(1869-1924)
A. L. Gelfand (Helfand) – russe d'origine juive – était un internationaliste cosmopolite, se trouvant chez lui partout où le sort le conduisait. Il quitte la Russie au début des années 90, et bientôt abandonne la colonie russe d'émigrés pour conquérir la gloire sous le nom de plume de Parvus [*] dans la Social-Démocratie allemande. Là, aux côtés de Rosa Luxembourg, il combat pour une position de gauche contre le raidissement bureaucratique croissant, le centralisme et l'opportunisme des dirigeants officiels allemands. Il écrit des articles pour Neue Zeit, édite la Saechsische Arbeiterzeitung, fonde un journal à lui, intitulé d'une manière caractéristique Aus des Weltpolitik. Ses ouvrages les plus importants - Du marché mondial et de la crise agraire, la Grève générale, la Russie et la Révolution, la Politique coloniale, le Socialisme et les Banques - montrent l'ouverture et la tendance de son esprit. Il rêve continuellement de mettre ses connaissances de l'économie et des affaires mondiales " en pratique " dans quelque colossale spéculation qui lui aurait procuré la fortune nécessaire pour fonder " un grand quotidien de marxisme révolutionnaire publié en trois langues ".
L'année 1905 réveille son intérêt pour la Russie, et il y suit Trotsky [1], mettant son indéniable talent de journaliste et d'homme d'affaires au service de l'organe populaire menchevik Natchalo. Trotsky et lui le marquent de leur personnalité, et en font un organe de propagande pour leur doctrine de la " révolution permanente " et d'une dictature prolétarienne immédiate (" A bas le tsar, et vive un gouvernement ouvrier! " écrivait Parvus). Puis ils reprennent pour leur compte la petite Rousskaïa Gazeta, dont ils portent le tirage à plusieurs centaines de mille. Ces deux journaux tirent bien plus que l'organe bolchevik légal, Novaïa Djizn, fondé durant la même période. Le faible prix du journal - un kopek - les articles de Parvus et de Trotsky, les talents d'homme d'affaires du premier et la popularité personnelle croissante du second, ne sont pas pour rien dans cette supériorité.
Exilé en Sibérie en 1906, Parvus, comme Trotsky, s'évade bientôt vers l'Europe occidentale. De 1910 à 1914, il séjourne dans les Balkans comme correspondant de la presse socialiste allemande. Là, il s'intéresse au mouvement " Jeune Turc", et écrit pour son journal. Dans ce monde d'intrigues embrouillées, la connaissance des affaires qu'a Parvus en fait le conseiller de diplomates, de politiciens, d'hommes d'affaires, de fonctionnaires du gouvernement, rôle qui le comble d'aise et dont il tire de grands bénéfices. Un jour, un " tuyau reçu d'un fonctionnaire turc dans un café de Constantinople et passé par lui quelques minutes plus tard à un spéculateur, à une autre table du même café, mit Parvus sur le chemin de la richesse. La " Petite Guerre des Balkans " de 1912 le vit trafiquer de fournitures de guerre. La Grande Guerre de 1914 lui permit d'étendre son trafic, sa richesse et son talent pour l'intrigue dans les mêmes proportions. En 1915, il émigra de Constantinople à Stockholm, où il spécula sur le charbon, l'acier et, les autres fournitures de guerre dont avait besoin l'Allemagne. Il essaya de renouer sa collaboration avec Lénine, Trotsky et Rosa Luxembourg, mais tous trois refusèrent d'avoir aucun rapport avec lui. Le journal qu'il fonda, Die Glocke, combinait la critique de l'opportunisme et du réformisme avec une fourniture "révolutionnaire " d'armes à l'Allemagne. Il se justifia de cette attitude à sa manière en affirmant que les armées allemandes écraseraient le tsarisme, et déclencheraient la révolution en Russie, ce qui par contrecoup rendrait possibles une révolution en Allemagne et la naissance d'une république socialiste et démocratique allemande. Ainsi compléta-t-il une évolution qui le mena du rôle d'éveilleur de conscience de l'aile gauche à celui d'apologiste subtil de l'aile droite de la Social Démocratie allemande et de son soutien de la guerre.
Quand, en 1917, on accusa Lénine d'avoir été envoyé en Russie comme agent allemand, c'est l'énigmatique Parvus que l'on accusa d'avoir été l'intermédiaire. Après la révolution d'Octobre, ce spéculateur révolutionnaire essaya une fois encore de jouer au courtier, et de ménager une alliance entre la Social Démocratie allemande qui gouvernait l'Allemagne et le Parti bolchévik. Quand ce " marché " eut échoué, il fit auprès du gouvernement soviétique une demande d'entrée en Russie, déclarant qu'il était prêt à accepter le jugement des tribunaux sur sa carrière, et à accepter toutes les tâches qui lui seraient assignées. Son fils, qui avait fait une demande en même temps que lui, y fut admis, mais sa demande à lui fut, rejetée. Dès lors, il se consacra à ses affaires, prenant le temps de conseiller le social démocrate Ebert, qui était devenu président de la république allemande de Weimar, et de faire des dons généreux aux journaux " socialistes " allemands.
Il mourut la même année et de la même façon que Lénine : accident vasculaire cérébral.
Notes
[*] La présente note biographique est rédigée d'après l'ouvrage : "Lénine et Trotsky" de Bertram D. Wolfe
[1] Ce qu'en écrit Trotsky :
...Il lut alors en manuscrit l'étude que j'avais consacrée aux événements antérieurs au 9 janvier, et il en fut transporté. Il écrivit pour ma brochure une préface dans laquelle il disait en substance : "Les événements ont entièrement confirmé ces pronostics. Maintenant, nul ne pourra nier que la grève générale soit la méthode essentielle de lutte. Le 9 janvier, c'est la première grève politique, quoique abritée derrière une soutane. Il faut seulement ajouter que la révolution en Russie peut amener au pouvoir un gouvernement ouvrier démocratique."
Parvus était, sans aucun doute, un marxiste éminent, à la fin du dernier siècle et au début de celui-ci. Il était en pleine possession de la méthode de Marx, voyait largement, se tenait au courant de tout ce qui se passait d'important sur l'arène mondiale, et, avec l'exceptionnelle hardiesse de sa pensée, son style viril, musclé, fit de lui un écrivain véritablement remarquable. Ses travaux d'antan m'avaient conduit aux questions de révolution sociale; et par lui, j'arrivai à me représenter la conquête du pouvoir par le prolétariat non comme une "finale" à distance astronomique, mais comme la tâche pratique de notre temps
(Léon Trotsky, Ma Vie)
Archive Parvus :
Action Parlementaire, art. de "Le Socialisme" (1902)
Préface à "Avant le 9 janvier" de L. Trotsky (1905)