1940 |
Le débat parmi les trotskystes américains sur la nature de l'URSS et de son Etat : un Etat ouvrier dégénéré ou un capitalisme d'Etat ?... |
DEFENSE DU MARXISME
BILAN DE L'EXPERIENCE FINLANDAISE
Ils n'avaient pas prévu
"Nous" avions prévu l'alliance avec Hitler -écrivent Shachtman et Burnham- mais l'invasion de la Pologne orientale et l'invasion de la Finlande, non, cela "nous" ne l'avions pas prévu [1]. Un événement aussi inattendu et aussi incroyable exige un bouleversement complet de notre politique. Ces hommes politiques pensaient manifestement que l'alliance entre Hitler et Staline ne leur était nécessaire que pour échanger des saluts de Pâques. Ils avaient "prévu" l'alliance (où ? quand ?) mais n'en avaient prévu ni les raisons ni les objectifs.
Ils reconnaissent à l'Etat ouvrier le droit de manoeuvrer entre les camps impérialistes et de conclure des accords avec les uns contre les autres. Ces accords doivent évidemment avoir pour fin la défense de l'Etat ouvrier, doivent lui donner la possibilité d'obtenir des avantages économiques, stratégiques, etc., et, si les circonstances le permettent, d'élargir l'arène de l'Etat ouvrier. L'Etat ouvrier dégénéré tente d'atteindre ces fins par des moyens bureaucratiques, qui, à chaque pas, entrent en contradiction avec les intérêts du prolétariat mondial. Mais qu'y a-t-il de particulièrement inattendu et d'imprévisible en ce que le Kremlin s'efforce de tirer tout ce qu'il peut de son alliance avec Hitler ?
Si des hommes politiques mal avisés n'avaient pas prévu "cela", c'est seulement parce qu'ils n'examinent à fond aucun problème. Au cours de longues discussions avec la délégation franco-britannique au cours de l'été 1939 le Kremlin avait ouvertement exigé le contrôle des Etats baltes. Le refus opposé à cette exigence par l'Angleterre et la France poussa Staline à rompre les négociations. Cela seul suffisait à faire comprendre très clairement que l'accord avec Hitler devait au moins garantir à Staline le contrôle des Etats baltes. Dans le monde entier des gens politiquement avertis suivaient justement le déroulement des choses en se demandant par quels moyens précisément Staline parviendrait à cet objectif: commencerait-il par la Pologne ou par la Baltique? utiliserait-il la force des armées ? etc. Le cours des événements, cependant, dépendait beaucoup plus de Hitler que de Staline.
Il est en général impossible de prévoir des événements concrets. Mais la direction générale du déroulement des événements ne comportait en elle rien de principiellement nouveau.
La conséquence de la dégénérescence de l'Etat ouvrier c'est que l'U.R.S.S. est apparue, au seuil de la seconde guerre impérialiste, infiniment plus faible qu'elle n'aurait dû autrement l'être. L'accord Hitler-Staline avait comme fonction de protéger l'U.R.S.S. contre une agression allemande et, plus généralement, de détourner l'U.R.S.S. de la participation à une grande guerre. Hitler avait besoin, au moment de l'invasion de la Pologne, de se protéger sur l'Est. Avec la permission de Hitler, Staline a dû pénétrer en Pologne orientale pour se donner quelques garanties complémentaires contre Hitler sur la frontière occidentale de l'U.R.S.S. Cependant la conséquence de ces événements c'est que l'U.R.S.S. a une frontière terrestre commune avec l'Allemagne et, ainsi, le danger que représente l'Allemagne victorieuse est devenu plus direct - et la dépendance de Staline vis-à-vis d'Hitler plus étroite.
L'épisode du partage de la Pologne a reçu son
développement et son prolongement dans l'arène de la Scandinavie. Hitler ne pouvait pas,
dans certaines limites, ne pas communiquer à son "ami" son plan de mainmise sur
les Etats scandinaves. Une sueur froide a dû alors couler sur l'échine de Staline; ce
plan signifiait que l'Allemagne s'assurait le contrôle total de la mer Baltique et de la
Finlande et faisait ainsi peser une menace directe sur Leningrad. Staline doit donc à
nouveau chercher des garanties complémentaires contre son allié, cette fois-ci en
Finlande. Il s'est heurté cependant à une sérieuse résistance. La "promenade
militaire" a traîné en longueur. En même temps la Scandinavie a menacé de se
transformer en arène d'une grande guerre. Hitler, qui avait eu le temps de préparer son
assaut contre le Danemark et contre la Norvège, a exigé de Staline qu'il conclût la
paix au plus vite. Staline a dû réduire ses plans et abandonner la soviétisation de la
Finlande. Tel fut, dans ses traits fondamentaux, le cours des événements au Nord-Ouest
de l'Europe.
Les petits Etats dans la guerre impérialiste.
Aborder dans les conditions de la guerre mondiale le problème du destin des petits Etats du point de vue de l'"indépendance nationale", de la "neutralité", etc., cela signifie rester sur le terrain de la mythologie impérialiste. C'est pour la domination du monde que la lutte s'est engagée. L'existence de l'U.R.S.S. sera réglée chemin faisant. Ce dernier problème, aujourd'hui au second plan, doit inévitablement revenir à un certain moment au premier plan. Quant aux petits Etats et aux Etats de second ordre ils ne sont aujourd'hui que des pions entre les mains des grandes puissances. La seule liberté qui leur reste -et ce encore dans une mesure limitée - c'est le choix de leur maître.
Pendant un certain temps en Norvège deux gouvernements ont lutté l'un contre l'autre : celui des nazis norvégiens, sous la protection des armées allemandes, au Sud, et le vieux gouvernement social-démocrate, avec son roi, au Nord. Les travailleurs norvégiens devaient-ils soutenir le camp "démocratique" contre le camp fasciste ? Par analogie avec l'Espagne, il faudrait au premier regard répondre : Oui. Mais cela aurait, en réalité, constitué une faute très grave. En Espagne il s'agissait d'une guerre civile isolée; l'intervention des puissances impérialistes extérieures avait, malgré toute sa signification, un caractère secondaire. En Norvège il s'agit du heurt direct et immédiat de deux camps impérialistes, dont les gouvernements norvégiens en lutte ne sont que des instruments auxiliaires. Dans l'arène mondiale nous ne soutenons ni le camp des alliés ni celui de l'Allemagne. Nous n'avons donc pas le moindre droit de soutenir l'un de leurs instruments temporaires à l'intérieur de la Norvège.
Nous devons appliquer le même raisonnement à la Finlande. Du point de vue de la stratégie du prolétariat mondial la résistance finlandaise est aussi peu un acte de défense nationale indépendante que la résistance du gouvernement de Norvège. Le gouvernement norvégien l'a démontré mieux que personne en préférant cesser la résistance pour ne pas se transformer complètement en base militaire de l'Angleterre, de la France et des U.S.A. Les facteurs secondaires que sont l'indépendance nationale de la Finlande ou de la Norvège, la défense de la démocratie, etc., malgré leur importance en eux-mêmes, sont inclus maintenant dans le conflit de forces mondiales incomparablement plus puissantes et leur sont entièrement subordonnées. Nous sommes contraints d'exclure ces facteurs secondaires de nos calculs pour définir notre politique à partir des facteurs fondamentaux.
Les thèses programmatiques de la Quatrième Internationale
sur la guerre ont donné là-dessus une réponse exhaustive il y a six ans de cela:
"L'idée de la défense nationale - disent les thèses - surtout si elle se confond
avec l'idée de la défense de la démocratie, est mieux que toute autre susceptible de
tromper les travailleurs des petites nations neutres (la Suisse, en partie la Belgique,
les pays scandinaves... etc.)" [2] Et plus loin :
"Seul un petit-bourgeois complètement borné d'une petite bourgade suisse perdue (du
genre de R. Grimm) [3] peut sérieusement s'imaginer que la
guerre mondiale, dans laquelle il est entraîné, est un moyen de défendre
l'indépendance de la Suisse."[4]. Certains
petits-bourgeois non moins obtus ont vu dans la guerre mondiale un moyen de défendre la
Finlande et cru que l'on pouvait définir une stratégie prolétarienne à partir
d'un épisode tactique tel que l'invasion de la Finlande par l'Armée rouge.
La Géorgie et la Finlande
Pendant les grèves dirigées contre le grand capital les travailleurs, assez souvent, ruinent de très honorables petits-bourgeois ; de la même façon dans la lutte militaire avec l'impérialisme ou dans la recherche de garanties militaires contre lui, l'Etat ouvrier, -même tout à fait sain et révolutionnaire- peut apparaître contraint de violer l'indépendance de tel ou tel petit Etat. Pleurer sur la cruauté de la lutte des classes, dans l'arène intérieure comme dans l'arène internationale, cela convient fort bien aux philistins démocratiques, mais pas du tout aux révolutionnaires prolétariens.
En 1921 la République soviétique soviétisa par la force la Géorgie [5] qui constituait une porte grande ouverte à l'invasion du Caucase par les forces de l'impérialisme. Du point de vue des principes, on aurait pu avancer bien des objections contre ce mode de soviétisation. Du point de vue de l'élargissement de l'arène de la révolution socialiste l'intervention militaire dans un pays paysan représentait une entreprise plus que douteuse. Mais du point de vue de l'autodéfense d'un Etat ouvrier entouré d'ennemis, la soviétisation forcée était justifiée: le salut de la révolution socialiste se place au-dessus des principes formels de la démocratie.
Pendant une longue période l'impérialisme mondial fit de la violence exercée contre la Géorgie le point central de la mobilisation de l'opinion publique mondiale contre les soviets. La Deuxième Internationale occupa dans cette campagne la première place. La tâche de l'Entente consistait à préparer les conditions d'une nouvelle intervention militaire contre les soviets.
Tout à fait comme dans le cas de la Géorgie, la bourgeoisie mondiale a utilisé l'invasion de la Finlande pour mobiliser l'opinion publique contre l'U.R.S.S.. La social-démocratie intervient, là encore, comme l'avant-garde de l'impérialisme démocratique. Dans son convoi se traîne le malheureux "troisième camp" des petits-bourgeois apeurés.
Malgré la profonde ressemblance des deux cas
d'intervention militaire, il y a néanmoins entre elles une différence primordiale:
l'U.R.S.S. actuelle est loin de la République soviétique de 1921. "Le
développement monstrueux du bureaucratisme soviétique et les difficiles conditions de
vie des travailleurs -affirment les thèses de la Quatrième Internationale sur la guerre
(1934)- ont considérablement affaibli la force d'attraction de l'U.R.S.S. envers la
classe ouvrière mondiale."[6]. La guerre
soviéto-finlandaise a démontré avec évidence que le système actuel de l'U.R.S.S.
n'exerçait aucune force d'attraction à la distance d'un coup de canon de Leningrad, le
berceau de la révolution d'Octobre. Il ne s'ensuit pas qu'il faille livrer l'U.R.S.S. aux
impérialistes, mais seulement qu'il faut arracher l'U.R.S.S. aux griffes de la
bureaucratie.
Où est la guerre civile ?
"Mais où est la guerre civile en Finlande que vous aviez promise ?" demandent solennellement les dirigeants de l'ex-opposition, devenus les dirigeants du "troisième camp". Je n'ai rien promis. J'ai seulement étudié l'une des variantes possibles du développement ultérieur de la guerre russo-finlandaise. La mainmise sur des bases isolées en Finlande était aussi vraisemblable que l'occupation de toute la Finlande. Le contrôle de bases isolées supposait le maintien du régime bourgeois dans le reste du pays; l'occupation supposait une révolution sociale, impossible sans que les travailleurs et les petits paysans les plus pauvres soient entraînés dans la guerre civile. Les premières négociations diplomatiques entre Moscou et Helsinki signifiaient une tentative de résoudre ce problème sur le modèle des Etats baltes. L'opposition de la Finlande contraignit le Kremlin à tenter d'atteindre ses objectifs par la force des armes. Staline ne pouvait justifier la guerre devant de larges masses qu'en soviétisant la Finlande. La désignation du gouvernement Kuusinen signifiait que ce qui attendait la Finlande ce n'était pas le sort des Etats baltes, mais celui de la Pologne orientale, où Staline -malgré le bavardages des folliculaires du "troisième camp"- fut contraint de provoquer la guerre civile et d'accomplir une révolution dans les rapports de propriété.
J'ai écrit plusieurs fois que si la guerre de Finlande ne débouchait pas sur une guerre générale, et si Staline n'était pas contraint de reculer devant un danger extérieur, il serait alors forcé de procéder à la soviétisation de la Finlande. Cette tâche apparaissait en elle-même beaucoup plus délicate que la soviétisation de la Pologne orientale: plus délicate sous l'angle militaire car la Finlande était mieux préparée, plus délicate sous l'angle national car la Finlande a une longue tradition de lutte pour l'indépendance nationale contre la Russie alors qu'au contraire les Ukrainiens et les Biélorusses s'étaient longtemps battus contre la Pologne, et plus délicate sous l'angle social car la bourgeoisie finnoise a résolu à sa manière le problème agraire précapitaliste en constituant une petite-bourgeoisie paysanne. Néanmoins la victoire militaire de Staline sur la Finlande aurait indubitablement ouvert toute grande la possibilité d'une révolution dans les rapports de propriété avec l'aide plus ou moins vaste des travailleurs et des petits fermiers finnois.
Pourquoi Staline n'a-t-il donc pas mené ce plan à bien ? Parce que s'est alors engagée une grandiose mobilisation de l'opinion publique bourgeoise contre l'U.R.S.S. Parce que l'Angleterre et la France ont posé sérieusement le problème de l'intervention militaire. Enfin - dernière circonstance qui n'est pas pour cela la moins importante - parce que Hitler ne pouvait plus attendre. L'apparition des troupes anglaises et françaises en Finlande aurait signifié une menace directe sur les plans scandinaves de Hitler, qui reposent sur la conspiration et la surprise. Pris dans l'étau d'un double danger, du côté des alliés et du côté d'Hitler, Staline a abandonné la soviétisation de la Finlande et s'est limité au contrôle de quelques positions stratégiques.
Les partisans du "troisième camp" (le camp des petits-bourgeois apeurés) échafaudent maintenant la construction suivante: Trotsky avait déduit la guerre civile en Finlande de la nature de classe de l'U.R.S.S.; la guerre civile n'a pas éclaté; l'U.R.S.S. n'est donc pas un Etat ouvrier. En réalité il n'était pas du tout nécessaire de "déduire" logiquement la guerre civile possible en Finlande d'une définition sociologique de l'U.R.S.S.; il suffisait de s'appuyer sur l'expérience de la Pologne orientale. Seul un Etat issu de la Révolution d'Octobre pouvait y accomplir la révolution des rapports de propriété qui s'y produisit. L'oligarchie du Kremlin lie cette révolution à son combat pour sa conservation dans une situation donnée. Il n'y avait pas la moindre raison de douter que dans des circonstances analogues, elle serait contrainte de répéter la même opération qu'en Pologne orientale. Voilà seulement ce que je déclarai. Mais les conditions changèrent dans le cours du conflit. La guerre comme la révolution connaît souvent des tournants brusques. L'arrêt des opérations militaires par l'Armée rouge interdisait bien sûr tout éventuel développement de la guerre civile en Finlande.
Le pronostic historique est toujours conditionnel et plus
il est concret plus il est conditionnel. Ce n'est pas une traite dont on puisse exiger le
paiement un jour déterminé. Le pronostic ne fait que mettre en lumière des tendances
déterminées du développement. Mais en même temps que lui agissent des forces et des
tendances d'un autre ordre qui, à un moment donné, passent au premier plan. Quiconque
désire obtenir une prédiction précise des événements concrets doit se tourner vers
les astrologues. Le pronostic marxiste ne fait qu'aider à s'orienter. J'ai souligné
plusieurs fois le caractère conditionnel de mon pronostic, défini comme l'une des
variantes possibles. Seules des scholastes stériles ou... les dirigeants du
"troisième camp" peuvent aujourd'hui s'accrocher comme à une bouée de
sauvetage à un fait historique de troisième ordre, à savoir que le destin de la
Finlande s'est temporairement réglé plutôt sur celui de la Lithuanie, de la Lettonie et
de l'Esthonie que sur celui de la Pologne orientale.
La défense de l'U.R.S.S.
L'invasion de la Finlande par Staline ne fut pas seulement, bien entendu, un acte de défense de l'U.R.S.S. C'est la bureaucratie bonapartiste qui définit sa propre politique. Elle se soucie d'abord de son propre pouvoir, de son prestige, de ses revenus. Elle se défend elle-même beaucoup mieux qu'elle ne défend l'U.R.S.S. Elle se défend au compte de l'U.R.S.S. et au compte du prolétariat mondial. Cela est apparu de façon particulièrement flagrante dans tout le développement du conflit soviéto-finlandais. Nous ne pouvons donc porter ni directement ni indirectement ne fût-ce que l'ombre d'une responsabilité pour l'invasion de la Finlande, qui ne représente que l'un des maillons de la chaîne de la politique menée par la bureaucratie bonapartiste.
Mais une chose est de se solidariser avec Staline, de défendre sa politique, d'en assumer la responsabilité (comme le fait la trois fois méprisable Internationale communiste), autre chose d'expliquer à la classe ouvrière du monde entier que, quels que soient les crimes de Staline, nous ne pouvons permettre à l'impérialisme mondial d'écraser l'U.R.S.S., de rétablir le capitalisme, de transformer le pays de la Révolution d'Octobre en colonie. Cette explication constitue le fondement de notre défense de l'U.R.S.S.
La tentative faite par les défaitistes circonstanciels
(c'est-à-dire les aventuristes du défaitisme) de s'en sortir en expliquant qu'en cas
d'intervention des alliés ils changeraient leur politique défaitiste en politique
défensiste ne représente qu'une grossière astuce. Il est en général difficile de
définir sa politique un chronomètre à la main, surtout dans les conditions de la
guerre. Dans les jours critiques de la guerre soviéto-finnoise, on le sait aujourd'hui,
les états-majors alliés étaient parvenus à la conclusion qu'ils ne pouvaient venir
sérieusement et rapidement en aide à la Finlande qu'en faisant sauter par l'aviation la
voie ferrée de Mourmansk. Décision parfaitement correcte du point de vue stratégique.
L'intervention ou la non-intervention de l'aviation alliée ne tint qu'à un fil. A ce fil
était accrochée, manifestement, la position de principe du "troisième camp".
Nous avons, nous, considéré dès le début qu'il fallait définir notre position en
fonction des camps de classe fondamentaux qui s'opposent à travers la guerre. C'est plus
sûr.
Ne pas céder à l'ennemi les positions conquises.
La politique du défaitisme n'est pas une punition infligée à un gouvernement donné pour tel ou tel de ses crimes, c'est une conclusion tirée des rapports de classes. La ligne de conduite marxiste dans la guerre se fonde non pas sur des conceptions morales ou sentimentales, mais sur l'appréciation sociale d'un régime dans ses relations avec d'autres régimes. Nous avons défendu l'Abyssynie [7] non pas parce que le Négus était politiquement ou "moralement" supérieur à Mussolini, mais parce que la défense d'un pays arriéré contre la cabale colonialiste porte un coup à l'impérialisme, qui est l'ennemi principal de la classe ouvrière mondiale. Nous défendons l'U.R.S.S., indépendamment de la politique du Négus moscovite, pour deux raisons essentielles. D'abord la défaite de l'U.R.S.S. ouvrirait à l'impérialisme de nouvelles ressources grandioses et pourrait prolonger pour de longues années l'agonie de la société capitaliste. Ensuite les fondements sociaux de l'U.R.S.S., épurés de la bureaucratie parasitaire, sont capables de garantir un progrès économique et culturel immense, alors que les fondements du capitalisme ne peuvent ouvrir à l'humanité qu'un avenir de décomposition plus grande encore.
Mieux que tout autre, un fait débusque nos critiques braillards: ils ont continué à considérer l'U.R.S.S. comme un Etat ouvrier pendant que Staline exterminait le parti bolchevique, pendant qu'il écrasait la révolution prolétarienne en Espagne, pendant qu'il trahissait la révolution mondiale au nom des "Fronts populaires" et de la "Sécurité collective" et dans toutes conditions ils jugeaient nécessaire de défendre l'U.R.S.S. comme Etat ouvrier. Mais lorsque le même Staline envahit la Finlande "démocratique", lorsque l'opinion publique bourgeoise des démocraties impérialistes, qui a couvert et encouragé tous les crimes de Staline contre les communistes, contre les ouvriers et les paysans, soulève un inimaginable concert de hurlements, alors nos novateurs déclarent : "Nous ne pouvons pas supporter cela !". Et à la suite de Roosevelt ils décrètent l'embargo moral contre l'U.R.S.S.
Le raisonnement du savant pédant Burnham suivant lequel en défendant l'U.R.S.S. nous défendons par là-même Hitler représente le modèle achevé de la stupidité petite-bourgeoise, qui s'efforce de soumettre la réalité contradictoire aux cadres d'un plat syllogisme. En défendant la République soviétique après la paix de Brest-Litovsk est-ce que les travailleurs soutenaient le Hohenzollern ? Oui ou non ? Les thèses programmatiques de la Quatrième Internationale sur la guerre ont étudié dans le détail cette question. Elles établissent catégoriquement qu'un accord passé par l'Etat soviétique avec tel ou tel autre Etat impérialiste n'impose aucune limitation au parti révolutionnaire de cet Etat. Les intérêts de la révolution mondiale sont supérieurs à toute combinaison diplomatique isolée, si justifiée soit-elle en elle-même. En défendant l'U.R.S.S. nous luttons contre Staline -et contre Hitler- plus sérieusement que Burnham et compagnie.
Burnham et Shachtman, il est vrai, ne sont pas dans l'isolement. Léon Jouhaux, l'agent bien connu du capital français, exprime la même indignation contre le fait que "les trotskystes défendent l'U.R.S.S.". Qui, sinon lui, a le droit de s'indigner! Mais nous avons vis-à-vis de l'U.R.S.S. la même attitude que vis-à-vis de la Confédération Générale du Travail (C.G.T.) : nous la défendons contre la bourgeoisie, bien que des canailles du genre de Léon Jouhaux, qui trompent et trahissent à chaque pas les travailleurs, se tiennent à la tête de la Confédération. Les mencheviks russes glapissent de même : "La Quatrième Internationale est dans l'impasse" car elle continue à voir dans l'U.R.S.S. un Etat ouvrier. Ces messieurs, quant à eux, appartiennent à la Deuxième Internationale, qui est dirigée par des traîtres notoires du genre du maire bourgeois typique qui a nom Huysmans [8] ou de Léon Blum, qui en juin 1936 a trahi une situation révolutionnaire exceptionnellement favorable, et a par là-même rendu possible la guerre actuelle. Les mencheviks considèrent les partis de la Deuxième Internationale comme des partis ouvriers, mais ils refusent de considérer l'U.R.S.S. comme un Etat ouvrier en s'appuyant sur le fait que des traîtres bureaucratiques se tiennent à sa tête. La falsification est ici particulièrement éclatante et cynique. Staline, Molotov et compagnie, en tant que couche sociale, ne valent ni mieux ni pis que les Blum, les Jouhaux, les Citrine, les Thomas, etc. La différence entre eux est simplement la suivante : Staline et compagnie exploitent et estropient les bases économiques viables du développement socialiste, alors que les Blum s'accrochent aux fondements en décomposition de la société capitaliste.
Il faut prendre l'Etat ouvrier tel qu'il est, tel qu'il est
sorti de l'impitoyable laboratoire de l'histoire, et non tel que l'imagine un
"professeur socialiste" en tournant, mélancolique, son doigt dans son propre
nez. Les révolutionnaires sont obligés de défendre toute conquête de la classe
ouvrière si déformée soit-elle par la pression des forces ennemies. Celui qui ne sait
pas défendre les vieilles conquêtes, n'en fera jamais de nouvelles.
Coyoacan,
Le 25 avril 1940.
[1] Paraphrase des textes déposés par la minorité dès l'invasion de la Pologne.
[2] "La guerre et la Quatrième Internationale", Thèses rédigées par Trotsky et adoptées par le Secrétariat international le 10 juin 1934. In Writings of Léon Trotsky, Pathfinder Press, New York. 1972, pp. 299-329, loc. cit., p. 308.
[3] Robert Grimm (1881-1958). Social-démocrate pacifiste suisse qui participa aux conférences de Kienthal et de Zimmerwald en 1915 et 1916.
[4] Ibid, p. 308.
[5] En février 1921 l'Armée rouge envahit la Géorgie, dirigée par un gouvernement menchévique, présidé par Noé Jordania, ancien collaborateur d'une revue fondée par Trotsky en 1914, Borba, et l'un des dirigeants de l'aile droite du parti menchévique. Cf. le livre rédigé à ce propos par Trotsky : Entre l'impérialisme et la révolution, La Taupe, Bruxelles, 1970.
[6] Op. cit, p. 303.
[7] L'Abyssinie (ou Ethiopie) fut envahie en 1934 par les forces de Mussolini, en quête d'empire colonial.
[8] Camille HUYSMANS
(1871-1970), secrétaire du bureau socialiste international de la seconde Internationale
de 1904 a 1919; dirigeant du P.S. belge et longtemps député-maire de sa ville.