1971 |
"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914." |
Révolution en Allemagne
Pierre Broué
Une entreprise condamnée par l'Histoire ?
Plus que tout autre sujet sans doute de l'histoire contemporaine, l'histoire du mouvement communiste allemand a été au cours du demi-siècle écoulé soumise aux exigences des idéologies et de la politique quotidiennes.
Le 11° congrès du K.P.D., tenu en 1927, avait décidé la rédaction et la publication d'une histoire du parti [1]. En février 1932, Thaelmann, alors président et tout-puissant dirigeant du K.P.D., avait annoncé que cette tâche allait être rapidement entreprise au moins pour la première partie, jusqu'à la scission des indépendants au congrès de Halle et l'adhésion des indépendants de gauche à la III° Internationale [2]. La victoire du nazisme en 1933 et la mise hors la loi du K.P.D. allaient, autant que les difficultés politiques, faire remettre sine die cette entreprise. Il fallut attendre la fin de la deuxième guerre mondiale pour voir paraître la première étude, due à un historien non communiste, M. Ossip K. Flechtheim [3], suivie de peu par celle de Ruth Fischer [4]. Bien des historiens allemands de l'Ouest, anglais ou américains, s'étaient, sous un angle ou sous un autre, attachés à retracer l'histoire des premières années du K.P.D., que la République démocratique allemande, qui se veut son héritière, en était restée à quelques paragraphes de l'Abrégé d'histoire du P.C.R.(b) datant de 1938 et à un recueil tronqué, et par endroits falsifié, de documents et de commentaires. Il a fallu attendre les années 1962-1963 pour que la R.D.A. et son parti dirigeant, le S.E.D. — théoriquement continuateur du K.P.D. — puisse offrir aux jeunes générations une version « officielle » de son histoire, le célèbre Grundriss der Geschichte der deutschen Arbeiterbewegung [5].
En réalité, l'historiographie du mouvement communiste allemand a connu les mêmes difficultés que celle des autres partis communistes « officiels » : révision périodique des récits et analyses en fonction des nécessités politiques de l'heure, falsification ou suppression du rôle des militants considérés comme « déviationnistes », « traîtres » ou « renégats », interprétation tendancieuse, falsification ou élimination de documents, reconstruction du passé en fonction d'impératifs idéologiques ou tactiques. Il faut remonter à 1927 pour trouver sous la plume d'un vieux spartakiste, Ernst Meyer, la dernière tentative d'une histoire scientifique des premières années du K.P.D. (S) [6] : l'auteur allait être presque aussitôt écarté comme « conciliateur », à la veille de sa mort.
La majorité des pionniers du K.P.D. passèrent en effet, à un moment ou un autre, pendant la période dite de « bolchevisation », puis la stalinisation, dans les rangs des oppositions, ce qui leur valut de se voir refuser rétrospectivement tout rôle « positif ». Ainsi disparaissaient de l'histoire officielle Paul Levi et Karl Radek, principaux dirigeants du parti entre 1918 et 1923, aussi radicalement supprimés que Trotsky l'avait été de l'histoire bolchevique, et seulement affublés, à l'occasion, quand mention de leur nom apparaissait nécessaire, des traditionnelles épithètes d' « ennemis du peuple », « traîtres » ou « renégats ». Ainsi disparaissent Brandler et Thalheimer, boucs émissaires de la défaite de 1923, et avec eux les « droitiers », Walcher, Frölich, Böttcher, et les « gauchistes » ou « ultragauchistes », Ruth Fischer et Maslow, comme Urbahns, Rosenberg et Korsch, et, enfin, les « conciliateurs » comme Ernst Meyer. En Union soviétique, puis dans l'Europe en guerre, la grande purge des années 1936 à 1939 allait voir disparaître — exécutés ou morts en prison — d'autres dirigeants, pourtant longtemps dévoués à la fraction stalinienne dans le K.P.D., Hugo Eberlein comme Heinz Neumann, Remmele, Hans Kippenberger, Flieg, Leow, Schulte, Schubert — et, plus tard, Willi Münzenberg [7].
Pendant toutes ces années, l'histoire du K.P.D. était aux mains de ses seuls dirigeants, les Wilhelm Pieck et Walter Ulbricht, dont le rôle avait été capital dans son histoire d'après 1923 comme agents de la fraction stalinienne et qui avaient dirigé la lutte contre la vieille garde. Il s'agissait pour eux de se justifier, de s'attribuer la position juste à toutes les étapes du passé, mais aussi et surtout de présenter de ce passé une image conforme aux nécessités de leur domination dans l'appareil et de celle du parti russe dans l'Internationale. L'histoire du K.P.D. devenait une suite d'efforts conscients menés du sommet - de la direction stalinienne du parti russe — pour éliminer les « tendances » et « déviations petites-bourgeoises », le poids de la tradition social-démocrate, c'est-à-dire, selon le modèle stalinien, les « agissements de l'ennemi de classe ». Elle se devait de minimiser, supprimer ou dénaturer le rôle de tous ceux qui, à un moment ou un autre, s'étaient trouvés sur une autre position que celle de la fraction stalinienne, de magnifier et d'exalter le rôle de ses agents dans le K.P.D., en allant, comme ce fut le cas pour Thaelmann jusqu'en 1933, pour Walter Ulbricht ensuite, jusqu'aux manifestations de « culte de la personnalité ». Tâche incompatible avec la publication intégrale de documents authentiques — ce qui explique l'indigence de la production, au cours des premières années, des instituts « historiques » de la R.D.A. — au surplus dangereuse, depuis que Staline avait condamné les « bureaucrates » qui avaient besoin de « papiers » pour écrire l'histoire, et attachaient une valeur aux « documents-papier » [8].
La simple évocation des hommes des oppositions broyées dans le passé risquait en effet de ressusciter aux yeux des jeunes générations une conception du bolchevisme et du parti, de ses buts, de ses moyens, de sa nature même, bien différente de celles que présentaient vie quotidienne et discours officiels. Il eût été imprudent de rappeler que l'Internationale communiste du temps de Lénine avait pour but la révolution mondiale, non la construction du socialisme dans un seul pays, ou que les bolcheviks ne croyaient pas en la prédestination messianique du peuple russe en général et de leur parti en particulier, mais avaient au contraire considéré la révolution russe comme la première étape — la plus facile — d'une révolution qui ne pouvait vaincre qu'à l'échelle mondiale. Il était dangereux de laisser savoir aux jeunes générations — tout particulièrement à partir de 1956 et de la renaissance explosive des conseils ouvriers en Pologne et en Hongrie — que la révolution allemande des conseils d'ouvriers et de soldats avait revêtu les traits d'une révolution proprement soviétique, et qu'il n'existait pas en Allemagne à cette date de parti ressemblant de près ou de loin à l'image du parti bolchevique que présentaient les historiographes staliniens, la phalange invincible, « centralisée et coulée d'un seul bloc », avec ses cadres « trempés » par le « marxisme-léninisme », son appareil infaillible, projection rétrospective du tout-puissant S.E.D., parti unique de la R.D.A. Il n'était pas possible enfin de retracer les efforts des militants allemands, épaulés par les chefs de la révolution russe, pour construire en Allemagne un parti de type bolchevique adapté aux conditions allemandes, quand cette construction s'était en réalité appuyée dans les premières années de son histoire sur des traditions de démocratie prolétarienne, la reconnaissance des tendances et même des fractions organisées, la pratique des assemblées générales de militants et responsables, celle des contre-rapports confiés aux minorités, des discussions larges, l'ouverture de la presse aux courants d'opposition, la représentation des minoritaires dans les organismes dirigeants.
L'histoire du bolchevisme fourmille d'exemples qui le font apparaître, sur un certain nombre de points essentiels, comme l'antithèse du stalinisme qui prétend le continuer. Celle du communisme allemand est peut-être encore plus riche de ce point de vue. Déjà, au début des années trente, c'était à la personnalité et au rôle de Rosa Luxembourg que Staline s'en était pris pour mettre au pas les historiens russes [9] et pour « écraser » la théorie de Radek sur les « courants » dont la confluence historique aurait donné naissance au mouvement communiste mondial [10], offensive qui était nécessaire pour imposer le dogme du « bolchevisme » et du « léninisme » omniscients construits dans une lutte consciente contre la social-démocratie. L'acharnement apporté dans la critique de la « surestimation » de Rosa Luxemburg avait été l'une des constantes de l'époque stalinienne, Rosa et ses compagnons de Spartakus étant d'autant plus suspects qu'ils avaient critiqué la direction bolchevique et marqué fréquemment leur attachement profond à la démocratie ouvrière et à l'initiative des masses. De ce point de vue, même la « réhabilitation » de la social-démocratie était plus facile, comme le montrent les ménagements accordés, lors de la fondation du S.E.D., à d'anciennes personnalités social-démocrates comme Friedrich Ebert junior.
La « déstalinisation » allait quelque peu modifier cette situation. Encouragés par la relative ouverture des archives en Union soviétique, par les attaques des nouveaux dirigeants contre le « culte de la personnalité » et Staline lui-même, poussés par l'élan de curiosité et la soif de vérité manifestée depuis 1953 et surtout 1956 par les jeunes générations, des chercheurs allaient tenter d'établir une histoire d'allure plus scientifique, capable d'affronter les textes de l'historiographie occidentale tout en demeurant inspirée d'un « esprit de parti », c'est-à-dire tenant compte des nécessités politiques dictées par le pouvoir, C'est dans ces conditions que s'est déroulée la rédaction, puis la discussion sur la première version officielle de quelque envergure de l'histoire du communisme allemand, le Grundriss... , à travers laquelle devait être pour la première fois mise en cause, quoique partiellement et sous forme indirecte, les thèses des dirigeants.
En 1957, l'historien Robert Leibbrand, vieux militant [11], s'en prend, dans les colonnes de Einheit, à la thèse stalinienne exposée dans le célèbre Abrégé [12], selon laquelle la révolution de 1918 avait été « une révolution bourgeoise, et non socialiste », dans laquelle les conseils d'ouvriers et de soldats auraient été, non des organes de double pouvoir comme les soviets, mais de simples « instruments » de la bourgeoisie, puisque « dominés » par les social-démocrates, indépendants et autres mencheviks allemands [13]. Pour lui, la révolution allemande, « par ses tâches historiques, par ses forces fondamentales et par les objectifs du prolétariat », était « une révolution socialiste » vaincue. Il soutient que la caractériser comme une « révolution bourgeoise » équivaut à « une sous-estimation et une minimisation de ce grand mouvement du prolétariat allemand» [14].
L'effort de Leibbrand est bientôt soutenu par un autre historien, vétéran plus prestigieux encore, puisqu'il s'agit du vieux militant spartakiste Albert Schreiner, lequel écrit, dans une revue historique, qu'après avoir étudié la question de façon approfondie, il est contraint de déclarer qu'il abandonne « son » ancienne interprétation de la révolution de novembre 1918 considérée comme une « révolution bourgeoise » [15]. C'est alors qu'un jeune historien, Roland Bauer, s'appuyant sur des documents, tant allemands que russes, contemporains de la révolution de novembre, et notamment sur les textes — inattaquables — de Karl Liebknecht et de Lénine lui-même, s'en prend avec vigueur à la thèse stalinienne de la « révolution bourgeoise », dont personne n'ignore qu'elle est également celle de Walter Ulbricht. Résumant le débat sur l'opposition de deux thèses fondamentales, celle de la « révolution démocratique-bourgeoise » et celle de la « révolution prolétarienne non victorieuse », il souligne que la seconde, à laquelle « se rallie un cercle toujours plus large » d'historiens, était également « l'ancienne interprétation des historiens marxistes » [16]. Sa conclusion est catégorique :
« La révolution de novembre avait le caractère d'une révolution prolétarienne inachevée et vaincue. Une telle appréciation est conforme aussi bien aux opinions de Marx, Engels et Lénine sur la révolution prolétarienne qu'aux appréciations portées sur la révolution de novembre par la Ligue Spartakus et le parti communiste allemand » [17].
A peine ouverte, cette discussion fondamentale, mais lourde d'implications et de conséquences, est close par voie d'autorité. Walter Ulbricht tranche le débat qui aurait eu lieu sur ce point au sein du Politburo en affirmant, dans les colonnes de l'organe du parti, Neues Deutschtand, que la seule interprétation « conforme au point de vue du marxisme-léninisme » de la révolution de novembre est celle d'une « révolution démocratique-bourgeoise menée par des moyens et des méthodes prolétariennes », et en condamnant formellement « l'opinion erronée défendue par une partie des historiens sur le caractère socialiste de la révolution de novembre » [18]. La thèse ancienne ainsi réaffirmée demeure donc à la base de l'histoire officielle et la nouvelle version de l'histoire du K.P.D. ne présente pas de modifications substantielles par rapport à l'histoire « stalinienne» de l'Abrégé. Brandler et ses camarades demeurent « ennemis du parti » et « opportunistes de droite », et les camarades de tendance de Ruth Fischer des « ultra-gauches sectaires, ennemis du parti ». Mais, Walter Ulbricht qui, en 1923, appartenait au groupe de Brandler, et Ernst Thaelmann, qui suivait Ruth Fischer et Maslow, sont présentés comme les forces « saines », « révolutionnaires » qui, à l'intérieur du K.P.D., luttaient pour défendre le point de vue marxiste-révolutionnaire. Alors que le compte rendu du congrès de Leipzig donne in extenso le texte d'une intervention de Ulbricht tout entière consacrée à une polémique contre Ruth Fischer et ses interprétations « gauchistes » du rapport de forces en Allemagne [19], les rédacteurs du Grundriss écrivent :
« Déjà dans l'année 1923, au sommet de la crise révolutionnaire d'après guerre, Walter Ulbricht apparut comme un des dirigeants du parti qui, au congrès de Leipzig, se dressèrent contre la révision opportuniste de droite de la théorie marxiste-léniniste de l'Etat par le groupe Brandler-Thalheimer » [20].
Soucieux du culte de sa propre personnalité, Walter Ulbricht ne perd pas de vue ses objectifs politiques, la défense d'un statu quo qui constitue sa justification. Dans un discours au comité central lors du débat sur le Grundriss, il déclare :
« J'ai l'avantage d'avoir, pendant deux époques de l'histoire du mouvement ouvrier allemand, participé à la direction de façon active et consciente. Lorsque, au cours de ce rapport, je traite un certain nombre de questions de stratégie et de tactique, cela ne repose pas seulement sur mes connaissances théoriques, ni sur une exploitation systématique de mes diverses expériences, mais aussi sur ma participation personnelle à ces grands combats de la classe ouvrière allemande » [21].
C'est ainsi qu'il veut trancher le débat - qui reste en fait largement ouvert - concernant les liens respectifs avec le bolchevisme des radicaux de gauche de Brême et des spartakistes, question importante abordée, pendant la période de la déstalinisation, par Wilhelm Eildermann et Karl Dreschsler [22], en affirmant :
« Il est (...) faux de dire que les gauches de Brême aient été, sur la question du parti, le groupe qui avait eu dans le mouvement ouvrier révolutionnaire allemand la plus grande clarté politique. (...) C'était le groupe Spartakus qui était le plus proche des bolcheviks. Son action a influencé, directement ou indirectement, tous les groupes révolutionnaires allemands et a trouvé dans le mouvement des soutiens importants, particulièrement de la part de Lénine et des bolcheviks. Mettre sur le même plan que le groupe Spartakus les radicaux de gauche de Brême ou simplement les surestimer ne répond donc pas aux faits historiques » [23].
Ainsi que le fait remarquer Hermann Weber dans son ouvrage critique sur le Grundriss [24], il ne s'agit pas seulement ici pour Ulbricht d'affirmer que le chef incontesté du S.E.D. ne peut avoir appartenu qu'au groupe le plus conséquent et historiquement le plus important, nécessité qui fait à ses yeux pencher la balance de l'histoire en faveur de la Ligue Spartakus ; il s'agit surtout, à travers l'histoire « révisée », de préserver un principe fondamental et intangible :
« Il ne peut jamais y avoir qu'un groupe qui agit correctement, un qui a « le rôle dirigeant », et qu'une ligne politique correcte, ce qui étaye le droit à la direction politique » [25].
En fait, dans un discours dont une bonne partie est consacrée à la dénonciation des conceptions qu'il traite de « révisionnistes », Walter Ulbricht consent pour son propre compte et pour celui de son parti à une seule révision, mais de taille, lorsqu'il s'écrie :
« La défaite de la classe ouvrière allemande au cours de la révolution de novembre et les défaites des soulèvements révolutionnaires du prolétariat dans les autres Etats impérialistes après la première guerre mondiale ont démontré que la classe ouvrière ne pouvait pas, dans les pays ayant un capitalisme monopoliste d'Etat développé, ériger d'un seul coup la dictature du prolétariat » [26].
Ainsi, comme le note Hermann Weber, non seulement se trouve affirmée, par le dirigeant du S.E.D., que la voie de l'Allemagne vers le socialisme n'était, ne pouvait et ne peut être que ce qu'elle est en R.D.A. sous la direction de Walter Ulbricht, mais est encore justifiée — en dépit de l'essentiel de la pensée de Marx, Lénine et Rosa Luxemburg — toute la politique passée de construction du « socialisme dans un seul pays », la politiquesuicide dictée au K.P.D. par l'Internationale de Staline entre 1931 et 1933, sans parler de la récente politique des partis communistes dans le cadre de la « coexistence pacifique », de la « lutte pour la démocratie avancée » et de la « voie parlementaire vers le socialisme » ...
A l'instar d'un Habedank, l'un des premiers à avoir tenté de réhabiliter l'usage des « documents-papier » dans son histoire de l'insurrection de Hambourg [27], les chercheurs risquent encore aujourd'hui de se heurter à un veto des dirigeants politiques. Comme en Union soviétique, les recherches historiques ne sauraient être abstraites des conséquences politiques qu'elles impliquent. Les travaux d'Arnold Reisberg sur le rôle de Lénine dans l'élaboration de la politique du front unique ouvrier [28], qui ont établi pour les lecteurs de R.D.A. la personnalité et le rôle de Karl Radek et rendu justice à Brandler, ne peuvent pas, malgré les précautions de langage dont elles s'entourent, ne pas provoquer réflexions et questions.
On doit noter d'ailleurs que, sur le point capital des perspectives de la révolution prolétarienne dans les pays avancés, la révision théorique formulée par Walter Ulbricht reçoit, sous des formes plus ou moins nuancées, l'appui des principaux travaux de l'historiographie en Occident. C'est ainsi que Werner Angress écrit au terme de son étude sur le K.P.D. entre 1921 et 1923 [29].
« Ils concevaient cette révolution comme une révolution dont ils seraient les inspirateurs et le fer de lance, mais qui serait réalisée par les masses des ouvriers allemands. Cette vision fut dissipée pendant les semaines qui suivirent l'effondrement de l'empire, et, après janvier 1919, elle cessa d'être une entreprise réalisable. Ce fut une tragédie pour le K.P.D. et, en fait, pour la répub1ique de Weimar, que les communistes allemands aient été incapables d'accepter le caractère irrévocable de leur défaite. Leurs différentes tentatives de prendre le pouvoir, qui ne prirent fin qu'au terme de l'année 1923, étaient vouées à un échec certain et le parti n'aurait trouvé qu'un maigre réconfort en songeant que ses tentatives n'étaient pas les seules tentatives avortées de révolution dans l'histoire de l'Allemagne moderne » [30].
Richard Lowenthal, dont l'étude sur « la bolchevisation de la Ligue Spartakus [31] » constitue incontestablement un travail de pionnier, va dans le même sens. Sur l'histoire proprement dite du K.P.D., il peint en noir et blanc ce que les écrivains de l'Est peignent en blanc et noir et conclut que c'est l'exécutif de l'Internationale qui a introduit dans le mouvement communiste allemand des « techniques d'organisation » qu'il énumère :
« le mélange délibéré d'éléments différents au sein de la direction afin de constituer une direction moins homogène et plus flexible ; l'encouragement à la formation d' « ailes » que le Comintern pouvait jouer l'une contre l'autre; l'incorporation dans les documents du parti de phrases-clés générales qui pouvaient servir ultérieurement d'aune pour mesurer les réalisations des dirigeants ; la construction progressive de légendes à l'intérieur du parti contre les dirigeants récalcitrants afin de les discréditer, d'abord par des mesures, puis publiquement par la bouche des gens de l'opposition, et finalement par l'usage ouvert de l'autorité du Comintern » [32].
Surtout, comme Walter Ulbricht lui-même, il explique l'échec en Allemagne du parti révolutionnaire par l'impossibilité d'une révolution dans un pays industriellement développé :
« Le transfert de l'autorité au Comintern reposait sur l'échec de tous les mouvements révolutionnaires non bolcheviks en Europe. La poussée à gauche de la base communiste résultait de l'impossibilité de maintenir longtemps un parti révolutionnaire séparé avec une conception « luxembourgiste » de son rôle. Mais l'une et l'autre circonstance exprimaient en réalité le fait — plus évident aujourd'hui qu'à l'époque — que la prévision fondamentale de Rosa Luxemburg et en général des marxistes révolutionnaires non bolcheviks, avait été réfutée par l'Histoire : la prévision que la classe ouvrière de l'Europe industriellement avancée serait de plus en plus « révolutionnarisée » par sa propre expérience. (...) En dernière analyse, les héritiers de Rosa Luxemburg furent vaincus par les « bolchevisateurs » parce que leur propre vision de la révolution prolétarienne n'avait pas d'avenir » [33].
Faisant, à la différence de bien d'autres historiens occidentaux, la nécessaire distinction entre l'Internationale du temps de Lénine et celle placée au cours des années suivantes sous la férule de Staline, il écrit :
« Si Lénine avait pu prévoir le résultat final du processus que nous avons appelé la « bolchevisation » des partis communistes, il aurait vraisemblablement et avec sincérité réprouvé cette issue. Pourtant, en le jugeant, non sur ses intentions conscientes, mais sur les conséquences historiques (de son choix), il aurait eu tort » [34].
Nous pensons, quant à nous, que Walter Ulbricht, Richard Lowenthal et Werner Angress se trompent lorsqu'ils pensent que Lénine et Rosa Luxemburg ont commis l'erreur fondamentale de croire en la possibilité d'une révolution prolétarienne et de sa victoire dans un pays avancé. Nous croyons que le parti communiste allemand pouvait vaincre, même s'il a été vaincu. Il n'existe aucun Livre du destin de l'humanité dans lequel auraient été inscrites d'avance et la victoire de l'Octobre russe et la défaite de l'Octobre allemand, la victoire de Staline et celle de Hitler. Ce sont les hommes qui font l'Histoire.
Notes
[1] Bericht über die Verhandlungen des IX. Parteitages der K.P.D. 2-7 mars 1927, p. 416.
[2] Thaelmann, Der revolutionärere Ausweg und die KP.D. (discours du 29 février 1932), p. 95.
[3] Ossip. K. Flechtheim, Die K.P.D. in der Weimar Republik, Offenbach a. M., 1948.
[4] Ruth Fischer, Stalin and German Communism. A Study on the Origins of the State Party, Cambridge, 1948.
[5] Publié d'abord sous forme de projet introduit par Ulbricht dans deux numéros spéciaux de Einheit en août et septembre 1962.
[6] Ernst Meyer, « Kommunismus », dans le tome II de Volk und Reich der deutschen (Berlin, 1929).
[7] Weber, op. cit., l, p. 357 ; II, différentes biographies.
[8] Dans une lettre à Proletarskaja Revoljutsija, Staline avait pris à partie l'historien Sloutski, coupable d'avoir écrit que Lénine ne s'était pas orientéavant 1914 vers une rupture avec les opportunistes de la II° Internationale, et qu'il tenait Kautsky pour un « marxiste orthodoxe », puis d'avoir constaté que Lénine ne s'était pas solidarisé de la gauche allemande contre le centre. L'argument de Sloutski selon lequel on n'avait pas « trouvé de document » dans le sens de la thèse défendue par Staline provoquait la colère de ce dernier : « Qui, sinon des bureaucrates incurables, peut se fier aux seuls documents-papier ? Qui donc, sinon des rats d'archives, ne comprend qu'il faut vérifier les partis et les leaders avant tout d'après leurs actes, et pas seulement d'après leurs déclarations? » (Staline, Les Questions du léninisme, t. II, p. 67).
[9] Dans sa lettre contre Sloutski, Staline se livre à une « critique » des social-démocrates de gauche Parvus et Rosa Luxemburg et de « leur salade semi-menchevique » (ibidem, pp. 63-65). Il reproche à Sloutski de les défendre parce qu'il est lui-même « trotskyste », alors que « le trotskysme est un détachement d'avant-garde de la bourgeoisie contre-révolutionnaire » et conclut : « Voilà pourquoi le libéralisme à l'égard du trotskysme, même brisé et camouflé, est de l'imbécillité confinant au crime et à la trahison » (p. 69). Dans un discours « pour une étude bolchevique de l'histoire » du parti, le 1° décembre 1931, Kaganovitch dit que, « sur nombre de questions fondamentales, (...) Rosa Luxemburg n'était pas d'accord avec les bolcheviks et se rapprochait du centre » et qu' « elle était plus près de Trotsky et des trotskystes » (Corr. int., n° 114, 23 décembre 1931, p. 1257).
[10] Au cours du discours mentionné à la note précédente, Kaganovitch déclarait : « Radek a parlé, lui aussi, à la fraction des historiens marxistes. Il ressort de son discours que l'I.C. a accueilli dans ses rangs tout ce qu'il y avait de meilleur dans le mouvement ouvrier et qu'on n'a pas le droit d'oublier dans l'I.C. les courants et les ruisseaux qui se sont déversés dans le parti bolchevique. Radek devait comprendre ce que représente cette théorie des ruisseaux. (...) Il faut que Radek comprenne que la théorie des ruisselets crée la base pour la liberté des groupes et des fractions. Si on tolère un ruisselet, il faut aussi lui donner la possibilité d'avoir son courant. Non, camarades, notre parti n'est pas un réservoir de ruisseaux troubles, c'est un fleuve si puissant qu'il ne peut conserver aucun ruisselet, car il a toute possibilité de faire disparaître tous les obstacles sur notre chemin » (ibidem, p. 1260). Rappelons ce que Radek écrivait en 1919, au nom de l'Internationale : « L'I.C. n'est pas un produit ingénieux du gouvernement soviétique, comme le supposent les Lloyd George, Clemenceau, Scheidemann et Hilferding. (...) L'I.C. est le rassemblement de toutes les tendances révolutionnaires de la vieille Internationale, telles qu'elles se sont déclarées et renforcées pendant la guerre. Ses semences, ce ne sont pas seulement les bolcheviks qui les ont semées, (...) mais également (...) Debs, De Leon, les héroïques combattants des I.W.W., (...) Jules Guesde comme Loriot et Monatte, (...) Rosa Luxemburg, Warski, Tyszka, (...) ces tribunistes hollandais dont on se moquait à l'époque, (...) le travail que nous, radicaux de gauche allemands, avons accompli pendant dix ans » (Die Entwicklung... , p. 62).
[11] Leibbrand était en 1923 le jeune secrétaire des Jeunesses communistes de Halle, membre du comité de grève en août, contre Cuno (Ersil, op. cit., pp. 80 et 322).
[12] Geschichte der Kommunistischen Partei der Sowjetunion (Bolschewiki). Kurzer Lehrgang, Moscou, éd. all., 1939.
[13] Ibidem, p. 279.
[14] R. Leibbrand, « Zur Diskussion über den Charakter der Novemberrevolution », Einheit, n° 1, janvier 1957, pp. 107-108.
[15] A. Schreinet, « Auswirkungen der Grossen Sozialistischen Oktoberrevolution auf Deutschland vor und während der Novemberrevolution », Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, n° 1, 1958, p. 32.
[16] Roland Bauer, « Uber den Charakter der Novemœrrevolution », ibidem, p. 142.
[17] Ibidem, p. 168.
[18] Neues Deutschland, 18 juin 1958.
[19] Bericht III (8) ... , pp. 356-357.
[20] Einheit, n° 6, juin 1963, p. 5.
[21] Einheit, août 1962 (numéro spécial), p. 5.
[22] Die Oktoberrevolution in Deutschland (Réunion d'historiens, 25-30 novembre 1957 à Leipzig), p. 223.
[23] Einheit, août 1962 (numéro spécial), pp. 28-30.
[24] H. Weber, Ulbricht fälscht Geschichte (Ein Kommentar mit Dokumenten zum « Grundriss der Geschichte der deutschen Argeiterbewegung »), 1964.
[25] Ibidem, p. 110.
[26] Einheit, août 1962 (numéro spécial), p. 33.
[27] Heinz Habedank, Zur Geschichte des Hamburger Aufstandes 1923, Berlin, 1958.
[28] Notamment Lenin und die Aktionseinheit in Deutschland, ainsi que la série d'articles dans BzG sur le sujet.
[29] Werner T. Angress, Stillborn Revolution. The Communist Bid for Power in Germany 1921-1923, Princeton, 1963.
[30] Ibidem, p. 475.
[31] R. Lowenrhal, « The Bolshevisation of the Spartakus League », St Antony's Papers, n° 9, Londres, 1960, pp. 23-71.
[32] Ibidem, p. 68.
[33] Ibidem, pp. 69-70.
[34] Ibidem, p. 71.