1940 |
Le débat parmi les trotskystes américains sur la nature de l'URSS et de son Etat : un Etat ouvrier dégénéré ou un capitalisme d'Etat ?... |
DEFENSE DU MARXISME
LETTRE DE DEMISSION DE JAMES BURNHAM AU WORKERS PARTY.
New York, 21 mai 1940
Au Comité National du Workers Party,
Je suis obligé de poser devant le Comité le problème de mon statut par rapport au Workers Party nouvellement formé.
La lutte de tendance au sein du Socialist Workers Party, sa conclusion et la formation récente du Workers Party ont été, en ce qui me concerne l'occasion d'une revue critique de mes propres croyances politiques et théoriques. Cette revue m'a montré que même en jouant sur la terminologie je ne pouvais plus me considérer désormais comme marxiste, ni laisser les autres me prendre pour tel.
De toutes les croyances principales qui ont été associées au mouvement marxiste, que ce soit dans ses variantes réformiste, léniniste, stalinienne ou trotskyste, il n'en est virtuellement plus une seule que j'accepte sous sa forme traditionnelle. Je considère ces croyances soit comme fausses, soit comme dépassées ou dépourvues de sens; ou, dans un petit nombre de cas comme vraies au mieux sous une forme si restrictive et modifiée qu'on ne peut plus les appeler marxistes à proprement parler.
Cette lettre n'est pas destinée à être l'analyse élaborée d'un long credo personnel. Néanmoins, je souhaiterais illustrer mon opinion à l'aide de quelques exemples.
Je rejette, comme vous le savez, la "philosophie du marxisme", le matérialisme dialectique. Je n'ai jamais, il est vrai, accepté cette philosophie. Dans le passé, j'ai excusé cette divergence et fait le compromis entre cette croyance et l'idée selon laquelle la philosophie était "sans importance" et "ne posait pas de problème" dès lors qu'il s'agissait de pratique et de politique. L'expérience, des études et une réflexion prolongées m'ont convaincu que j'avais eu tort, que Trotsky -avec beaucoup d'autres- avait raison sur ce point que le matérialisme dialectique bien que dépourvu de valeur scientifique est, psychologiquement et historiquement, partie intégrante du marxisme et qu'il a des effets, nombreux et défavorables, sur la pratique et la politique.
La théorie générale marxiste de "l'histoire universelle" dans la mesure où elle a un quelconque contenu empirique, me semble réfutée par les recherches historiques et anthropologiques modernes.
L'économie marxiste me semble, pour l'essentiel, fausse, dépassée ou sans signification dans son application aux phénomènes économiques contemporains. Les aspects de l'économie qui conservent leur valeur ne me semblent pas justifier la structure théorique de l'ensemble.
Je ne crois pas seulement qu'il est sans signification de dire que le "socialisme est inévitable" et faux que le "socialisme est la seule alternative au capitalisme": je considère que, sur la base des faits dont nous disposons aujourd'hui, une nouvelle forme de société d'exploitation (que j'appelle "société directoriale") n'est pas seulement une alternative possible au capitalisme mais bien une issue plus probable que le socialisme à la période actuelle.
Comme vous le savez, je ne considère pas que la Russie puisse être considérée comme un "Etat ouvrier" dans aucun des sens intelligibles de ce terme. Cette opinion, toutefois, est en rapport avec des conclusions beaucoup plus fondamentales: par exemple que le stalinisme doit être compris comme l'une des manifestations des mêmes forces historiques générales dont le fascisme est une autre incarnation. Il y a encore quelques doutes dans mon esprit sur le fait que cette conclusion s'applique aussi au léninisme et au trotskysme.
Je suis, nettement et catégoriquement, en désaccord, ainsi que Cannon l'a compris depuis longtemps, avec la conception léniniste du parti -pas seulement avec les modifications que Staline ou Cannon ont apporté à cette conception, mais avec celle qu'en avaient Lénine et Trotsky. Je suis en désaccord avec la théorie du parti mais encore plus -et c'est encore plus important- avec le type classique de comportement qui fait étalage du caractère du parti comme d'une réalité vivante. Le parti de type léniniste me semble incompatible avec la méthode scientifique authentique et la démocratie authentique.
A la lumière de telles croyances et d'autres similaires, il va sans dire que je me dois de rejeter une partie considérable des documents programmatiques de la Quatrième Internationale (documents qu'accepte le Workers Party). Le "programme de transition" me semble -comme il m'était déjà assez nettement apparu lors de sa publication- plus ou moins un non-sens flagrant et un exemple décisif de l'incapacité du marxisme même lorsqu'il est manié par son plus brillant représentant intellectuel, de dominer l'histoire contemporaine.
Ces croyances, surtout sous leur aspect négatif -c'est-à-dire, dans la mesure où elles impliquent un désaccord avec le marxisme- ne sont ni "soudaines" ni épisodiques, pas plus qu'elles ne sont le simple produit de la récente lutte de tendance. J'ai toujours professé certaines d'entre elles. J'en professe bien d'autres depuis plusieurs années. Pour d'autres, je suis passé, au cours des deux dernières années, du doute et de l'incertitude à la conviction. La lutte de tendance n'a servi qu'à m'obliger à les rendre explicites et à les considérer plus ou moins dans leur ensemble. J'ai naturellement conscience de ce que bien d'entre elles ne sont ni "nouvelles" ni "originales" et qu'en professant certaines d'entre elles, je me retrouve en très mauvaise compagnie. Cependant, je n'ai jamais été capable de juger la vérité d'une croyance d'après le caractère moral de ceux qui la professent.
Le Workers Party qui vient d'être formé est un parti marxiste et, plus particulièrement, un parti bolchevique, léniniste. Ce n'est pas là simple question de définition. Le fait est garanti par ses documents programmatiques (spécialement le document-clé sur "Les buts, les tâches et les structures du Workers Party"), par les déclarations et les convictions de l'écrasante majorité de sa direction et d'une substantielle majorité de ses membres et par les habitudes d'action de cette majorité. Tout cela est symbolisé de façon frappante par la déclaration qui, au frontispice de Labor Action, stipule que le parti est section de la Quatrième Internationale, par la définition de sa revue théorique comme "organe du marxisme révolutionnaire", par les appels réitérés, figurant dans les textes mentionnés plus haut, à "la tradition révolutionnaire de Marx, Engels, Lénine et Trotsky" et aux "principes du marxisme", enfin par l'épisode du congrès consacré au télégramme à Trotsky. Absolument rien dans la lutte de tendance n'indiquait de tendance décisive à s'écarter de ces positions au contraire, toute proposition tranchante qui allait dans ce sens était immédiatement bloquée. En réalité, la scission au sein du Socialist Workers Party n'avait aucune base fondamentale et le Workers Party existe désormais au titre de fraction du mouvement trotskyste. Telle fut la cause effective de l'extrême difficulté qu'a eue la tendance à élaborer sa position sur la "nature du parti" et à la rendre différente de celle de Cannon. C'était un travail pénible, qui ne fut pas réellement effectué, parce que, aux détails et aux accentuations près, les deux positions ne diffèrent pas vraiment.
Bien entendu, je ne souhaite pas atténuer ma part de responsabilité dans ce qui est survenu au cours du passé récent ou plus éloigné. Je ne souhaite que rapporter ici les faits tels que je les vois; parmi eux, le fait que je n'ai pas été permanent et n'ai pas accepté une part entière de responsabilité organisationnelle.
De ce qui concerne mes croyances personnelles actuelles et le caractère du Workers Party, une conclusion découle, sans possibilité de faux-fuyant: je ne puis être un membre loyal du Workers Party; je ne nuis accepter son programme et sa discipline; je ne puis parler ou agir en son nom. Naturellement, je ne suis pas en désaccord avec tout ce que défend le Workers Party. Je crois que le socialisme serait une bonne chose s'il pouvait être réalisé (encore que le "socialisme comme idée morale" ait, nous l'avons appris, mauvaise réputation parmi les marxistes). Je suis d'accord avec l'attitude du Workers Party vis-à-vis de la guerre, dans la mesure, au moins, où cette position découle de la lutte de tendance qui vient de se conclure. Mais je partage ce point d'accord avec bien d'autres organisations, avec des dizaines de milliers d'individus, totalement étrangers au Workers Party. Pour autant que je fonctionne politiquement, je ne peux borner ce que je dis et fais aux rhapsodies sur le caractère désirable du socialisme et sur la dénonciation des deux camps en présence dans la guerre. Cela me fut remis en mémoire avec une acuité particulière par le premier meeting public du Workers Party. J'ai en effet essayé de faire le total de ce que je pouvais dire et je n'ai pu trouver aucun moyen d'exprimer ce que je croyais devoir dire tout en continuant à apparaître à la tribune comme un orateur loyal au parti. J'ai finalement fait, une nouvelle fois, un compromis; j'ai parlé "en toute sécurité" du troisième camp et me suis senti, en finissant, dans la peau d'un menteur.
Pour moi, l'alternative est la suivante:
Persistant dans mon appartenance au parti, je peux déclencher immédiatement une lutte de tendance contre l'orientation suggérée par les résolutions. Cette lutte, de toute évidence, serait, du point de vue théorique et politique, beaucoup plus large et fondamentale que la bataille qui vient de se terminer contre Cannon; de mon point de vue, elle viserait à provoquer la rupture de l'ensemble du groupe d'avec le marxisme.
Or je peux, purement et simplement, me séparer du Workers Party.
Selon la conception traditionnelle de la politique "principielle" et "responsable", il m'appartient de choisir la première orientation. Pourtant, je ne crois pas que cela ait aucun sens dans les circonstances actuelles. Tout d'abord, une vive lutte de tendance déclenchée aujourd'hui dans le Workers Party (où mon point de vue n'aurait l'appui que d'une très petite minorité) signifierait la dissolution du groupe, tout au moins sa réduction à l'impuissance -et il commence avec des fondations qui ne sont pas trop fermes. Ce que l'on pourrait gagner de cette lutte ne vaudrait pas le coup, n'aurait tout simplement aucune signification politique. Par ailleurs, je n'ai pas, personnellement, la volonté de diriger une telle bataille. Je ne suis pas, je n'ai jamais été et ne puis être un "praticien politique", un "homme d'organisation" et, par-dessus tout, pas un dirigeant.
Aussi, seule me reste la seconde option.
On pensera et on dira beaucoup que mes croyances actuelles et la décision qui en découle sont une "rationalisation", d'une part des pressions de mon entourage personnel, douillettement bourgeois, d'autre part de l'influence des terribles défaites de la classe ouvrière au cours des vingt dernières années ainsi que de la crise que représente la guerre.
Je serais le dernier à prétendre qu'aucun homme puisse être assez prétentieux pour imaginer qu'il connaît clairement les motifs et les sources de ses propres actions. Toute cette lettre peut être une façon hyper-élaborée de dire cette simple phrase: "J'ai la sensation d'abandonner la politique". Il est certain que je suis influencé par les trahisons et les défaites des vingt et quelques dernières années. Cela forme une part de ma conviction que le marxisme doit être rejeté: à chacune des épreuves que lui a fait subir l'histoire, le mouvement marxiste ou bien a échoué dans sa lutte pour le socialisme ou bien a trahi. Cela influence mes réactions et mes attitudes, je le sais.
En ce qui concerne ma "vie personnelle", comment savoir toujours où est l'oeuf et où est la poule? Est-ce la mauvaise volonté à adhérer pleinement à la politique marxiste qui rend, confuses les croyances? Ou est-ce de claires croyances qui empêchent d'adhérer pleinement à la politique marxiste? Je suis quelque peu fatigué, je l'avoue, de l'habitude qui consiste à régler le compte des opposants et des critiques, à décider des discussions scientifiques par des références pleines de suffisance à la "rationalisation" et à la "pression et aux influences des classes hostiles". Le fait que cette habitude soit une partie bien enracinée de la tradition marxiste n'est pas la moindre de mes objections au marxisme.
Mes croyances sont des faits; les défaites et les trahisons, mon mode de vie et mes goûts en sont d'autres. Vous les connaissez, quelle que soit la vérité quant à leurs sources, origines et motifs.
Je ne puis donc admettre, sur le plan idéologique, politique ou théorique, aucun lien ou aucune allégeance au Workers Party (de même qu'à tout autre parti marxiste). Tels sont les, faits et je ne peux plus prétendre le contraire, ni à moi ni aux autres.
Malheureusement un facteur subsiste. Ce facteur est un sens de l'obligation morale et de la responsabilité à l'égard de mon propre passé (sept années dominées de façon inadéquate mais totale, par le marxisme ou toute structure de ce genre ne peuvent être effacées par quelques minutes devant ma machine à écrire) et, plus encore à l'égard des autres personnes de ceux avec lesquels j'ai pratiqué une collaboration réciproquement loyale, de tous ceux qui ont été influencés par moi dans leurs idées et leurs actes. Trotsky et Cannon vont exploiter ma décision comme une confirmation de leurs vues: le départ de Burnham sera pour leur logique, remarquable mais compréhensible du point de vue humain, la preuve de la vérité de leurs opinions sur le caractère de la guerre, la nature de l'Etat russe et le rôle de la Russie dans la guerre A beaucoup de membres du Workers Party ma séparation apparaîtra comme une désertion. D'un point de vue moral et personnel je ne peux qu'être d'accord pour reconnaître qu'il y a une bonne part de vérité dans ce dernier jugement.
Mais ce facteur comparé aux autres, n'est plus suffisant pour déterminer mes actions. En effet, il me semble clair aujourd'hui que sans ces considérations morales et personnelles, j'aurais quitté le parti il y a quelque temps déjà. Dans le domaine des croyances et des intérêts (qui sont aussi des faits), il y a plusieurs années que je n'avais plus réellement place dans un parti marxiste.
Cette lettre constitue ma démission définitive du groupe. Toutefois, en raison des obligations que j'admets, je suis prêt, si le comité le désire, à discuter avec lui des modalités de ma séparation. Il y a quatre possibilités:
1. Le Comité peut m'exclure. Il n'y aurait aucune difficulté à trouver des bases à mon exclusion: j'ai déjà écrit un article qui, s'il est publié dans la presse extérieure au parti (j'en ai la possibilité), fournira les motifs adéquats.
2. Je peux me contenter de me retirer du groupe et de ses activités, sans qu'aucun de nous n'en fasse état.
3. On peut, formellement, m'accorder un "congé" de six mois. Si cette solution était adoptée, qu'il n'y ait aucun malentendu. On n'est jamais sûr de l'avenir mais la probabilité de voir ce congé prendre fin est des plus minces.
4. Je suis prêt, enfin, si le comité estime que cela créerait, en cette première période d'existence indépendante du groupe, une sérieuse différence, à mener à bien, pendant les deux prochains mois, une forme de collaboration partielle. Elle pourrait prendre la forme d'articles, signés ou anonymes, pour la presse du parti et en accord avec son orientation; au cours de cette période, je m'abstiendrais d'actes publics opposés au parti et à son programme. A l'issue de ces deux mois, n'importe laquelle des autres solutions pourrait être adoptée. Pour être honnête, je n'aimerais guère cette quatrième solution mais, comme je l'ai déclaré, je suis prêt à l'accepter.
Ecrire cette lettre a été pour moi une tâche pénible et difficile. Il ne s'agit en aucun cas d'un acte impulsif: elle a été précédée d'une réflexion longue et minutieuse. Je suis par-dessus tout anxieux d'éviter de donner l'impression que je cherche à m'excuser ou à diminuer mes propres faiblesses, mes dificiences ou mes échecs. Je ne propose pas de blâmer les autres ou l'histoire de mes propres fautes. Lorsque j'affirme que je rejette le marxisme, je ne veux pas dire que je suis plein de dérision ou que je me considère comme "supérieur" aux marxistes. Pas du tout. Je suis humble, croyez-moi, face à la loyauté, à l'esprit de sacrifice et à l'héroïsme de tant de marxistes -qualité que l'on trouve si largement dans les rangs du Workers Party. Mais je ne peux agir autrement que je le fais.
Croyant ce que je crois, je ne peux souhaiter le succès du
Workers Party mais je peux souhaiter et je souhaite la réussite de ses adhérents. Dans
la mesure où chacun d'entre nous, selon ses propres méthodes et dans son propre domaine,
maintiendra les valeurs de la liberté et de la vérité, j 'espère que nous continuerons
à nous considérer comme des camarades, quels que soient les noms que nous porterons et
quelles que soient les pancartes qu'on nous accrochera autour du cou.
Fraternellement.
James Burnham.