1937 |
Le débat parmi les trotskystes américains sur la nature de l'URSS et de son Etat : un Etat ouvrier dégénéré ou un capitalisme d'Etat ?... |
DEFENSE DU MARXISME
UNE FOIS DE PLUS : L'UNION SOVIETIQUE ET SA DEFENSE
Craipeau oublie les principaux enseignements du marxisme.
Le camarade Craipeau veut une fois de plus nous persuader que la bureaucratie soviétique en tant que telle est une classe [1]. Toutefois, pour lui, la question n'est pas d'ordre purement "sociologique". Non. Tout ce qu'il veut, nous le verrons, c'est tracer une fois pour toutes une voie libre et directe pour le genre d'internationalisme qui est le sien, un internationalisme qui, hélas, n'est pas sûr de lui. Si la bureaucratie n'est pas une classe, si l'on peut encore caractériser l'Union soviétique comme un Etat ouvrier, il sera nécessaire de la soutenir en cas de guerre. Comment, dès lors, rester irrémédiablement opposé à son propre gouvernement si celui-ci est allié aux soviets ? La tentation est terrible de tomber dans le social-patriotisme. Non, il vaut infiniment mieux balayer radicalement le terrain : la bureaucratie stalinienne est une classe exploiteuse et, en cas de guerre, il est à peine besoin de faire une distinction entre les Soviétiques et le Japon.
Malheureusement, ce radicalisme en matière de terminologie n'avance guère les choses. Admettons pour un temps que la bureaucratie est réellement une classe, au sens que donne à ce terme la sociologie marxiste. Nous avons affaire, dans ce cas, à une nouvelle forme de société de classe qui n'est identique ni à la société féodale, ni à la société capitaliste et qui n'avait jamais été prévue par les théoriciens marxistes. Une telle découverte est digne d'une analyse un peu plus attentive.
Pourquoi la société capitaliste s'est-elle d'elle-même engagée dans l'impasse ? Parce qu'elle n'est plus capable de développer les forces productives, que ce soit dans les pays avancés ou dans les pays retardés. La chaîne du monde impérialiste a été rompue à son maillon le plus faible, la Russie. Et voici que nous apprenons qu'à la place de la société bourgeoise a été établie une nouvelle société de classe. Craipeau ne lui a pas encore donné de nom, non plus qu'il n'en a analysé les lois internes. Mais cela ne nous empêche pas de constater que cette nouvelle société est progressive par rapport au capitalisme car, sur la base de la propriété nationalisée, la nouvelle "classe" possédante a assuré un développement des forces productives sans égal dans l'histoire du monde. Le marxisme nous enseigne, n'est-il pas vrai, que les forces productives sont le facteur fondamental du progrès historique. Une société qui n'est pas capable d'assurer la croissance de la puissance économique est encore moins capable d'assurer le bien-être des masses laborieuses, quel que soit son mode de distribution. L'antagonisme entre le féodalisme et le capitalisme et le déclin du premier ont été déterminés par le fait même que le dernier ouvrait des perspectives nouvelles et grandioses aux forces productives qui stagnaient. La même remarque vaut pour l'U.R.S.S. Quel que soit le mode d'exploitation qui la caractérise, cette nouvelle société est, par ses caractéristiques mêmes, supérieure à la société capitaliste. Ici réside le vrai point de départ d'une analyse marxiste.
Ce facteur fondamental que sont les forces productives se reflète aussi dans le domaine idéologique. Alors que la vie économique des pays capitalistes ne nous montre plus que les formes les plus variées de la stagnation et du déclin, l'économie nationalisée et planifiée de l'U.R.S.S. est la plus grande des écoles pour l'humanité qui aspire a un avenir meilleur. Il faut être aveugle pour ne pas voir la différence.
En cas de guerre entre le Japon et l'Allemagne d'une part, l'U.R.S.S. de l'autre, ne seraient pas en cause les problèmes de l'égalité dans la distribution, de la démocratie prolétarienne ou de la justice de Vychinski, mais bien le destin de la propriété nationalisée et de l'économie planifiée. La victoire des Etats impérialistes ne signifierait pas seulement l'effondrement de la nouvelle "classe" exploiteuse soviétique mais aussi celui des nouvelles formes de production et donc l'abaissement de toute l'économie soviétique au niveau d'un capitalisme arriéré et semi-colonial. Je demande donc à Craipeau : lorsque nous sommes confrontés à la lutte entre deux Etats qui sont tous deux -admettons-le- des Etats de classe, mais dont l'un représente la stagnation impérialiste et l'autre un formidable progrès économique, ne devons-nous pas soutenir l'Etat progressif contre l'Etat réactionnaire ? Oui ou non ?
Dans toute sa thèse, Craipeau parle des choses les plus
diverses, et même des choses les plus éloignées du sujet mais il ne mentionne pas une
seule fois le facteur que la sociologie marxiste estime décisif : le développement des
forces productives. C'est bien pour cette raison que tout son édifice demeure suspendu en
l'air. Il jongle avec les ombres terminologiques ("classe"
"non-classe") au lieu de chercher à appréhender la réalité. Il croit qu'il
suffit d'attribuer le qualificatif de classe à la bureaucratie pour éviter d'avoir à
analyser la place que la nouvelle société occupe dans l'essor historique de l'humanité.
Désireux de nous obliger à ne faire aucune distinction entre une société qui est
absolument réactionnaire puisqu'elle entrave et détruit même les forces productives et
une société qui est relativement progressive puisqu'elle a permis un grand bond en avant
de l'économie, Craipeau veut nous imposer la politique de la "neutralité"
réactionnaire. Oui, camarade Craipeau, réactionnaire !
La bureaucratie est-elle bien une classe ?
On peut voir de ce qui précède que nous pourrions fort bien nous dispenser d'analyser ce problème théorique, autrement dit la question qui préoccupe Craipeau et qui, en elle-même, est loin d'être décisive pour notre politique en cas de guerre. Mais le problème de la nature sociale de la bureaucratie est, malgré tout, très important d'un point de vue plus général et nous ne voyons aucune raison de faire sur ce plan, la plus légère concession à Craipeau. Notre critique change d'arguments sans qu'il en découle le moindre inconvénient pour lui. Cette fois-ci, il tire son effet frappant d'une déclaration de la Révolution trahie selon laquelle "tous les moyens de production appartiennent à l'Etat et l'Etat, dans une certaine mesure, à la bureaucratie" [2] (souligné par moi). Craipeau jubile. Si les moyens de production appartiennent à l'Etat et l'Etat à la bureaucratie, celle-ci devient le propriétaire collectif des moyens de production et, de ce seul fait, une classe possédante et exploiteuse. Le reste de l'argumentation de Craipeau n'a qu'un caractère purement littéraire. Il nous dit une nouvelle fois, en se donnant l'air de polémiquer contre moi, que la bureaucratie thermidorienne est mauvaise, rapace, réactionnaire, assoiffée de sang, etc. Quelle révélation ! Nous n'avons pourtant jamais dit que la bureaucratie stalinienne incarnait la vertu. Nous lui avons seulement refusé la qualification de classe au sens que le marxisme donne à ce terme, c'est-à-dire par rapport à la propriété des moyens de production. Mais voici que Craipeau m'oblige à me désavouer moi-même puisque j'ai reconnu que la bureaucratie traite l'Etat comme sa propriété personnelle. "Là réside la clé de l'énigme." Par cette argumentation hypersimpliste, Craipeau montre un déplorable manque de sens dialectique. Je n'ai jamais affirmé que la bureaucratie soviétique équivalait à la bureaucratie de la monarchie absolue ou à celle du capitalisme libéral. La nationalisation de l'économie crée pour la bureaucratie une situation entièrement nouvelle, avec des possibilités nouvelles - de progrès comme de dégénérescence. Nous le savions plus ou moins dès avant la révolution. L'analogie entre la bureaucratie soviétique et la bureaucratie de l'Etat fasciste est plus pertinente, surtout du point de vue qui nous intéresse. La bureaucratie fasciste elle aussi traite l'Etat comme sa propriété. Elle impose de sérieuses restrictions au capital privé, au sein duquel elle provoque souvent des convulsions. Nous pouvons dire, par voie d'argumentation logique : Si la bureaucratie fasciste parvenait à imposer de plus en plus au capitalisme sa discipline et les restrictions qui en découlent sans rencontrer de résistance réelle, elle se transformerait graduellement en une nouvelle "classe dominante, absolument analogue à la bureaucratie soviétique. Mais l'Etat fasciste n'appartient à la bureaucratie que "dans une certaine mesure" (voir citation ci-dessus). Ce sont là quatre petits mots que Craipeau ignore délibérément. Ils ont pourtant leur importance. Ils sont même décisifs. Ils sont partie intégrante de la loi dialectique de la transformation de la quantité en qualité. Si Hitler essaie de se rendre propriétaire de l'Etat et, par là, de se rendre propriétaire de la propriété privée, complètement et plus seulement "dans une certaine mesure", il se heurtera à l'opposition violente des capitalistes ; de grandes possibilités révolutionnaires s'en trouveraient offertes aux travailleurs. Il se trouve, toutefois, des ultra-gauches qui appliquent à la bureaucratie fasciste le raisonnement de Craipeau sur la bureaucratie soviétique et qui tracent un signe d'égalité entre les régimes fasciste et stalinien (certains spartakistes allemands, Hugo Urbahns, [3] certains anarchistes, etc.). Nous avons dit d'eux ce que nous disons de Craipeau : leur erreur est de croire que les fondations de la société peuvent être changées sans révolution ou contre-révolution ; ils déroulent à l'envers le film du réformisme.
C'est alors que Craipeau, plus jubilant que jamais, cite une autre affirmation de la Révolution trahie à propos de la bureaucratie soviétique : "Si ces rapports devaient être stabilisés, légalisés, élevés au rang de normes sans aucune résistance ou malgré la résistance des travailleurs, ils aboutiraient à la liquidation complète des conquêtes de la révolution prolétarienne" [4]. Et Craipeau de conclure : "Ainsi donc, le camarade Trotsky envisage (pour l'avenir) la possibilité du passage sans intervention militaire (?) de l'Etat ouvrier à l'Etat capitaliste" [5]. En 1933, nous avions coutume d'appeler cela : "dérouler à l'envers le film du réformisme". En 1937, cela s'appelle de la même façon. Ce qui, à mes yeux, n'était qu'un argument purement logique devient pour Craipeau un pronostic historique. Sans guerre civile victorieuse, la bureaucratie ne peut donner naissance à une nouvelle classe dominante. Ce fut toujours et ce demeure ma conviction. Par ailleurs, ce qui se produit en ce moment en U.R.S.S. n'est qu'une guerre civile préventive, déclenchée par la bureaucratie. Et pourtant, elle n'a pas encore touché les bases économiques de l'Etat créé par la révolution ; celui-ci, en dépit de toutes les déformations, assure un développement sans précédent des forces productives.
Personne n'a jamais nié la possibilité -particulièrement
dans le cas d'un déclin mondial prolongé- de la restauration d'une nouvelle classe
possédante issue de la bureaucratie. L'actuelle position de la bureaucratie qui, par le
biais de l'Etat, tient "dans une certaine mesure" les forces productives entre
ses mains constitue un point de départ d'une extrême importance pour un tel processus de
transformation. il s'agit toutefois d'une possibilité historique et non d'un fait déjà
accompli.
Une classe est le produit de causes économiques ou de causes politiques ?
Dans la Révolution trahie, j'ai tenté de donner une définition de l'actuel régime soviétique [6]. Cette définition comporte neuf paragraphes. Ce n'est pas chose très élégante, j'en conviens, que cette série de formules descriptives et prudentes. Mais il s'agit d'une tentative de se montrer honnête vis-à-vis de la réalité. Ce qui est toujours un avantage. Craipeau ne mentionne même pas cette définition. Il ne lui en oppose aucune autre. Il ne dit pas si la nouvelle société d'exploitation est supérieure ou inférieure à l'ancienne et il ne se demande pas si cette nouvelle société représente une étape inévitable entre le capitalisme et le socialisme ou s'il s'agit d'un simple "accident" historique. Pourtant, du point de vue de nos perspectives historiques générales, telles qu'elles sont formulées dans le Manifeste communiste de Marx et Engels, la définition sociologique de la bureaucratie revêt une importance capitale.
La bourgeoisie est venue au monde comme élément issu des nouvelles formes de production ; elle a continué à représenter une nécessité historique aussi longtemps que les nouvelles formes de production n'ont pas épuisé leurs possibilités. On peut affirmer la même chose de toutes les classes sociales antérieures : propriétaires d'esclaves, seigneurs féodaux, maîtres-artisans médiévaux. En leur temps, ils ont été les représentants et les dirigeants d'un système de production qui a été un moment de la progression de l'humanité. Mais, comment Craipeau apprécie-t-il la place historique de la "classe bureaucratique" ? Il ne dit rien de cette question décisive. Pourtant, nous avons maintes fois répété, avec l'aide de Craipeau lui-même, que la dégénérescence de l'Etat soviétique est le produit du retard de la révolution mondiale, c'est-à-dire, la conséquence de causes politiques, et "conjoncturelles", pour ainsi dire. Peut-on parler d'une nouvelle classe... "conjoncturelle" ? J'en doute vraiment beaucoup. Si Craipeau consent à vérifier sa conception très hâtive en prenant en considération la succession historique des régimes sociaux, il reconnaîtra sûrement lui-même que donner à la bureaucratie le nom de classe possédante n'est pas seulement un abus de termes, mais plus encore un grand danger politique qui risque de nous faire dérailler totalement de nos perspectives historiques. Craipeau voit-il des raisons suffisantes de réviser la conception marxiste dans ce domaine capital ? Pour ma part, je n'en vois aucune. C'est pourquoi je refuse de suivre Craipeau.
Toutefois nous pouvons et devons dire que la bureaucratie
soviétique a tous les vices d'une classe possédante sans avoir aucune de ses
"vertus" (stabilité organique diverse normes morales, etc.). L'expérience nous
a enseigné que l'Etat ouvrier est encore un Etat, autrement dit le produit du passé
barbare : qu'il est doublement barbare dans un pays arriéré et isolé que, dans des
conditions défavorables il peut dégénérer jusqu'à devenir méconnaissable ; qu'une
révolution supplémentaire peut être nécessaire à sa régénération ? Mais l'Etat
ouvrier n en reste pas moins une étape qu'il nous faut obligatoirement franchir. On ne
peut dépasser cette étape que par la révolution permanente du prolétariat
international.
Mais où est la dialectique ?
Je ne peux suivre point par point l'ensemble de l'argumentation de Craipeau ; pour le faire, il faudrait récapituler l'ensemble de la conception marxiste. L'ennui est que Craipeau n'analyse pas les faits tels qu'ils sont mais rassemble plutôt des arguments logiques en faveur d'une thèse préconçue. Dans son essence, cette méthode est anti-dialectique et donc anti-marxiste. Je vais en donner quelques exemples:
a) "Le prolétariat russe a perdu depuis bien des années déjà tout espoir de pouvoir politique". Craipeau prend bien soin de ne pas dire précisément depuis quand. Il veut simplement donner l'impression que notre tendance a entretenu des illusions depuis "bien des années". Il oublie de dire qu'en 1923 la bureaucratie était ébranlée jusqu'aux fondation et que seuls la défaite allemande et le découragement qu'elle fit naître dans le prolétariat russe ont donné une nouvelle stabilité à sa position. Au cours de la Révolution chinoise (1925-1927) , la crise se répéta, avec les mêmes phases. Le Premier Plan Quinquennal et les grands bouillonnements qui précédèrent en Allemagne l'ascension d'Hitler menacèrent à leur tour la domination bureaucratique. Enfin, pouvons-nous douter un instant que le prolétariat russe n'ait pu, si la révolution espagnole avait été victorieuse et si les travailleurs français avaient été capables de mener jusqu'à son terme leur offensive de mai-juin 1936, recouvrer son courage et sa combativité et renverser la bureaucratie thermidorienne avec un minimum d'efforts ? C'est seulement la succession des défaites les plus terribles et les plus démoralisantes qui a stabilisé le régime de Staline. Craipeau oppose le résultat, à vrai dire parfaitement contradictoire, au processus qui l'a engendré et à notre politique, qui a été le reflet de ce processus.
b) Afin de réfuter l'argument selon lequel la bureaucratie ne manipule les ressources nationales que comme le ferait une guilde corporative -et encore une guilde particulièrement vacillante- et les bureaucrates n'ont pas à titre individuel le droit de disposer de la propriété d'Etat, Craipeau réplique : "Les bourgeois (?) eux-mêmes ont dû attendre longtemps avant de pouvoir transmettre à leurs descendants le droit de propriété sur les moyens de production. Aux tous débuts des guildes, le patron était élu par ses pairs..." Mais Craipeau omet une bagatelle : aux "tous débuts des guildes", celles-ci n'étaient pas divisées en classes et le patron n'était pas un "bourgeois" au sens moderne du terme. La transformation de la quantité en qualité n'existe pas pour Craipeau.
c) "La propriété privée est en cours de restauration, l'héritage en cours de rétablissement." Mais Craipeau s'abstient de dire qu'il s'agit de la propriété des objets d'utilité personnelle et non des moyens de production. Il oublie pareillement de mentionner le fait que ce que les bureaucrates, y compris ceux de haut rang, possèdent à titre privé n'est rien à côté des ressources matérielles que leur procurent leurs fonctions : il oublie encore que la récente "purge" qui, d'un seul trait de plume réduit à la pauvreté des milliers et des milliers de familles de bureaucrates, montre précisément l'extrême fragilité des liens qui existent entre les bureaucrates eux-mêmes -et à plus forte raison leur famille- et la propriété d'Etat.
d) La guerre civile préventive que mène à l'heure actuelle la clique dirigeante démontre à nouveau que cette dernière ne pourra être renversée que par la violence révolutionnaire. Mais puisque cette nouvelle révolution doit prendre naissance sur les bases de la propriété d'Etat et de l'économie planifiée : nous avons qualifié le renversement de la bureaucratie de révolution politique par opposition à la révolution sociale de 1917. Craipeau trouve que cette distinction "relève du domaine de la casuistique". Et pourquoi une telle sévérité ? Parce que voyez-vous, la reconquête du pouvoir par le prolétariat aura des conséquences sociales. Mais les révolutions politiques bourgeoises de 1830, 1848 et septembre 1870 ont eu aussi des conséquences sociales, dans la mesure où elles ont sérieusement modifié la répartition du revenu national. Mais, mon cher Craipeau, tout est relatif dans ce monde qui n'est pas la création de formalistes ultra-gauches. Les changements sociaux provoqués par lesdites révolutions politiques, aussi sérieux qu'ils aient pu être, apparaissent comme tout à fait secondaires quand on les compare à la grande Révolution française qui fut la révolution sociale bourgeoise par excellence. Ce qui fait défaut au camarade Craipeau, c'est le sens des proportions et le concept de relativité. Notre jeune ami n'a aucun intérêt pour la loi de la transformation de la quantité en qualité. C'est pourtant la plus importante des lois de la dialectique. Il est vrai que les autorités du monde académique de la bourgeoisie estiment que la dialectique elle-même "relève du domaine de la casuistique".
e) Ce n'est pas par hasard que Craipeau s'inspire de la
sociologie de M. Yvon [7]. Les observations personnelles d'Yvon
sont honnêtes et très importantes. Mais ce n'est pas un accident qui l'a mené dans le
môle étroit de la Révolution Prolétarienne. [8] Yvon
s'intéresse à "l'économie" à "l'atelier" -pour employer les termes
de Proudhon- et pas à la "politique", c'est-à-dire à l'économie
généralisée. Il appartient formellement à l'école proudhonienne, ce qui lui a
précisément permis de rester neutre au cours de la lutte entre l'opposition de gauche et
la bureaucratie ; il n'avait pas compris que le sort de "l'atelier" en
dépendait. Ce qu'il a à dire sur la lutte "pour l'héritage de Lénine" sans
distinguer entre les tendances sociales -même aujourd'hui en 1937 !- révèle clairement
sa conception tout à la fois petite-bourgeoise, totalement contemplative, absolument pas
révolutionnaire. Pour Yvon la notion de classe est une abstraction qu'il place en
surimpression sur l'abstraction de "l'atelier". Il est vraiment triste que
Craipeau ne trouve pas d'autre source d'inspiration théorique.
Défense de l'U.R.S.S. et Social-patriotisme.
Tout cet échafaudage sociologique, malheureusement très fragile ne sert à Craipeau, nous l'avons dit, qu'à s'évader de la nécessité de distinguer au cours de la guerre entre l'U.R.S.S. et les Etats impérialistes. Très révélateurs sont les deux derniers paragraphes de son traité où il aborde le problème. Craipeau nous dit : "De nos jours, toute guerre européenne ou mondiale se résout à un conflit impérialiste et seuls les imbéciles staliniens et réformistes peuvent croire que, par exemple, l'enjeu de la guerre future sera le fascisme ou la démocratie". Notez bien cette thèse magistrale : bien que quelque peu simplifiée, elle est exacte et pourtant empruntée, cette fois-ci, à l'arsenal du marxisme. Immédiatement après afin de caractériser et de fouailler l'U.R.S.S. comme "champion de la guerre impérialiste", Craipeau nous dit : "Dans le camp de Versailles, sa diplomatie [celle de l'U.R.S.S.] joue maintenant le même rôle d'animation que la diplomatie hitlérienne dans l'autre camp". Admettons. Mais le caractère impérialiste de la guerre est-il déterminé par le rôle provocateur de la diplomatie fasciste ? Pas du tout. "Seuls les imbéciles staliniens et réformistes peuvent le croire." Et j'espère que, pour notre part, nous n'allons pas appliquer le même critère à l'Etat soviétique. On est défaitiste dans les pays impérialistes -n'est-ce pas ?- parce que l'on veut abattre le régime de la propriété privée et non parce que l'on veut châtier un quelconque "agresseur". Dans la guerre entre l'Allemagne et l'U.R.S.S., il sera question de changer les bases économiques de cette dernière, non de punir Staline et Litvinov. Et alors ? Craipeau n'a posé sa thèse fondamentale- que pour emprunter aussitôt une voie opposée. Le danger, le vrai danger selon lui est que les social-patriotes de tout poil prendront la défense de l'U.R.S.S. pour prétexte à de nouvelles trahisons. "Dans de telles conditions, toute équivoque dans notre attitude devient fatale." Et de conclure : "Aujourd'hui, il est nécessaire de choisir : soit la "défense inconditionnelle" de l'U.R.S.S., c'est-à-dire (!!!) le sabotage de la révolution dans notre pays aussi bien qu'en Union soviétique, soit le défaitisme et la révolution".
Nous y voici. Le problème n'est pas du tout le caractère social de l'U.R.S.S. -et ce qu'il implique- puisqu'aussi bien, selon Craipeau, la défense d'un Etat ouvrier, même lorsqu'il est tout à fait authentique, implique que le prolétariat des pays impérialistes, alliés à cet Etat, conclut l'union sacrée avec sa propre bourgeoisie. "Ici réside la clé de l'énigme" comme l'on dit. Craipeau croit qu'en cas de guerre -avec un grand G- le prolétariat n'a aucun intérêt à savoir s'il s'agit d'une guerre contre l'Allemagne, l'U.R.S.S. ou le Maroc insurgé, puisque dans tous les cas il est indispensable de proclamer "le défaitisme sans phrases" comme étant la seule possibilité d'échapper à l'emprise du social-patriotisme. Une nouvelle fois, nous voyons -et avec quelle clarté- que l'ultra-gauchisme est toujours un opportunisme qui a peur de lui-même et demande, en conséquence, des garanties absolues -c'est-à-dire des garanties inexistantes- qu'il restera fidèle à son drapeau. Ce genre d'intransigeance fait revenir à la mémoire le cas de ces hommes faibles et timides qui, lorsqu'ils deviennent furieux, crient à leurs amis : "Retenez-moi ou je fais un malheur". Donnez-moi des thèses hermétiquement scellées, mettez-moi un bandeau totalement opaque ou sinon... je vais faire quelque chose de terrible. Nous avons véritablement trouvé la clé de l'énigme.
Mais, en tout état de cause, Craipeau doute-t-il, par exemple, du caractère prolétarien de l'Etat soviétique entre 1918 et 1923 ou, au moins, pour faire une concession aux ultra-gauches, entre 1918 et 1921 ? Au cours de cette période l'Etat soviétique manoeuvrait dans le domaine international et cherchait des alliés temporaires. Mais c'est précisément au cours de cette période que le défaitisme fut érigé au rang de devoir pour les ouvriers de tous les pays impérialistes. "ennemis aussi bien qu'"alliés". Le devoir de défendre l'U.R.S.S. n'a jamais signifié que le prolétariat révolutionnaire devait donner un vote de confiance à sa bourgeoisie. L'attitude du prolétariat au cours de la guerre est la prolongation de son attitude en temps de paix. Le prolétariat défend l'U.R.S.S. au moyen de sa politique révolutionnaire qui n'est jamais subordonnée à la bourgeoisie mais toujours adaptée aux conditions concrètes. Tel est l'enseignement des quatre premiers congrès de l'Internationale communiste. Craipeau veut-il que nous révisions rétrospectivement cet enseignement ?
Si Blum, au lieu de proclamer la perfide "non-intervention", avait, tout en continuant à obéir aux ordres du capital financier, soutenu Caballero, Negrin et leur démocratie capitaliste, Craipeau aurait-il renoncé à son opposition irréductible au gouvernement de "Front populaire" ? Aurait-il failli à son devoir qui est de distinguer entre les deux camps qui luttent en Espagne et d'adapter sa politique à cette distinction ?
La même remarque vaut pour l'Extrême-Orient. Si Tchang, emboîtant le pas à l'Angleterre, déclarait la guerre au Japon, Craipeau participerait-il à l'Union sacrée pour aider la Chine ? Ou bien proclamerait-il, au contraire, qu'il n'y a pour lui entre la Chine et le Japon aucune différence qui puisse influencer sa politique ? L'alternative de Craipeau : soit la défense de l'U.R.S.S., de l'Ethiopie, de l'Espagne républicaine, de la Chine coloniale par la réalisation de l'Union sacrée, soit un défaitisme systématique, hermétiquement scellé et d'ampleur cosmique -cette alternative fondamentalement erronée s'effondrera en poussière à la première épreuve des faits et ouvrira largement la porte aux formes les plus grossières du social-patriotisme.
"Nos propres thèses sur la guerre, demande Craipeau sont-elles exemptes de toute équivoque sur la question ?" Malheureusement non. Analysant la nécessité du défaitisme, elles soulignent que "dans la nature des actions pratiques des différences considérables peuvent être provoquées par la situation concrète au cours de la guerre". Par exemple, les thèses indiquent qu'en cas de guerre entre l'U.R.S.S. et le Japon, "nous ne devons pas saboter l'envoi d'armes à l'U.R.S.S." et, par conséquent, éviter de susciter des grèves qui saboteraient les manufactures d'armes, etc. On peut à peine en croire ses yeux. Les événements ont confirmé notre position dans ce domaine avec une force remarquable et indiscutable particulièrement en France. Pendant des mois, les meetings ouvriers ont vibré au cri de "Des avions pour l'Espagne". Imaginons un moment que Blum ait décidé d'en envoyer quelques-uns. Imaginons qu'à ce moment bien déterminé une grève de dockers ou de marins ait été en cours. Qu'aurait fait Craipeau ? Se serait-il opposé au cri "Des avions pour l'Espagne" ? Aurait-il conseillé aux travailleurs en grève de faire exception pour le cargo chargé d'avions ? Mais il se trouve que l'U.R.S.S. a effectivement envoyé des avions (à très haut prix et à titre de soutien au régime capitaliste, je le sais parfaitement), les Bolcheviks-léninistes auraient-ils dû appeler les ouvriers soviétiques à saboter ces envois ? Oui ou non ? Si, demain les travailleurs français apprennent que deux cargaisons de munitions sont préparées pour être expédiées, l'une au Japon, l'autre en Chine, quelle sera l'attitude de Craipeau ? Je considère qu'il est assez révolutionnaire pour appeler les travailleurs à boycotter le bateau destiné à Tokyo et laisser aller celui pour la Chine sans, pourtant, cacher son opinion sur Tchang Kai-Chek ni exprimer la moindre confiance en Chautemps [9]. C'est là exactement ce que préconisent nos thèses : "Dans la nature des actions politiques des différences considérables peuvent être provoquées par la situation concrète au cours de la grève". Des doutes à propos de cette formule pouvaient être soulevés à l'époque où ces thèses ont été publiées en avant-projet. Mais aujourd'hui, après l'expérience de l'Ethiopie, de l'Espagne et de la guerre sino-japonaise, parler d'équivoque dans nos thèses me semble relever de l'attitude d'un Bourbon ultra-gauche qui ne veut rien apprendre ni rien oublier.
Camarade Craipeau, l'équivoque est totalement de votre
côté. Votre article est plein de telles équivoques. Il est vraiment temps de vous en
débarrasser. Je sais pertinemment que jusque dans vos erreurs, vous êtes guidé par
votre haine de l'oppression qu'incarne la bureaucratie thermidorienne. Mai à lui seul, le
sentiment, aussi légitime soit-il, ne peut remplacer une politique correcte, basée sur
les faits objectifs. Le prolétariat a des raisons suffisantes de renverser et de chasser
la bureaucratie stalinienne corrompue jusqu'à la moelle. Mais pour cette raison même, il
ne peut, ni directement ni indirectement, laisser ce soin à Hitler ou au Mikado. Staline
renversé par les travailleurs : c'est un grand pas en avant vers le socialisme, Staline
éliminé par les impérialistes : c'est la contre-révolution qui triomphe. Tel est le
sens précis de notre défense de l'U.R.S.S. à l'échelle mondiale il s'agit là d'une
orientation analogue à notre défense de la démocratie à l'échelle nationale.
4 novembre 1937.
[1] "La Quatrième Internationale et la contre-révolution russe" contre-rapport présenté par le camarade Craipeau au deuxième Congrès du P.O.I. de novembre 1937, dont ces extraits ont été publiés dans Quatrième Internationale, numéro spécial, juin 1938, p. 81 Cf. annexes. Y. Craipeau était alors un des dirigeants du Parti ouvrier internationaliste, qui devait devenir la section française de la IVe Internationale, et des Jeunesses socialistes révolutionnaires. Dirigeant du P.O.I. puis du P.C.I. sous l'occupation, secrétaire général du P.C.I. de 1945 jusqu'à sa rupture en 1947 (Cf. Yvan CRAIPEAU Le mouvement trotskiste en France, Paris édit. Syros, 1972).
[2] L. Trotsky, La Révolution trahie, in De la Révolution, Paris, édit. de Minuit, 1963, p. 602.
[3] Hugo URBAHNS (1890-1947). Militant spartakiste, puis communiste allemand. Appartient à l'aile gauche du PC allemand. Exclu en novembre 1926, fonde le Leninbund. Emigre en Suède en 1933. En sera expulsé en 1937 au milieu des procès de Moscou, mais aucun gouvernement ne lui accordant de visa, restera en Suède jusqu'à sa mort.
[4] L. Trotsky, La Révolution trahie, op. cit., p. 602-603.
[5] Y. CRAIPEAU, loc. cit.
[6] L. Trotsky, op. cit., p. 604 et supra, introduction.
[7] Trotsky évoque l'ouvrier français Yvon, membre du P.C.F. qui, après un séjour de onze années en U.R.S.S. (1923-1934), publia une série de trois conférences sous le titre : Ce qu'est devenue la révolution russe (Masses, Paris, 1937), préfacée par P. Pascal. A la suite d'une minutieuse description des conditions de travail et d'existence des travailleurs russes, Yvon explique : "L'analyse russe tend à montrer l'existence possible d'un régime que nous n'avions pas prévu : le règne du technicien économique et social, succédant a l'ère du capitaliste" (p. 63). "Il y a des classes en U.R.S.S.: des classes privilégiées et des classes exploitées, des classes dominantes et des classes dominées" (p. 85). Il définit, en réalité, à côté de la bureaucratie qu'il ne range pas parmi les nouvelles classes une seule classe dominante, celle du "spécialiste-responsable" (première esquisse du manager de Burnham) tout en affirmant : "Les classes des wagons de chemin de fer correspondent très exactement aux classes sociales." (p. 85).
[8] La Révolution prolétarienne rassemble dès 1925 un certain nombre d'opposants de gauche exclus autour de Monatte et Rosmer puis Loriot -Journal "communiste-syndicaliste", la R. P. rompit avec Trotsky en 1929 sur les problèmes de l'autonomie et l'unité syndicales et devient l'organe d'un courant anarcho-syndicaliste à tendance pacifiste (Cf. Trotsky, Le Mouvement communiste en France, Paris, éd. Minuit, 1967, pp. 355 et 399.)
[9] Camille Chautemps, politicien radical, fut président du Conseil en 1939.