1971 |
"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914." |
Révolution en Allemagne
Pierre Broué
De la conquête des masses à la défaite sans combat
Recul décisif, d'une portée historique, la défaite d'octobre 1923, le « fiasco allemand » est d'abord passée inaperçue. La série d'articles de Zinoviev sur la révolution allemande — où le président de l'Internationale continue imperturbablement à vendre la peau de l'ours — se poursuit jusqu'au 30 octobre ; c'est seulement à cette date que quelques lignes du dernier article peuvent laisser supposer qu'il s'est produit en Allemagne quelque chose qui ressemble à un échec [1]. Il faut, pour qui feuillette Inprekorr, attendre la même date pour trouver, sous la plume d'Albert, un sous-titre — « Défaillance des social-démocrates de gauche » —, allusion à la retraite décidée neuf jours auparavant, dans les coulisses de la conférence de Chemnitz [2]. Quelques jours plus tard, le ton change : on parle d' « Allemagne blanche », d'une nouvelle « trahison » des social-démocrates et d' « occasions perdues ». Le parti communiste a été interdit le 23 novembre, et sa presse est partout suspendue. Les arrestations de militants se succèdent. La défaite est évoquée de plus en plus bruyamment : elle va constituer l'un des thèmes autour desquels se divisent les dirigeants russes, engagés depuis quelques jours dans le débat sur le « cours nouveau », première explosion au grand jour de la lutte entre, d'une part la troïka Zinoviev-Kamenev-Staline, d'autre part Trotsky et l'opposition dite « des quarante-six », sur la démocratie à l'intérieur du parti, les rapports entre vieux-bolcheviks et jeune génération, la place de l'appareil, l'emprise croissante de la bureaucratie [3].
Fréquemment évoquée depuis lors, la défaite d'octobre ne sera jamais véritablement discutée : elle est devenue une arme dans les règlements de compte et la lutte menée par la direction du parti russe pour obtenir, par l'intermédiaire de l'exécutif, la soumission des partis communistes étrangers.
La première réaction de Zinoviev a été d'approuver globalement la décision de battre en retraite. Il écrit :
« Les événements ont montré que nos calculs étaient exagérés. (...) Le parti communiste allemand a montré de nombreuses faiblesses et commis nombre d'erreurs sérieuses pendant ces semaines critiques, mais nous ne pensons pas qu'il se soit trompé en ne lançant pas le prolétariat dans un combat général en octobre. (...) La retraite aurait dû être moins passive. Mais la décision de ne pas livrer une bataille décisive était inévitable en la circonstance » [4].
Le comité central allemand se réunit de son côté clandestinement à Berlin les 3 et 4 novembre et, par 40 voix contre 13, adopte les thèses, rédigées par Brandler et Radek, que lui soumet la centrale [5]. Pour elles, les événements qui viennent de se dérouler en Allemagne signifient « la fin de la république de novembre » et « la victoire du fascisme sur la démocratie bourgeoise ». Les ouvriers ont été surpris : tandis qu'ils gardaient les yeux fixés sur la Bavière et les menaces brandies par Ludendorff et Hitler, Ebert et le cabinet d'empire ont « établi le fascisme sous la forme de la dictature du général von Seeckt ». Ce dernier laisse « subsister le fantôme du parlementarisme démocratique afin de dissimuler un état de choses qui, s'il était mis en lumière, susciterait une action défensive de la part des masses ouvrières ». C'est la social-démocratie qui porte entièrement la responsabilité de la passivité du prolétariat, dont la cause est à rechercher dans les trahisons répétées de ce parti et les illusions qu'il a répandues avec succès au moment crucial. Aujourd'hui cependant, aucune illusion « démocratique » n'est plus possible désormais face à l'Etat « fasciste ». Il faut, dans l'immédiat, comprendre que « la bourgeoisie fasciste a voulu et veut provoquer le prolétariat à un moment où il est affaibli et troublé par la trahison de la social-démocratie ». Car la bourgeoisie allemande est à bout de souffle. « L'unité du front prolétarien se réalisera par le bas », l'élimination des dirigeants social-démocrates étant à la langue inéluctable dans le combat qui se poursuit [6].
Ces thèses, rédigées à la hâte, suscitent une première réaction de la part de Zinoviev, dans la Pravda du 23 novembre. Pour le président de l'I.C., le parti allemand se trompe car Ebert et von Seeckt sont l'endroit et l'envers d'une même médaille : c'est précisément « parce que le prolétariat n'est pas en mesure d'instituer tout de suite sa dictature » que « la république de novembre est conduite à la dictature de von Seeckt », en qui Zinoviev, pour sa part, voit « le Koltchak allemand ». Il conclut :
« Il est maintenant à peu près certain que l'Allemagne aura à traverser une période de terreur blanche douloureuse et pleine de sacrifices pour le prolétariat. Le chemin de la révolution allemande sera plus dur que nous ne le pensions » [7].
Une première réponse de Thalheimer, qui reproche à Zinoviev d'abuser une fois de plus du parallèle historique, forcément artificiel, ne fait pas sortir le débat du cadre d'une discussion presque académique [8]. Rien encore ne laisse prévoir l'orage qui se prépare et, si l'on en croit Radek, Zinoviev ne voit aucune raison, à la date du 7 novembre, de procéder à des remaniements dans la direction du parti allemand [9]. Il consacre, le 1° décembre, un article sur « La Deuxième vague de la révolution internationale » à tenter d'expliquer l'erreur commise dans la surestimation du caractère révolutionnaire de la situation allemande, mais ne formule toujours pas de critique précise à l'égard de la direction allemande. Tout va changer en quelques jours, sous la pression de la crise au sein du parti russe.
Cette crise a couvé tout l'été. La situation économique n'a cessé de se détériorer. Des grèves ont éclaté. En septembre, la Guépéou a arrêté plusieurs militants communistes qui avaient organisé une campagne d'agitation publique. Parallèlement, l'offensive de la troïka contre Trotsky s'est poursuivie : son adjoint Skliansky a été écarté du commissariat à la guerre et remplacé par Vorochilov et Lachévitch, hommes des triumvirs. Le 8 octobre, Trotsky adresse au comité central une lettre dans laquelle il dénonce la montée de la bureaucratie dans le parti et menace de porter le débat devant l'ensemble des militants. Le 15, c'est au tour de quarante-six militants connus d'adresser comité central une lettre dans le même sens : Piatakov Radek sont parmi les signataires. En fait, la bataille se serait sans doute engagée plus tôt si les espérances et la préparation fébrile de l'Octobre allemand n'avaient absorbé les énergies et modéré les impatiences. Le comité central en a conscience quand, répondant à Trotsky le 27 octobre, il lui reproche d'avoir pris pareille initiative « à un moment qui est crucial pour le développement de la révolution internationale » [10].
La discussion publique s'ouvre le 7 novembre dans les colonnes de la Pravda. D'abord conventionnelle, elle prend un tour plus vif avec l'intervention de Préobrajensky, le 28, et les réponses de Zinoviev et Staline [11]. Elle atteint son paroxysme dans les premiers jours de décembre avec la polémique entre Staline et Trotsky sur la résolution adoptée par le bureau politique le 5 au sujet de la nécessité d'un « cours nouveau » dans le parti [12]. L'opposition semble à ce moment avoir le vent en poupe : la mobilisation révolutionnaire à l'approche de l'Octobre allemand a réveillé les enthousiasmes, ravivé dans l'armée rouge et la jeunesse un état d'esprit révolutionnaire qui lui est favorable. La résolution présentée par Préobrajensky le 11 décembre, à l'assemblée des militants de Moscou, n'est écartée que de justesse [13]. C'est vraisemblablement au cours de cette même assemblée [14] que Radek, au cours d'une intervention en faveur des thèses de l'opposition, introduit par la bande la « question allemande » en affirmant que les dirigeants des partis les plus importants de l'Internationale, le parti français, le parti allemand et le parti polonais, sont d'accord avec Trotsky et les quarante-six [15]. C'est un avertissement pour Zinoviev qui connaît les rapports personnels amicaux existant entre Brandler d'une part, Trotsky et Radek de l'autre, et peut comprendre le danger qu'une telle alliance au sein de l'Internationale constituerait pour la troïka : de cette date, la « question allemande » passe au centre de la bataille dans le parti russe.
C'est en tout cas à peu près au même moment — de toute façon après le 2 ou 3 décembre, où Zinoviev a fini par avoir connaissance d'une lettre de Ruth Fischer, réquisitoire contre Brandler, écrite le 22 novembre, mais interceptée par la police allemande [16] — que l'exécutif adresse au parti allemand une lettre très critique, point de départ de la remise en question de la résolution du 4 novembre. Il écrit notamment :
« Votre surestimation de la préparation politique et technique a immanquablement donné lieu à une erreur politique. Comme vous le savez très bien, nous considérions à Moscou l'entrée des communistes dans le gouvernement saxon comme une manœuvre de stratégie militaire. Vous en avez fait la réalisation d'un bloc avec la social-démocratie de gauche qui vous a lié les mains. Nous pensions que l'entrée des communistes équivaudrait à la conquête d'une base d'opération sur laquelle nos forces armées pourraient commencer à se déployer. Vous avez réussi à transformer la participation ministérielle des communistes en une banale combinaison parlementaire avec les social-démocrates. Le résultat a été notre défaite politique. Pis : il s'est passé quelque chose qui ressemble à une comédie. On peut, quand on se bat, endurer une défaite. Mais quand un parti révolutionnaire, à la veille d'une insurrection, se fait ridiculiser, c'est plus grave qu'une défaite. Aucune initiative révolutionnaire énergique, aucun discours communiste tant soit peu remarquable, aucun acte sérieux pour accélérer l'armement en Saxe, aucune mesure politique pour bâtir des soviets en Saxe ! Au lieu de cela, le geste de Böttcher déclarant qu'il ne quitterait pas son ministère tant qu'on n'emploierait pas la force pour le chasser. Non, camarades, ce n'est pas ainsi qu'on prépare la révolution! » [17].
Les articles sur les « Problèmes de la révolution allemande » dont la préface, datée du 2 novembre, affirmait que la tactique employée en Saxe était correcte [18], sont suivis dans leur édition allemande d'une postface dans laquelle Zinoviev condamne « la banale politique parlementaire » menée dans le gouvernement Zeigner, et reproche, publiquement cette fois, aux dirigeants communistes membres de ce gouvernement, de n'avoir ni armé les ouvriers par dizaines de milliers, ni soulevé la question de la nationalisation de l'industrie, de l'arrestation des spéculateurs ou de l'élection de soviets [19].
De son côté, Trotsky développe l'idée que c'est la direction même de l'Internationale qui porte la responsabilité de l'échec allemand. Dans un article qui circule depuis plus d'une semaine et que la Pravda publie les 28 et 29 décembre — il figurera quelques semaines après au sein de la brochure Cours Nouveau —, il tente une première analyse, à partir de l'affirmation que l'Allemagne a connu entre mai et juillet 1923 une crise sans précédent :
« Si le parti communiste avait modifié brusquement l'allure de son travail et avait consacré les cinq ou six mois que lui accordait l'Histoire à une préparation directe, politique, organique, technique de la prise du pouvoir, le dénouement aurait pu être tout autre que celui auquel nous avons assisté en novembre. (...) C'est seulement en octobre qu'il prit une nouvelle orientation. Mais il lui restait alors trop peu de temps pour développer son élan. Il donna à sa préparation une allure fiévreuse ; la masse ne put le suivre, le manque d'assurance du parti se communiqua au prolétariat, et, au moment décisif, le prolétariat refusa le combat. Si le parti a cédé sans résister des positions exceptionnelles, la raison principale en est qu'il n'a pas su, au début de la nouvelle phase (mai-juillet 1923) s'affranchit de l'automatisme de sa politique antérieure établie comme pour durer des années, et poser carrément dans l'agitation, l'action, l'organisation, la technique, la question de la prise du pouvoir » [20].
Quelques jours auparavant, confirmant une partie des affirmations de Radek et justifiant les appréhensions de Zinoviev, le comité central du parti polonais avait exprimé son inquiétude devant les attaques dirigées par la troïka contre Trotsky :
« Un seul fait est clair pour nous : le nom du camarade Trotsky est pour notre parti, pour l'Internationale, pour tout le prolétariat révolutionnaire du monde, indissolublement lié à la victoire révolutionnaire d'Octobre, à l'armée rouge, au communisme et à la révolution mondiale, nous ne pouvons admettre qu'il soit possible que le camarade Trotsky se trouve hors des rangs des dirigeants du parti communiste russe et de l'Internationale. Cependant nous sommes inquiets à la pensée que les discussions pourraient déborder le cadre des problèmes concrets en discussion, et quelques déclarations publiques de dirigeants responsables du parti justifient les pires inquiétudes » [21].
A Moscou, Staline, qui s'est jusqu'alors tenu à l'écart des discussions sur l'Allemagne, commence à s'y intéresser. Il prend contact avec Maslow, qui est toujours retenu par la commission d'enquête, l'interroge sur la situation et sur la politique du parti. Bientôt, il va en faire son homme, loue en toute occasion sa perspicacité et la fermeté de ses principes, prend lui-même en main la direction de la commission d'enquête qui conclut en le lavant de tout soupçon [22]. Cette nouvelle « alliance » modifie l'équilibre des forces, au moins autant que le désarroi des militants en Allemagne.
C'est le débat dans le parti russe plus que la situation allemande elle-même qui donne le cadre de la discussion que Brandler déclare ouverte le 7 novembre dans le parti allemand. En décembre, trois textes s'opposent les uns aux autres devant la centrale, celui de Ruth Fischer et ses partisans, qui se déclarent d'accord avec la lettre de Zinoviev, celui de Brandler et Thalheimer, qui repoussent fermement ses critiques, et celui du « centre » — avec Koenen, Kleine, Remmele et Eberlein —, qui tient compte des critiques de Zinoviev sans pour autant reprendre la thèse de Ruth Fischer. Ruth Fischer obtient six voix, Brandler et Thalheimer deux — les leurs, en l'absence de Clara Zetkin — et le centre rallie le reste de l'ancienne majorité de la centrale, dix-sept voix [23].
Le centre représente les éléments dirigeants qui s'alignent sur Zinoviev, prennent leurs distances à l'égard de Brandler, mais refusent de s'aligner sur les positions de la gauche. Pour eux, « la situation en Allemagne, avant et pendant les événements d'Octobre, était objectivement révolutionnaire au plus haut point ». La retraite décidée par le parti résulte de ses propres fautes, de tactique et de stratégie, elles-mêmes conséquences d'une « conception théorique erronée » et d'une « fausse interprétation du rôle du parti ». Ces fautes ont été: a) de n'avoir pas reconnu à temps la portée des grandes luttes ouvrières précédant la grève contre Cuno, et de n'avoir pas modifié en conséquence la ligne du parti, b) de n'avoir pas commencé les préparatifs militaires au moins à l'époque de l'occupation de la Ruhr, ce qui a conduit, plus tard, à les bâcler, c) d'avoir freiné les mouvements de masse pendant septembre et octobre afin de ménager les forces ouvrières en vue du « coup décisif », d) d'avoir entretenu des illusions sur les dirigeants social-démocrates de gauche et de les avoir répandues, e) de n'avoir pas utilisé les positions acquises en Saxe pour mobiliser les masses, f) de n'avoir « fait de préparatifs qu'en vue de la lutte finale pour la conquête du pouvoir politique, tout en refusant et même en s'opposant à l'organisation d'actions partielles », g) d'avoir effectué des prévisions et calculs sur la base d'un raisonnement abstrait qui conduisait le parti à « se dérober toujours devant la lutte », h) d'avoir surestimé l'importance du nombre de fusils et sous-estimé celle de la volonté de lutte de l'avant-garde prolétarienne, i) d'avoir élaboré un plan trop rigide sur la base d'un calcul erroné. La retraite sans combat, conséquence directe de toutes ces fautes, a été, pour le centre, une faute en elle-même dans la mesure où elle n'a été comprise ni du parti ni de l'avant-garde groupée autour de lui, « préparés dans leur esprit à la lutte décisive », et parce qu'elle a ébranlé la confiance des masses dans le parti communiste. La situation demeure cependant révolutionnaire, car « la dictature blanche ne peut être de longue durée ». On doit s'attendre, « dans quelques mois », à « une grande action des masses prolétariennes » dont le succès dépendra en définitive de la politique et de l'activité du seul parti communiste [24].
De leur côté, Brandler et Thalheimer, isolés, tiennent bon. Ils pensent que la retraite d'octobre était « inévitable et justifiée ». Selon le texte de leurs thèses, les causes de la défaite sont « de nature objective, et non imputables à des fautes de tactique du parti» [25]. Ils expliquent: « La majorité de la classe ouvrière n'était plus disposée à lutter pour la démocratie de novembre (...) et n'était pas encore prête à entrer dans l'arène pour la dictature des conseils ouvriers et pour le socialisme. » L'erreur cardinale est donc d'avoir cru que la classe ouvrière était gagnée au communisme : cette erreur a été commise aussi bien par la centrale du parti allemand que par l'exécutif de l'Internationale. Les critiques adressées par la centrale à l'exécutif n'ont pas été formulées avec suffisamment d'énergie [26], et ce dernier n'en a tenu aucun compte. Les conséquences de cette erreur d'appréciation ont été les suivantes : a) fixation d'une date prématurée pour l'insurrection, b) négligence et sous-estimation de l'importance qu'il y avait à organiser des actions partielles et à assurer avant tout la préparation politique, de façon générale, c) insuffisance de la coordination entre préparation politique et préparatifs politiques et techniques. En outre, le parti n'a pas su exploiter ses positions dans le gouvernement saxon pour aggraver la crise à l'intérieur du parti social-démocrate et organiser la résistance armée. Brandler et Thalheimer pensent qu'il n'est pas possible, pour le moment, de prévoir la durée de la dictature militaire, mais que, dans l'immédiat, le parti doit concentrer ses efforts à combattre l'influence social-démocrate et renforcer son organisation dans les usines [27].
Les thèses de la gauche ne s'embarrassent pas de nuances. Elles affirment d'emblée :
« La situation objective en Allemagne, de la période de la grève d'août aux événements d'octobre, était mûre pour la conquête du pouvoir par le prolétariat. (...) Les chances de victoire en octobre étaient très grandes. Mais le parti aurait dû engager la lutte même au risque d'une défaite : celle-ci aurait donné alors au prolétariat de belles traditions révolutionnaires attachées au nom du parti communiste, préparant en ce sens la victoire future. »
Or c'est le contraire qui s'est passé : le recul sans combat a démoralisé le prolétariat et semé la confusion dans les rangs du parti. Les causes de cette faillite sont : a) le refus de la centrale, jusqu'en octobre, et avant d'y avoir été littéralement contrainte par l'exécutif, de préparer les militants à la lutte pour le pouvoir, b) une préparation technico-militaire défectueuse et insuffisante, c) l'emploi de la tactique réformiste du front unique et la recherche de l'alliance « déplacée » avec les social-démocrates de gauche, d) une propagande sur des mots d'ordre de transition qui a conduit à ne pas développer dans les masses le « programme communiste », e) une lutte interne qui était la conséquence de ces erreurs. Le parti doit se préparer, « dans un délai de quelques mois », à de nouvelles luttes, et c'est pourquoi, d'urgence, il faut éliminer de sa direction tous les éléments de droite [28].
Le débat commence ainsi dans la confusion. La gauche est fidèle à elle-même, mais le fait cardinal est l'explosion de la majorité. Or les positions du centre sont loin d'être claires. Thalheimer ne se prive pas de faire remarquer que le centre ne critique que « la retraite sans combat », non la « retraite elle-même» : ce n'est pas de la faute de Brandler si la retraite a eu lieu « sans combat ». Il dénonce le retour à travers les thèses du centre « de la bonne vieille théorie de l'offensive qui, pour vaincre, a besoin de deux éléments, la volonté révolutionnaire du parti et l'horizon bleu des vastes étendues ». Pour lui — et le jugement est pertinent —, « les thèses du centre sont le résultat d'un compromis plein de contradictions entre des prémisses « gauchistes » et des conclusions « droitières » [29]. Mais la force de la position du centre provient d'ailleurs : le 27 décembre, le bureau politique du parti russe, en condamnant Radek, a adopté la même :
« Le camarade Radek fonde son orientation sur le soutien de la minorité de droite au comité central du parti communiste allemand et le désaveu de l'aile gauche — ce qui, objectivement, menace le parti allemand d'une scission —, tandis que le bureau politique du parti russe base sa politique sur le soutien de la nette majorité au sein du comité central du parti communiste allemand et la collaboration avec la gauche, tout en critiquant les erreurs de la gauche, en retenant ce qui est correct dans ses positions et en critiquant en même temps les grossières erreurs de la droite » [30].
Le bureau politique condamne comme « fractionniste » l'attitude de Radek, qui refuse de s'incliner devant les décisions et de respecter la discipline de son propre parti sous le prétexte que ce n'est pas de lui, mais du congrès mondial de l'Internationale, qu'il tient son mandat de membre de l'exécutif : Radek a en effet préparé sur la question allemande des thèses qui ont été également signées par Trotsky et Piatakov, et qu'il soumet directement à l'exécutif sans passer par la direction du parti russe [31].
La première bataille va s'engager le 11 janvier, au présidium de l'Internationale. Les délégués russes sont Zinoviev, Boukharine, Radek et Piatnitsky. Trotsky, malade, ne prend déjà plus part à aucun débat. Les Allemands sont en force : Brandler, Walcher et Clara Zetkin, pour la droite, Remmele, Pieck et Koenen, pour le centre, Thaelmann, Ruth Fischer et Arthur Konig, pour la gauche [32].
Radek présente le rapport en tant que représentant de l'exécutif en Allemagne. Il rappelle d'abord que la délégation de l'exécutif a été unanime dans son approbation de la retraite d'octobre, rendue nécessaire par la capitulation des social-démocrates de gauche et l'impuissance du gouvernement saxon. Il pense qu'une occasion historique a été marquée. Il eût fallu, selon lui, se rendre compte, au moins avant le mois de mai, que la situation était devenue révolutionnaire. Il rappelle que l'exécutif de juin n'a pas une seule fois abordé ce problème, pourtant posé alors dans les faits eux-mêmes. Les dirigeants de l'Internationale — dont il est — portent donc selon lui collectivement la responsabilité de ne pas appliquer un plan qui était devenu inapplicable. Le rapporteur souligne que toutes les décisions importantes ont été prises par l'exécutif ou par le présidium : tout cela, Zinoviev le sait parfaitement, comme il sait que Brandler s'était déclaré opposé à une entrée sans préparation politique de ministres communistes dans le gouvernement Zeigner, ce qui a été finalement décidé. Il est, pour Radek, parfaitement inacceptable que Zinoviev, qui, comme président de l'Internationale, porte la responsabilité principale, cherche à fuir ses responsabilités et tente, pour des raisons extérieures à l'affaire, de faire de Brandler et de lui-même des boucs émissaires [33].
Sur le fond, Radek développe quelques-unes des raisons « objectives » qui ont d'après lui dicté la décision de battre en retraite en octobre :
« Ce qui se passe aujourd'hui au sein du prolétariat allemand ne fait que refléter la situation générale en Allemagne, l'effondrement de toute activité politique, une extraordinaire passivité politique dans toutes les classes sociales, sauf dans l'armée. (...) Bon parti ouvrier, nous ne sommes nulle part un bon parti communiste. Et c'est le trait majeur de la situation » [34].
C'est là le début d'une tentative d'analyse sérieuse mais qui n'avait guère de chances de se poursuivre dans l'ambiance qui prévaut au présidium après le discours-réquisitoire de Zinoviev du 12 janvier. Pour le président de l'Internationale, tout est beaucoup plus simple : ce sont Radek et Brandler qui, par leurs positions opportunistes, sont responsables des fautes du parti allemand, et le premier devoir de l'Internationale est de changer la direction du parti allemand, à la fois parce que l'ancienne a fait faillite et parce qu'il faut éviter que le légitime mécontentement des ouvriers qui suivent la gauche n'aboutisse à une scission [35]. Une commission est désignée pour établir un rapport: présidée par Kuusinen, elle comprend cinq Allemands, Maslow, Thaelmann, Remmele, Wilhelm Koenen et Pieck. Clara Zetkin demande que Brandler et Radek en fassent également partie [36] mais sa proposition est repoussée; claire indication que, pour la majorité, la cause est entendue.
La 13° conférence du parti russe commence aussitôt après la suspension des travaux du présidium, et traduit la lourde défaite de l'opposition [37]. Zinoviev y intervient sur la question allemande. Il souligne qu'il n'y a eu, au sein de la direction russe, aucun désaccord de fond sur l'appréciation de la situation comme situation révolutionnaire typique. Pourtant la déception est grande, et il faut bien admettre que l'erreur a consisté dans une sous-estimation du délai. En ce qui concerne le passé, il affirme ne pas vouloir nier ses propres responsabilités, mais tient à souligner que le bureau politique et le comité central ont pris sur ces questions des décisions unanimes. En revanche, il insiste sur la gravité des désaccords présents : Radek et Brandler ont transformé en une vulgaire combine parlementaire l'entrée des communistes dans le gouvernement Zeigner. Or déjà, en juillet, c'est le même Radek qui avait freiné le parti allemand en lui conseillant de renoncer à sortir dans la rue pour la « journée antifasciste ». Maintenant, après la défaite, il se met à élaborer toute une philosophie afin de couvrir l'opportunisme de la droite. Lui qui, en Russie, aime à se présenter comme « de gauche », incarne aujourd'hui à propos de l'Allemagne — et ce n'est pas là un hasard, selon Zinoviev — la déviation droitière. Avec Piatakov, il a tenté d'« introduire dans l'Internationale les luttes fractionnelles » [38]. Boukharine complète le réquisitoire : pour lui, c'est Brandler qui est responsable de la défaite car, au lieu d'utiliser la politique de front unique pour briser l'influence de la social-démocratie, il ne l'a utilisée qu'à collaborer avec elle [39].
Radek se défend avec vigueur. Oui, la situation était révolutionnaire, mais il n'en est pas moins vrai que le parti n'a pu l'exploiter. La direction de l'Internationale porte les mêmes responsabilités que la centrale allemande. Il rappelle le passé de militants révolutionnaires et internationalistes de Brandler et Thalheimer pour démontrer qu'ils sont eux-mêmes les victimes des faiblesses de leur propre parti et d'une Internationale dont ils ne sont pas seuls responsables. Il accuse Boukharine d'exploiter cyniquement l'ignorance des délégués qui connaissent mal le parti allemand, et interpelle : si Brandler était un opportuniste et un droitier, pourquoi l'exécutif ne l'a-t-il pas dénoncé bien avant? Que faisait, que disait l'exécutif pendant que Brandler commettait ses fameuses erreurs ? Il demande aux dirigeants : « Acceptez-vous la responsabilité des seules victoires et non celle des défaites ? » Il conclut que la seule correction apportée par l'exécutif à la résolution de la centrale du 3 novembre a été d'ajouter aux mots d'ordre contre le fascisme et la social-démocratie celui de « A bas Brandler! » [40].
C'est finalement à l'unanimité moins une abstention — vraisemblablement la sienne — que la conférence le somme de se soumettre à la discipline du parti russe dans la discussion de la question allemande au sein de l'Internationale [41].
Le 19 janvier, la commission Kuusinen présente son rapport devant le présidium. Son verdict est catégorique : « un ensemble de fautes et de lacunes imputables en partie à des déviations opportunistes », commises dans différents domaines. Une erreur d'appréciation : « le parti a reconnu trop tard la maturité de la situation révolutionnaire », et « l'exécutif, de son côté, n'a pas concentré une attention suffisante sur l'imminence du dénouement ». Des fautes tactiques : avoir freiné et différé les mouvements spontanés et ne pas leur avoir assigné d'objectifs politiques, n'avoir pas fait d'agitation en faveur des soviets, avoir négligé le renforcement des conseils d'usine et comités d'action, pour ne se consacrer qu'à ce qui devenait une action du seul parti, alors qu'elle aurait dû être celle du prolétariat tout entier. Lacunes d'organisation politique : n'avoir pas suffisamment recruté pour le parti, n'avoir pas suffisamment associé les masses aux préparatifs techniques. Erreur d'évaluation des forces : sous-estimation de la capacité de sabotage de la social-démocratie, illusions sur les social-démocrates de gauche et leur capacité d'action. Orientation erronée en direction de la seule Saxe : erreur d'avoir tout joué sur une carte unique sans avoir prévu ni plan de rechange ni ligne de repli.
L'ensemble de ces fautes est imputé par la commission au seul parti allemand, avec un remarquable mépris de la vérité historique. Le texte n'hésite pas en effet à déclarer qu'il aurait fallu entrer dans le gouvernement saxon « sur la base d'un mouvement des masses », et précise que les ministres communistes ont fait preuve d'une « incapacité regrettable » [42].
Le présidium adopte le rapport par quatre voix contre deux, celles de Clara Zetkin et de Radek, puis repousse un amendement de Pieck précisant que, compte tenu des circonstances comme des erreurs déjà commises, la décision de battre en retraite en octobre avait été correcte [43].
Le terrain ainsi déblayé, la discussion va reprendre le 21 janvier. Sûr de sa victoire et désireux sans doute de ne pas effaroucher les hésitants, Zinoviev cette fois se montre conciliant, tend la perche à l'opposition, reprenant dans son rapport de clôture la substance de l'amendement Pieck :
« C'est non seulement à cause des erreurs et des faiblesses du parti, mais également à cause de la faiblesse de la classe ouvrière elle-même que la retraite était absolument nécessaire en octobre. II y aura bien entendu des travailleurs pour dire que nous avons laissé passer le moment » [44].
La concession est suffisante pour que les partisans de Brandler saisissent la chance qui s'offre : ils déclarent qu'ils voteront pour la résolution, Clara Zetkin par souci d'unité, Radek, plus désabusé, par souci de la tradition, afin de maintenir vis-à-vis de l'extérieur la solidarité de l'exécutif. Tous deux regrettent néanmoins, comme Brandler, que la résolution n'admette pas explicitement, comme Zinoviev vient de le faire, que la retraite était nécessaire, et qu'elle demeure muette sur les responsabilités de la gauche [45].
Au nom de la délégation polonaise, Prouchniak, qui vote également en faveur de la résolution du présidium, remarque que l'exécutif dissimule ses propres responsabilités et formule des regrets quant à cette attitude. Il ajoute un avertissement :
« Depuis que Lénine, le dirigeant le plus important du prolétariat révolutionnaire du monde, ne prend plus part à la direction de l'Internationale, et depuis que l'autorité de Trotsky, dirigeant reconnu du prolétariat révolutionnaire mondial, a été mise en question par le parti communiste russe, il existe un danger que l'autorité de la direction de l'Internationale communiste soit ébranlée. (...) Nous considérons que l'accusation d'opportunisme portée contre Radek, un des dirigeants les plus éminents, est non seulement injuste, mais au plus haut degré dommageable pour l'autorité des dirigeants de l'Internationale. (...) Les divergences entre les dirigeants les plus connus de l'Internationale communiste dans l'appréciation de la question allemande sont du type de celles qui sont inévitables dans un parti révolutionnaire vivant » [46].
Mais les responsables qui se réclament de tels principes se rallient finalement à une résolution qui les contredit formellement. Des années plus tard, Thalheimer écrira que l'attitude de Zinoviev s'expliquait par un désir de parer aux menaces proférées par Radek à propos d'une alliance Brandler-Trotsky-Radek, et plaidera pour sa part non coupable :
« La déclaration de Radek était pure invention de sa part. Personne ne l'avait autorisé à dire que nous défendrions Trotsky si on l'attaquait. (...) Dès que nous avons été informés, j'ai écrit, dans l'Internationale, contre le point de vue de Trotsky » [47].
En fait, pour Zinoviev et ses alliés, la grande question était alors le pouvoir, la lutte contre Trotsky et l'opposition, la nécessité de sauver un prestige bien entamé dans l'affaire. Quelques semaines plus tard, Guralski-Kleine allait l'expliquer clairement, montrant du même coup à Brandler et Thalheimer qu'il ne leur avait servi à rien de renier Trotsky :
« L'alliance entre Brandler-Thalheimer et Radek-Trotsky sur la question allemande n'est pas accidentelle. Elle touche des questions fondamentales : débolchevisation du parti communiste russe et des partis européens, ou maintien de la tutelle bolchevique du parti communiste russe et bolchevisation des partis européens » [48].
Dans les mois qui suivent, c'est sous le signe de la « bolchevisation » que l'exécutif étouffe tous les foyers de résistance ou de critique, tout soutien possible de Trotsky. En France, Souvarine, Rosmer, Monatte, en Pologne, Warski, Walecki, Wera Kostrzewa sont ainsi éliminés. En Allemagne, la déception a été immense dans les rangs du parti et elle s'est naturellement tournée contre Brandler, à qui la majorité des militants est violemment hostile. Mais l'offensive de Zinoviev utilise ce sentiment sans en être la traduction. Sa signification est la même que celle qu'avait revêtue, au lendemain de l'action de mars, l'action de ceux qui avaient combattu Lénine au 3° congrès mondial : l'exécutif et derrière lui le parti russe doivent être au-dessus de toute critique. Les dirigeants des partis nationaux servent de boucs émissaires pour les erreurs commises en commun.
L'autorité morale du parti bolchevique est telle que personne ne songe sérieusement à résister aux exigences de ses dirigeants.
La conséquence en est, à brève échéance, l'apparition de dirigeants communistes caractérisés par une absence totale d'initiative et parfois d'intelligence politique, par une soumission inconditionnelle et aveugle aux directives, même contradictoires, de Moscou. C'est ainsi que, dès le 19 février, le comité central allemand approuve la résolution du présidium et désigne une nouvelle centrale, formée de deux membres de la gauche et de cinq du centre, Remmele prenant la place de Brandler, avec Thaelmann comme suppléant [49]. La nouvelle centrale prend aussitôt position contre les tendances « mencheviques » et « anti-léninistes » de l'opposition russe [50]. Les furieuses attaques de la gauche créent dans le parti une atmosphère de « chasse aux sorcières », et le centre est rapidement débordé.
Le congrès se réunit clandestinement à Francfort-sur-le-Main, en avril 1924. La préparation en a été menée dans les pires conditions : 121 400 militants — contre 267 000 en septembre 1923 — ont élu 118 délégués, parmi lesquels 11 seulement sont partisans de Brandler, et dont aucun ne votera finalement le texte qu'il présente. La gauche l'emporte et avec elle une résolution qui appelle à « extirper les vestiges du brandlérisme ». Les incidents sont nombreux entre le délégué de l'exécutif, Manuilski, et les dirigeants de la gauche, qui prônent une politique de scission systématique des syndicats et rejettent en bloc la tactique du parti depuis le 3° congrès comme tout entière axée sur la conquête « des éléments les plus arriérés du prolétariat ».
Dans ce cadre, une lettre de Clara Zetkin — que Manuilski qualifiera de « provocation » — résonne comme le dernier écho de la voix des militants qui avaient, de toute leur énergie, tenté la construction d'un parti révolutionnaire en Allemagne :
« Le sentiment révolutionnaire des masses n'avait aucun contenu politique, aucun objectif politique. Il restait élémentaire et instinctif, ne se transformait pas en claire compréhension révolutionnaire, en volonté résolue de combat, en lutte hardie. »
Le devoir du parti était de lui donner cette conscience et cette volonté : c'est à quoi il a failli. Fasciné par la « lutte finale », il n'a pas réussi à mobiliser les masses. Sur ce plan, gauche et droite sont à renvoyer dos à dos, la première parce qu'elle comptait que l'offensive jouerait le rôle de l'enchanteur Merlin, la seconde parce qu'elle comptait sur les social-démocrates de gauche pour faire le travail qu'elle ne pouvait faire faire par le parti. La bourgeoisie allemande avait parfaitement compris que l'apparition d'un gouvernement ouvrier en Saxe posait le problème du pouvoir en Allemagne, tandis que le prolétariat allemand, lui, ne l'a pas compris, le parti communiste n'ayant « pratiquement rien fait pour lier dans la conscience des masses prolétariennes l'expérience saxonne avec l'idée de soulèvement armé ». Clara Zetkin ajoute que la retraite était nécessaire en octobre, et constate que la situation n'a pas cessé d'empirer depuis, car les dirigeants n'ont pas offert au parti une autre activité que la chasse aux sorcières contre Brandler et les siens. Elle croit quant à elle qu'il serait impossible de construire en Allemagne un véritable parti communiste sans que des hommes comme Brandler, Thalheimer, Walcher ou Pieck y jouent un rôle dirigeant [51].
Elle va répéter ces arguments au 5° congrès de l'Internationale, où elle souligne la responsabilité de l'exécutif, coupable au minimum, même si on se place sur son terrain, d'avoir laissé les mains libres à Brandler [52]. Brandler admet que l'occasion a peut-être été manquée en août, mais souligne que ceux qui dirigeaient alors le parti à Berlin sont parmi ses accusateurs [53]. Radek se débat comme un diable, interrompt, riposte et touche souvent juste [54]. Thalheimer rappelle que Brandler et lui ont condamné l'opposition russe et affirme que « l'hégémonie du parti russe dans l'Internationale est une nécessité historique » [55]. A huis clos, la Polonaise Wera Kostrzewa protestera contre « l'atmosphère de lutte permanente, de tension et d'acharnement » créée dans l'Internationale [56]. En vain. Zinoviev continue de régler ses comptes : la social-démocratie est devenue « une aile du fascisme » et l'épisode saxon, le rôle du « radekisme » et du « brandlérisme » montrent la vigueur de l'influence social-démocrate dans le parti communiste allemand et l'Internationale [57].
Quelques mois plus tard, s'aventurant pour la première fois à rédiger un rapport sur la situation internationale, Staline tente de dégager les perspectives de la révolution en Europe occidentale après la victoire de ceux qu'il appelle « l'aide révolutionnaire des partis communistes ». La principale difficulté réside, selon lui, dans le fait que ces partis sont formés d'une part d'hommes qui ont été « à l'école de la social-démocratie », et d'autre part de jeunes « insuffisamment trempés dans l'action ». Face à une bourgeoisie solide qui dispose d'un « formidable appareil d'Etat » et bénéficie de l'aide de la social-démocratie », « avec tous ses vieux roublards » qui « disposent d'une énorme influence sur la classe ouvrière », c'est une « étrange erreur que de penser que de tels partis puissent être capables du jour au lendemain de renverser le règne de la bourgeoisie ». Il faut d'abord faire d'eux « des partis véritablement bolcheviques, tâche qui est, selon lui, possible, depuis que la défaite d'octobre 1923 et l'écrasement de l'opposition russe, « ce défi aux masses du parti », ont ouvert les yeux aux militants [58].
Le parti communiste allemand, à travers la « bolchevisation », commence à se transformer en parti de type nouveau, qu'on appellera bientôt stalinien [59].
Notes
[1] Le titre en est « Pas d'illusions » (Zinoviev, op. cit., pp. 97-104)
[2] Corr. int., n° 89, 9 novembre 1923, p, 663.
[3] P. Broué, Le Parti bolchevique, pp. 183-195.
[4] Texte cité par J. Degras, op. cit., II, p. 64.
[5] H. B. (Brandler), « Die Tagung des Zentralausschusses », Die Internationale, n° 18, 30 novembre 1923, p. 517.
[6] Ibidem, pp. 517-528.
[7] Pravda, 23 novembre 1923 ; Bulletin communiste, n° 49, 6 décembre 1923.
[8] Corr. int., n° 1, 3 janvier 1924, pp. 3-4.
[9] Compte rendu de la 13° conférence du P.C.R.(b), cité par Carr, Interregnum, p. 233.
[10] P. Broué, op. cit., pp. 182-189.
[11] Ibidem, pp. 185-186.
[12] Ibidem, pp. 186-188.
[13] Ibidem, p. 189.
[14] Quoique Thalheimer, op. cit., p. 11, donne la date du 13 décembre avec précaution, d'ailleurs : « A moins que je ne me trompe » ...
[15] Thalheimer, op. cit., p. 11. Zinoviev fait allusion à cette intervention de Radek le 6 janvier 1924, devant l'exécutif (Inprekorr, n° 20, 15 février 1924, p. 225).
[16] Angress, op. cit., p. 463.
[17] Inprekorr, n° 16,4 février 1924, Bulletin communiste, n° 8, 22 février 1924, p. 209, et J. Degras, op. cit., II, p. 65. La lettre n'est pas datée.
[18] Zinoviev, op. cit., p. V.
[19] Ibidem, pp. 105-109.
[20] Trotsky, De la révolution, p. 58.
[21] Cité d'après J. A. Regula, Historia Komunistycznei Partji Polski w Swietle Faktow i Dokumentow (1934), pp. 105-106, par Carr, Interregnum, pp. 234-235.
[22] R. Fischer, op. cit., p. 363.
[23] BrandIer et Thalheimer, « Erklärung », Die Internationale, n° 2/3. 28 mars 1924, p. 135.
[24] lnprekorr, n° 185, 28 décembre 1923, pp. 1564-1566 : « Thesen zur Taktik des Oktoberrückzugs und zu den Nächsten Aufgaben der Partei », Die Internationale, n° l, janvier 1924, pp. 14-19.
[25] C'est le thème cher à Thalheimer, qu'il développera avec une grande force de persuasion dans sa brochure de 1931 : 1923, Eine verpasste Revolution ?
[26] C'est le thème préféré de Brandler, indéfiniment répété dans sa correspondance.
[27] Brandler et Thalheimer. « Thesen zur Oktoberniederlage und zur gegenwartigen Lage », Die Internationale, n° 1, janvier 1924, pp. 1·14 ; Corr. int., n° 3, 16 janvier 1924, pp. 29·30.
[28] « Skizze zu Thesen über die Situation und über die Lage der Partei vorgelegt vom Polbüros der Bezirkleitung Berlin-Brandeburg, Die Internationale, n° 1, janvier 1924, pp. 54-57 ; Corr. int., n° 4, 23 janvier 1924, pp. 33-34.
[29] A. Thalheimer, « Réflexions sur les thèses du comité central du K.P.D. », Corr. int., n° 4, 23 janvier 1924, pp. 34-35.
[30] V.K.P.(B) v Rezoljutsijakh (1941), I, p. 534, cité par Carr, op. cit, p.236.
[31] Ibidem. Die Lehren ... , p. 23. Le texte de ces thèses n'a jamais étépublié et est encore aujourd'hui inconnu.
[32] Die Lehren ... , passim.
[33] Die Lehren ... , pp. 5-23.
[34] Ibidem, p. 13.
[35] Ibidem, pp. 58-80.
[36] Ibidem, p. 81.
[37] P. Broué, op. cit., pp. 195-198.
[38] Extraits du rapport de Zinoviev à la conférence concernant la question allemande, Bulletin communiste, n° 8, 22 février 1924, pp. 205-210.
[39] Compte rendu cité par J. Degras, op. cit., II, p. 70.
[40] Ibidem, p. 71.
[41] V.K.B.(b) Rezoljutsijakh (1941), I, p. 556, cité par Carr, op. cit., p. 239.
[42] Texte de la résolution dans Die Lehren ... , pp. 95-109.
[43] Ibidem, p. 82. Seuls Radek et Zetkin votèrent l'amendement Pieck. Parmi les invités, dix votèrent pour l'amendement Pieck et onze contre la résolution (ibidem).
[44] Ibidem, p. 83.
[45] Ibidem, pp. 84-85.
[46] Ibidem, pp. 93-94.
[47] Thalheimer, op. cit., p. 11.
[48] Die Internationale, n° 4, 31 mars 1924, p. 161.
[49] lnprekorr, 18 février 1924, pp. 244-248 ; Geschichte der deutschen Arbeiterbewegung, vol. 4, p. 20.
[50] Cité par J. Degras, t. II, p. 85.
[51] Bericht über die ... IX, pp. 85-96.
[52] 5° congrès. Compte rendu ana1ytique, pp. 101-105.
[53] Ibidem, pp. 84-86.
[54] Ibidem, pp. 73-78.
[55] Ibidem, p. 87.
[56] Cité par K. S. Karol, Visa pour la Pologne, p. 45.
[57] 5° congrès ... , pp. 131-135.
[58] « Sur la situation internationale », 2° partie, Bulletin communiste,n° 45, 7 novembre 1924, p. 1053.
[59] Voir sur cette question, extérieure à notre sujet, la somme de Hermann Weber, souvent citée dans les pages précédentes : Die Wandlung des deutschen Kommunismus Die Stalinisierung der K.P.D. in der Weimarer Republik (2 vol. 1970).