1924 |
"La pensée de Lénine est action. Ses articles sont dictés par la nécessité quotidienne de l'action, s'identifient à elle, la précèdent, la stimulent, la justifient." |
Lénine 1917
On s'accorde en Russie à considérer comme un des grands mérites de la Librairie de l'Etat la publication des Œuvres Complètes de Lénine, en 24 volumes. Ce travail a pris plusieurs années. Il a fallu rechercher dans une foule de publications illégales que, souvent, les archives de la police avaient seules réussi à conserver, des articles signés de maints pseudonymes, les identifier, les collationner. Kamenev raconte que Lénine, dédaigneux de tout ce qui n'était pas action, complètement dépourvu, en outre, de toute vanité littéraire et tellement absorbé par les tâches présentes, qu'il en arrivait à méconnaître les œuvres du passé, objecta d'abord à ces recherches :
— Pourquoi faire ? Que n'a-t-on pas écrit au cours de trente années. Ce n'est pas la peine !
Nous sommes d'un avis différent, certains que l'avenir confirmera le nôtre. Les Œuvres Complètes de Lénine sont d'une inappréciable valeur théorique, historique et psychologique (elles aideront peut-être à faire la psychologie du génie). L'étude que voici est consacrée au seul tome XIV, qui comprend d'ailleurs deux volumes de 314 et 528 pages. Œuvre de 1917, œuvre décisive. Le remarquable petit livre sur L'Etat et la Révolution appartient à ce cycle de travaux. Je n'en parlerai guère. Cet ouvrage, qui pourrait s'il y avait une bonne foi intellectuelle chez les libertaires d'aujourd'hui dissiper tout malentendu idéologique entre anarchistes et communistes, déjà traduit en français, se suffit à lui-même. Je chercherai seulement à donner ici au lecteur une idée de la pensée de Lénine pendant la marche du prolétariat russe à la révolution.
« La pensée... » Je suis frappé de l'insuffisance de ce mot. La pensée de Lénine est action. Ses articles sont dictés par la nécessité quotidienne de l'action, s'identifient à elle, la précèdent, la stimulent, la justifient. Voici que nous découvrons d'emblée un des traits essentiels de cette personnalité formidable : aucune dissociation, chez Lénine, de l'action et de la pensée. Aucune déformation professionnelle de l'intellectuel. Jamais de spéculation dans l'abstrait. Harmonie totale de l'intelligence et de la volonté.
« Pour qu'une révolution ait lieu, écrivait Lénine en 1915, (Le Krach de la II e Internationale ), il ne suffit généralement pas que les classes inférieures de la société ne veuillent plus, il faut aussi que les classes supérieures ne puissent plus vivre à l'ancienne manière... » Ce qui arrivait précisément à la Russie autocratique à la fin de 1915. L'ambassadeur d'Angleterre à Petrograd, M. Buchanan , redoutant une défection de la Russie envers les Alliés, se livrait à de ténébreuses intrigues qui allaient jouer leur rôle dans la révolution de mars. C'est d'accord avec lui que MM. Milioukov et Goutchkov exigèrent l'abdication de Nicolas II , Dès avant, le général Dénikine le consigne dans ses Mémoires, le Grand Quartier Général russe, mécontent de la Cour, avait pensé à un coup d'Etat.
Pour la plupart des hommes d'Etat du monde, la chute de l'absolutisme russe est une surprise ; pour Lénine ce n'est que le commencement de l'éclatante confirmation de la théorie qu'il ne s'est pas lassé d'affirmer depuis le début de la guerre, exactement depuis le 1er novembre 1914 : la guerre impérialiste doit se transformer en guerre civile. L'affirmation théorique se confond ici avec le mot d'ordre, tant la pensée est réaliste et volontaire. Et pendant qu'à Pétersbourg, le prince Lvof , président du Conseil et avec lui Milioukov et Kérensky prodiguent aux ambassadeurs alliés les assurances les plus réconfortantes sur la continuation de la guerre et le rétablissement de l'ordre, pendant qu'ils songent à ne pas abolir la monarchie en Russie, Lénine, à Zurich, prépare son départ.
Son retour en Russie, par l'Allemagne, a permis à la presse bourgeoise de cultiver pendant des années la plus calomnieuse légende. La vérité, très simple, est pourtant établie de façon irréfutable par une série de témoignages qu'il y a lieu de noter en passant. La voici. Le gouvernement anglais ayant refusé aux émigrés révolutionnaires russes, réfugiés en Suisse, sans distinction de parti, l'autorisation de se rendre en Russie par mer, le Comité d'Evacuation de Zurich, dont faisaient partie, outre des bolcheviks, des menchéviks et des membres du Bund socialiste juif, décida sur la proposition du leader menchévik L. Martov, de demander le passage par l'Allemagne. Tous les télégrammes envoyés à ce sujet en Russie furent, semble-t-il, interceptés par le gouvernement provisoire. Le socialiste suisse Fritz Platten conclut finalement un accord avec l'ambassadeur d'Allemagne à Berne. Le passage fut accordé aux émigrés aux trois conditions suivantes : « 1° Bénéficient du droit de passage tous les émigrés quelle que soit leur opinion sur la guerre ; 2° En cours de route, leur wagon jouit de l'exterritorialité ; 3° Les émigrés s'engagent à exiger du gouvernement russe le renvoi d'un nombre d'internés allemands correspondant au leur ». Dix socialistes européens, « ayant pris connaissance des obstacles opposés au rapatriement des internationalistes russes par les gouvernements de l'Entente et des conditions de leur voyage par l'Allemagne » approuvèrent ce voyage dans une résolution signée. Ces dix socialistes étaient : Paul Hartstein (Paul Lévi ) (Allemagne) ; H. Guilbeaux et F. Loriot (France) ; Bronsky (Pologne) ; F. Platten (Suisse) ; Lindhagen 1 (maire de Stockholm) ; Ström , Ture Nerman ,Kilbom 2 , Hansen (Suède et Norvège). 32 émigrés firent ce voyage, 19 seulement étaient bolcheviks. De l'état d'esprit des bolcheviks pendant leur traversée de l'Allemagne, on jugera par ces quelques mots pris dans un discours de Lénine à la Conférence panrusse du parti bolchevik des 24-29 avril, à Pétrograd :
Pendant notre voyage à travers l'Allemagne, MM. les socialchauvins allemands voulurent nous visiter dans notre wagon. Nous leur fîmes répondre que pas un d'entre eux ne mettrait les pieds chez nous ou n'en sortirait sans scandale. Avec Karl Liebknecht nous eussions volontiers causé...
Avant de quitter Zurich, Lénine avait adressé une lettre d'adieu aux camarades suisses . Ce document publié à l'époque par les journaux suisses, aujourd'hui complètement oublié, est à plusieurs titres remarquable. Avant même de fouler le sol russe, Lénine exprime déjà des idées qu'il répétera presque dans les mêmes termes en octobre 1922 dans ses derniers discours (sur la nep).
Le grand honneur de commencer les révolutions qui découlent avec nécessité de la guerre civile, échoit à la Russie... dont le prolétariat est moins organisé, moins conscient, moins préparé que celui des autres pays...
La Russie est un des pays les plus arriérés de l'Europe... mais la révolution bourgeoise peut y avoir une énorme ampleur, devenir le prologue de la révolution socialiste mondiale : un petit pas vers elle.
Le socialisme ne peut pas vaincre immédiatement en directement en Russie. Mais la masse paysanne peut pousser la révolution agraire inévitable et mûre jusqu'à la confiscation de tous les immenses domaines privés.
Cette révolution se serait pas encore socialiste, mais donnerait une formidable impulsion au mouvement socialiste international.
Elle permettrait au prolétariat des villes de développer les soviets, de remplacer par eux les anciens instruments d'oppression de l'Etat bourgeois — armée, police, etc., — d'appliquer diverses mesures révolutionnaires... pour le contrôle de la production et de la répartition.3
Sentez-vous dans ces nettes prévisions la réserve, la prudente discrimination du possible et de l'impossible, le souci de mise en garde contre les illusions ? Rapprochez ce texte du discours de Lénine prononcé à l'occasion du V e anniversaire de la Révolution d'Octobre . Vous verrez avec quelle sûreté de jugement ce chef de révolution a su mesurer la puissance des éléments sociaux déchaînés et les limites de cette puissance...
A la même époque, Lénine adresse à la Pravda de Petrograd une Lettre de Loin , publiée les 21-22 mars, huit jours avant son arrivée en Russie. C'est une analyse serrée de l'ensemble des faits, de leurs antécédents, des forces actives. Déjà une allusion menaçante, soulignée : « Milioitkov détient, temporairement, le pouvoir. » Trois grandes forces sont en jeu : la monarchie tsariste, tombée ; la bourgeoisie, classe nouvelle arrivant au pouvoir : les Soviets, « embryon de gouvernement ouvrier ». Le prolétariat a deux alliés : les paysans pauvres, les prolétaires de l'étranger. Les tâches présentes sont de « préparer la victoire dans la deuxième étape de la révolution », et, pour cela, « d'abord conquérir une république démocratique et assurer la victoire complète des paysans sur les propriétaires ; puis marcher vers le socialisme ».
Tel était le plan de Lénine à son départ de Suisse. Le 3 avril, il débarquait à Pétrograd, accompagné de G. Zinoviev .
Notes
1 Correction de la MIA : le texte de Clarté mentionne « Lindhausen », erreur manifeste.
2 Orthographié « Chillbaum » dans le texte de Clarté.
3 Les mots en italique sont soulignés dans l'original. V.-S.