1971 |
"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914." |
Révolution en Allemagne
Pierre Broué
De la conquête des masses à la défaite sans combat
Face à l'éclatante faillite du système économique et social de la bourgeoisie, l'attitude de la social-démocratie et des syndicats, et le poids de la crise elle-même, loin de constituer des facteurs de radicalisation, risquent au contraire de provoquer la passivité et finalement la résignation d'une partie importante de la classe ouvrière. Le récent exemple de l'Italie montre quelles chances une telle situation offre au grand capitalisme de consolider sa domination politique par le recours aux bandes armées de type fasciste. Devant le comité central, à la fin de l'année, c'est à Brandler, récemment revenu de Moscou où il a été, après sa libération, membre du présidium de l'Internationale pendant presque une année, qu'il revient de présenter le rapport politique. Tout en reconnaissant les progrès accomplis par le K.P.D. au cours de l'année écoulée, il insiste sur la nécessité de « bannir radicalement la prétendue intransigeance, qui se révèle en réalité incapable de s'inspirer directement des travailleurs », dans ce parti qui ne sait pas, selon lui, « s'adapter encore suffisamment à la mentalité des classes ouvrières non communistes » [1].
Les progrès du K.P.D. sont pourtant considérables, en cette fin de 1922, si on compare à ce qu'il était, non seulement en 1918-1919, mais aussi dans les mois qui avaient suivi l'action de mars 1921. A l'été suivant, ses effectifs étaient tombés très bas, plus bas peut-être que le chiffre — révélé seulement un an plus tard — des cotisations perçues de 157 168 [2]2, dérisoire en comparaison des 893 000 indépendants et des 78 715 communistes recensés à la veille du congrès de Halle [3]. Même si l'on admet que le chiffre généralement avancé de 450 000 membres à la naissance du V.K.P.D. était démesurément optimiste [4], il faut tout de même accepter l'idée que l'action de mars avait provoqué une réduction brutale des effectifs militants ; elle apparaît à l'évidence à travers les tableaux dressés par Hermann Weber : le district de Halle-Merseburg passe, entre deux statistiques sérieuses, du début de 1921 au milieu de 1922, de 66 000 à 23 000, la Basse Rhénanie — autour de Düsseldorf — de 52 000 à 16 000, la Thuringe de 23 000 à 10 000, le Nord-Ouest — autour de Brême — de 17 000 à 4 000 [5].
A la fin de 1922, la situation est en cours de redressement. Fondant ses chiffres sur les cotisations effectivement versées, Böttcher donne pour septembre le chiffre de 218 195 adhérents, dont 26 710 femmes [6], et Pieck, pour le mois d'octobre, celui de 255 863 [7]. Hermann Weber, dans son étude statistique, retient pour le troisième trimestre de 1922 le chiffre de 224 689 [8]. En fait, les cotisations perçues sont inférieures aux chiffres donnés par les organisations locales, en l'occurrence, pour octobre, 328 017 [9]. Mais c'est cette méthode qui conduisait en 1921 le parti à proclamer 359 613 membres, chiffre manifestement exagéré [10]. On peut en conclure qu'après avoir perdu au lendemain de mars les deux tiers de son effectif, le parti communiste a gagné — ou regagné — environ 100 000 membres entre 1921 et 1922.
Son implantation demeure très inégale suivant les régions. Par exemple, en Bavière, il ne dépasse guère les 6 000 militants, même s'il en annonce 8 000, et n'a pas surmonté là les coups reçus en 1919 [11]. Il compte en revanche autour de 50 000 membres en Rhénanie-Westphalie [12], presque 30 000 dans le district de Berlin-Brandebourg [13], presque 20 000 dans l'ErzgebirgeVogtland [14], 23 000 dans le district de Halle [15] et le Wasserkante [16], ce qui constitue de fortes proportions par rapport à la population totale, mais plus encore par rapport à la population ouvrière : un militant communiste pour 46 habitants à Halle [17], un pour 55 dans l'Erzgebirge-Vogtland [18], un pour 138 dans le Wasserkante [19], un pour 144 à Berlin-Brandebourg [20] et, par rapport à la population ouvrière, femmes et enfants compris, un pour 30 à Halle, pour 45 dans l'Erzgebirge, pour 50 dans le Wasserkante, pour 60 à Berlin-Brandebourg [21] L'inégalité de cette implantation résulte moins des fluctuations politiques récentes que de l'histoire générale du parti : l'Erzgebirge-Vogtland, avec Chemnitz, constitue un bastion parce que Brandler et Heckert. solidement implantés dans la classe ouvrière, ont pu, en 1919, gagner la presque totalité des ouvriers indépendants, et ce sont de même les gros bataillons d'indépendants de gauche gagnés en 1920 qui constituent les organisations communistes de masse d'Allemagne centrale ou du Wasserkante.
En ce qui concerne la composition sociale, la composition par sexe et par âge, seules des approximations sont possibles du fait de l'absence de statistiques pour cette période. Mais les éléments d'information concordent. Le parti communiste allemand est avant tout, par sa composition, un parti ouvrier et même un parti de la jeunesse ouvrière. Les évaluations des auteurs les plus divers ne descendent jamais au-dessous de 90 % d'ouvriers dans ses rangs [22]. Spartakus et l'ancien K.P.D. (S) n'avaient pas — sauf exceptions locales — mordu en profondeur sur le prolétariat industriel, mais les indépendants de gauche ont conduit dans le parti unifié des dizaines de milliers d'ouvriers d'usine. Les observateurs contemporains se disent frappés du caractère ouvrier des réunions de délégués et responsables [23]. Parmi eux, il y a beaucoup d'ouvriers qualifiés, notamment de la métallurgie, et le K.P.D. de 1922 ne saurait à cet égard être confondu avec le parti d'ouvriers non qualifiés et de manœuvres qu'il deviendra dix ans plus tard [24]. Les femmes sont nettement moins nombreuses et leur nombre varie entre le sixième et le douzième du total [25]. De toute façon, les militants communistes sont jeunes l'écrasante majorité est constituée d'hommes de la génération de la fin de la guerre et de l'après-guerre, en d'autres termes, de la révolution russe et de la révolution de novembre, encadrés par des hommes de la génération précédente [26]. Radek écrit à ce sujet :
« L'écrasante majorité des masses prolétariennes qui appartiennent au parti communiste d'Allemagne sont des prolétaires qui, secoués par la guerre, ont été éveillés à la vie politique par la révolution. L'U.S.P. n'est pas devenu un parti d'un million de membres au détriment du S.P.D., mais par un afflux d'éléments prolétariens neufs. Et les centaines de milliers de spartakistes ne correspondaient qu'à une infime partie des vieilles troupes de choc radicales du parti : c'étaient, dans leur majorité, des éléments que le tonnerre de la révolution avait précipités dans la vie politique » [27].
A l'échelon des cadres et de la direction, ces remarques doivent être quelque peu corrigées : ce sont en effet les plus expérimentés des militants, donc les plus anciens, qui exercent des responsabilités. Les responsables des Oberbezik ont entre trente et quarante ans [28]. Au niveau des responsables dans les districts, peu d'hommes ont dépassé la quarantaine, Œlssner, Polleiter en Silésie, qui a quarante-trois ans, Eppstein, dirigeant gauchiste et Polleiter en Rhénanie moyenne, qui en a quarante-cinq, et Jakob Schloer, Orgleiter de l'Oberbezirk Sud, quarante-quatre [29]. La grande majorité des autres sont des ouvriers qui ont entre trente et quarante ans, comme dans l'Erzgebirge-Vogtland où le maçon Siewert dirige le district qu'il a pris en main en 1920 à trente-trois ans, avec, à la tète des Unterbezirk, le forgeron Reissmann, qui en a trente-six, et le menuisier Grube, qui en a trente. Ces trois hommes ont commencé leur vie militante dans les syndicats ou le parti social-démocrate à dix-sept ou dix-huit ans, et comptaient derrière eux entre six et dix années de militantisme lors de la déclaration de guerre [30].
En 1922, de jeunes hommes apparaissent dans les directions des districts : Hans Tittel, militant d'avant guerre, Palleiter du Wurtemberg, a vingt-huit ans, Hans Weber, dans le Pfalz, vingt-sept [31]. Willy Sachse, secrétaire du district de Halle-Merseburg, ancien compagnon de Reichpietsch et Köbis, a vingt-six ans, comme Volk en Saxe, et Wollweber, également un ancien mutin de la marine, vingt-quatre [32]. Les tout jeunes gens sont plus rares, mais pas absents : Hausen, à vingt-deux ans, secrétaire du district de Lausitz, Fugger, à vingt-cinq ans, dirigeant du parti à Düsseldorf, Herbert Müller, à vingt-deux ans, porte-parole des communistes de Ludwigshafen [33].
La centrale élue en janvier 1923 et complétée en mai compte vingt-quatre membres. Sur le nombre, il y a quatorze ouvriers manuels, métallos, maçons, typographes, trois employés ou dessinateurs, et seulement sept journalistes ou fonctionnaires du parti depuis plus de cinq ans — proportion infiniment plus élevée d'ailleurs que dans les cadres des districts ou des localités. Encore ces non-ouvriers représentent-ils des générations différentes. Clara Zetkin, avec ses soixante-six ans, est la doyenne, le lien avec le parti social-démocrate de l'époque héroïque. En dehors d'elle, seuls Pieck — quarante-sept ans —, Remmele — quarante-trois — , Brandler — quarante-deux — et Geschke — quarante et un —, ont dépassé la quarantaine : les trois derniers ne sont « permanents » que depuis trois ans au plus. Quatre membres de la centrale ont moins de trente ans : Karl Becker et Walter Ulbricht, vingt-neuf, Ruth Fischer et Hans Pfeiffer, vingt-huit. Tous les autres ont entre trente et quarante. En 1922, un renouvellement se dessine, et une poussée de cadres très jeunes est sensible, notamment dans les tâches clandestines et dans la presse. Certains postes importants sont confiés à de tout jeunes gens : Otto Braun, né en 1900, est chargé en 1923 de la « formation » dans le cadre de l'appareil militaire dont Hans Kippenberger, à vingt-cinq ans, est l'un des dirigeants [34]. De même, le jeune Heinz Neumann, adhérent au parti à dix-huit ans, est entré l'année suivante à la rédaction de Die Rote Fahne. A vingt et un ans, il est secrétaire du district du Mecklembourg et collabore régulièrement à Inprekorr : il joue déjà un rôle important dans l'appareil clandestin, facilité, sans aucun doute, par sa connaissance du russe, appris au cours d'un séjour en prison [35]. Scholem, qui était rédacteur en chef du Volksblatt à vingt-six ans, est en 1922, à vingt-sept ans, Orgleiter de Berlin-Brandebourg [36]. Erich Hausen, monteur électricien, militant du K.P.D. à dix-huit ans, entre à vingt et un au comité central et devient à vingt-deux ans secrétaire du district de Lausitz [37]. On note particulièrement la jeunesse des militants pourvus de responsabilités dans la presse. Aucun des rédacteurs en chef de journaux du parti en 1923 n'a plus de quarante ans. Heinrich Süsskind, rédacteur en chef de Die Rote Fahne depuis deux ans, a vingt-huit ans [38], Adolf Ende, du Rote Echo d'Erfurt, a vingt-quatre ans, Martin Hoffmann, de l'Echo des Ostens et Bernhard Menne, de la Bergische Volksstimme, en ont vingt-deux [39].
La direction réelle du K.P.D., la centrale, est formée d'hommes et de femmes plus âgées, certes, mais d'une jeunesse comparable seulement à celle des Montagnards de 1793 ou des membres du comité central bolchevique de 1917 [40]. En elle se révèle pourtant une remarquable continuité par rapport à l'histoire du mouvement ouvrier allemand et de son aile révolutionnaire. Ses membres ont presque tous à leur actif un nombre élevé d'années de militantisme, sinon dans le parti social-démocrate lui-même, du moins dans ses Jeunesses ils sont presque tous entrés dans la vie de militant entre seize et vingt ans. C'est le cas, par exemple de vingt-deux sur vingt-quatre de ses membres, les deux derniers, Ruth Fischer et Guralski-Kleine, ayant fait eux aussi très jeunes leurs premières armes dans le mouvement socialiste, l'un en Autriche, l'autre en Pologne. Parmi ces « vétérans » de la social-démocratie d'avant guerre, quinze ont été spartakistes à partir de la guerre, tandis que cinq militaient à cette date dans les groupes révolutionnaires de Brême et de Hambourg, un seul dans le mouvement des Jeunesses uniquement; neuf viennent de l'aile gauche du parti indépendant. C'est en dehors de la centrale, dès le comité central ou au sein des comités et secrétariats de district, qu'on note le cas, exceptionnel, d'intellectuels appartenant presque tous à la gauche, arrivés au communisme avec la gauche des indépendants, et qui sont venus plus tard à la vie militante : Maslow avait vingt-six ans, Urbahns vingt-huit, Arthur Rosenberg vingt-neuf, et Karl Korsch trente-trois quand ils ont adhéré à l'U.S.P.D. à la fin de la guerre [41]. Ils représentent un secteur important du mouvement révolutionnaire allemand, les jeunes intellectuels, bourgeois d'origine, révoltés par la guerre, qui ont rallié le camp des ouvriers organisés ; mais ils ne sont pas le cœur du parti.
Comme le parti bolchevique, le K.P.D. demande à ses militants beaucoup de sacrifices et au premier chef une cotisation importante. Cette dernière, qui était en 1919 de 15 pfennig minimum pour les femmes et les jeunes, et de 30 pour tous les autres, a augmenté avec l'inflation, atteignant le chiffre minimum de 4 marks en mars, puis de 15 marks en septembre 1922. L'ouvrier communiste verse ainsi à son parti au moins l'équivalent d'une heure de travail hebdomadaire [42], soit environ trois fois plus que le militant social-démocrate ou indépendant. Cette cotisation est progressive, augmentant rapidement avec le salaire du militant. Il faut y ajouter des cotisations additionnelles fixées par les organisations des échelons intermédiaires et des contributions exceptionnelles, en principe volontaires, décidées dans le cours des campagnes politiques. On peut penser que ces exigences financières ont constitué un facteur de la consolidation du parti, dont elles écartaient dilettantes et oiseaux de passage, mais aussi que le recrutement ouvrier a pu s'en trouver freiné à cette époque de crise et de détérioration du niveau de vie ouvrier. Ruth Fischer signale que le total des cotisations enregistrées a toujours été inférieur au cours de ces années au nombre réel de militants, à cause de la fréquence des retards dans les paiements.
Dans le domaine de l'organisation et du fonctionnement interne également, le parti allemand se flatte d'avoir été l'un des premiers partis à s'engager dans une voie à la fois ancienne et nouvelle, renouant avec la tradition des débuts du mouvement socialiste, mais rompant avec la pratique social-démocrate qui, depuis 1905, faisait coïncider les unités de base du parti avec les circonscriptions électorales. Le congrès d'unification s'était efforcé de définir un mode d'organisation moins lâche que ne l'étaient celui du K.P.D. spartakiste et celui de l'U.S.P.D. La base n'en était plus la circonscription, mais le ressort économique. La cellule de base était donc le groupe local (Ortsgruppe) qui coïncidait en principe avec les fractions d'entreprise (Betriebsfraktionen) [43]. Mais une importante réorganisation est intervenue en mai 1921, au terme d'une discussion sur les faiblesses révélées par l'action de mars. Chaque fois qu'il s'agit d'une localité importante, le groupe local est fractionné en districts de quartier, les districts en sous-districts, ces derniers étant eux-mêmes divisés en dizaines (Zehnergruppen) comprenant entre dix et vingt militants. Une attention particulière est accordée au travail du parti dans les entreprises, où un homme de confiance (Vertrauensmann) ou un comité de fabrique (Fabrikausschuss) élus par les intéressés dirigent le travail de la fraction d'entreprise. Chaque militant appartient donc à deux organismes de base : dizaine et fraction [44].
Les responsables des échelons supérieurs sont désignés par des élections qui se déroulent sur cette double base. Les hommes de confiance du parti dans les entreprises élisent en effet les dirigeants des districts de quartier, ainsi que la moitié des membres des exécutifs des groupes locaux : l'autre moitié est élue directement au cours d'une assemblée générale des militants locaux rassemblant tous les membres des diverses dizaines. L'exécutif du groupe local ainsi désigné invite à toutes ses délibérations, avec voix consultative, les responsables des différentes fractions, fractions d'entreprises ou fractions au sein des organisations de masse, Jeunesses communistes, femmes communistes, coopératives, etc. [45]. Malgré cette double représentation des militants agissant dans le cadre des fractions, les dirigeants estiment en 1922 que l'effort d'organisation dans les entreprises est encore insuffisant, et ils mettent en place diverses mesures destinées à faire reposer toute l'organisation du parti sur des cellules d'entreprise (Betriebszellen) : au début de 1923, la centrale crée un département spécial chargé de leur organisation systématique sous la direction de Walter Ulbricht [46].
Les groupes locaux sont eux-mêmes regroupés en districts (Bezirk) — vingt-sept en 1922 [47]— par l'intermédiaire de sous-districts (Unterbezirk). On s'efforcera de surmonter ce relatif éparpillement en regroupant plusieurs districts en de véritables régions (Oberbezirk) [48]. A tous ces échelons, les cadres, qu'ils soient délégués pour une circonstance particulière (Vertreter) ou responsables pour une période donnée (Funktionär), sont élus et révocables à tout moment par les organismes qui les ont désignés, comités, assemblées générales, conférences ou congrès.
Conformément au principe bolchevique du centralisme démocratique, l'organisme suprême du parti est son congrès, réuni au moins une fois par an, en vue duquel les délégués sont élus sur la base de discussions préparatoires, où s'affrontent éventuellement des tendances présentant à la fois leur propre programme et leurs candidats, et disposent des droits les plus étendus pour exprimer leurs divergences, y compris dans des assemblées de groupes locaux où elles ne compteraient aucun partisan [49]. Dans l'intervalle entre les congrès, l'autorité appartient au Zentralausschuss, le comité central, lui-même composé de deux sortes d'élus. Certains d'entre eux sont en effet élus directement par le congrès, doivent résider au siège de la direction et constituent la centrale (Zentrale). Les autres sont également élus par le congrès, mais sur proposition des districts, qu'ils représentent de la sorte en même temps qu'ils représentent tout le parti. Le comité central conserve ainsi quelques traits de l'organisation de type fédéral qui caractérisait Spartakus. Fonctionnaires et délégués, quelles que soient leurs fonctions, dépendent étroitement de la base qui les a élus et peut les révoquer, et les permanents ne sont jamais en majorité dans les organismes exécutifs extérieurs au comité central [50]. La pratique des assemblées de fonctionnaires (Funktionärsitzung ou Versammlung) ou de membres (Mitglieder), qui débattent des grands problèmes politiques, très vivace, est caractéristique et du parti et de la permanence de la tradition spartakiste.
Mais en 1920 la centrale a pris conscience d'autres nécessités elle cherche à perfectionner son efficacité en se donnant une organisation plus rationnelle et surtout un véritable appareil professionnel. Elle-même se subdivise en deux organismes de travail, calqués sur le modèle récemment adopté en Russie, un bureau politique (Polbüro) et un bureau d'organisation (Orgbüro), ayant chacun dans ses rangs un membre de l'autre assurant en permanence coordination d'exécution et de décision [51]. En 1922, Ernst Meyer dirige l'un et Wilhelm Pieck l'autre [52]; ils les réunissent trois fois par semaine [53]. La centrale crée à son service un appareil technique sous forme de départements (Abteilungen) spécialisés, dans lesquels elle appelle les meilleurs militants : département pour le travail politique chez les femmes, avec Martha Arendsee, pour le travail politique auprès des enfants et adolescents, que dirige Edwin Hoernle [54], pour la politique communale, avec lwan Katz [55], pour les coopératives, avec Karl Bittel [56], pour le travail dans les campagnes, avec Heinrich Rau [57]. Des services qui n'ont pas le titre de départements jouent un rôle analogue : celui de la « formation », que dirige le vétéran Hermann Duncker [58], et qui sera l'ancêtre du célèbre agit-prop, le service de presse que dirige Alexander, dit Eduard Ludwig [59], et le bureau juridique constitué autour du Dr Félix Halle [60].
Le département syndical (Gewerkschaftsabteilung) est de loin le plus important: il comporte autant de bureaux que de branches syndicales, chacun animé par le militant le plus expérimenté de la branche donnée. Les hommes qui ont fait leurs preuves comme dirigeants de masses deviennent professionnels après Richard Müller, Malzahn et Neumann, ce sont Takob Walcher et August Enderle qui animent le département. Melcher, venu de Stuttgart, prend la tête du bureau des métaux [61], Bachmann, de Chemnitz, celui du bâtiment [62]. Chaque bureau, pour le compte du département, et sous les ordres de la centrale, contrôle directement les fractions communistes dans les syndicats correspondants [63].
Ainsi s'est constitué un appareil de permanents professionnels. Le K.P.D. compte en 1921 223 permanents, dont 96 « politiques » et 127 « techniques », et, en 1922, 230 : 53 « politiques » et 177 « techniques » [64]. Les hommes qui le composent n'ont pas la même origine. Les uns sont de vieux militants expérimentés, chargés de responsabilités politiques de confiance ; les autres, beaucoup plus jeunes, brillants sujets ou gros travailleurs, sont essentiellement employés à des tâches techniques ayant souvent d'ailleurs une portée politique ; mais leurs noms ne sont pas aussi connus que ceux des premiers. A côté des Enderle, Hoernle, Melcher, Bachmann, vétérans des luttes politiques et syndicales depuis au moins une décennie, il faut désormais tenir compte du rôle que jouent, dans les coulisses de l'appareil, des hommes ou des femmes peu connus, permanents techniques à plein temps, comme Leo Flieg, l'ancien dirigeant des Jeunesses [65] et Käthe Pohl [66], secrétaires du Polburo, comme Fritz Heilmann, également un ancien des Jeunesses, secrétaire de la centrale [67], ou encore Heinz Neumann, qui partage son activité entre la presse et l'appareil clandestin [68]. Tel est aussi, à partir de 1921, le cas de la militante bolchevique russe Héléna Stassova, venue au mois de mai sous la fausse identité de Lydia Lipnitskaïa, qui acquiert la nationalité allemande grâce à un mariage blanc et devient Lvdia Wilhelm, membre de l'Orgburo sous le nom de Herta [69]. C'est à cette époque que disparaît la tradition des orateurs itinérants de l'époque spartakiste, les Wanderredner, lesquels sont désormais incorporés à un corps nouveau de « commissaires » que la centrale affecte aux districts selon les besoins et qui y jouent le rôle de représentants en mission [70].
Face au parti-société que constitue l'ancienne social-démocratie, avec ses rites, ses fêtes, son calendrier, son rythme de vie au caractère presque religieux, le jeune parti communiste ne pouvait se permettre d'apparaître comme un parti sans tradition, sans l'appareil nécessaire pour créer autour de lui l'ambiance, le prestige, les habitudes de pensée et la façon de sentir. Déjà, au lendemain de l'unification et sous l'impulsion de Paul Levi, de gros efforts ont été déployés en ce sens.
Le K.P.D. a ses cérémonies. Chaque année, il organise de grandioses manifestations pour l'anniversaire de l'assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, « Karl et Rosa », comme on dit désormais. Les manifestants, portant d'immenses portraits de leurs « martyrs » — le célèbre dessin de Käthe Kollwitz représentant Liebknecht sur son lit de mort, la tête enveloppée d'un bandage ensanglanté — scandent de Hoch ou de Nieder trois fois répétés les mots d'ordre lancés par les responsables de groupes et chantent en chœur le solennel « Chant des Martyrs ». Le 1° mai est l'objet d'une préparation et d'une mise en scène spéciale, mais il y a également les grandes « journées internationales », celle de la femme en mars, de la jeunesse en septembre, et aussi des « semaines ». La tradition communiste reproduit et poursuit à bien des égards celle de la social-démocratie : ainsi l'usage du terme de Genosse (camarade) entre militants, qui est commun aux deux organisations.
Le chant révolutionnaire, qu'il soit hymne funèbre, chanson de marche ou de combat, joue dans cette tradition un rôle capital, de même que le chœur parlé ou le théâtre. La tradition du chant populaire de caractère politique, authentique chant révolutionnaire de masses, caractéristique du mouvement ouvrier allemand, se poursuit dans l'Allemagne du xx° siècle, et le parti communiste en est l'un des bénéficiaires. Manifestations et meetings commencent et se terminent par des chants où les voix des assistants sont guidées et soutenues par des chorales de qualité, formées de militants et sympathisants, véritables détachements d'agitation et de propagande [71].
La Jeunesse communiste (K.J.D. : Kommunistische Jugend Deutschlands) tient à cet égard une place particulièrement importante. A la fin de 1922, elle groupe 30 000 adhérents entre quatorze et vingt-cinq ans, organisés en groupes locaux, et à partir de novembre, le plus souvent possible en groupes d'entreprise — élisant leurs directions, les comités de district, de sous district et le comité central [72]. Organisation communiste, membre de l'Internationale de la jeunesse communiste, elle se veut organisation de jeunes et organisation de masses, s'occupe des loisirs des jeunes travailleurs, sport, chant, théâtre, randonnées, anime chorales et chœurs parlés, multiplie les « rassemblements » et les « marches » spectaculaires, s'efforçant de grouper les jeunes ouvriers ou chômeurs disponibles et d'en faire des combattants et des cadres pour le parti. Un congrès de la jeunesse communiste est en soi un véritable spectacle, comme le montre la description par Manfred Uhlemann de la cérémonie d'ouverture du 7° congrès de la K.J.D. le 31 mars 1923 à Chemnitz :
« La cérémonie d'inauguration du congrès (...) dans le palais de marbre de Chemnitz allait bien montrer de quel feu brûlaient les jeunes ouvriers et ouvrières venus de toutes les régions d'Allemagne. Saluées par le prolétariat de la cité industrielle, les délégations s'avançaient au son de leurs chants de combat, arborant leurs drapeaux rouges, dans l'immense salle magnifiquement décorée. Après la marche triomphale d'Aïda, l'ouverture de Robespierre, la récitation du Sturmvogel de Gorki et du serment du soldat de l'armée rouge par le chœur parlé de la jeunesse communiste de Chemnitz, tous les présents, debout, chantèrent l'Internationale. (...) Les congressistes saluèrent par le chant de la « Marche des gardes rouges » le représentant de l'Internationale communiste des jeunes » [73].
Pour le parti, les Jeunesses communistes sont à la fois une école élémentaire et une école supérieure : elles accueillent des adolescents, parfois même des enfants, et de tout jeunes hommes y font leur apprentissage de dirigeants. Travailleurs ou lycéens y adhèrent à seize ou même quinze ans — comme Albert Norden [74]. Des jeunes gens qui n'ont pas encore atteint vingt ans y exercent les responsabilités à l'échelon local ou régional : le maçon Fritz Grosse est à dix-sept ans secrétaire du district d'Erzgebirge-Vogtland [75], le métallo Häbich a dix-huit ans quand il est responsable des J.C. de la ville de Francfort [76], et l'étudiant Franz Rotter (dit Krause) dix-sept quand il devient secrétaire du district de Bade [77]. Un tel système permet la découverte précoce des talents, l'ascension rapide dans la hiérarchie de jeunes ouvriers doués et un premier apprentissage des responsabilités et des tâches de direction que ne permettrait pas directement l'organisation « adulte » : le jeune outilleur Anton Saefkow adhère aux Jeunesses à dix-sept ans, entre à dix-neuf dans la direction nationale, et au comité central à vingt et un ans [78]. En 1922, on assiste à un renouvellement total des dirigeants nationaux : la génération formée pendant la guerre et ses lendemains par Willi Münzenberg — des hommes qui ont maintenant entre vingt et trente ans passe dans les rangs du parti et y prend directement des responsabilités importantes : c'est le cas pour Heilmann, pour Otto Unger, pour Leo Flieg [79]. Une nouvelle génération accède aux postes de direction sur le plan national : Fritz Gäbler, président des J.C. jusqu'en mai 1923, à vingt-six ans, son successeur Heinz Pütz vingt-cinq, Conrad Blenkle, le secrétaire, a vingt-trois ans, Hermann Jakobs, rédacteur à Die Junge Garde, qui est l'homme de la gauche, a vingt et un ans en 1922 [80]. Très inférieure en nombre au parti lui-même, les Jeunesses n'en jouent pas moins un rôle important, car elles lui servent de pépinière pour ses cadres.
L'influence et le rayonnement du parti ne sont pas facilement mesurables. Le nombre de voix recueillies aux élections permet seulement d'indiquer un rapport entre le nombre de militants et celui des votants, qui dépasse dans certaines régions celui de un à vingt, ou même quarante. Mais il faudrait posséder également les chiffres de votants et le pourcentage des voix communistes dans les élections aux conseils d'usine, dans les compétitions syndicales, pour établir un rapport serrant de près la réalité.
La presse est un des principaux véhicules de l'influence du parti et son tirage fournit des indications précieuses, Mais elle souffre, pendant cette période, du fait de la crise et de la hausse des prix, de difficultés énormes, Ainsi, en 1922, Die Rote Fahne a augmenté de façon importante le nombre de ses abonnés et doublé son tirage, mais en même temps creusé un déficit qu'il ignorait à ses débuts [81]. Le parti dispose au total de trente-huit quotidiens — dont dix-sept ne sont en réalité que des éditions régionales — qui totalisent 338 626 abonnés [82]. Tous sont alimentés par le service de presse de la centrale, reproduisent les mêmes éditoriaux, utilisent les mêmes dépêches. La revue théorique du parti, Die Internationale, n'a que 3 000 abonnés, l'organe destiné aux fractions syndicales, Die Kommunistische Gewerkschafter, tire à 38 000, l'hebdomadaire féminin Die Kommunistin à 29 000, le journal pour les paysans Der Pflug à 5 000 — il sera suspendu en 1922 — et le bulletin des affaires municipales, Kommune, à 4 500. Les magazines pour enfants — Das proletarische Kind — et pour adolescents — Der junge Genosse, qui tire à 30 000 — n'ont pas le même objectif que Die Junge Garde, journal de combat, organe de la K.J.D. && [83] && [84]
Un autre instrument de l'influence du parti est constitué par ses élus. Au Reichstag, il n'a plus que quatorze députés, douze l'ayant quitté en même temps que Levi et ayant, comme lui, refusé de restituer leurs mandats, Mais la majorité ont été élus sous l'étiquette du parti indépendant, avant la naissance du parti unifié qu'ils représentent en principe. Il compte soixante-seize députés dans les différents Landtag, 12 014 conseillers municipaux, dans quatre cent vingt villes, détient la majorité absolue dans quatre-vingt conseils municipaux, la majorité relative dans cent soixante-dix autres [85]. Tous les élus, étroitement contrôlés, soumis — dans la pure tradition social-démocrate — à une stricte « discipline de fraction » sont à la fois des propagandistes et des agitateurs par leurs interventions dans les assemblées élues, et d'infatigables démarcheurs s'efforçant de gagner à leur parti l'adhésion des couches ouvrières dont ils se font les porte-parole.
Quant au poids du K.P.D. dans les syndicats, il ne cesse de grandir. Il continue de jouer un rôle dans des syndicats non membres de l'A.D.G.B., comme l'Union des travailleurs manuels et intellectuels, née en septembre 1921 de la fusion entre l'Union ouvrière libre (Gelsenkirchen) née des grèves de la Ruhr de 1919, et la petite « Union des travailleurs manuels et intellectuels » : elle compte à cette époque quelque 80 000 membres, essentiellement dans la Ruhr et en Haute-Silésie, et cherche avant tout l'action commune avec l'A.D.G.B. Malgré la forte empreinte « syndicaliste » qu'elle a subi, l'Union est dirigée par des communistes et suit, dans l'ensemble, la ligne du parti [86]. Elle a adhéré en 1922 à l'Internationale syndicale rouge. L'Union des charpentiers de marine a inscrit dans ses statuts ses liens organiques avec le K.P.D. et l'Internationale [87]. Le syndicat des gens de mer, conquis à partir de ports et des docks, est également un syndicat « rouge » adhérant à l'I.S.R., dont le dirigeant est le communiste Walter [88]. Il faut ajouter à ces organisations les importants secteurs ouvriers exclus de la centrale « libre » avec leurs dirigeants, comme les 6 000 ouvriers du bâtiment, qui, en Saxe, sont restés derrière Bachmann, Brandler et Heckert [89]. Beaucoup plus significatifs sont les progrès accomplis par les communistes au sein des syndicats réformistes. Malgré un système de désignation des délégués qui constitue une prime à la majorité, toutes les corporations ont vu s'organiser et agir d'importantes minorités révolutionnaires animées par les communistes et qui se traduisent par la présence de délégués à tous les congrès. Au congrès national de l'A.D.G.B., en 1922, sur un total de 694 délégués, il y a 90 communistes, dont 48 métallos » [90]. Malgré la vague d'exclusions qui a suivi la campagne pour la lettre ouverte de janvier 1921, puis l'action de mars, les communistes sont présents et en force dans tous les grands syndicats [91]. C'est ainsi qu'ils ont 46 militants sur les 216 délégués du congrès des cheminots, 33 sur 305 à celui des transports, 41 sur 305 à celui des communaux [92]. Les communistes ont la majorité absolue dans soixante commissions locales des syndicats, dont plusieurs dans d'importants centres ouvriers, Remscheid, Solingen, Hanau, entre autres [93]. Quatre cents d'entre eux ont des responsabilités syndicales au moins au niveau de leur entreprise et leur contrôle s'étend à 997 organisations syndicales [94], parmi lesquelles des organisations des syndicats des métaux de Stuttgart, de Hanau, de Friedrichshafen [95]. Nettement minoritaires encore, sont déjà candidats à une direction politique des syndicats, qu'ils disputent aux dirigeants réformistes. Leur action militante ne se borne pas au seul milieu des travailleurs manuels : parmi les enseignants, ils militent, selon les conditions locales, soit dans le syndicat officiel, soit dans les sections d'une « union » indépendante, recrutent instituteurs, professeurs de lycée ou même d'université [96] — les plus connus sont le philosophe Korsch et l'historien de l'antiquité Arthur Rosenberg [97] — et exercent une réelle influence parmi les assistants, d'où proviennent certains permanents, comme l'ancien combattant Richard Sorge [98]. Après bien des efforts, ils ont enfin réussi à développer un travail politique au sein du milieu étudiant et y construisent des noyaux, les Kostufra (fractions d'étudiants communistes), qui, eux aussi, fournissent des cadres aux Jeunesses et au parti [99].
Celui-ci fait un gros effort pour élever le niveau politique de ses militants. Les organismes, à tous les échelons, se réunissent au moins une fois par semaine, les assemblées générales sont fréquentes. A partir de 1921, un travail a été systématiquement développé pour la formation théorique et pratique des militants, l'éducation des cadres. En 1922 se sont tenues deux écoles centrales, l'une de trois mois, l'autre d'un mois, et elles ont été suivies par soixante-quatorze militants, choisis sur proposition des districts. Sept de ces derniers ont créé leur propre « école du militant », et quatre instructeurs itinérants desservent les cours organisés dans les mêmes conditions par seize districts qui n'ont pas les moyens de fournir eux-mêmes des instructeurs pour cet enseignement [100]. En 1923, il va réussir, malgré des difficultés de toute sorte, à assurer à Iéna un stage de deux mois auquel participent trente-deux stagiaires allemands, désignés par le comité central, ayant tous une expérience militante, et quatorze militants étrangers [101].
Ce tableau sommaire impose plusieurs remarques. D'abord, la presse du parti n'est guère lue en dehors de ses rangs. Le phénomène est particulièrement net en Rhénanie-Westphalie où il compte 52 000 militants et dispose de neuf quotidiens qui, tous ensemble, n'atteignent qu'un tirage de 64 000 exemplaires [102]. La direction a conscience de cette insuffisance. C'est pour la pallier qu'elle diffuse régulièrement des tracts « centraux », dont l'écho — du fait même qu'ils sont distribués — est difficilement mesurable. Au total, pendant le cours de l'année 1922, il a édité treize de ces tracts dans le cadre de ses campagnes, dont les tirages varient entre 1 400 000 et 4 millions d'exemplaires. En septembre 1922, la hausse du prix du papier oblige à réduire les tirages, qui oscilleront désormais entre 500 000 et 1 400 000 [103]. C'est en définitive très peu, si l'on songe que tout tract distribué n'est pas forcément lu ; il faut bien admettre que la propagande écrite des communistes ne touche qu'une faible partie des ouvriers allemands. Tracts et journaux sont plus des instruments d'organisation pour militants et sympathisants proches que des outils d'agitation et de propagande générales.
D'autres remarques s'imposent au sujet de l'éducation et de la formation des militants. Le nombre de militants ayant en un an suivi des stages dans des écoles centrales du parti est extrêmement faible : soixante-quatorze, pour un parti de 250 000 membres. De même, malgré l'intérêt qu'elle présente pour un communiste, la revue théorique du parti est peu lue : un seul militant sur cent y est abonné. C'est sans doute là, certes, une confirmation de la composition ouvrière prédominante du parti, mais aussi l'indication d'un fait que les dirigeants mentionnent parfois, le petit nombre de cadres politiquement formés, aptes à suivre les polémiques d'un niveau théorique élevé, au milieu d'une masse importante d'adhérents peu intéressés par les discussions théoriques et qui se contentent, dans les débats internes, d'imiter leurs chefs de file, qui sont également leurs organisateurs et leurs dirigeants dans le combat quotidien [104].
Même si, par le nombre, le parti communiste allemand est le premier parti communiste du monde hors de Russie, ses militants semblent relativement isolés dans la classe ouvrière : minorité cohérente et active, certes, mais dont l'influence ne semble démultipliée parmi les travailleurs politiquement organisés que là où des communistes ont su devenir des organisateurs ou des dirigeants des luttes syndicales. Les personnalités comptent énormément: c'est dans la vie de tous les jours, c'est-à-dire dans la pratique de la lutte des classes, que s'inscrit l'influence du parti, beaucoup plus que dans la conception du monde et l'élévation du niveau de conscience, lequel nécessite la formation de cadres ouvriers nombreux, ainsi que l'a démontré l'exemple bolchevique. Sous cet angle, la tactique du front unique ouvrier constitue un facteur de progression et même, en soi, un changement qualitatif : le travail qu'ils mènent fait des militants communistes des cadres organisateurs de la classe ouvrière, alors qu'ils n'avaient été jusque-là que d'intelligents commentateurs ou des critiques apparemment systématiques. La réunification social-démocrate, le retour des indépendants dans la vieille maison, à bien des égards négatifs pour les communistes, leur sont, de ce point de vue, favorables : les indépendants ont l'habitude de mener des actions communes avec eux et sont loin d'y être systématiquement hostiles. Ils constituent au sein du nouveau parti social-démocrate unifié un pont vers la masse des travailleurs social-démocrates un levier pour le front unique dont les premiers pas ne seront possibles qu'à travers le ralliement de cadres organisateurs extérieurs au K.P.D. : c'est seulement en effet l'existence dans le parti social-démocrate d'une aile gauche conséquente [105] qui permettra aux communistes de donner une allure concrète à leur nouveau mot d'ordre central, celui de « gouvernement ouvrier ».
Notes
[1] Extraits du rapport de Brandler devant le C.C. des 13-14 décembre 1922, Corr. int., n° 99, 23 décembre 1922, p. 753.
[2] Pieck, Corr. int., n° 81, 25 octobre 1922, p. 624.
[3] Jahrbuch 1922-1923, pp. 642-647.
[4] Pieck, op. cit.
[5] Weber, Die Wandlung, I, pp. 368·394.
[6] Böttcher, Corr. int., n° 11, 7 février 1923, p. 71.
[7] Pieck, op. cit.
[8] Weber, op. cit., p. 362.
[9] Pieck, op. cit., p. 623.
[10] Ibidem, p. 624.
[11] Weber, op. cit., pp. 383 et 390 donne les chiffres de 4 500 pour le nord et 2 369 pour le sud. Voir également Eberlein, Corr. int., n° 41, 23 mai 1923, p. 401.
[12] Dont 16 389 pour la Basse-Rhénanie, 4 431 pour la Rhénanie moyenne, 18 523 pour la Ruhr (Weber, op. cit., I), pp. 372, 380, 374.
[13] 29273 (ibidem, p. 369).
[14] 19432 (ibidem, p. 373).
[15] 23263 (ibidem, p. 370).
[16] 23263 (ibidem, p. 374). La coïncidence des chiffres reproduits dans ces deux notes ne laisse pas de surprendre.
[17] Ibidem, p. 370.
[18] Ibidem, p. 369.
[19] Ibidem, p. 371.
[20] Ibidem, p. 369.
[21] Calculs effectués à partir des chiffres de Weber.
[23] Robert Louzon écrit dans La Vie ouvrière du 28 avril 1923 . « j'ai eu l'occasion d'assister il y a quelque temps à Essen à une réunion d'hommes de confiance du parti communiste. Il y avait là une centaine d'assistants qui tous étaient ostensiblement des ouvriers sortis de leur usine quelques heures auparavant. Même dans les régions les plus exclusivement ouvrières de France, jamais une assemblée des secrétaires et trésoriers de section n'aurait présenté un tel caractère ouvrier. »
[24] Dans son étude sur les cadres du parti en 1924. Hermann Weber (Die Wandlung, II, p. 43) dresse le tableau suivant, d'autant plus significatif que la proportion de militants d'origine non prolétarienne est la plus élevée parmi les cadres :
Ouvriers qualifiés |
49 % |
Instituteurs |
4 % |
Ouvriers non qualifiés |
11 % |
Journaliers, permanents |
4 % |
Employés |
10 % |
Techniciens |
1,5 % |
Paysans et journaliers |
5,5 % |
Ménagères |
3,5 % |
Intellectuels |
9.5 % |
En ce qui concerne les origines sociales des parents, il donne des chiffres permettant d'établir, sur 120 responsables, le tableau suivant :
Fils d'ouvriers | 48 % |
Fils d'employés | 15 % |
Fils de bourgeois | 10 % |
Fils de paysans | 12 % |
Divers | 2 % |
Fils d'artisans | 8,5 % |
[25] Le rôle passé de Rosa Luxemburg, le rôle actuel de Ruth Fischer, le prestige de Clara Zetkin font du K.P.D. un parti où les femmes semblent jouer un rôle plus important que dans n'importe quel autre P.C. En fait, si plusieurs femmes, Rosi Wolfstein, Irmgard Raasch. Martha Arendsee, sont dans les départements de la centrale, une seule, Erna Halbe, occupe en 1923 une responsabilité de Polleiter de district.
[26] 26. Hermann Weber, dans son étude sur 252 responsables (Die Wandlung, II, p. 43), montre que le rôle essentiel est tenu en 1924 par des militants venus à l'action politique plus tôt que la masse des adhérents :
Date d'entrée dans le mouvement ouvrier :
avant 1900 | 8 % |
entre 1917 et 1920 par l'U.S.P.D. | 21 % |
entre 1900 et 1906 | 9 % |
par le K.P.D.(S) | 15 % |
entre 1906 et 1916 | 44 % |
après 1920 | 2 % |
Total : | 61 % |
Total : | 39 % |
Au total, 62 % de ces cadres sont venus au parti unifié avec le parti indépendant, et 33 % avec le K.P.D.(S). De ces derniers, 16 % s'étaient organisés pendant la guerre chez les spartakistes, 5 % chez les radicaux de gauche, et 12 % étaient venus directement au K.P.D.(S) à partir de sa fondation ou après.
[27] Radek, Soll die V.K.P.D., pp. 15-16.
[28] Par exemple, Ernst Meyer, Stoecker, Dahlem, Félix Schmidt, Karl Schulz (voir en annexe leurs biographies).
[29] Weber, Die Wandlung, II, pp. 239, III et 277.
[30] Krusch, Um die Einheitsfront ..., pp. 88-92.
[31] Weber, op. cit., pp. 324 et 337.
[32] Ibidem, pp. 267, 332, 348.
[33] Ibidem, pp. 154, 128, 227.
[34] Weber, Die Wandlung, II, pp. 181-182.
[35] Ibidem, p. 233.
[36] Ibidem, pp. 285-286.
[37] Ibidem, pp. 154-155.
[38] Ibidem, p. 314.
[39] Ibidem, pp. 108, 167, 218.
[40] P. Broué, Le Parti bolchevique, p. 90.
[41] Weber, op. cit., pp. 213, 329, 262, 192.
[42] Décision du C.C. des 15-16 mai, Die Rote Fahne, 17 mai 1922.
[43] Brandler, « Die Organisation der Partei », Die Rote Fchne, 4 decembre 1920 ; Die Internationale, n° 26, 1° décembre 1920, pp. 33-37.
[44] Circulaire de la centrale sur les questions d'organisation, Die Rote Fahne, 1° juin 1921.
[45] Ibidem.
[46] Die Rote Fahne, 17 mai 1923, Dok.u. Mat., VII/2, pp. 329-330.
[47] Ce sont : Berlin-Brandebourg, Niederlausitz, Poméranie, Prusse orientale-Dantzig, Silésie, Haute-Silésie, Saxe orientale, Erzgebirge-Vogtland, Saxe occidentale, Halle-Merseburg, Magdebourg-Anhalt, Thuringe, Basse· Saxe, Mecklembourg. Wasserkante, Nord-Ouest, Westphalie orientale, Westphalie occidentale, Basse-Rhénanie, Rhénanie moyenne, Hesse-Cassel, Hesse-Francfort, Pfalz, Bade, Wurtemberg, Bavière septentrionale et Bavière méridionale.
[48] Die Rote Fahne, 2 juin 1921.
[50] Brandler, Die Rote Fahne, 4 décembre 1920.
[51] Ibidem.
[52] Mujbegović, op. cit. p. 369.
[53] Mujbegović, op. cit., p. 306. n. 8.
[54] R. Fischer. op. cit., pp. 172-173.
[55] Weber, Die Wandlung, p. 178.
[56] Ibidem, p. 76.
[57] Ibidem, p. 253.
[58] Ibidem, p. 100.
[59] Ibidem, p. 69.
[60] Ibidem, p. 150.
[61] Ibidem. p. 217.
[62] Ibidem, p. 64.
[63] R. Fischer, op. cit., pp. 172-173.
[64] « Kommunistische Bewegung in Deutschland 1921-1922 », rapport de la centrale du K.P.D. à l'exécutif de l'I.C., I.M.L.-Z.P.A. 3/1/17, pp. 110-111, cité par Véra Mujbegović, op. cit., p. 306, n. 8.
[65] Weber, Die Wandlung, II, p. 121.
[66] Elle était la compagne d'August Kleine. Weber, « K.P.D. und Komintern », Vierteljahrshelte für Zeitgeschichte, n° 2, avril 1968, p. 185, n. 19, lui donne comme prénom Katarina ; dans Die Wandlung, II, p. 183, il donne Lydia.
[67] Weber, Die Wandlung, II, p. 157.
[68] Ibidem, p. 233.
[69] Brandt et Lowenthal, op. cit., p. 187 ; H. Stassova, « Erinnerungen », BzG, n° 1, 1969, pp. 752 sq.
[70] Die Rote Fahne, 2 juin 1921.
[71] Dans le répertoire communiste, à côté des chants de caractère proprement international, comme L'Internationale elle-même, le Chant des Survivants, le Chant des Partisans, la Varsovienne —dont la tradition orale attribue à Rosa Luxemburg la version en langue allemande —, prennent place des chants traditionnels du mouvement ouvrier allemand, dont certains passeront dans le répertoire du mouvement communiste international ainsi le célèbre et déjà ancien Brüder, zur Sonne, zur Freiheit ! — traduit en français sous le titre Marchons au pas, camarades ! — mais aussi des chants récents sur des airs anciens —souvent mélodies populaires ou chansons de soldats — avec des paroles de circonstances inspirées par des épisodes contemporains de la lutte révolutionnaire. Im Januar um Mitternacht, sur une mélodie de chanson de soldat, évoque les combats autour du Vorwärts en janvier 1919 ; le Büxensteinlied, sur un air de même origine, évoque la bataille autour d'une maison d'édition. Auf, auf zum Kampf, sur un air populaire parmi les soldats, évoque l'assassinat de Liebknecht et Rosa Luxemburg. L'armée rouge de la Ruhr en 1920 popularise Schon seit langen, langen Jahren, musique et paroles inédites d'auteurs inconnus et Die Rote Armee, sur un air de la guerre civile russe qui est également à l'origine du chant communiste autrichien Wir sind die Arbeiter von Wien. Les combats de la Leuna en mars 1921 inspirent Bei Leuna sind wir gefallen, reprenant sans doute un air populaire en Bavière en 1919. Inge Lammel (« Zur Rolle und Bedeutung des Arbeiterliedes », BzG, n° 3, 1962, pp. 726-742) a démontré que deux des plus célèbres chants du K.P.D. dans les années 1923-1933, Es zog ein Rotgardist hinaus et Auf, junger Tambour, schlage ein, sont nés, le premier des combats contre le putsch de Kapp dans la Ruhr en 1920, l'autre de la révolution bavaroise en 1919. En 1923 vont émerger Das ist die Rote Carde, chant des grévistes de Milan en 1919, adapté par Alfred Kurella, devenu l'hymne des « centuries prolétariennes », ainsi que Hunger in allen Gassen, sur un chant de soldats et Die Rote Carde nennt man uns, sur l'air d'un très vieux chant populaire, entré dans le répertoire ouvrier vers 1900 (voir notamment Lieder des Rotenkämpferbundes, n° 8 de la série Das Lied im Kampf geboren).
[72] M. Uhlemann. Arbeiterjugend gegen Cuno und Poincaré, p. 39.
[73] Ibidem, pp. 67-68.
[74] Weber, Die Wandlung, II p. 236.
[75] Ibidem, p. 144.
[76] Ibidem, p. 147.
[77] Ibidem, p. 194.
[78] Ibidem, p. 267.
[79] Ibidem, pp. 157, 329 et 121.
[80] Ibidem, pp. 130, 250, 78 et 171.
[81] L'abonnement mensuel — le seul possible dans cette situation — était passé de 10 à 300 marks en un an (Pieck, op. cit., p, 624).
[82] Ibidem. Dans Jahrbuch für Politik-Wirtschaft Arbeiterbewegung 1922-1923, Pieck parle de 33 journaux avec 395 000 abonnés, Les principaux journaux du parti sont Hamburger Volkszeitung, Ruhr-Echo, d'Essen, Klassenkampf, de Halle, Der Kämpfer, de Chemnitz, Volkswille, de Suhl, Sozialislische Repuhlik, de Cologne, Bergische Volksstimme, de Remscheid, et les nombreux Arbeiterzeitung.
[83] Ihidem.
[84] R. Fischer, op, cit., p, 220.
[85] Pieck, art. cit., p, 624.
[86] Raase, op. cit., p. 22, n. 34.
[87] Ibidem. p. 98.
[88] Weber, Die Wandlung, II, p. 336.
[89] Rapport au congrès de l'l.S.R., Corr. int., n° 23. 11 octobre 1922.
[90] Ibidem.
[91] F. Heckert, Corr. int., n° 75, 4 octobre 1921, le communiste membre d'un « noyau » était tout simplement expulsé de l'organisation syndicale. Cette année, le congrès des syndicats allemands a reconnu, non certes légalement, mais de fait, les fractions communistes. »
[92] Ibidem.
[93] Certaines positions des communistes dans les syndicats reposent sur la popularité de militants, et, d'une certaine façon, sur des situations locales. Ainsi, à Hanau, Karl Rehbein est déjà spartakiste quand il est élu secrétaire du syndicat des métaux. Il conservera cette responsabilité jusqu'en 1933, notamment pendant la période de 1929 à 1933 où il rompt avec le K.P.D. et revient au parti social-démocrate. Déporté à Dachau, proclamé « père de la cité » par tous les partis, K,P.D. compris, il sera élu bourgmestre jusqu'à sa mort. C'est une position analogue qu'occupe à Offenbach le communiste Heinrich Galm, fils d'un vieux militant social-démocrate et porte-parole des travailleurs du cuir.
[94] R. Fischer, op. cit., p. 223.
[95] Weber, op. cit., II, pp. 254 et 295.
[96] Ausländer dirigera en 1924 la « fraction enseignante » (ibidem, II, p. 64).
[97] Ibidem, pp. 192 et 269.
[99] Weber, op. cit., pp. 194, 171 et 233.
[100] Pieck, Corr.int,, n° 81, p. 624. Le congrès de Leipzig décidera de faire organiser des cours du soir par tous les organisations du parti (Bericht... III, 8, p. 4291).
[101] G. Schumann, « L'Ecole communiste de Iéna », Corr. int., n° 74, 18 septembre 1923, p. 561. Le programme de ces trois mois de cours était chargé : la partie économique comprenait les formes économiques pré-capitalistes, les théories de la plus-value, du coût de la production, le capitalisme et l'impérialisme, la situation économique mondiale (la guerre, les crises, le change, les programmes réformiste et communiste). La partie historique comprenait l'étude de l'histoire du communisme et des luttes prolétariennes jusqu'au XIX° siècle, le mouvement ouvrier de 1800 à 1914, la formation du K.P.D., l'Internationale communiste, le mouvement révolutionnaire en Russie et le développement de la Russie soviétique. La partie politique, la plus importante, avait comme têtes de chapitre : marxisme, matérialisme historique, conquête du pouvoir, gouvernement ouvrier, dictature du prolétariat. Enfin la partie dite « pratique communiste » comprenait des « spécialisation » : organisation du parti, comités d'usine et de contrôle, coopératives, Reichstag, Landtag, conseils municipaux, presse, mouvements de jeunesse, etc. Les stagiaires avaient trente heures de cours par semaine, dont quatre tous les matins et douze heures de travaux pratiques par groupes plus petits. L'explosion de la grève Cuno devait arrêter subitement le déroulement des cours, les étudiants ayant tenu à retourner à leurs postes.
[102] Stoecker, op. cit., p. 347. Le comité central du 16 mai 1923 se préoccupera de la nécessité d'élargir le nombre des lecteurs (Die Rote Fahne, 17 mai 1923).
[103] R. Fischer, op. cit., p. 220.
[104] Il est caractéristique que les « tendances » aient une base territoriale nette : chaque district, sauf exception, s'aligne sur ses dirigeants.
[105] Cette aile gauche se développe essentiellement en Saxe. Dans la région de Zwickau, autour de Max Seydewitz, et surtout du vieux dirigeant des ouvriers du textile Georg Graupe, elle repose sur une solide base ouvrière (Krusch, op. cit., pp. 95-97). Aujourd'hui encore, les historiens de la R.D.A. opèrent une distinction entre deux courants de la gauche social-démocrate, celui de la gauche « saxonne » de Zeigner, Graupe, Seydewitz, etc., et celui de Levi et Dissmann, qu'ils considèrent comme une « fausse gauche ».