'échelle de l'Internationale. Or ce programme ambitieux n'a pas été rempli. Certes, les congrès se sont réunis fréquemment, tous les ans de 1919 à 1922. Si le congrès de fondation n'a duré que quatre jours — il n'était guère qu'une réunion symbolique —, le second a duré vingt-cinq jours, le troisième vingt, le quatrième trente et un, et chacun, en fait, beaucoup plus longtemps, car les débats officiels ont chaque fois été précédés de contacts, de discussions préparatoires, de séances de commission. Il s'y livre des batailles politiques qui ne sont pas gagnées d'avance ; c'est là qu'ont été pris, après des discussions parfois très âpres, les grandes décisions, les plus importants tournants.
Mais il n'en est pas de même pour l'exécutif. Même si l'on ne tient pas compte de l'exécutif improvisé à la fin du 1° congrès, il est évident qu'on n'est jamais arrivé à mettre sur pied une direction qui ressemble, même de loin, à la direction internationale souhaitée. Au 2° congrès, on élit un exécutif : le choix du Français Rosmer, qui n'est même pas membre du parti socialiste dont l'adhésion à l'Internationale à Tours va apporter à l'Internationale le gros de ses troupes françaises, est significatif de la volonté de créer une direction internationale qui ne soit pas fédérale, qui ne soit en rien l'émanation des partis nationaux. Cet exécutif comprend un membre allemand : Ernst Meyer. Ce choix aussi est significatif : Ernst Meyer, membre du vieux noyau spartakiste, est sans aucun doute une personnalité représentative du K.P.D., mais il n'est sûrement pas l'un de ses dirigeants les plus importants. Rien ne permet de penser qu'il soit susceptible de devenir un responsable à part entière dans la direction de l'Internationale. Le seul Allemand susceptible d'assurer une telle responsabilité serait Paul Levi. Personne — et lui pas plus que les autres — ne songe un instant à en faire un membre permanent de l'exécutif international : tout le monde le juge indispensable sur place pour la construction du parti allemand ; c'est symboliquement qu'il est élu suppléant de Meyer.
Au 2° congrès, c'est du parti allemand, et, plus exactement, de Paul Levi, que viennent les plus grandes réticences à la mise sur pied d'un véritable exécutif. Levi ne souhaite pas que des membres étrangers résident à Moscou pour travailler de façon permanente à l'exécutif, qu'il suggère de réunir une fois par trimestre, proposition combattue par Zinoviev en commission, et finalement écartée [12]. Au lendemain de Livourne, ce ne sont pas seulement Paul Levi et Clara Zetkin qui posent les problèmes du fonctionnement de l'exécutif et de ses rapports avec les partis ; c'est Radek lui-même qui adjure la centrale de prendre ses responsabilités :
« Insistons pour que l'exécutif ait des représentants, des camarades expérimentés en Europe, et nous aurons alors un exécutif dix fois plus efficace. (...) Il n'y a pas le choix. Ou bien nous disons que nous apaiserons nos consciences de temps en temps, et nous les sortirons de nos poches au congrès pour les étaler en public, ou bien nous abandonnons toute espèce de scepticisme et nous envoyons des camarades responsables — étant entendu qu'ils ne doivent pas rester trop longtemps et qu'il doit y avoir une rotation rapide afin d'éviter qu'ils ne se coupent trop longtemps du parti. Vous devez trouver des gens à envoyer à Moscou » [13].
La réponse de Levi montre à quel point il envisage les relations entre parti allemand et exécutif sous un angle purement diplomatique : il propose de donner comme instructions aux représentants allemands à l'exécutif de ne pas s'engager dans des « discussions dures » [14]. L'exécutif, dès février, répond au vœu de la centrale allemande qui n'a pas suivi Paul Levi dans sa méfiante réserve. Il décide d'élargir son « petit bureau » — qui deviendra bientôt présidium. Les représentants du K.P.D. se succèderont à Moscou, dans l'exécutif et dans le présidium, pour des périodes tournant autour de trois mois : Curt Geyer, Wilhelm Koenen, Fritz Heckert, Paul Frölich, Pieck, en 1921, Walcher, Eberlein, Clara Zetkin, Hoernle, Böttcher participeront ainsi à part entière mais pour peu de temps aux travaux de la direction de l'Internationale ; Brandler, lui, siégera à l'exécutif et à son présidium de novembre 1921 à août 1922 [15].
Pourtant, ces séjours à Moscou posent des problèmes nouveaux. Lénine ne réclame-t-il pas l'envoi de Maslow dans l'intention avouée de le « rééduquer » politiquement, ce qui provoque un tollé général dans la gauche allemande ? Ce sont les mêmes intentions qui inspirent en décembre 1921 la proposition faite à la centrale d'envoyer Friesland à Moscou comme délégué. Ce type de proposition est lourd d'une déviation nouvelle : dans une telle optique, l'exécutif cesse d'être considéré comme la direction, le cadre dans lequel se forment les dirigeants de l'Internationale, pour devenir une école de rééducation à l'usage de ceux que leurs erreurs politiques rendent momentanément indésirables. Au lendemain des révélations du Vorwärts sur l'action de mars, Eberlein, qui pour échapper aux poursuites consécutives à ses erreurs, s'est réfugié à Moscou, est coopté à l'exécutif ! Dans la même période, la désignation de Clara Zetkin n'a de valeur que symbolique : déjà âgée, sérieusement malade, forcée de se tenir à l'écart de l'activité quotidienne, elle ne représente pas au sein de l'exécutif l'avenir du communisme allemand et international, mais seulement son passé. Brandler, au présidium, n'est plus là en 1923 que nominalement. Rentré en Allemagne après un bref séjour en Russie au lendemain de sa libération, il assure les fonctions de président du V.K.P.D., qui nécessitent ses soins de tous les instants. Il en sera de même après le 4° congrès : Stoecker, désigné pour travailler au secrétariat de l'exécutif, ne fera que passer à Moscou avant d'aller occuper les plus hautes responsabilités dans la Ruhr occupée.
Dans ces conditions, il n'y a pas de véritable direction internationale. Les exécutifs élus dans les congrès, leurs présidiums, « petit bureau » et secrétariat, sont perpétuellement remaniés : les responsables étrangers de partis légaux ne sont à Moscou que des hôtes de passage, étrangers au travail quotidien. L'institution des « exécutifs élargis » vise à supprimer dans une certaine mesure ce genre d'inconvénients : ce sont effectivement les principaux responsables des sections nationales qui se réunissent deux à trois fois l'an autour du noyau de l'exécutif. Mais, là encore, ils en arrivent à n'y être que les représentants de leurs sections nationales, non les élus de l'Internationale tout entière. Il est normal alors que le travail quotidien de l'exécutif international échappe dans une large mesure à ses membres élus dans les P.C. étrangers — ou à ses membres cooptés — pour revenir à un petit groupe de spécialistes.
Le noyau russe y est très réduit. L'exécutif comprend certes les grands noms du parti bolchevique mais, dans les conditions de la Russie soviétique de l'époque, ils n'ont que peu de temps à consacrer aux affaires de l'Internationale et aux problèmes pourtant cruciaux de la révolution mondiale. Président de l'I.C., Zinoviev est également membre du bureau politique du parti russe et président du soviet de Petrograd. Trotsky consacre plus de temps à l'armée rouge et aux problèmes généraux qu'aux P.C. nationaux, à l'exception du parti français, qu'il supervise. Seul, sans doute, Radek — qui ne manque pourtant pas de responsabilités au sein du parti russe, ni de tâches d'enseignement ou de publiciste — consacre à l'Internationale et au parti allemand en particulier une importante partie de son activité. Encore cumule-t-il cette responsabilité avec celle d'être le représentant officieux du gouvernement russe auprès du gouvernement allemand dans les circonstances décisives : fonction de diplomate assez peu compatible, en définitive, avec celle de dirigeant révolutionnaire. Lénine qui, déjà avant sa maladie, avait beaucoup de peine à se tenir informé des événements d'Allemagne et ne dissimulait pas les lacunes de son information, ne joue après 1922 plus aucun rôle dans l'Internationale. Au moment décisif, à la veille de la manifestation antifasciste interdite par le gouvernement prussien, les réactions des principaux dirigeants russes sont significatives : Trotsky n'a pas d'opinion, parce qu'il manque, dit-il, d'éléments d'information, et, si Staline en a une, il montre à son corps défendant qu'il est aussi mal informé sur la situation particulière que sur la société allemande en général. Les dirigeants bolcheviques reviennent de vacances à la fin août pour la discussion historique du 23, mais, en septembre, Brandler et ses camarades doivent les attendre près de trois semaines avant de pouvoir commencer les préparatifs concrets en vue de l'insurrection.
En réalité, le travail quotidien de l'exécutif repose sur les épaules d'un nombre réduit de permanents appartenant au parti bolchevique — dont les meilleurs éléments sont, jusqu'en 1921, aspirés par la guerre civile — et sur celles des émigrés, les Hongrois Béla Kun, Pogany, Rudnianski — qui disparaîtra, dit-on, avec un « trésor de guerre » —, les Bulgares Dimitrov, Kabaktchiev, Minev, puis Kolarov, les Polonais, le Finlandais Kuusinen. Or l'expérience de ces hommes est mince, pour ne pas dire rudimentaire, et les tendances gauchistes font des ravages parmi eux. Ils connaissent mal le mouvement ouvrier en Europe occidentale et sont en revanche pénétrés de la supériorité de l'expérience russe, dont ils se sentent l'émanation.
Entre les congrès, objet de tous les soins des dirigeants de l'Internationale et concentré de leur expérience et de leur recherche, c'est donc un petit noyau d'hommes peu expérimentés, que rien ne destinait à jouer un rôle de dirigeants internationaux, qui assume les tâches courantes de l'exécutif, autour d'un Radek, homme-orchestre, journaliste de grand talent, militant sincère mais versatile. Le témoignage de Curt Geyer, membre du « petit bureau » dans la période qui précède l'action de mars, permet de conclure qu'une question aussi importante que celle du contenu de la mission de Béla Kun à Berlin ne fut pas même discutée au sein de cet organisme suprême — ce qui laisse à penser que l'Internationale, entre ses congrès, ne fonctionna jamais comme un véritable organisme international avec son existence propre, mais fut toujours à son sommet un appendice du parti bolchevique.
En 1920, déjà, à son retour de Moscou, Levi avait soulevé le problème de l'hégémonie du parti russe au sein de l'Internationale, rendu d'autant plus délicat par le fait que les dirigeants du parti et de l'Internationale sont également ceux de l'Etat soviétique, et que la Russie est, aux yeux des communistes, le bastion révolutionnaire dont la défense est le plus sacré des devoirs. Pour tous, cette hégémonie est à la fois normale et transitoire. C'est Lénine lui-même qui le dit :
« Il va de soi qu'il en est ainsi seulement pour un court temps : l'hégémonie dans l'Internationale prolétarienne révolutionnaire est passée aux Russes, comme elle avait été dans différentes périodes du XIX° siècle chez les Anglais, puis chez les Français, ensuite chez les Allemands » [16].
Pour tous les communistes, les Russes restent ceux qui ont su, chez eux, faire la révolution et vaincre. Leur autorité se renforce à mesure que passent les années et que les autres partis échouent dans la lutte pour le pouvoir dans leur pays. Après la disparition de Liebknecht et Rosa Luxemburg, puis, d'une certaine façon, celle de Paul Levi, il n'y a dans le mouvement communiste international, et en particulier en Allemagne, aucune personnalité comparable à celles des dirigeants bolcheviques.
Cela n'implique cependant aucun véritable « suivisme » chez les dirigeants allemands. Les néo-gauchistes de 1921 défendent crânement leurs thèses et Ernst Meyer ou Brandler ne se gênent pas pour rejeter les arguments d'autorité d'un Zinoviev. Lorsque, en avril 1923, quatre militants allemands, Gerhard Eisler, Heinz Neumann, Hans Pfeiffer et Ewert, réclament un alignement plus complet du parti allemand sur le parti russe, c'est très vraisemblablement en vue de la recherche d'une plus grande efficacité, dont le bolchevisme semble proposer un modèle. Mais c'est à travers ce genre de réactions que se prépare, à plus long terme, une véritable emprise d'appareil.
Il reste que les rapports entre parti allemand et parti russe entre 1919 et 1922 ont presque constamment suivi la même courbe : conflit aigu au niveau des propositions faites ou des initiatives prises par les Allemands, vigoureuse critique des dirigeants de l'exécutif, puis intervention de Lénine qui, moyennant quelques critiques formelles, juge acceptable l'initiative allemande et demande l'ouverture de la discussion. Parmi les dirigeants de l'Internationale et du parti russe, Lénine semble être le seul —toujours suivi ou d'accord avec Trotsky — à se soucier de comprendre les initiatives et les problèmes allemands, à rechercher, non le compromis, mais la synthèse, à combattre avec acharnement la scission. Placé devant le fait accompli par Levi en 1919, il travaille avec acharnement — sans succès — au rapprochement avec le K.A.P.D. Il soutient en 1920 la déclaration d'opposition loyale et la position de la centrale sur le gouvernement ouvrier, apporte sa caution sans réserves à la polémique contre les gauchistes et à l'entreprise de conquête des indépendants de gauche. Il prend victorieusement la défense de la lettre ouverte du 7 janvier 1921, toujours contre Boukharine et Zinoviev, se bat pour maintenir Levi dans les rangs du parti, impose, à force d'autorité morale, le compromis de Moscou, donne le coup d'arrêt aux gauchistes dans leur « chasse aux centristes », empêche Ernst Meyer de les exclure pour leur activité fractionniste. II n'est plus là à partir de 1923 et les luttes de fraction allemande s'intègrent alors aux querelles internes du parti russe, dont elles sont à la fois le reflet, le prétexte et l'alibi. Personne, en Allemagne, et personne non plus dans l'Internationale, n'est capable de jouer le rôle qu'avait joué par intermittences Lénine : travailler sans répit à adapter la politique du parti à la réalité économique, sociale, politique, homogénéiser ses rangs, former ses cadres dirigeants, construire sans étouffer les divergences, bref, aider la greffe à prendre.
Dans l'histoire du parti communiste allemand entre 1918 et 1923, deux hommes seulement semblent à certains moments capables de jouer le rôle du nécessaire théoricien et guide, du rassembleur, du maître et de l'arbitre que Lénine est pour l'Internationale. Le premier est Levi, franc-tireur des spartakistes, et le second Radek, franc-tireur des bolcheviks. Le transfert de l'autorité morale du premier au second est déjà en soi significatif des difficultés rencontrées pour la construction d'une direction du parti allemand, et de l'étroite dépendance politique de ce dernier à l'égard de Moscou, où Radek réside la plupart du temps, alors que Levi n'y fit qu'un bref séjour en trois ans.
Notes
[1] Et même si dans sa brochure déjà citée (chap. XLIII, n. 10), il se présente lui-même comme un militant allemand : Rosa Luxemburg y est bien représentée, elle, comme une militante polonaise !
[2] Radek écrivait déjà en 1919 que le parti communiste devait toujours avoir conscience que « ce n 'est pas la révolution qui a à apprendre de lui, mais lui d'elle » (Die Entwicklung, pp. 21-22).
[3] K. Liebknecht, Politische Aufzeichnungen ans seinem Nachlass. p. 17 (le passage a été supprimé dans l'édition en R.D.A. des écrits de Liebknecht, jusqu'en 1968).
[4] Die Rote Fahne, 4 février 1920.
[5] Bericht 5 ... , p. 38.
[6] Ibidem, p. 40.
[7] Ibidem, p. 107.
[8] Voir ci-dessus, chap. XXXII et la lettre de Brandler citée par H. Weber, Die Wandlung I, p. 308.
[9] Bericht III (8) ... , p. 373.
[10] Bericht 2 ... , pp. 28-29.
[11] Lettre citée par Weber, Die Wandlung, I, p. 308.
[12] Protokoll des II..., pp. 594-596.
[13] Archives Levi, P 50/a 5, reproduit dans Comintern, op. cit., p. 292.
[14] Ibidem, pp. 293-294.
[15] Voir tableau des représentants du K.P.D. à Moscou en annexe.
[16] Œuvres, t. XXIX, p. 313.