1971 |
"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914." |
Révolution en Allemagne
Pierre Broué
De la guerre à la révolution - Victoire et défaite du gauchisme
Le 31 juillet 1914, le bureau socialiste international lançait son appel à la lutte contre la guerre, et Jean Jaurès tombait sous les balles de Raoul Villain. Le 1° août, le gouvernement allemand déclarait la guerre à la Russie et proclamait l'état d'urgence. Le 2, l'exécutif du parti social-démocrate se réunissait pour définir l'attitude des élus au Reichstag dans la question du vote des crédits militaires réclamés par le chancelier Bethmann-Hollweg.
Les dirigeants étaient profondément divisés : tandis que le vieux révisionniste David et le secrétaire du parti, Scheidemann, se prononçaient pour le vote des crédits militaires [1], Haase et Ledebour réclamaient un vote hostile conforme aux positions de principe du parti. Après discussion, la décision était renvoyée au lendemain. A la réunion de la fraction social-démocrate du Reichstag, la droite attaque la première : David brandit la menace que l'autocratie russe fait peser sur les libertés allemandes, souligne le risque d'une interdiction du parti, en cas de vote hostile, la portée d'un tel geste dans l'atmosphère d'excitation guerrière qui règne. Il affirme être décidé à ne pas accepter la discipline de vote sur une question d'une telle importance [2].
Les adversaires du vote des crédits sont loin de faire preuve de la même détermination. Lorsque la fraction décide, par 78 voix contre 14, de voter les crédits militaires, les quatorze opposants - parmi lesquels Haase, Ledebour, Liebknecht, Otto Rühle - acceptent de respecter la discipline le lendemain. Mieux, à la séance du Reichstag du 4 août, c'est Hugo Haase, président du parti et porte-parole de la fraction, qui apporte le soutien unanime des social-démocrates au chancelier, c'est-à-dire à la politique de guerre. Il justifie ce geste par le souci de défense nationale d'un peuple épris de liberté et de culture et menacé par le despotisme tsariste, et exprime le souhait que, la sécurité de l'Allemagne une fois assurée par les armes, les belligérants puissent conclure au plus vite une paix durable garantissant l'amitié entre les peuples. Votant les crédits et approuvant la guerre, le parti social-démocrate s'affirme en même temps attaché à l'Internationale, au socialisme et à la paix. Une page de l'histoire mondiale était tournée [3].
Il est a posteriori facile de démontrer que le vote du 4 août était la conséquence logique du développement de l'activité politique social-démocrate au cours des années précédentes. Pourtant la nouvelle frappa d'étonnement nombre de contemporains bien informés : sceptique devant le numéro du Vorwärts qui donnait l'information, Lénine envisagea un instant l'hypothèse d'un faux imaginé par l'état-major allemand [4]. Le 25 juillet encore, moins de dix jours auparavant, le parti avait solennellement affirmé dans un manifeste :
« Le prolétariat conscient d'Allemagne, au nom de l'humanité et de la civilisation, élève une vibrante protestation contre les fauteurs de guerre. (...) Pas une goutte de sang d'un soldat allemand ne peut être sacrifiée à la soif de pouvoir du groupe dirigeant autrichien, aux appétits impérialistes du profit. » [5]
Le 30 juillet, devant le caractère apparemment inéluctable de l'engrenage, l'exécutif avait baissé les bras en parlant d'« efforts inutiles » et de « devoir accompli », mais il n'avait pas pour autant embouché la trompette guerrière de la lutte en faveur de la civilisation menacée [6].
Les documents manquent encore aujourd'hui sur les motifs véritables, exprimés ou non, des dirigeants social-démocrates, et sur leurs pensées intimes au cours de cette semaine cruciale. Scheidemann a avoué avoir été fortement impressionné par l'ampleur des manifestations chauvines de Berlin [7]. Une lettre et des notes d'Ebert reflètent sa peur que la guerre et la réanimation inévitable à terme du mouvement ouvrier russe ne redonnent vigueur aux plans du « groupe de Rosa » [8]. Il semble bien, en effet, que la peur ait été le sentiment dominant. Dès le 30 juillet, dans la soirée, Ebert et Otto Braun étaient partis en Suisse avec la caisse du parti [9]. En application de la loi sur l'état de siège, les autorités militaires disposaient de pouvoirs dictatoriaux : elles pouvaient évidemment anéantir du jour au lendemain le gigantesque édifice patiemment construit, annuler les conquêtes sociales, détruire les organisations, interdire la presse, arrêter militants et dirigeants, rayer d'un trait de plume tous les résultats de décennies d'action, de propagande, d'organisation social-démocrates. La terrible pression exercée par la presse d'information, les autorités constituées, l'appareil d'État, la résurgence brutale de sentiments chauvins élémentaires semblaient créer un courant irréversible, et bien des militants étaient tentés de s'y fondre sans esprit de retour, eux qui n'avaient l'habitude ni de l'isolement, ni de la lutte à contre-courant, encore moins celle de la répression brutale et de l'illégalité. Konrad Haenisch, en quelques heures, renie ses années de combat au premier rang des radicaux de gauche, et rallie le camp des patriotes, assurant qu'il a ainsi résolu «un conflit entre deux âmes » [10]. Le phénomène n'est ni unique ni nouveau : Carl Schorske rappelle à son propos l'autre 4 août, cette nuit de 1789 où la noblesse de France abandonna ses privilèges, « renonçant à ses propres principes d'organisation sociale » [11].
En fait, une période nouvelle s'ouvrait en ce mois d'août 1914. Il n'était désormais plus possible, ni aux social-démocrates allemands, ni aux socialistes français, d'escompter, au moins dans l'immédiat, une voie pacifique vers le socialisme au moment où les contradictions interimpérialistes aboutissaient au conflit armé. Aux dirigeants surpris dans leur routine, placés devant des choix dont ils ne mesuraient peut-être pas la portée, sur le seuil d'événements qu'ils étaient incapables de seulement imaginer, la situation nouvelle apportait doutes, hésitations, désarroi. Le gouvernement faisait le reste. Dans les derniers jours de juillet, le ministère de l'intérieur s'était employé à rassurer les dirigeants des syndicats, leur assurant qu'ils n'avaient rien à redouter, que la patrie avait besoin de tous ses fils, et d'eux en particulier [12]. Par la bouche des social-démocrates de droite, la bourgeoisie allemande offrait une issue tentante avec la survie des organisations, mieux même, leur officialisation, la reconnaissance de leur rôle, de leur nécessité pour le maintien d'une « paix civile » face au danger extérieur. Une fois de plus, mais avec des arguments plus convaincants, les classes dirigeantes offraient aux dirigeants ouvriers un rôle, justifié par la reconnaissance de l'existence d'un intérêt national commun aux travailleurs et aux patrons, bref, la réintégration de la classe ouvrière et de son parti dans la communauté nationale, dans la patrie allemande.
Dès le 2 août, les syndicats concluent avec le patronat un accord proscrivant grèves et lock-out, prolongeant toutes les conventions collectives pour la durée des hostilités [13]. Le 3 août, autour de David et de Scheidemann, ils sont une trentaine de députés décidés, quoi qu'il arrive, à voter les crédits militaires, sûrs du soutien des dirigeants syndicaux [14]. Les promesses gouvernementales d'une « nouvelle orientation » après la guerre, les assurances qu'aucune mesure ne saurait être prise contre les organisations ouvrières si elles jouent le jeu, les possibilités entrevues de carrières politiques nouvelles achèvent de faire pencher la balance. Les hésitants se rallient à la droite. Quant aux quatorze députés de gauche qui auraient voulu voter contre les crédits militaires et la guerre, l'emprise de l'idéologie unitaire, l'attachement et le patriotisme de parti sont si forts qu'aucun d'entre eux ne se résoudra à enfreindre la discipline de fraction. Haase et Liebknecht lui-même respectent une décision prise par une majorité dont certains membres avaient pourtant affirmé d'avance qu'ils ne respecteraient pas cette discipline si la décision leur était contraire.
Le tournant était beaucoup plus décisif que ne le croyaient ces hommes qui s'inclinaient devant « le parti ». Les social-démocrates s'engageaient dans la guerre et la cautionnaient. Les affirmations d'attachement aux principes, à la solidarité internationale des travailleurs, à la paix, au socialisme, l'assurance du caractère purement défensif de la guerre, le refus indigné de toute annexion éventuelle n'apparaissaient bientôt que pour ce qu'ils étaient, de piètres précautions oratoires devant une réalité qui s'appelait schrapnells, bombes, mitraille, gaz asphyxiants et visées impérialistes. Bientôt les dirigeants social-démocrates seront aussi « annexionnistes » que les chefs militaires ou politiques. Ils expliqueront aux ouvriers allemands que l'armée de Guillaume Il, en luttant contre le tsarisme et l'impérialisme britannique, défend les chances du socialisme et assure sa future victoire. En France, les socialistes affirment de leur côté qu'il faut, pour assurer les chances du socialisme, en finir d'abord avec le militarisme allemand et l'impérialisme pangermaniste. L'Internationale est morte le 4 août 1914.
Personne n'a jamais songé à contester l'importance de l'événement, l'ampleur du tournant. Mais les désaccords commencent dès qu'il s'agit d'en analyser les causes.
S'élevant contre ce qu'il appelle la thèse communiste de la « trahison » des chefs, Franz Borkenau s'est attaché à montrer la puissance de la « vague de patriotisme » qui déferlait alors en Allemagne et ailleurs, par-dessus les frontières des convictions partisanes. Il y voit la preuve que, dans le monde moderne, les passions politiques sont enflammées moins par les antagonismes de classe que par les antagonismes nationaux. Parlant de la situation en Allemagne, il écrit :
« Les chefs ont fait exactement ce que voulaient les masses, et s'ils avaient agi autrement ils n'auraient eu aucun soutien des masses. ( ... ) Le prolétariat révolutionnaire s'est révélé un mythe. » [15]
Sa thèse sur ce point reprend presque exactement celle qu'avance Kautsky en 1914 et dans les années suivantes [16]. Mais un examen approfondi en montre la fragilité. En effet, dans le cas de la social-démocratie allemande, ce que Kautsky et Borkenau appellent « l'apathie des masses » est incontestable : la décision de voter les crédits militaires ne se heurte, de la part des ouvriers, membres du parti ou non, à aucune résistance ouverte. Elle n'est contredite par aucun mouvement, aucune grève, aucune manifestation, aucun refus massif des ordres de mobilisation, aucune mutinerie de réservistes. Pourtant, ces remarques ne sont que constatations, sans prétention possible à l'explication.
Il est clair en effet que ce que Borkenau appelle ici « les masses » n'est rien d'autre qu'un nombre élevé d'individus dont la volonté de se battre ou de capituler, les sentiments et les réactions ne pouvaient s'exprimer que collectivement, à travers un corps, une organisation. Avant le 4 août 1914, le parti social-démocrate était cette organisation, celle des ouvriers allemands. Le 4 août 1914, les dirigeants de ce parti et des syndicats ont décidé, à la place des « masses » et sans les avoir consultées, pour laquelle on envoya plus de trois cents télégrammes : seule Clara Zetkin répondit sans détours ni réserves. Il fallut renoncer [17].
Les révolutionnaires allemands se trouvaient dans un état d'atomisation totale. Ils allaient en outre apprendre à leurs dépens que, dans un parti qu'ils considéraient encore comme le leur, ils pouvaient subir une répression qui doublait celle de l'État et de sa police. Déjà l'interdiction, édictée le 1" août, de toute manifestation et réunion publique, traçait un cadre général interdisant l'expression politique des adversaires de la guerre. L'exécutif du parti allait étendre cet état de siège au parti lui-même. L'expérience de Karl Liebknecht a été, à cet égard, décisive, tant pour lui-même que pour l'avenir de la gauche allemande. Au début d'août, il croyait encore que les possibilités d'expression de l'opposition à l'intérieur du parti demeuraient intactes et qu'il était raisonnable d'espérer parvenir à un redressement par une discussion politique interne. C'est dans cette optique qu'il suggérait à l'exécutif l'organisation d'un meeting contre la propagande annexionniste, dont il pensait faire le point de départ de la correction de ce qu'il considérait encore comme le faux pas du 4 août [18]. L'exécutif refusa.
Fin août, il se rend en Belgique occupée, s'informe sur les atrocités commises par l'armée allemande. Le 3 septembre, il proteste contre un journal de Brême qui a parlé du groupe parlementaire unanime le 3 août [19]. Le 21 septembre, il se rend à Stuttgart où ses amis politiques l'ont invité : les autorités militaires interdisent la réunion publique prévue, mais il a une longue discussion avec les militants, qui lui reprochent son vote du 4 août. Il leur révèle les dissensions au sein de la fraction du Reichstag, l'existence d'une opposition au vote des crédits, reconnaît son erreur :
« Vos critiques sont absolument justifiées. (J'aurais dû) crier mon « Non » en plein Reichstag. (...) J'ai commis une faute grave. » [20]
Il est rappelé à l'ordre par l'exécutif pour avoir divulgué ces informations [21]. Le 10 octobre, il répond en invoquant la structure démocratique du parti qui permet, écrit-il, « à tout camarade ( ... ) de prendre position, même contre les autorités les plus élevées » [22]. Le 17 octobre, une information est ouverte contre lui par la justice militaire pour des faits remontant à avant la guerre. Le 10 novembre, l'organe du syndicat du bâtiment que dirige le révisionniste Winnig réclame son exclusion. Ainsi que l'écrit Carl Schorske,
« le changement des rapports du parti envers l'État exigeait qu'il garde son opposition sous contrôle, qu'il maintienne la « paix civile » à l'intérieur du mouvement ouvrier » [23].
Les autorités militaires et l'appareil du parti conjuguent leurs efforts dans ce même sens. Le 5 août, déjà, l'exécutif avait décidé le report du congrès sine die et pour la durée de la guerre, se réservant donc pour cette période exceptionnelle les pouvoirs qu'il avait reçus dans de tout autres circonstances [24]. Les autorités militaires interdisent les assemblées de militants de Stuttgart le 21 septembre, de München-Gladbach le 4 novembre, de Leipzig le 24 et d'Altona le 29, mais, ailleurs, ce sont les secrétaires qui empêchent les assemblées générales en refusant tout simplement de les convoquer : à Hambourg, une seule assemblée générale a lieu sur quatre districts, parce que des éléments radicaux l'ont convoquée eux-mêmes par-dessus la tête des instances régulières [25]. Les journaux radicaux sont l'un après l'autre musclés par cette double répression : Rheinischen Zeitung suspendu pour deux jours le 11 septembre, Volksblatt de Bochum interdit le 20, Echo vom Rheinfall et Dantziger Zeitung le 25 [26]. Le Vorwärts, dont plusieurs rédacteurs - Cünow, Däumig, Hilferding - ont fait savoir leur désaccord à l'exécutif [27], est suspendu pour trois jours le 21 septembre, pour une durée indéterminée le 28 [28]. Les autorités militaires ne l'autorisent à reparaître le 1° octobre qu'après une démarche de Haase et de Richard Fischer qui prennent, au nom du parti, l'engagement que le journal ne parlera plus désormais de « lutte de classes » [29]. En novembre, c'est l'exécutif wurtembergeois qui élimine de Schwäbische Tageblatt la rédaction radicale autour de Crispien et Walcher et remet la direction au révisionniste Keil [30].
Pour les plus lucides des opposants, il est vite évident que tous les moyens seront employés pour les bâillonner, et qu'aucune chance ne leur sera donnée de s'adresser à la base. Ils doivent donc envisager d'agir en s'exprimant publiquement tant qu'ils en ont la possibilité. Cela signifie briser la discipline. La décision en est douloureuse à prendre pour ces militants dont le parti a été l'univers et la raison de vivre : ils ont le sentiment de piétiner une partie d'eux-mêmes et leur santé en est parfois durement ébranlée [31]. Devant l'effondrement de ses dernières illusions, les nerfs secoués par l'importance du geste, mais conscient qu'il le doit à ceux qui n'ont pas abandonné l'idéal socialiste, Liebknecht se décide à accomplir le pas décisif : il ne lui reste plus qu'un seul moyen d'exprimer son opposition, c'est de voter lui-même contre les crédits militaires, de voter contre la décision du parti [32]. Au cours d'une discussion dramatique dans l'appartement de Ledebour, pendant la nuit du 1° au 2 décembre, il ne parvient à convaincre aucun des autres députés opposants qu'il faut à tout prix se décider à ce geste spectaculaire [33]. Le 3 décembre, au Reichstag, il vote seul contre les crédits, faisant ainsi de sa personne et de son nom prestigieux le symbole de l'opposition et le centre de ralliement de ses forces éparses.
La scission est désormais en marche. Il faudra des années avant qu'elle soit définitivement consommée, dans des conditions finalement aussi confuses que pouvaient le laisser prévoir les hésitations des adversaires du tournant du 4 août au cours des mois qui avaient suivi cette décision historique.
Lénine et les dirigeants bolcheviques émigrés sont les premiers à adopter sur les conséquences du 4 août une position nette. C'est aux environs du 24 août en effet que Lénine rédige le projet de texte sur « Les Tâches de la social-démocratie révolutionnaire », qui exprime déjà l'essentiel de ce que sera la ligne bolchevique dans les années qui viennent [34].
Pour lui, le caractère de la guerre, « bourgeoise, dynastique, impérialiste », ne fait aucun doute. La position des dirigeants de la social-démocratie est une « trahison pure et simple du socialisme » [35]. Non qu'ils aient eu réellement la possibilité d'empêcher la guerre en adoptant d'autres attitudes, mais parce qu'ils ont abandonné la position de classe du prolétariat face à la guerre impérialiste :
« Les partis ouvriers ( ... ) ne se sont pas opposés à l'attitude criminelle des gouvernements, mais ont appelé la classe ouvrière à aligner sa position sur celle des gouvernements impérialistes. Les leaders de l'Internationale ont trahi le socialisme en votant les crédits de ,guerre, en reprenant les mots d'ordre chauvins de la bourgeoisie de « leurs pays », en justifiant et en défendant la guerre, en entrant dans les ministères bourgeois des pays belligérants, etc. Si le socialisme se trouve ainsi déshonoré, la responsabilité en incombe avant tout aux social-démocrates allemands, qui étaient le parti le plus fort et le plus influent de la II° Internationale. » [36]
Le passage sur les positions de la bourgeoisie impérialiste des dirigeants des principaux partis de l'Internationale a une signification historique d'une grande portée : il signifie « la faillite idéologique et politique » de l'Internationale [37]. Lénine en désigne sans hésitation la cause véritable :
« Cette faiIlite a pour cause fondamentale la prédominance au sein de l'Internationale de l'opportunisme petit-bourgeois dont le caractère, et le danger qu'il constituait, étaient depuis longtemps signalés par les meilleurs représentants du prolétariat de tous les pays. » [38]
Pour lui, le courant opportuniste, qui s'était manifesté avant la guerre sous les formes diverses du réformisme, de la collaboration de classes, du pacifisme, du souci de la légalité et des perspectives parlementaristes, a son couronnement dans l'adoption face à la guerre, d'une attitude inspirée par une idéologie chauvine, résultant en réalité de la pression sociale des couches privilégiées du prolétariat, aristocratie ouvrière et bureaucratie des professionnels des partis et syndicats :
« L'opportunisme a été engendré pendant des dizaines d'années par les particularités de l'époque de développement du capitalisme où l'existence relativement pacifique et aisée d'une couche d'ouvriers privilégiés les « embourgeoisait », leur donnait des bribes du bénéfice du capital, leur épargnait la détresse, les souffrances, et les détournait des tendances révolutionnaires de la masse vouée à la ruine et à la misère. La guerre impérialiste est le prolongement direct et le couronnement de cet état de choses, car c'est une guerre pour les privilèges des nations impérialistes, pour un nouveau partage entre elles des colonies, pour leur domination par d'autres nations. » [39]
Le passage des dirigeants opportunistes dans le camp de la bourgeoisie lors de l'éclatement de la guerre impérialiste implique donc une révision profonde de l'attitude des social-démocrates révolutionnaires. La guerre impérialiste a en effet une profonde signification historique du point de vue du prolétariat et des perspectives révolutionnaires :
« Le socialisme en Europe est sorti du cadre relativement pacifique et limité au cadre national étroit. Après la guerre de 1914-1915, il est entré dans le stade des actions révolutionnaires, et la rupture complète avec l'opportunisme, l'expulsion de ce dernier du sein des partis ouvriers, sont incontestablement à l'ordre du jour. » [40]
En elle-même, la guerre européenne « marque le début d'une époque nouvelle [41] » dans laquelle la tâche historique du prolétariat devient la lutte pour le pouvoir et pour le socialisme :
« La transformation de la guerre impérialiste actuelle en guerre civile est le seul mot d'ordre juste, enseigné par l'expérience de la Commune de Paris, indiqué par la résolution de Bâle en 1912 et découlant des conditions de la guerre impérialiste entre pays bourgeois hautement évolués. » [42]
Dans cette perspective nouvelle, il ne saurait donc être question, comme par le passé, de considérer comme normale, au nom de l'unité, l'existence, au sein des partis ouvriers, d'ailes opportunistes. Soulignant que les dirigeants des partis social-démocrates ont évoqué, pour leur défense, les intérêts matériels mis en question par une éventuelle dissolution des organisations ouvrières, Lénine affirme :
« Les dizaines de milliers de dirigeants, de fonctionnaires et d'ouvriers privilégiés corrompus par le légalisme ont désorganisé l'armée innombrable du prolétariat social-démocrate. » [43]
Le problème n'est donc pas celui de l'unité de la classe ouvrière, qui est toujours « l'arme la plus puissante du prolétariat dans sa lutte pour la révolution socialiste » [44], mais celui de son unité révolutionnaire, qui exige l'élimination de l'élément étranger à la classe, l'opportunisme :
« Il faut être aveugle pour ne pas voir dans l'influence bourgeoise ou petite-bourgeoise sur le prolétariat la cause essentielle, principale, fondamentale de la honte et de la faillite de l'Internationale en 1914. » [45]
Dès septembre 1914, le comité central des bolcheviks se prononce au vu de la faillite de la II° Internationale, pour une nouvelle Internationale, la III° :
« L'unité de la lutte prolétarienne pour la révolution socialiste exige maintenant, après 1914, que les partis ouvriers se séparent absolument des partis opportunistes. » [46]
« La II° Internationale est morte, vaincue par l'opportunisme. A bas l'opportunisme et vive la III° Internationale débarrassée non seulement des « transfuges » mais aussi de l'opportunisme !
La II° Internationale a accompli pour sa part un utile travail préparatoire d'organisation des masses prolétariennes pendant une longue période « pacifique » qui a été celle de l'esclavage capitaliste le plus cruel et du progrès capitaliste le plus rapide : le dernier tiers du XIX° siècle et le début du XX°. A la III° Internationale revient la tâche d'organiser les forces du prolétariat en vue de l'assaut révolutionnaire contre les gouvernements capitalistes, de la guerre civile contre la bourgeoisie de tous les pays pour le pouvoir politique, pour la victoire du socialisme ! » [47]
Mais l'isolement des bolcheviks est presque complet : il n'existe pas en 1914 de forces suffisantes pour mener à bien à l'échelle internationale la scission qui s'impose pour la construction des partis comme d'une Internationale révolutionnaire. Lénine écrit, dans Le Socialisme et la guerre :
« Pour fonder une organisation marxiste internationale, il faut que la volonté de créer des partis marxistes indépendants existe dans les différents pays. L'Allemagne, pays du mouvement ouvrier le plus ancien et le plus puissant, a une importance décisive. Le proche avenir montrera si les conditions sont déjà mûres pour constituer une nouvelle Internationale marxiste. Si oui, notre parti adhérera avec joie à cette III° Internationale épurée de l'opportunisme et du chauvinisme. Autrement, cela voudra dire que cette épuration exige une évolution plus ou moins longue. Dans ce cas, notre parti formera l'opposition extrême au sein de l'ancienne Internationale jusqu'à ce que se constitue dans les différents pays la base d'une association ouvrière internationale se situant sur le terrain du marxisme révolutionnaire. » [48]
En fonction de ces nécessités de l'action sur le plan international, Lénine et les bolcheviks s'efforcent d'élargir le mince groupe de leurs alliés au sein du mouvement international. Il y a là les Hollandais, groupés autour de De Tribune, avec Pannekoek qui a rejoint son pays lors de la déclaration de guerre, les militants de Brême qui collaborent à Bremer-Bürgerzeitung et sont en relation avec Radek et avec Pannekoek [49], le petit groupe berlinois groupé autour de Julian Borchardt qui édite Lichtstrahlen [50] et est également en liaison avec Radek et les gens de Brême. Lénine mettra beaucoup d'espoir, comme le montre sa correspondance avec Radek [51], dans la constitution éventuelle d'un groupe révolutionnaire, le groupe Stern, qui ne verra finalement pas le jour. Il s'efforcera de mettre sur pied, avec ces différents éléments, une revue internationale, Vorbote, que Pannekoek sera chargé de présenter et dans laquelle il publiera une intéressante analyse des racines sociales de l'opportunisme au sein du mouvement ouvrier [52]. Pourtant, dans une lettre au Hollandais Wijnkoop, en juillet 1915, Lénine admet que le moment le plus favorable n'est peut-être pas encore arrivé pour une scission au sein de la social-démocratie allemande : il est d'autant plus nécessaire de lutter pour obtenir partout une rupture totale avec l'opportunisme [53]. Dans le même temps, il presse Radek d'obtenir des Allemands « une prise de position idéologique » [54], une « Prinzipienerklärung claire, complète et précise » [55] :
« Les Hollandais, plus nous, plus les Allemands de gauche, plus zéro, ce n'est rien ; plus tard, ce ne sera pas zéro, mais tout ! » [56]
C'est avec le même objectif que Lénine et ses alliés au sein de la social-démocratie européenne participent en septembre 1915 à la conférence de Zimmerwald, où ils constituent le noyau de ce que l'on appellera la « gauche zimmerwaldienne ». Rendant compte de cette conférence dans Lichtstrahlen, Radek écrit qu'elle constitue un « premier pas vers la restauration de l'Internationale », et que les militants révolutionnaires qui l'ont soutenue malgré les ambiguïtés pacifistes des positions de nombreux participants « l'ont fait en partant de l'idée qu'il était impossible de former d'emblée une organisation de combat à partir des débris de l'ancienne Internationale » [57].
Malgré son âge, Liebknecht est mobilisé, le 7 février 1915, dans une unité territoriale [58] : militaire inquiétant, transféré d'une unité à une autre, car on redoute son influence, il est pourtant ainsi moins dangereux pour les dirigeants du parti, puisque privé de sa liberté de mouvement. Cela ne l'empêche pas de rédiger, en mai 1915, un tract qui lance la célèbre formule « L'ennemi principal est dans notre propre pays » [59], que Lénine saluera comme la formule révolutionnaire par excellence [60]. Quelques jours après, le 18 février, c'est Rosa Luxemburg qui est arrêtée pour purger sa peine [61]. journaux et journalistes subissent coup sur coup : en février, suspension de Volkszeitung de Koenigsberg, pour trois semaines ; en mars, suspension de la Volksstimme de Magdebourg, interdiction de la Bergische Arbeitsstimme, de la Sozialdemokratische Zeitung de Remscheid en mai, arrestation d'un ancien rédacteur de la Freie Presse [62]. La répression continue : en avril 1916, c'est l'interdiction de Lichtstrahlen [63] et, le 17 octobre de la même année, la confiscation par les autorités militaires du Vorwärts, qu'elles remettent à l'exécutif du parti [64].
De façon générale, la direction social-démocrate joue un rôle de gendarme auxiliaire dans la politique de « paix civile ». La grande industrie et l'état-major travaillent la main dans la main à l'organisation d'une économie de guerre dont les travailleurs supportent le poids. L'inflation finance les dépenses publiques. Les prix des denrées alimentaires augmentent de 50 % dans les deux premières années, tandis que les salaires demeurent bloqués [65]. Le dirigeant syndicaliste Winnig va jusqu'à affirmer :
« Au-dessus des intérêts momentanés des salariés, il y a l'indépendance nationale et l'esprit d'économie du peuple entier. » [66]
Bientôt l'ensemble des salaires, même ceux des ouvriers qualifiés, tendent vers un « minimum alimentaire », lui-même sérieusement compromis par le rationnement et surtout la pénurie. Le pain est rationné dès le 1° février 1915 ; puis c'est le tour de la graisse, de la viande, des pommes de terre. L'hiver 1915-1916 est le terrible « hiver des rutabagas » : les cartes de rationnement donnent « droit » - si les magasins sont approvisionnés - à 1,5 kg de pain, 2,5 kg de pommes de terre, 80 grammes de beurre, 250 grammes de viande, 180 grammes de sucre et un demi-œuf par semaine, total qui atteint le tiers des calories nécessaires [67]. Travailleurs, soldats et marins, population civile, souffrent de la faim, mais l'ancien radical Paul Lensch écrit que le rationnement est une mesure de « socialisme de guerre » [68]. Les dividendes, eux, augmentent régulièrement [69].
Il y a bien longtemps que le conflit n'est plus, pour quiconque, l'expédition fraîche et joyeuse qui menait tout droit à Paris. La guerre des tranchées, enterrée dans la boue et le froid, étouffe les déclamations héroiques. Les hôpitaux bondés, le spectacle des jeunes hommes mutilés, les listes toujours plus longues des morts ou disparus, « tombés au champ d'honneur », ont sonné le glas des illusions entretenues en 1914 par les dirigeants social-démocrates : pour des millions de jeunes Allemands qui pourrissent sur tous les fronts, il n'y aura ni « nouvelle orientation », ni même avenir. Le désir de paix s'exprimerait peut-être dans les masses si le carcan de la répression ne se renforçait tous les jours : le 28 mai 1915, ce sont plus de mille femmes qui manifestent pour la paix devant le Reichstag [70]. Le 2 décembre 1916, le Reichstag a adopté la loi de mobilisation, la Hilfsdienstgesetz, qui lie l'ouvrier à l'entreprise. Tout homme non mobilisé ayant entre dix-sept et soixante ans est tenu de se présenter aux autorités avec un certificat d'emploi ou un certificat émanant d'un employeur précédent : dans le deuxième cas, il est affecté d'office sous quinzaine à une entreprise et court, en cas de refus ou de départ, le risque d'une condamnation pouvant atteindre un an de prison [71].
Il ne reste rien aux prolétaires allemands de leurs conquêtes, de ces libertés que leurs dirigeants les avaient invités à défendre à travers la guerre, et, malgré la répression, leur colère exprime de plus en plus fréquemment. En novembre 1915, des incidents éclatent à Stuttgart et des femmes manifestent contre la cherté de la vie [72] ; au même moment, à Leipzig, la police réprime des tentatives de manifestations contre le prix de la viande [73]. Le 2 février, à Berlin, se produisent des incidents, devant des boutiques vides [74]. Le I° mai 1916, le groupe Internationale appelle à une manifestation contre la guerre impérialiste [75] : plusieurs milliers d'ouvriers et de jeunes sont groupés autour de Liebknecht qui prend la parole sur la place de Potsdam [76]. Il est arrêté, mais, le jour de sa comparution, le 28 juin, 55 000 ouvriers des usines de guerre se mettent en grève à Berlin [77], imités par les travailleurs de Brunswick [78] tandis que ceux de Brême manifestent dans la rue [79]. En juillet, à Borbeck dans la Ruhr, les mineurs débraient pour leurs salaires et leur exemple est imité, ici ou là, dans la Ruhr, pendant l'été [80]. Le 16 août, à Essen, un groupe d'ouvriers manifeste au cri de « Vive Liebknecht » [81]. A Hambourg éclatent de véritables émeutes de la faim [82]. La répression frappe à nouveau : Karski est arrêté le 28 juin, Ernst Meyer le 3 août, Franz Mehring le 15 ; Liebknecht, condamné en première instance à deux ans et demi de forteresse, voit sa peine portée en appel à quatre ans et demi [83].
Il n'est plus possible de masquer l'aggravation des contradictions sociales : faute de célébrer l'union sacrée, chefs militaires et politiques s'en prennent aux « agitateurs ». L'opposition des « masses » a en effet encouragé et parfois suscité les organisations, sommaires encore, mais qui lui permettent de s'exprimer et d'agir. Le mouvement socialiste renaît à travers de violentes convulsions, après l'hébétude d'août 1914. Kautsky admet dans une lettre à Victor Adler :
« L'extrémisme correspond aux besoins actuels des masses inéduquées. ( ... ) Liebknecht est aujourd'hui l'homme le plus populaire dans les tranchées » [84].
Très lentement, les efforts d'organisation des révolutionnaires allemands, les radicaux de gauche, commencent à se concrétiser. Le petit noyau d'amis réunis au lendemain du 4 août autour de Rosa Luxemburg s'est maintenu et élargi. Il comprenait au départ, outre Rosa Luxemburg elle-même, Karl Liebknecht, Leo Jogiches et Julian Marchlewski, les vieux compagnons de la social-démocratie polonaise de Rosa Luxemburg, Franz Mehring et Clara Zetkin, ses amis personnels, Paul Levi, son avocat depuis 1913, les journalistes du Vorwärts Ernst Meyer et Ströbel et des militants berlinois introduits par Liebknecht, Wilhelm Pieck, deuxième secrétaire du parti à Berlin dont les liaisons d'homme de l'appareil sont précieuses,Paul Lange et le couple Hermann et Kâthe Duncker [85]. Malgré la présence de militants originaires d'Europe orientale, ce groupe n'a qu'une expérience réduite de l'action clandestine. Tous ses membres sont connus et surveillés de près. Ils n'entreprendront véritablement une propagande clandestine qu'après plusieurs mois, les Duncker étant entrés en contact avec les dirigeants du cercle du parti de Niederbarnim, qui offrent les services de leur appareil technique [86]. Le premier texte est rédigé par Marchlewski : un article de polémique contre Haenisch [87], que les militants de Niederbarnim tirent à la ronéo, la nuit, dans l'appartement de l'un d'eux, avant de l'expédier aux adresses extraites du fichier de Clara Zetkin.
Le groupe poursuit pour le moment un double objectif. D'abord il veut rompre le silence qui pourrait faire croire à l'étranger que les social-démocrates allemands sont unanimes derrière la politique chauvine de leurs dirigeants. En même temps, il faut s'organiser. Liebknecht, Luxemburg, Mehring et Zetkin s'adressent aux journaux socialistes suisses pour faire connaître leur réprobation des déclarations chauvines qu'y ont faites les révisionnistes Südekum et Richard Fischer [88]. Liebknecht, Luxemburg et Mehring écrivent au Labour Leader, de Londres, des messages de Noël : le dernier affirme que la lutte pour la paix et contre les annexions ne saurait être séparée de la lutte de classes, et qu'elle sera menée en Allemagne « avec les dirigeants s'ils le veulent, sans eux s'ils ne font rien, contre eux s'ils résistent » [89]. Peu après, la ronéo de Niederbarnim sert à diffuser dans le parti le texte du discours de Liebknecht contre le vote des crédits de guerre [90]. Dès la fin de décembre, c'est Hugo Eberlein qui est chargé de mettre sur pied un premier embryon d'organisation : un réseau interne au parti, comprenant un homme de confiance par entreprise, un seul responsable par localité pour la liaison avec le centre de diffusion des écrits de l'opposition. Vers le milieu de 1915, il est en contact avec plus de trois cents localités [91]. Le 5 janvier 1915, c'est un autre militant du noyau central, Artur Crispien, qui adresse aux militants tenus pour sûrs une circulaire d'organisation : il obtient en quelques jours des réponses de Dresde, Duisburg, Munich, Dantzig, et de militants connus pour leur influence comme Westmeyer et Dissmann [92]. Une première conférence se tient le 5 mai à Berlin, dans l'appartement de Wilhelm Pieck : le travail d'organisation est suffisamment avancé pour qu'on puisse ébaucher une division en régions permettant un meilleur cloisonnement du réseau clandestin construit à l'intérieur du parti [93].
Progrès et coups durs se succèdent dans la lutte clandestine menée par ces militants trop connus. En février 1915, Rosa Luxemburg, dont l'appel a été rejeté, est emprisonnée pour deux mois. Elle donne pourtant, de sa prison, sa contribution au premier numéro de la revue dont le groupe a décidé la parution, Die Internationale, qu'elle dirige avec Mehring. Imprimé sur les presses d'un journal du parti de la Ruhr, il paraît en avril avec des contributions de Clara Zetkin, Thalheimer, Ströbel, Käthe Duncker, Paul Lange et Liebknecht. Mais la revue est immédiatement interdite [94]. Au même moment, le militant wurtembergeois Jakob Walcher est arrêté et inculpé pour la diffusion d'un tract subversif : les attendus de sa condamnation soulignent que sa ligne politique est en contradiction avec celle de son parti [95]. 1915 est une année très dure. Clara Zetkin est arrêtée au retour de la conférence internationale des femmes de Berne [96]. Relâchée en octobre, mais en très mauvaise santé, elle ne participe plus guère à l'action [97]. A Stuttgart, sept militants, dont Friedrich Westmeyer et le jeune Hans Tittel, sont arrêtés et inculpés [98]. A Berlin, Wilhelm Pieck a pris contact avec de jeunes travailleurs qu'anime le maçon saxon Fritz Globig [99], mais il est lui-même arrêté après la manifestation des femmes devant le Reichstag [100]. A l'automne, c'est le tour d'Ernst Meyer [101], puis d'Eberlein [102]. Westmeyer est finalement mobilisé malgré son âge, et il mourra dans un hôpital près du front [103].
L'activité politique parmi les émigrés et le mouvement ouvrier suisse touche de près le mouvement allemand : c'est dans ce pays que prennent forme les premiers regroupements internationaux. Willi Münzenberg, depuis plusieurs années secrétaire de la jeunesse socialiste suisse, a maintenu des contacts avec l'Allemagne, tant avec Brême qu'avec la Saxe, et travaille au début de la guerre avec le Rhénan Walter Stoecker [104]. A la conférence des jeunes qui se tient à Berne, à Pâques 1915, dix pays sont représentés et des groupes allemands, de Stuttgart, Göppingen et Karlsruhe, ont envoyé des délégués. La résolution présentée par un bolchevik ne recueille que trois voix, contre treize. Mais la conférence décide de rompre avec le bureau de Vienne et se proclame Internationale de la jeunesse, indépendante, avec Münzenberg comme secrétaire international [105]. Le 1° septembre 1915 paraît le premier numéro de sa revue Jugend Internationale, avec des articles de Hoernle, Liebknecht, Kollontai, Karl Radek. Liebknecht, Franz Mehring, Paul Frölich, Georg Schumann participent à sa diffusion en Allemagne. Lors de la conférence socialiste internationale de Zimmerwald, les opposants à la guerre se divisent également entre une majorité centriste, de tendance pacifiste, et une gauche qui se compte sur les thèses bolcheviques. Quatre des Allemands présents, Adolf Hoffmann et Ledebour d'une part, Ernst Meyer et Thalheimer qui représentent le groupe Internationale, de l'autre, votent avec la majorité ; seul Borchardt, l'éditeur de Lichtstrahlen, se range avec Lénine dans la « gauche zimmerwaldienne » [106].
En juin 1915, plus de 750 militants connus, rédacteurs de journaux, permanents, responsables syndicaux, ont adressé à l'exécutif une protestation contre sa politique [107]. L'appel a été rédigé autour de Liebknecht, dans son appartement, par lui-même, Ernst Meyer, Ströbel, Marchlewski, H. Duncker et Mehring, ainsi que Laukant, Laufenberg, Ledebour [108]. Le 1° janvier 1916, le groupe Internationale tient une conférence dans l'appartement de Liebknecht : les douze délégués [109] adoptent comme base de leur action le texte rédigé en prison par Rosa Luxemburg sur « La Crise de la social-démocratie ». Critique féroce de la « paix civile » comme des illusions pacifistes, il affirme que la paix ne saurait résulter que d'une action révolutionnaire du prolétariat [110]. Le 19 mars se tient, toujours à Berlin, une conférence beaucoup plus large, avec notamment dix-sept délégués de Berlin [111]. La conférence prend une position très claire à l'égard de l'opposition centriste en train de s'organiser et marque, en fait, le début du groupe qui va bientôt s'appeler « Spartacus ».
Lénine soumet à une critique serrée les textes du groupe Internationale, et particulièrement la brochure « Junius » écrite en prison par Rosa Luxemburg. La divergence essentielle réside en ce que les Allemands se fixent comme objectif la paix, et non la guerre civile. Lénine reproche à Junius une analyse faite en fonction du passé, axée sur la perspective d'un retour à l'avant-guerre et du déroulement de la lutte de classes dans le cadre d'une démocratie bourgeoise, alors qu'il pense pour sa part que la guerre a ouvert l'époque des révolutions [112]. L'appel à la lutte de classes en pleine guerre constitue cependant un acte révolutionnaire d'une grande portée ; affirmant, après Liebknecht, que l'ennemi principal se trouve dans son propre pays, le groupe Spartacus prend place dans l'aile révolutionnaire qui peu à peu se constitue dans le mouvement socialiste international.
D'ailleurs, quelques jours après la conférence, Otto Rühle publie dans le Vorwärts un article retentissant en faveur de la scission de la social-démocratie [113], dont seul jusqu'à présent le journal de Borchardt - qui est arrêté - s'était fait le défenseur [114]. C'est vers la scission des organisations de jeunesse en tout cas que s'orientent les militants qui tentent d'organiser les jeunes sur une base indépendante, par exemple Fritz Globig et ses camarades à Berlin [115]. A Pâques, sous le couvert d'une organisation d'amis de la nature, ils tiennent dans une auberge près d'Iéna une conférence nationale des jeunes de l'opposition. Liebknecht, Rühle, Hoernle, Schumann y prennent part, et la conférence adopte des thèses rédigées par Liebknecht [116]. Les révolutionnaires ont réussi à mettre sur pied des journaux légaux, comme Arbeiterpolitik, à Brême, Sozialdemokrat à Stuttgart [117], ils publient plus ou moins régulièrement des feuilles illégales, les Lettres de Spartacus, mais aussi Der Kampf à Duisbourg et à Hambourg [118].
Pourtant, en même temps qu'elle grandit, l'opposition connaît ses premiers problèmes : celui des contacts avec les opposants centristes, de plus en plus nombreux et actifs au sein du groupe parlementaire, et celui, surtout, de ses propres perspectives. Certains voudraient aller vers la proclamation d'un nouveau parti, briser tous les liens avec la social-démocratie. Rosa Luxemburg les combat : il faut, selon elle, demeurer dans le parti aussi longtemps que possible, se garder de constituer une secte, agir pour entraîner les ouvriers dans la lutte [119]. Déjà, en janvier, Knief, de Brême, Rühle et Lindau se sont prononcés pour la scission [120]. La manifestation du 1° mai 1916 a répondu à la conception de Rosa Luxemburg de l'action dans les masses : le tract rédigé par Liebknecht a été imprimé et diffusé par les militants de la jeunesse [121], ce qui montre un certain degré d'organisation. La grève du 28 juin semble une confirmation de cette ligne : des travailleurs que les révolutionnaires n'encadrent pas conduisent en pleine guerre cette grève politique que les révisionnistes jugeaient impossible au temps de la paix. Pourtant, malgré les efforts de son organisateur Leo Jogiches, et de Paul Levi qui se rend en Suisse et y établit des contacts [122], le groupe qu'on appelle désormais « Spartakus » demeure numériquement faible et ne parvient pas à capitaliser en termes d'organisation la sympathie que lui vaut le prestige de Liebknecht [123]. Certains de ses membres, comme Heckert et Brandler à Chemnitz, ont, du fait de leurs responsabilités syndicales, une influence réelle [124] : le groupe lui-même demeure un réseau assez lâche aux liaisons incertaines, que les arrestations ou les mobilisations viennent à tout instant briser.
Il y a, en fait, plusieurs organisations. A Berlin, le groupe de Lichtstrahlen s'est organisé en « socialistes internationaux d'Allemagne » (I.S.D.), mais la répression, puis l'évolution de son principal dirigeant, Borchardt, déçoivent bientôt ceux - et au premier chef Lénine - qui comptaient sur son développement [125].
Dans le Nord-Ouest, plusieurs groupes ont commencé à s'organiser en liaison avec Die Internationale, tout en entretenant des liaisons avec Radek en Suisse. A Hambourg, l'historien Laufenberg, centriste avant guerre, a pris position contre la guerre. Avec d'autres militants, Fritz Wolffheim, un ancien des I.W.W. des États-Unis, Rudolf Lindau, Wilhelm Düwell, Paul Frölich, il anime un petit groupe clandestin actif [126]. A côté, une organisation de la « jeunesse libre », constituée sur une base socialiste, antimilitariste et internationaliste, mène agitation et propagande sous le couvert d'activités de loisirs et de plein air : grâce à l'appui de responsables clandestins, elle recrute largement dans la jeunesse ouvrière, mais n'a pas de contact avec les clandestins [127]. A Brême, où l'influence des radicaux a toujours été grande - Pieck y a été secrétaire et Pannekoek y a résidé six ans -, Johann Knief, ancien instituteur devenu instructeur du parti et rédacteur au Bremer-Bürgerzeitung, a beaucoup d'influence parmi les jeunes travailleurs. Les cadres du parti sont personnellement liés à Radek, qui continue d'exercer sur eux, à travers une correspondance régulière, une grande influence. Knief a réussi à maintenir dans le parti un cercle hebdomadaire de discussion et à y défendre les thèses révolutionnaires, diffusant les articles de Radek, Lénine, Trotsky, qui paraissent dans la presse suisse [128]. Il a pu constituer un noyau clandestin de jeunes militants qui ont une certaine influence parmi les dockers. L'un de ses disciples, le jeune journaliste Eildermann, entretient des rapports réguliers avec les organisations de jeunesse de Dresde et Stuttgart, et même avec un groupe de soldats du 75° d'infanterie, dont l'organisateur est un cordonnier de Brême, Carl Jannack [129]. Dès l'automne 1915, au cours d'une permission, Jannack déclare à Knief que ses camarades sont partisans de la scission et de la fondation d'un parti révolutionnaire [130]. Eildermann est délégué de Brême à la conférence d'Iéna en 1916 [131]. La même année, ayant décidément rompu avec l'équipe centriste qui dirige Bremer-Bürgerzeitung, les révolutionnaires de Brême lancent une souscription parmi les ouvriers des chantiers navals pour acheter la presse du nouvel hebdomadaire légal qu'ils vont bientôt publier, Arbeiterpolitik [132]. Leurs responsables prennent part aux conférences de Die Internationale, maintiennent le contact avec Borchardt et l'I.S.D., avec la gauche zimmerwaldienne par l'intermédiaire de Radek. A Pâques 1916, ils reçoivent Ernst Meyer, venu de Berlin, et ont avec lui une longue discussion de travail [133].
A Berlin, l'action des militants de Niederbarnim née au sein du parti cède rapidement place à une nouvelle opposition, née, elle, au sein des syndicats, celle des « délégués révolutionnaires », continuateurs, dans les usines berlinoises, des fameux « hommes de confiance » du parti social-démocrate [134]. C'est la guerre qui, en les marquant de son empreinte, leur a donné ce caractère particulier. Dès la proclamation de la « paix civile », en effet, plusieurs responsables du syndicat des métaux (D.M.V.) de Berlin se sont réunis autour du dirigeant de la branche des tourneurs, le social-démocrate Richard Müller, afin d'organiser dans le syndicat et les usines la lutte contre le patronat par-dessus la tête des dirigeants réformistes acquis à la politique de guerre, Oskar Cohen et Siering. Leur audience est si grande qu'en mars 1916 c'est seulement le refus obstiné de Richard Müller lui-même qui empêche son élection à la tête du syndicat à Berlin [135].
Richard Müller regrettera plus tard cette occasion manquée, mais le groupe préfère pour le moment une action semi-clandestine dans les rouages syndicaux à la prise directe de responsabilités. Le noyau primitif, dont l'existence sera pour beaucoup une surprise en 1918, agit dans un climat de conspiration, recrutant méthodiquement des adhérents sûrs parmi les hommes de confiance du syndicat dans les entreprises et les différents métiers. Réseau dont les membres s'emploient à détenir les postes-clés, bénéficiant de la couverture légale du syndicat des tourneurs, agissant dans l'appareil comme une fraction bien organisée mais maintenant en permanence des liens étroits avec l'opinion ouvrière des usines et ateliers, capable de contrôler une assemblée de délégués, imposant partout la liberté de critique, organisation sui generis, ni syndicat ni parti mais groupe clandestin dans l'un comme dans l'autre, le cercle dirigeant des délégués révolutionnaires parviendra à plusieurs reprises à exprimer la volonté de résistance des ouvriers à l'État et à l'appareil du parti, à concrétiser en action leurs revendications et leur volonté de lutte. Le noyau principal, la « tête », n'a jamais, semble-t-il, compté plus d'une cinquantaine de militants [136], mais, grâce aux tourneurs, bien placés dans toutes les entreprises, petite phalange soudée et disciplinée au sein des réunions de délégués, ils sauront, avec quelques centaines d'hommes qu'ils influencent directement, mettre en mouvement des dizaines puis des centaines de milliers d'ouvriers berlinois en leur permettant de se prononcer sur des initiatives d'action qui répondent à leurs aspirations.
Ces ouvriers de la métallurgie, spécialistes aux salaires relativement élevés, d'autant que les entreprises qui les emploient travaillaient à plein temps pour la guerre, étaient certainement les meilleurs produits de la social-démocratie et du mouvement syndical d'avant-guerre. Inconnus en 1914, ils seront à la fin de la guerre les dirigeants écoutés des ouvriers berlinois, et, malgré leur relative jeunesse, les cadres du mouvement socialiste révolutionnaire. Leur principal dirigeant, Richard Müller, est lié à Ledebour et penche pour l'opposition centriste, ce qui le conduit à essayer d'empêcher l'éclatement, dans leurs rangs, des polémiques entre les tendances rivales de l'opposition [137]. Trois d'entre eux au moins, Bruno Peters, Otto Franke, Hermann Grothe, vont être ou sont déjà membres du groupe spartakiste [138]. Les autres, dont la majorité deviendra communiste entre 1919 et 1920, en sont proches, comme Paul Eckert, Paul Wegmann, Richard Nowakowski, Hans Pfeiffer, Paul Neumann, Heinrich Malzahn, Neuendorf, Otto Tost, Paul Scholze, Fritz Winguth, Richard Schöttler, Paul Weyer, Anton Grylewicz [139]. Leur cercle est élargi à des militants travaillant hors des usines, comme Ottomar Geschke, gérant d'un foyer de jeunes travailleurs [140]. C'est ce cercle, souvent renouvelé par les mobilisations et démobilisations individuelles, qui organise en juin 1916 la grève de solidarité avec Liebknecht conduite par 55 000 métallos berlinois [141].
Réseau souple reposant sur les liens de confiance entre militants d'organisations légales, le cercle des délégués révolutionnaires est en fait candidat au rôle de direction des travailleurs berlinois qu'il dispute victorieusement, à plusieurs reprises, au parti social-démocrate ou aux syndicats, sans avoir pour autant l'ambition de se constituer en direction politique autonome ni en syndicat scissionniste.
Les positions de l'opposition révolutionnaire en Allemagne sont donc bien loin de répondre à l'attente des bolcheviks. Certes, le petit groupe de Brême, dont la presse publie de temps en temps des articles de Radek, Boukharine et même Lénine est prêt à accepter globalement les analyses de Lénine sur la faillite de la II° Internationale et la nécessité d'en construire une nouvelle. Le groupe Internationale, qui proclame également la faillite de la II°, reconnaît bien la nécessité historique de la III°, mais se refuse à la préparer par une scission :
« La nouvelle Internationale, qui doit naître après la faillite de la précédente, ne peut le faire qu'à partir de la lutte de classes des masses prolétariennes des pays les plus importants. (...) Elle doit naître par le bas. (...) La social-démocratie allemande, dont la faillite a seulement prouvé la faiblesse - depuis longtemps existante - doit subir un changement interne complet si elle veut diriger un jour les masses prolétariennes conformément à sa mission historique. Sa transformation en une force révolutionnaire active ne peut être obtenue par de simples programmes et manifestes, par une discipline mécanique ou par des formes d'organisation désuètes, mais seulement par la propagation de la conscience de classe et de l'initiative résolue dans les masses (...), ce qui suppose la transformation du système bureaucratique du parti en un système démocratique dans lequel les permanents soient les instruments des masses. » [142]
Pour Rosa Luxemburg, en effet, la faillite de la II° Internationale comporte des leçons qui sont loin de contribuer à la rapprocher du point de vue de Lénine sur l'organisation. Elle écrit :
« C'est précisément l'organisation puissante, c'est précisément la discipline tellement célébrée de la social-démocratie allemande qui ont permis qu'une poignée de parlementaires puissent ordonner à cet organisme de quatre millions d'hommes de faire volte-face en vingt-quatre heures et de tenir le bastion même dont l'assaut était la raison d'être de l'organisation. (...) D'autant meilleures ont été l'éducation, l'organisation, la fameuse discipline (...) et d'autant plus efficace est aujourd'hui l'effort de guerre de la social-démocratie allemande. » [143]
Convaincue de la nécessité de l'organisation des révolutionnaires en un parti et une Internationale, elle ne croit pas pour autant possible cette tâche historique dans n'importe quelle condition, et surtout en l'absence de tout mouvement de masse :
« Les hommes ne font pas leur histoire de leur plein gré, mais ils la font eux-mêmes. L'activité du prolétariat dépend du degré de maturité atteint par l'évolution sociale, mais l'évolution sociale n'avance pas plus loin que le prolétariat, il en est le moteur et la cause autant que le produit et la conséquence. Son action elle-même est un facteur déterminant de l'Histoire. Et si nous ne pouvons pas sauter par-dessus l'évolution historique, nous pouvons certes accélérer ou ralentir cette évolution. (...) La victoire du prolétariat socialiste est liée aux lois d'airain de l'Histoire, aux mille étapes d'une évolution antérieure pleine de tourments et de trop de lenteurs. Mais cette victoire ne pourra jamais être remportée si, de toute la masse des conditions matérielles accumulées par l'Histoire, ne jaillit pas l'étincelle, la volonté consciente des grandes masses. » [144]
Les révolutionnaires du groupe Die Internationale se situent donc dans une perspective bien différente de celle des bolcheviks : il s'agit pour eux de redresser la vieille maison, d'en expulser les Ebert et les Scheidemann, pour reconquérir le parti par ses membres et, pour cela, en attendant l'inévitable soulèvement des masses, de contribuer, par leur propagande, à l'éclairer, voire à l'analyser. Mais la scission immédiate, « mécanique », que prônent les bolcheviks et que commencent à prôner en Allemagne certains éléments influencés par eux, leur semble un remède pire que le mal. Jogiches écrit qu'elle aboutirait à couper les révolutionnaires des « meilleurs camarades du parti » et à les plonger dans l'impuissance [145], et Rosa Luxemburg écrit, à propos de ceux qui proposent de quitter le parti :
« Il est toujours possible de sortir de petites sectes ou de petits cénacles et, si l'on n'y veut pas rester, de se mettre à bâtir de nouvelles sectes ou de nouveaux cénacles. Mais ce n'est que rêverie irresponsable que vouloir libérer toute la masse des prolétaires du joug le plus pesant et le plus dangereux de la bourgeoisie par une simple « sortie » ... » [146]
En fait, une telle initiative ne saurait, selon elle, s'en prendre à la racine du mal : la libération du prolétaire passe par son affranchissement du « crétinisme parlementaire » et de la superstition de la « carte d'adhérent » :
« la liquidation du tas de décomposition organisée qui s'appelle aujourd'hui social-démocratie n'est pas une affaire privée qui dépende de la décision personelle d'un ou plusieurs groupes. Elle se produira inévitablement comme conséquence de la guerre mondiale. » [147]
En fait, de même que les décisions d'août 1914 avaient démontré que le parti social-démocrate n'était pas seulement « le mouvement même de la classe », mais aussi un appareil capable de rallier le camp de l'ennemi de classe, les événements de l'année 1917 allaient démontrer la vanité des perspectives de redressement ou de réforme du parti. La scission de la social-démocratie va se produire en effet, en partie certes comme conséquence de la « poussée des masses », mais surtout à l'initiative de l'appareil. Et elle se produira non entre révolutionnaires et réformistes, mais au milieu des réformistes, jetant ainsi une fois de plus le désarroi dans les rangs des révolutionnaires qui n'avaient su ni la prévoir ni la préparer.
Notes
[1] Liebknecht, Klassenkampf... , p. 14.
[2] Ibidem, pp. 55, 87.
[3] Illustrierte Geschichte, p. 99 et Scheidemann, Memoiren, I, pp. 257-258.
[5] Cité par C. Grünberg, Die Internationale und der Weltkrieg, t. I, p. 51.
[6] Ibidem, pp. 63-64.
[7] Scheidemann, Memoiren, 1, p. 235.
[8] Ebert, Schriften, 1, p. 309. Voir aussi D. K. Buse « Ebert and the Coming of World War 1 - A Month from his Diary ». International Review of Social History, 1968, n° 3, pp. 430-448.
[9] Scheidemann, op. cit., I, p. 245.
[10] Cité par E. Prager, Geschichte der U.S.P.D., p. 34.
[11] Schorske, op. cit., p. 290.
[12] Umbreit, Die Ibidem Gewertschaften im Weltkrieg, p. 21.
[13] Ibidem, p. 21-30.
[14] Grünberg, op. Cit., I, p. 73.
[15] Borkenau, World Communism, p. 58.
[16] Notamment dans Krieg und Sozialismus.
[17] Die Revolution, n° 2, 1924, cité par G. Badia, « L'Attitude de la gauche sociale-démocrate allemande dans les premiers mois de la guerre » Le Mouvement social, n° 49, 1964, p. 84.
[18] G. Badia, Ibidem.
[19] Ibidem, pp. 85-86.
[20] Dokumente und Materialen, I, p. 35, n. 5.
[21] Klassenkampf.... p. 17, lettre de Scheidemann du 7 octobre 1914, Ibidem, p. 23.
[22] Lettre de Liebknecht, 10 octobre 1914, Ibidem, p. 24.
[23] Schorske, op. cit., p. 297.
[24] Grünberg, op. cit., p. 41.
[25] Ill. Gesch, p. 515.
[26] Schorske, op. cit., p. 298.
[27] Ill. Gesch, p. 515.
[28] Prager, op. cit., pp. 30-32.
[29] Ill. Gesch, p. 515.
[30] Keil, Erlebnisse, I, pp. 306-317.
[31] Tous les dirigeants de l'opposition, de Haase à R. Luxemburg en passant par CI. Zetkin et Mehring, connurent pendant cette période de graves troubles de santé.
[32] Lettre du 3 décembre, Klassenkampf..., p. 41.
[33] Ibidem, p. 89.
[34] Œuvres, XXI, p. 9-12.
[35] Ibidem, pp. 9-10.
[36] Ibidem, pp. 23-24.
[37] Ibidem, pp. 10.
[38] Ibidem.
[39] Ibidem, pp. 248.
[40] Ibidem, pp. 255-256.
[41] Ibidem, p. 95.
[42] Ibidem, p. 28.
[43] Ibidem, p. 128.
[44] Ibidem, p. 105.
[45] Ibidem, p. 128.
[46] Ibidem, p. 108.
[47] Ibidem, p. 35.
[48] Ibidem, p. 342.
[49] Bock, op. cit., pp. 66-72.
[50] Ibidem, p. 72-77.
[51] Œuvres, XXXVI, p. 330-337.
[52] Voir notamment « Zut Einführung », Vorbote, n° 1, janvier 1916, pp. 1-4, et « Der Imperialismus und die Aufgaben des Proletariats », ibidem, pp. 7-9, dont Bricianer donne résumé et extraits, op. cit., pp. 121-128.
[53] Œuvres, XXXV, p. 393.
[54] Œuvres, XXXVI, p. 333.
[55] Œuvres, XXXVI, p. 336.
[56] Œuvres, XXXVI, p. 331.
[57] Radek, « Der ente Schritt », Lichtstrahlen, 3 octobre 1915, pp. 3-5.
[58] Ill Gesch, p. 515.
[59] Texte dans Dok. u. Mat., II/1, pp. 162-166.
[60] Œuvres, XXI, p. 337-338.
[61] Vorwärts, 20 février 1915.
[62] Ill. Gesch, p. 515.
[63] Bock, op. cit., pp. 73.
[64] Dok. u. Mat., II/1, p. 490.
[65] Ill Gesch, p. 123-126.
[66] Cité par Ill. Gesch, p. 113.
[67] Ill. Gesch., p. 125 ; on trouvera une étude complète sur le problème du ravitaillement dans l'article d'André Sayous, « L'Epuisement économique de l'Allemagne entre 1914 et 1918 », Revue historique, janvier-mars 1940, pp. 6675.
[68] Cité par Ill. Gesch, p. 113.
[69] Ibidem, pp. 123-124.
[70] Dok. u. Mat., II/1, pp. 167-168.
[71] Ill. Gesch., p. 128.
[72] Ibidem, pp. 516.
[73] Ibidem.
[74] Ibidem.
[75] Texte dans Dok. u. Mat., II/1, pp. 376-378.
[76] Compte rendu dans Ibidem, pp. 376-378.
[77] Erwin Winkler, « Die Berliner Obleutebewegung im Jahre 1916 », ZfG, 1968, n° 11, p. 1427 ; Bartel, op. cit., p. 323.
[78] Bartel, op. cit., pp. 323-324.
[79] Ibidem.
[80] Ill. Gesch, p. 312.
[81] Ibidem, p.331.
[82] Ibidem, p. 516.
[83] Ill. Gesch, p. 516.
[84] Lettre du 8 août 1916, V. Adler, op. cit., p. 630.
[85] Bartel, op. cit., pp. 190-191, Wohlgemuth, op. cit., pp. 64-65.
[86] Voir note 1, chap.
[87] Horst Schumacher, Sie nannten ihn Karski, p. 134, n° 107 a prouvé l'erreur de Paul Schwenk attribuant cet article à Mehring.
[88] Dok. u. Mat., II/1, p. 31.
[89] Dok. u. Mat., p. 77.
[90] Klassenkampl..., p. 17, Dok. u. Mat., p. 64.
[91] I.M.L.-Z.P.A., Wilhelm. Pieck. Mappe, Dokumente du K.P.D. 1914. 1929, N.L. 36/2, Extraits importants dans G. Badia, Le Spartakisme, pp. 326-337.
[92] I.M.L., Moskau. Archiv, Fonds 210, Karl Liebknecht, n° 836, cité par Wohlgemuth, op. cit., p. 98.
[93] Bartel, op. cit., p. 222 et I.M.L.-Z.P.A., N.L. 36/2. Etaient: présents : Pieck, Liebknecht, Mehring, Kâthe et Hermann Duncker, Geithner, Rühle, Paul Levi, Crispien, Berten, Merkel et Gäbel.
[94] Voir l'introduction de Wohlgemuth à la reproduction photographique de ce numéro de Die Internationale, Berlin-Est,1965.
[95] Ill. Gesch., p. 142.
[96] Bartel, op. cit., p. 250; Ill. Gesch., p. 516.
[97] Ill. Gesch., p. 142.
[98] Dok. u. Mat., II/1, pp. 201-206.
[99] Unter der roten Fahne, p. 92.
[100] Le 28 mai 1915 (Ill. Gesch. p. 515).
[101] Le 18 septembre 1915 (Ibidem).
[102] Le 13 octobre 1915 (Ibidem).
[103] Ibidem, p. 142.
[104] Münzenberg, Die Dritte Front, p. 43.
[105] Ibidem, pp. 156-165.
[106] W. Bartel, op. cit., p. 237.
[107] Texte dans Dok. u. Mat., II/1, pp. 169-173.
[108] Parmi les signataires figurent nombre de futurs dirigeants communistes : Brandler, Brass, Däumig, Eberlein, Heckert, Lange, Merges, Paul Neumann, Rühle, Thalheimer, Walcher, etc., ainsi que les futurs chefs indépendants Crispien, Robert Dissmann, Ledebour.
[109] K. Duncker, Eberlein, Knief, Liebknecht, Lindau, Mehring, Meyer, Minster, Rühle, Schumann, August et Bertha Thalheimer (Ill. Gesch, p. 135). Voir également Bartel, op. cit., pp. 270-275 et Wohlgemuth, op. cit., pp. 167-171.
[110] Dok. u. Mat., II/1, pp. 279-282.
[111] C'est la découverte, en 1948, des notes d'un participant, Ohloff, qui a fait connaître cette conférence. Ulla Plener, « Die Mârzkonferenz der Spartakusgruppe, ein Markstein auf dern Wege Zur Gründung der K.P.D. », BzG, 1961, n' 4, pp. 812-841.
[112] Voir notamment « A propos de la brochure de Junius », Œuvres, t. XXII, pp. 328-343.
[113] « Zur Parteispaltung », Vorwärts, 12 janvier 1916; Dok. u. Mat., II/1, pp. 301-307.
[114] Bock, op. cit., p. 74.
[115] Unter der roten Fahne, p. 103.
[116] Ill. Gesch, p. 131 ; Bartel, op. cit., p. 307.
[117] Walcher, Hœrnle, Crispien et Rück le dirigent. (Ill.. Gesch., p. 143.)
[118] Ibidem.
[119] Frölich, op. cit., p. 277 ; Wohlgernuth, op. cit., p. 186.
[120] Globig, ... aber verbunden sind wir mächtig, p. 138 ; I.M.L., Moscou, fonds préhistoire K.P.D., n'°1138, cité par Wohlgemuth, op. cit., p. 169.
[121] Unter den roten Fahne, pp. 101-102.
[122] Ch. Beradt, op. cit., p. 17, croit utile de défendre Levi contre ses accusateurs de droite en expliquant l'objectif militant de ses séjours en Suisse.
[123] Prestige qui grandit encore après sa condamnation.
[124] S. Heckert « Die Linken in Chemnitz ira Kampf gegen den Opportunismus für die Herausbildung einer revolutionären Partei », BzG, 1967, n° 1, pp. 109 sq.
[125] Sur ces espoirs voir Œuvres, p. XXXVI, pp. 336-337.
[126] Vorwärts und nicht vergessen, p. 253.
[127] Ibidem, p. 235.
[128] Vorwärts und..., p. 142.
[129] Ibidem, p. 143.
[130] Ibidem, p. 144.
[131] Ibidem, p. 147.
[132] Ibidem, p. 148.
[133] Ibidem, p. 169.
[134] Voir à ce sujet, W. Tormin, Zwischen Râtediktatur und sozialer Demokratie, pp. 40-44 ; P. Von Œrtzen, Betriebsräte in der November-revolution, pp. 71-78 ; Erich Winkler, « Die Berliner Obleutebewegung im Jahre 1916 », ZfG, 1968, n° 11, pp. 1422-1435. Voir aussi les souvenirs de Richard Müller, Vom Kaiserreich zur Republik.
[135] R. Müller, Vom Kaiserreich zur Republik, pp. 59-60.
[136] Selon P. von Œrtzen, op. cit., p. 74, qui s'oppose avec des arguments convaincants au chiffre de 80 à 100 avancé par Tormin, op. cit., p. 42.
[137] R. Müller, op. cit., p. 66.
[138] Von Œrtzen, op. cit., p. 73, et souvenirs des premiers militants dans Vorwärts und..., pp. 269 sq. & 349 sq. Pour Grothe, voir sa biographie dans H. Weber, Der Gründungsparteitag, p. 317.
[139] Voir biographies en annexe.
[140] Von Œrtzen, Ibidem, laisse également entendre que Paul Scholze était membre du groupe spartakiste, ce qui est possible mais qu'aucun texte ne confirme. En janvier 1919, en tout cas, il ne rejoint pas le K.P.D. (S). J. S. Drabkin considère comme « forces révolutionnaires à l'œuvre au sein des délégués révolutionnaires » Franke, Schöttler Nowakowski, et Hans Pfeiffer. (Die Novemberrevolution, p. 448.)
[141] E. Winkler, op. cit., pp. 1429-1430. Le groupe des délégués révolutionnaires semble être resté pendant toute la guerre imperméable à la police : il n'existe en tout cas aucun rapport sur eux dans les documents publiés par Leo Stern.
[142] Spartakusbriefe (éd. 1958), pp. 137-139.
[143] « Die Wiederaufbau der Internationale », R. Luxemburg, Ausgewâhlte Reden und Schriften, II, p. 521.
[144] « Die Krise der Sozialdemokratie », Ibidem, p. 269.
[145] Voir notamment à ce sujet la lettre de Leo Jogiches à Heckert et Brandler, en septembre 1916, citée par H. Wohlgemuth, Die Entstebung der K.P.D., p. 193.
[146] « Offene Brief an Gesinnungsfreunde », signée Gracchus, Der Kampf, Duisburg, n° 31, 6 janvier 1917, reproduite dans Dok. u. Mat., II/1, p. 525.
[147] Ibidem.