1971 |
"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914." |
Révolution en Allemagne
Pierre Broué
De la conquête des masses à la défaite sans combat
La première conséquence de l'occupation de la Ruhr et de l'isolement des travailleurs de cette région est d'ouvrir une nouvelle crise au sein du parti communiste allemand. En quelques semaines, elle fait exploser à nouveau toutes les divergences exprimées au cours de la période antérieure.
Le 10 janvier, le gouvernement social-démocrate de Saxe est tombé, et cette chute a fourni au K. P. D. l'occasion d'une vigoureuse campagne en faveur du front unique et du gouvernement ouvrier. Les dirigeants social-démocratres saxons sont pour la plupart partisans d'une alliance parlementaire avec la fraction démocrate au Landtag, mais certains éléments de gauche se prononce pour une alliance avec les communistes, qui leur donnerait la majorité absolue. Le K.P.D. organise systématiquement, dans les localités et les entreprises, des « assemblées ouvrières » qui débattent contradictoirement du problème gouvernemental et se prononcent généralement, par une majorité plus large que le nombre des communistes présents, pour la formation immédiate en Saxe d'un gouvernement ouvrier de coalition. Les orateurs communistes se présentent en même temps dans les meetings social-démocrates et y demandent un temps de parole pour développer les propositions de leur parti : ils rallient chaque fois un nombre de voix important [1].
Sous la poussée de sa gauche, l'exécutif social-démocrate saxon doit concéder la convocation d'un congrès extraordinaire, qui se tient le 4 mars. L'avant-veille, Die Rote Fahne a publié le texte d'un « programme ouvrier » proposé par le K.P.D. au S.P.D. de Saxe, lequel comporte notamment la confiscation sans indemnité des biens de l'ancienne famille royale, l'organisation de l'armement des ouvriers, l'épuration de la justice, de la police et de l'administration, des mesures sévères contre les organisations contre-révolutionnaires, la convocation d'un congrès des conseils d'usine, l'élargissement des droits des comités, la saisie des entreprises qui ne fonctionnent pas, l'établissement d'un emprunt forcé, le contrôle des prix par des comités élus [2]. Bien que Dittmann ait appuyé les dirigeants de droite, la gauche l'emporte, et le congrès, par 93 voix contre 32, décide de refuser toute coalition avec les démocrates et de confier à une « commission des neuf », présidée par Georg Graupe, la conduite des négociations avec le K.P.D. [3].
Les communistes réitèrent alors les propositions faites à l'ancienne direction social-démocrate : armement des ouvriers, contrôle des comités d'usine sur toutes les activités, dissolution du Landtag et convocation d'un congrès des comités d'usine. Les dirigeants social-démocrates de gauche ne se décident pas plus que leurs prédécesseurs à accepter ce pas vers la « soviétisation » de la Saxe qui constituerait la convocation du congrès des comités d'usine par le gouvernement [4]. Désireux de ne pas couper les ponts, les communistes renoncent alors à leur revendication de dissolution du Landtag et de convocation du congrès, et se déclarent prêts à soutenir au Landtag un gouvernement social-démocrate homogène qui ne comprendrait pas Buck et qui s'engagerait à autoriser la création d'organismes ouvriers d'auto-défense, à organiser des « chambres du travail », consultatives, dans lesquelles les comités d'usine seraient représentés, et enfin à amnistier les prisonniers politiques. Le 19 mars 1923, une conférence élargie des social-démocrates saxons accepte ces propositions et, le même jour, malgré l'opposition des représentants de Leipzig, les communistes font de même [5]. Le 21 mars est constitué un nouveau gouvernement, présidé par Erich Zeigner, avec Liebmann à l'Intérieur et Graupe au Travail ; le Landtag l'investit, avec les voix communistes [6]. Au nom des communistes saxons, Paul Böttcher salue dans cette élection un pas en avant vers la formation du gouvernement ouvrier et vers l'armement du prolétariat. Les députés bourgeois quittent le Landtag en signe de protestation contre ce qu'ils appellent le « programme bolchevique » du gouvernement Zeigner [7], à propos duquel la grande presse engage dans tout le Reich, une vaste campagne hostile.
Le 22 mars, le bureau politique du K.P.D. approuve les décisions des communistes saxons et décide de lancer à son tour dans tout le pays une campagne pour faire connaître les événements de Saxe [8]. Mais, le 30, Die Rote Fahne publie des résolutions — de Berlin et de Berlin-Brandebourg — critiquant comme « opportuniste » la politique suivie en Saxe, et la réponse du Vorstand saxon [9].
Le renversement de la majorité au sein de la social-démocratie en Saxe est pour la gauche un événement mineur, les social-démocrates de gauche étant en définitive aussi « traîtres » que leurs compères de droite. Pour la direction du K.P.D. en revanche, comme pour Radek, elle est un événement d'une signification profonde, la confirmation de la justesse de leur politique. C'est ce que Radek écrit à l'usage de lecteurs anglais :
« Aujourd'hui encore, le parti social-démocrate est le plus fort parti du prolétariat en Allemagne. On peut en être déçu et gêné, mais c'est un fait sur lequel il faut prendre une position ou une autre. On peut suivre Levi (...) ou on peut prendre les armes contre les traîtres et être battu, comme c'est arrivé au parti communiste allemand en mars 1921. On peut aussi lutter contre ce fait scandaleux en éduquant jour après jour le prolétariat, en mobilisant les rangs prolétariens » [10].
Le conflit entre les deux tendances du parti communiste va bientôt se transporter sur le terrain le plus brûlant d'Allemagne, celui de la Ruhr. Ruth Fischer s'y est en effet rendue après le congrès de Leipzig, et elle s'attache à organiser le courant gauchiste ; celui-ci se renforce en effet et s'exprime même publiquement, en rupture de la discipline. Il s'agit pour elle, face au coup de force impérialiste et à l'escroquerie que constitue la résistance passive, de pousser les ouvriers à s'emparer des usines et des mines, à prendre le pouvoir politique : s'appuyant sur les fortes traditions « syndicalistes » du milieu ouvrier, sur les courants gauchistes à l'intérieur comme à l'extérieur du parti, elle tente de ressusciter l'idée de la « République ouvrière de la Ruhr » qui avait déjà inspiré trois ans auparavant les luttes ouvrières au lendemain du putsch de Kapp. Cette république aurait pu, selon Ruth Fischer, être la base « à partir de laquelle une armée ouvrière pourrait marcher vers le centre de l'Allemagne, prendrait le pouvoir à Berlin, écraserait une fois pour toutes la contre-révolution nationaliste [11]». Perspective séduisante pour les gauchistes des unions ouvrières, elle rencontre un écho chez les mineurs, si l'on en croit Ruth Fischer, et dans les milieux dirigeants du parti, où son principal défenseur est Joseph Eppstein, un des fondateurs du parti dans la Ruhr, secrétaire du district de Rhénanie moyenne [12]. Mais elle est vivement combattue par les partisans de la centrale, au premier rang desquels Stolzenburg, dirigeant du district Rhénanie-Westphalie nord, et Walter Stoecker, qui prend en main l'Oberbezirk de la zone occupée, et que soutiennent notamment les métallos d'Essen.
Le heurt entre les deux tendances est particulièrement violent dans toute cette région, car les majorités sont faibles et la situation difficile. Le premier affrontement public se produit au congrès du district de Rhénanie-Westphalie nord, à Essen. Ruth Fischer et Ernst Thaelmann [13], quoique étrangers au district, ont réussi, malgré l'opposition de Stolzenburg, à se faire déléguer par des organisations locales qui soutiennent la gauche. Le congrès annule leurs mandats, mais les autorise à prendre part à ses travaux et à y intervenir au nom de leurs districts respectifs de Berlin-Brandebourg et Hambourg-Wasserkante. Ruth Fischer en profite pour se livrer à une attaque d'une violence inouïe contre le cours « opportuniste » de la centrale. Elle l'accuse de ne rechercher que le rapprochement avec la social-démocratie, et elle en voit la preuve dans la politique de « lutte pour un gouvernement ouvrier » en Saxe. Pour la Ruhr, elle propose un programme d'action immédiate, comportant la saisie des usines, la mise en place du contrôle ouvrier sur la production, la formation de milices ouvrières dans l'ensemble de la zone occupée. Pour elle, toutes ces revendications ne constituent que des mesures préparatoires à la lutte directe pour le pouvoir, une lutte qui passe dès le moment présent par l'appel à renverser le gouvernement Cuno. Dénonçant les partisans de Brandler comme des « amis de la démocratie » — dans le K.P.D. de cette époque, l'accusation est d'une extrême gravité —, elle se laisse aller à des violences de langage qui semblent indiquer une volonté de scission, allant jusqu'à proclamer :
« Un jour viendra où tous les camarades seront derrière nous et chasseront ceux qui soutiennent la démocratie et guignent du côté de la Constitution de Weimar » [14].
En face d'elle, sa vieille adversaire, Clara Zetkin, est venue épauler Stoecker et Stolzenburg. Elle rétorque que l'analyse faite par la gauche ne répond nullement à la réalité allemande du moment, et que l'application de sa ligne signifierait une rechute dans les aventures de type putschiste, aboutissant, par une offensive prématurée, à l'isolement et à la défaite du prolétariat de la Ruhr. Les initiatives réclamées par la gauche risqueraient en outre, selon la déléguée de la centrale, de faire le jeu des occupants dont les agents cherchent à prendre contact avec les militants et responsables locaux. Finalement, la résolution des partisans de la centrale l'emporte de justesse, par 68 voix contre 55 [15].
Le danger de scission resurgit. La force de l'opposition dans une région devenue capitale, sa détermination, le comportement de ses militants dans la Ruhr, l'agressivité manifestée par Ruth Fischer elle-même, montrent que la crise est grave, proche du point de rupture. La centrale s'émeut [16]. Après une chaude discussion, elle publie en termes mesurés, mais nets, un avertissement intitulé « Cela ne peut plus durer ! ». Elle considère que l'opposition, tant par son comportement au congrès d'Essen que par ses agissements antérieurs, est en train de menacer directement l'unité du parti. Décidée à assurer la poursuite de la discussion, elle se déclare néanmoins déterminée à briser, quels que soient les prétextes ou les circonstances invoquées, toute tentative de scission [17]. Le lendemain, elle fait publier dans Die Rote Fahne un article de Ruth Fischer, qu'elle fait suivre de la réponse de Brandler [18]. Le même jour, ouvrant à Chemnitz le congrès des Jeunesses communistes, Brandler lance un avertissement solennel :
« La centrale essaiera une fois de plus de trouver un accord avec l'opposition. Nous espérons que l'écrasante majorité de nos camarades partisans de l'opposition se joindront à nous dans un effort honnête pour trouver une issue permettant de préserver le parti. Cependant, (...) nous ne pouvons tolérer que des incidents comme ceux qui viennent de se produire dans le congrès du district du parti se répètent. Nous ne pouvons permettre une autre tentative de s'opposer aux mots d'ordre pratiques du parti au cours de l'action, et de les remplacer par d'autres qui ont été repoussés. Ce serait tuer la discipline révolutionnaire de combat. Quiconque la viole est ennemi du parti et doit être mis hors d'état de nuire » [19].
Le langage de Brandler est entendu par au moins une partie des militants responsables de la gauche. Eppstein, révoqué par la centrale, voit élire à sa place un gauchiste plus modéré, Peter Maslowski [20]. Le 10 avril, quatre autres gauchistes, et non des moindres, Arthur Ewert, membre de la centrale, Hans Pfeiffer, également membre de la centrale et secrétaire de l'organisation du district Berlin-Brandebourg, Gerhard (en réalité Gerhard Eisler), le propre frère de Ruth Fischer, suppléant du comité central et cadre du district, et Heinz Neumann, rédacteur à Die Rote Fahne et lnprekorr, membre de l'appareil clandestin, jeune et brillant élément qui a l'oreille des Russes, se désolidarisent des dirigeants de l'opposition, désavouent l'essence des thèses de Ruth Fischer et Maslow et prônent une « concentration » du parti [21]. A l'exécutif du district de Berlin-Brandebourg, les partisans de ce « centre » obtiennent 10 voix contre 24 aux jusqu'auboutistes de la gauche [22]. Le 22 avril, Zinoviev, au nom de l'exécutif, invite des représentants de la centrale et de l'opposition de gauche à une conférence avec les dirigeants bolcheviques à Moscou [23].
Au moment où Lénine vient d'être frappé, le 9 mars, par sa troisième attaque, l'exécutif va tenter de résoudre la crise au cours de discussions qui se déroulent au début de mai à Moscou. Brandler et Böttcher représentent la centrale, Maslow. Ruth Fischer, Thaelmann et Gerhard Eisler, la minorité gauchiste [24].
En face d'eux, Trotsky, Boukharine, Zinoviev et Radek représentent le parti bolchevique [25]. On ignore le contenu exact des discussions [26], d'où va sortir une longue résolution de compromis qui déclare notamment :
« Les divergences naissent de la lenteur du rythme du développement révolutionnaire en Allemagne et des difficultés objectives qu'il entraîne, alimentant à la fois des déviations de droite et des déviations de gauche » [27].
L'exécutif caractérise comme des « erreurs droitières » certaines formules de la résolution de Leipzig, sur l'utilisation des « illusions, préjugés et besoins » des ouvriers social-démocrates, ou encore des « instruments de pouvoir disponibles dans un Etat bourgeois » pour la lutte éventuelle d'un gouvernement ouvrier. Selon lui, de telles erreurs expliquent le mécontentement d'« éléments prolétariens sains (...) inclinant vers le gauchisme » [28]. Il ajoute cependant que la centrale a eu raison de combattre les tendances gauchistes, quand, comme dans la Ruhr, elles risquaient « de conduire à des luttes isolées (...) où le parti aurait subi de cruelles défaites, ou quand, comme en Saxe, elles l'auraient isolé des masses ouvrières qui sont en train de se frayer un chemin vers nous » [29]. Il conclut :
« La lutte contre les tendances gauchistes ne peut être menée victorieusement que si la centrale élimine, avant tout par une lutte contre les éléments droitiers, les causes de la défiance révolutionnaire de la gauche » [30].
L'exécutif condamne toute politique d'occupation des usines de la Ruhr tant « qu'il n'existe pas de mouvement révolutionnaire dans la zone non occupée » ni de signe de désintégration des forces françaises d'occupation [31]. S'il considère comme correcte la tactique adoptée en Saxe à l'égard du gouvernement Zeigner, il regrette que le parti allemand n'ait pas encore réussi à inclure sa lutte pour un gouvernement ouvrier en Saxe dans une lutte à l'échelle nationale pour un gouvernement ouvrier en Allemagne [32]. Tout en constatant que la bourgeoisie allemande, par sa lutte contre le traité de Versailles, contribue objectivement à la désintégration de l'Europe capitaliste, il rappelle que cette bourgeoisie est également vouée à la lutte contre le prolétariat et qu'elle ne saurait lutter victorieusement contre l'Entente [33]. Il appartient au parti communiste d'expliquer patiemment aux masses influencées par l'idéologie nationaliste que « seule la classe ouvrière, après sa victoire, sera en position de défendre le sol allemand, les trésors de la civilisation allemande, l'avenir de la nation allemande » [34].
Afin de garantir en outre l'accord politique ainsi conclu — la résolution a été votée à l'unanimité —, l'exécutif recommande l'ouverture d'une discussion publique dans un supplément bimensuel spécial de Die Rote Fahne, l'engagement, de la part des dirigeants de gauche, de cesser la propagande en faveur de leur tendance dans les districts où elle n'est pas implantée [35] et, de la part des dirigeants de la droite, celui de proposer à la prochaine réunion du comité central la cooptation à la centrale des dirigeants de la gauche qui en avaient été tenus à l'écart à Leipzig.
Au mois de mai, l'aggravation de la situation internationale contribue à consolider le compromis passé dans le parti. Le 2 mai, le maréchal Foch, en visite officielle, passe en revue l'armée polonaise. Le 8, le secrétaire d'Etat britannique, lord Curzon, adresse à l'Union soviétique un ultimatum au sujet de l'action de ses agents en Perse, en Afghanistan et aux Indes. Le 10 mai, le diplomate russe Vorovski est assassiné en Suisse par un Russe blanc. En Union soviétique, l'émotion est considérable. Zinoviev écrit que les irréductibles du camp impérialiste sont en train de préparer une nouvelle offensive :
« Les événements de la Ruhr, l'ultimatum envoyé par Curzon, l'assassinat de Vorovski, la tournée triomphale du maréchal Foch en Pologne, sont les maillons d'une même chaîne » [36].
Le 13, à Berlin, on estime à 100 000 le nombre de manifestants rassemblés par le K.P.D. pour protester contre l'assassinat et les projets d'agression de la Russie [37]. Le 16, ils sont plus de 150 000 autour du cercueil de Vorovski, sur le point d'être transféré à Moscou, dans une gigantesque manifestation aux flambeaux dont Victor Serge écrira plus tard qu'elle « ouvrit la période de mobilisation révolutionnaire » [38]. Rykov et l'ambassadeur Krestinsky sont aux côtés de Radek et de tous les membres de la centrale. Radek prononce un discours enflammé appelant les travailleurs allemands à la défense de la révolution russe [39]. Le comité central se réunit le jour même et le lendemain. Le rapport de Brandler, qui insiste sur la gravité de la situation internationale et du danger fasciste en Allemagne même, n'est suivi que d'une maigre discussion portant sur des points de détail. Conformément à l'accord de Moscou, Ruth Fischer, Geschke, Thaelmann et König sont cooptés à la centrale [40]. L'accord semble bien s'être fait sur la formule qui va être donnée par Radek au lendemain de la session :
« Nous ne sommes pas en mesure d'instaurer la dictature du prolétariat parce que les conditions préalables, la volonté révolutionnaire chez la majorité des prolétaires, n'existent pas encore » [41].
Mais, dès le lendemain, l'effervescence explose de nouveau dans la Ruhr. Franz Dahlem écrit :
« La faim, qui fait sortir le loup du bois, fait sortir les mineurs de la mine et le tourneur de l'usine » [42].
L'occasion : un effondrement brutal du mark au lendemain d'achats massifs de devises par les agents de Stinnes, une brusque flambée des prix. C'est une véritable grève sauvage, déclenchée malgré les syndicats, et que le parti communiste a la plus grande peine à contrôler : le mouvement a démarré le 16 mai et il faut des journées d'efforts pour qu'enfin soit constitué, le 26, un comité central de grève; celui-ci n'a cependant pas l'autorité suffisante pour empêcher que des combats de rue éclatent ici ou là. Finalement, le 29 mai, la centrale, réunie à Essen en même temps que le comité central de grève, donne son accord pour la reprise du travail sur la base d'une augmentation des salaires de 52,3 % : la gauche approuve, et le travail reprend rapidement [43].
Cependant, au moment où les communistes semblent s'être mis d'accord sur la nécessité d'une approche prudente des problèmes du développement de la révolution prolétarienne allemande, d'autres qu'eux estiment que la situation est en train de devenir révolutionnaire. Le 26 mai, au lendemain des premières journées d'émeute de Gelsenkirchen, un haut fonctionnaire allemand adjoint au Regierungspräsident de Düsseldorf, le Dr Lütterbeck, écrit au général français Denvignes pour lui demander d'autoriser la police allemande à pénétrer dans la zone d'occupation afin d'y rétablir l'ordre :
« Des événements comme ceux de Gelsenkirchen sont de nature à encourager les éléments hostiles à l'Etat. De nouveaux troubles se produiront et l'ordre, qui est la base nécessaire de la culture et de la production, menace d'être ébranlé pour un temps assez long. (...) La région industrielle est trop complexe pour qu'une étincelle partie d'une ville ne risque pas de devenir une flamme (...) telle que ni le Rhin ni les frontières de l'Allemagne ne puissent l'arrêter. Cette menace est suspendue sur le monde. Et si le commandement français attend dans l'inaction que l'émeute s'en prenne à lui, il semblera que la France souhaite l'ébranlement de l'autorité allemande (...) même au prix d'un soulèvement qui menacerait la civilisation européenne en mettant la Ruhr aux mains de la populace. Ce jeu est dangereux pour la France même. L'armée d'occupation n'est pas constituée seulement de matériel inanimé, fusils, mitrailleuses et tanks ; des hommes qui ont des yeux et des oreilles portent ces armes. Ils risquent d'emporter de la Ruhr une semence dangereuse, appelée à germer en territoire français. En présence de ces dangers, je me permets de souligner les lourdes responsabilités que le commandement français encourrait en se montrant indulgent avec l'anarchie. S'il n'agit pas lui-même, son devoir est tout au moins de laisser aux autorités allemandes les mains libres pour accomplir le leur (...). Je me permets de rappeler à ce propos que, lors du soulèvement de la Commune de Paris, le commandement allemand alla de son mieux au-devant des besoins des autorités françaises agissant en vue de la répression » [44].
Notes
[1] R. Wagner, « Der Kampf um die proletarische Einheitsfront und Arbeiterregierung in Sachsen unmittelbar nach dem VII. Parteitag der K.P.D. », I, BzG, 1963, n° 4, p. 651.
[2] Die Rote Fahne, 2 mars 1923.
[3] R. Wagner, op. cit., p. 653-654.
[4] Ibidem, p. 655.
[5] Ibidem.
[6] Ibidem, p. 357.
[7] La profession de foi de Zeigner dans Verhandlungen des Sächsischen Landtages 1923, pp. 717-720.
[8] I.M.L.-Z.P.A., 3/1/27, cité par Wagner, p. 657.
[9] Die Rote Fahne, 30 mars 1923.
[10] Radek, « The Crucible of Revolution », Communist Review, III, N° 11 (mars 1923), p. 533, citée par Angress, op, cit., p. 305.
[11] R. Fischer, op. cit., p. 255.
[12] Eppstein était avant 1914 un des dirigeants radicaux de la Ruhr. Emprisonné en 1919, il se fixe à Cologne et, grâce à ses dons d'organisateur, fait de la Rhénanie moyenne, à partir de 1921, un bastion de la gauche, après son élection au secrétariat de district à la place de Dahlem, compagnon de route de Levi. Avec lui, une équipe efficace : Peter Mieves — plus tard démasqué comme policier —, l'instituteur Kerff, Wilhelm Florin. Dans les autres districts rhénans, la gauche dispose de fortes positions grâce à des hommes comme Arthur König, dirigeant de Dortmund, Kötter, de Bielefeld, Hans Kollwitz, qui sera secrétaire du comité pour la Ruhr des conseils d'usine.
[13] Thaelmann, authentique prolétaire, était plus le symbole de la gauche hambourgeoise que son chef. Le véritable dirigeant était Urbahns, dont l'un des principaux lieutenants était en 1923 Philip Dengel, rédacteur en chef du Hamburger Volkszeitung.
[14] Die Rote Fahne, 29 mars 1923.
[15] Die Rote Fahne, 29 mars 1923.
[16] I.M.L.-Z.P.A., 3/1/7, p. 54, cité par Véra Mujbegović, op. cit., p. 397, n. 82 : compte rendu de la réunion du Polburo du 27 mars, discussion au sujet de l'attitude de Ruth Fischer.
[17] Die Rote Fahne, 30 mars 1923.
[18] Ibidem, 31 mars 1923.
[19] Ibidem, 1° avril 1923.
[20] H. Weber. Die Wandlung, II, p. 111.
[21] « Zur Lage und zu die Aufgaben der Partei », Die Internationle, 15 mai 1923, n° 10, pp. 228-234, sans doute parce que Die Rote Fahne fut interdite du 8 au 21 avril 1923.
[22] Weber, Die Wandlung, I, p. 48.
[23] Carr. The Interregnum, p. 162, indique que le texte de cette lettre se trouve dans le recueil Material zu den Differenzen mit der Opposition, que nous n'avons pu nous procurer.
[24] R. Fischer, op. cit., p. 260, ne mentionne que les trois premier. Mais Die Rote Fahne, du 13 mai 1923, mentionne Gerhard, dont une note, dans Dok. u. Mat., VII /2, p. 309, précise qu'il s'agit de Gerhard Eisler; il est peu probable que cette omission soit fortuite. R. Fischer considérant que son frère avait « trahi » la gauche.
[25] R. Fischer, ibidem.
[26] Aucun compte rendu n'en a jamais été publié. Le compte rendu donné brièvement par Ruth Fischer (ibidem) semble peu digne de foi.
[27] «Resolution zu den Differenzen in der K.P.D. » Die Rote Fahne, 13 mai 1923 ; Dok. u. Mat., VII/2, pp. 301-309 auquel nous renvoyons pour les références ; ici. p. 302.
[28] Ibidem, p. 303.
[29] Ibidem. pp. 303-304.
[30] Ibidem. p. 304.
[31] Ibidem, pp. 304-305.
[32] Ibidem, pp. 305-306.
[33] Ibidem, p. 307.
[34] Ibidem, R. Fischer (op. cit., p. 260), écrit que la question du « national-bolchevisme ne fut pas soulevée », alors que ce passage de la résolution peut êtres tenu en réalité pour le fondement de la politique qu'elle appelle « national-bolchevisme ».
[35] Ibidem, p. 308. Il semble que, pendant les premiers mois de 1923, la gauche ait sérieusement entamé quelques-uns des bastions de la droite. L'inquiétude de la centrale se manifeste par le déplacement des hommes de confiance vers des districts disputés : c'est ainsi que Hans Tittel quitte le Wurtemberg pour la Thuringe où il est élu Polleiter (Weber, op. cit., II, p. 334).
[37] Rappelons qu'il y a environ 30 000 militants communistes àBerlin.
[38] Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire, p. 185.
[39] Die Rote Fahne, 17 mai 1923.
[40] Ibidem, 17 mai 1923.
[41] Ibidem, 18 mai 1923. Davidovitch (op. cit., p, 79) cite l'intervention d'un dirigeant de gauche dans la Ruhr, Unger, critiquant l'opportunisme de la centrale, d'après les archives de l'I.M.L., Moscou, Fonds K.P.D. 1923, 1924, pp. 134-135.
[42] Corr. int., n° 44, 1° juin 1923, p. 824.
[43] Bericht ... , p. 11.
[44] Die Rote Fahne, 29 mai 1923 ; Corr. Int., n° 44. 1° juin 1923. pp. 825-826.