1924

"La pensée de Lénine est action. Ses articles sont dictés par la nécessité quotidienne de l'action, s'identifient à elle, la précèdent, la stimulent, la justifient."

Victor Serge

Lénine 1917

1894-1899

II - Par la persuasion

Le 4 avril — le lendemain de son arrivée — Lénine présente aux militants ses Thèses sur les objectifs du prolétariat dans la révolution actuelle .

Songez que les ministres bourgeois du gouvernement provisoire discourent sur la guerre jusqu'au bout ; que M. Milioukov rêve des Dardanelles ; que les socialistes-révolutionnaires se voient déjà à la tête d'une république radicale tout aussi « avancée » que la IIIe République Française en ses bons jours ; et que personne, personne, ne voit clair dans la tourmente grandissante.

Personne : sauf, évidemment, cet agitateur inconnu hier des milieux politiques russes, suivi d'un petit parti « de fanatiques », « scissionnistes professionnels », comme les qualifient avec dédain les socialistes raisonnables, — personne, sauf ce nouveau venu. — Trapu, large d'épaules, grand front dénudé, regard malicieux, des yeux bleu-verts, pommettes larges d'Asiatique, menton achevé par une large et courte pointe de barbe roussâtre. Pas d'éloquence. Des gestes simples qui empoignent et convainquent. Un parler familier, sans images, sans effets, sans périodes marquées, sans invites à l'applaudissement. On dirait d'un robuste paysan provincial, malin comme quatre — et bonhomme avec cela — démontrant l'excellence d'une affaire qui s'impose. Il descend d'un train qui vient de traverser l'Europe. Et il expose aux ouvriers bolcheviks de Pétrograd, qui ont fait la révolution de mars, la situation qu'il connaît mieux qu'eux, les fins que seul il discerne...

La guerre est impérialiste, comme elle l'était sous Nicolas II ; il ne pourrait être question d'une guerre de défense révolutionnaire que s'il y avait un pouvoir ouvrier ; la paix démocratique est impossible sans renversement du capitalisme.

Le trait caractéristique du moment actuel réside dans le passage de la première étape de la révolution — qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie en raison du développement insuffisant de la conscience et des organisations prolétariennes, — à la deuxième étape, qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux paysans pauvres.

Mais « le parti bolchévique est en faible minorité dans les Soviets ». Qu'il se confine donc dans la propagande et l'agitation. Il vaincra parce qu'il a raison. C'est un parti clairvoyant parmi des partis et des foules aveugles. Il faudra bien qu'on le suive !

Les Soviets constituent la seule forme révolutionnaire du pouvoir. « Pas de république parlementaire. Y revenir quand nous avons des Soviets, ce serait faire un pas en arrière. » Le programme pratique : confiscation de tous les domaines ; nationalisation des terres par les Soviets paysans locaux ; fusion des banques en une seule banque nationale placée sous le contrôle des Soviets.

8. L'introduction du socialisme n'est pas notre but immédiat ; il ne s'agit que de passer sans délai au contrôle de la production et de la répartition par les Conseils ouvriers...

Quant au parti, un Congrès doit être promptement réuni afin de modifier le programme dans ses paragraphes concernant l'impérialisme, la guerre, « notre attitude envers l'Etat, notre revendication d'Etat-Commune (sur le modèle de la Commune de Paris) », afin aussi de modifier l'appellation du parti qui doit se définir communiste, le terme social-démocrate étant déshonoré par la trahison de la IIe Internationale.

Posément, Lénine constate que les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, partis empreints d'une idéologie de petite bourgeoisie, sont en majorité dans les masses comme dans les Soviets. Mais la bonne foi des masses est patente ; c'est par la persuasion qu'on les conquiert. Lénine ne donne que ce mot d'ordre : Propagande ! Propagande ! — « Pas de violence tant que le gouvernement bourgeois n'a pas commencé. »

Cependant, l'Unité (Edinstvo), organe des social-démocrates de défense nationale, l'accuse déjà de fomenter la guerre civile.

L'Edinstvo écrit  : « Lénine délire... »

Selon son habitude de frapper fort, à coups répétés, sur le même clou, Lénine revient sans cesse sur toutes ces idées directrices. Dans ses Lettres sur la Tactique (avril), il insiste :

Non seulement je ne compte pas sur la transformation immédiate de notre révolution en révolution sociale, mais je mets en garde contre cette transformation...

Et pourtant  :

« Hors du socialisme, pas de salut » (8 avril).

1° Il faut renverser le gouvernement bourgeois ;

2° On ne peut pas encore le renverser, car la majorité des Conseils ouvriers le soutient,

Que faire, alors  ? Conquérir la majorité.

« Nous ne sommes pas des blanquistes. Nous ne sommes pas partisans de la prise du pouvoir par une minorité. » (Dualité des pouvoirs , 9 avril.)

L'idée de l'Etat révolutionnaire à constituer plus tard se précise dans l'esprit de Lénine. La future république des Soviets s'inspirera de l'exemple de la Commune de Paris — Lénine le répète à diverses reprises — en créant un type d'Etat nouveau dont les caractères essentiels sont que :

  1. La source du pouvoir n'est pas dans la loi, délibérée et promulguée par le Parlement, mais dans l'initiative directe des masses populaires, initiative locale, prise en bas...
  2. La police et l'armée, institutions différentes du peuple et opposées au peuple, sont remplacées par l'armement du peuple...
  3. Les fonctionnaires sont remplacés par le peuple même ou, tout au moins, placés sous son contrôle ; ils sont nommés par élections et peuvent à tout moment être rappelés par leurs mandants...
(Id. )

Le fait capital à ce moment, c'est la dualité déjà existante des pouvoirs. Deux gouvernements existent. L'un, bourgeois, qui ne peut rien sans l'autre, gouvernement ouvrier constitué par les Soviets, qui ne veut encore rien...

Les leaders du Soviet de Pétrograd sont Tchkheidzé , Tseretelli , Stiéklov — ce dernier pas encore rallié au bolchévisme — tous menchéviks que Lénine raille de vouloir suivre les traces de Louis Blanc . Par-dessus tout, ils ont peur d'une révolution des masses. Toute leur ambition se borne à exercer des pressions savantes sur le gouvernement, Kérensky , ministre de la Justice, dans le cabinet bourgeois, fait parmi eux d'éloquentes apparitions. La physionomie de ce Soviet des premiers temps de la révolution a été dépeinte, avec une grande intensité de vie, par N. Soukhanov , dans ses Notes sur la Révolution. Ce chroniqueur hors ligne (menchévik) fait ressortir, lui aussi, l'impuissance du gouvernement légal auquel les travailleurs n'obéissaient point, et la puissance irrésistiblement croissante du Conseil spontanément formé par les ouvriers. Or, écrit Lénine ,

il ne peut y avoir deux pouvoirs. L'un des deux doit disparaître. Toute, la bourgeoisie russe travaille à réduire les Soviets à l'impuissance...
La dualité des pouvoirs ne correspond qu'à une période de transition... vers la pure dictature du prolétariat et de la paysannerie.

Maintenant, comme plus tard, envisageant sans cesse la prise du pouvoir qu'il considère comme certaine, — bien que son parti ne soit encore qu'une faible minorité, Lénine s'attache, en toute occasion, à préciser ses vues sur l'Etat. C'est toujours en rappelant trois points essentiels : qu'il n'y a de différence entre bolcheviks et anarchistes que sur les moyens et non sur la fin ; qu'il faut démolir le vieil Etat bourgeois ; qu'il faut créer un nouvel Etat profondément révolutionnaire dont la Commune de Paris nous a donné la première idée. On retrouvera les mêmes conceptions dans l'Etat et la Révolution.

Le marxisme diffère de l'anarchisme en ce qu'il admet la nécessité de l'Etat pendant la période révolutionnaire en général et pendant la transition du capitalisme au socialisme en particulier.
Devoirs du prolétariat après la révolution , 10 avril.

Dans le même document , proposant de substituer dans l'appellation du parti le mot « communiste » au mot « social-démocrate », il remarque que :

ces termes (soc.-dém.) sont scientifiquement inexacts. La démocratie est une des formes de l'Etat. Or, marxistes, nous sommes contre tout Etat.

A la même époque (Devoirs du prolét., etc., 10 avril), Lénine, revenant avec la continuité de pensée qui est peut-être sa plus forte caractéristique intellectuelle, sur ce qu'il a maintes fois écrit en 1914, 1915, 1916, de la nécessité de constituer la IIIe Internationale, constate « le Krach de l'Internationale de Zimmerwald », qui n'a pas pu se résoudre à une rupture décisive avec les socialistes de défense nationale. Il passe en revue les forces de la future Internationale, « internationaliste en fait », en écarte Longuet , Ledebour , Haase , Martov , tous centristes, et conclut :

« Attendre ? Non. Fonder la IIIe Internationale ! »

Archives Lenine
Sommaire Haut Sommaire Suite Fin
Archives Internet des marxistes