1940

Le débat parmi les trotskystes américains sur la nature de l'URSS et de son Etat : un Etat ouvrier dégénéré ou un capitalisme d'Etat ?...


Léon Trotsky

DEFENSE DU MARXISME

LES MORALISTES PETITS-BOURGEOIS ET LE PARTI PROLETARIEN

La discussion dans le Socialist Workers Party des U.S.A. s'est déroulée dans la plus totale liberté. La préparation de la Conférence nationale fut d'une absolue loyauté. La minorité participa à la conférence, reconnaissant par là-même sa légalité et sa régularité. La majorité a proposé à la minorité toutes les garanties lui permettant de combattre pour ses idées après la conférence nationale. La minorité a exigé la liberté de s'adresser aux masses par-dessus la tête du parti. La majorité a naturellement rejeté cette prétention monstrueuse. En même temps la minorité se livrait dans le dos du parti à de sombres machinations et mettait la main sur New International, revue qui fut publiée grâce aux efforts du parti tout entier et de la Quatrième Internationale. Il faut ajouter encore que la majorité était d'accord pour accorder à la minorité deux sièges sur cinq à la rédaction de cette revue. Mais est-il possible à une "aristocratie" intellectuelle de rester minoritaire dans un parti ouvrier ? Mettre sur le même plan un professeur et un ouvrier, cela c'est du "conservatisme bureaucratique" !

Dans l'article qu'il a écrit contre moi Burnham m'expliquait il n'y a guère que le socialisme est un "idéal moral". Idée, évidemment, qui n'est pas très neuve. Au début du siècle passé le "véritable socialisme allemand" se fondait sur la morale et c'est par la critique de ce socialisme que Marx et Engels commencèrent leur activité. Au début du siècle présent les socialistes-révolutionnaires russes avancèrent "l'idéal moral" en opposition au socialisme matérialiste. Hélas, ces thuriféraires de la morale se révélèrent de parfaits filous dans le domaine de la politique. En 1917 ils trahirent complètement les travailleurs en faveur de la bourgeoisie et de l'impérialisme étrangers.

Une longue expérience politique m'a appris que lorsqu'un professeur ou un journaliste petit-bourgeois parle des grands idéaux de la morale, il faut tenir fermement ses poches à deux mains. C'est ce qui vient de se passer une fois de plus. Au nom de "l'idéal moral" un intellectuel petit-bourgeois a volé dans la poche du parti prolétarien sa revue théorique. Tel est le vivant modèle des méthodes organisationnelles de ces novateurs, de ces moralistes et de ces combattants de la démocratie.

Qu'est-ce qu'un petit-bourgeois "cultivé" appelle la démocratie du parti ? C'est un régime dans lequel il peut dire et écrire ce qu'il veut. Qu'est-ce qu'un petit-bourgeois "cultivé" considère comme du "bureaucratisme"? C'est un régime où la majorité prolétarienne établit ses décisions et sa discipline par des méthodes démocratiques. Gardez bien cela en mémoire, travailleurs !

La minorité petite-bourgeoise du Socialist Workers Party a scissionné d'avec la majorité prolétarienne sur la base de la lutte contre le marxisme révolutionnaire. Burnham a déclaré que le matérialisme dialectique était incompatible avec sa "science" rancie. Shachtman a déclaré que le marxisme révolutionnaire était indifférent du point de vue des tâches pratiques. Abern s'est hâté d'accoler sa petite boutique au bloc antimarxiste. Et maintenant ces messieurs appellent la revue qu'ils ont volée au parti "l'organe du marxisme révolutionnaire". N'est-ce pas là du charlatanisme idéologique? Que les lecteurs exigent de la rédaction qu'elle imprime la seule oeuvre programmatique de la minorité: l'article de Burnham "Science et Style". Si ces rédacteurs ne se préparaient pas à imiter le camelot qui pare d'une belle étiquette sa marchandise avariée ils se sentiraient bien obligés de publier cet article... Et tout le monde verrait alors de quel "marxisme révolutionnaire" il s'agit en l'occurrence. Mais ils n'oseront pas le faire. Ils auront honte de montrer leur véritable visage. Burnham sait cacher au fond de ses poches ses motions et ses articles trop francs et Shachtman sait se faire l'avocat des opinions d'autrui, faute d'en avoir à lui.

Déjà le premier article programmatique de l'organe volé révélait sans le moindre fard la légèreté et le néant de ce nouveau groupement antimarxiste qui se manifeste sous le sigle du "troisième camp"... Qu'est-ce que c'est que ce machin-là? Il y a le camp du capital et celui du prolétariat. Le troisième camp ne serait-il pas le refuge de la petite-bourgeoisie? Fondamentalement c'est bien cela. Mais comme toujours la petite-bourgeoisie camoufle le camp qu'elle choisit sous les fleurs en papier de la rhétorique. Ecoutons un peu: dans le premier camp la France et l'Angleterre, dans le second Hitler et Staline, dans le troisième Burnham et Shachtman. La Quatrième Internationale se trouve dans le camp d'Hitler (Staline avait découvert cela depuis longtemps). Voici le nouveau et grandiose slogan: brouillons, pacifistes, pieds écrasés de tous pays, rassemblez-vous dans le "troisième camp" !

Par malheur le monde bourgeois ne se limita pas aux deux camps en lutte. Que faire donc de tous les pays neutres ou à demi-neutres? Des U.S.A.? Où placer l'Italie et le Japon? Les Etats scandinaves? L'Inde, la Chine? Nous avons en vue non point les travailleurs révolutionnaires indiens ou chinois mais l'Inde et la Chine, comme pays opprimés. Du schéma pédant des trois camps une babiole disparaît: le monde colonial, soit une bonne moitié de l'humanité!

L'Inde participe à la guerre impérialiste aux côtés de la Grande-Bretagne. Cela signifie-t-il que nous avons vis-à-vis de l'Inde -non pas vis-à-vis des bolcheviks indiens mais de l'Inde- la même attitude qu'à l'égard de la Grande-Bretagne? S'il n'existait au monde, en dehors de Burnham et de Shachtman, que deux camps impérialistes, où donc fourrer l'Inde? Telle est notre question. Un marxiste répondra: bien que partie constituante de l'empire britannique, bien que prenant part à la guerre impérialiste et malgré la politique traître de Gandhi et des autres chefs impérialistes, nous n'avons pas vis-à-vis de l'Inde tout à fait la même attitude que vis-à-vis de l'Angleterre. Nous défendons l'Inde contre l'Angleterre. Pourquoi donc ne pouvons-nous pas avoir vis-à-vis de l'U.R.S.S. une autre attitude que vis-à-vis de l'Allemagne, malgré l'alliance entre Staline et Hitler? Pourquoi ne pouvons-nous pas défendre les formes sociales plus progressistes susceptibles de se développer, contre les formes réactionnaires qui ne peuvent que pourrir? Non seulement nous le pouvons mais nous le devons. Les théoriciens de la revue volée remplacent l'analyse de classe par une construction mécanique qui attire les intellectuels petits-bourgeois par son caractère pseudo-symétrique. De même que les staliniens camouflent leur attitude de larbins du national-socialisme par des phrases vigoureuses à l'encontre des démocraties impérialistes, de même Shachtman et compagnie dissimulent leur capitulation devant l'opinion publique petite-bourgeoise des U.S.A. par la phraséologie pompeuse du "troisième camp". Comme si le "troisième camp" (qu'est-ce à propos? Un parti? Un club? La Ligue des espoirs perdus ? Le "Front populaire"?) ne devait pas avoir une politique juste à l'égard de la petite-bourgeoisie, des syndicats, de l'Inde et de l'U.R.S.S.!

Il y a quelques jours encore Shachtman, dans la presse se qualifiait de "trotskyste". Si c'est cela le trotskysme, alors moi, en tout cas, je ne suis pas trotskyste. Je n'ai rien de commun avec les idées actuelles de Shachtman sans parler de celles de Burnham. J'ai pris une part active à New international, en protestant par lettres, contre la désinvolture théorique de Shachtman et contre ses concessions sans principe au petit-bourgeois vaniteux qu'est Burnham. Mais alors le parti et la Quatrième Internationale les tenaient par la bride. Aujourd'hui, sous la pression de la démocratie petite-bourgeoise, ils ont rompu leur frein. Je ne puis avoir avec leur revue que les mêmes relations que j'ai avec toutes les autres contrefaçons petites-bourgeoises du marxisme. En ce qui concerne leurs "méthodes organisationnelles" et leur "morale" politique elles ne suscitent en moi que répulsion.

Si des agents conscients de l'ennemi de classe se tenaient derrière Shachtman ils ne pourraient lui conseiller de faire rien d'autre que ce qu'il fait en ce moment. Il s'est allié à des antimarxistes pour lutter contre le marxisme. Il a aidé une fraction petite-bourgeoise à unifier ses rangs contre les travailleurs. Il s'est refusé à utiliser la démocratie interne du parti pour tenter honnêtement de convaincre la majorité ouvrière. Il a provoqué une scission en pleine guerre mondiale. Ce faisant il a camouflé la scission sous des esclandres mesquins et douteux, qui peuvent paraître tout spécialement désignés pour fournir des armes à nos adversaires. Tels sont nos "démocrates", telle est leur "morale".

Cela ne leur servira à rien. La banqueroute les menace. Malgré les trahisons d'intellectuels chancelants et les railleries minables des commères démocratiques, la Quatrième Internationale poursuivra son chemin, sélectionnera, formera et éduquera une avant-garde de révolutionnaires, capables de comprendre ce qu'est un parti, ce qu'est la fidélité au drapeau, ce qu'est la discipline.

Travailleurs d'avant-garde ! N'accordez pas même l'ombre de votre confiance au troisième front de la petite-bourgeoisie !

Coyoacan,

Le 23 avril 1940


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