L'histoire de la propriété est, à ses débuts, si intimement liée à celle de la famille, qu'il est nécessaire de dire ici quelques mots sur les transformations de cette dernière, tout en renvoyant le lecteur à l'ouvrage de F. Engels sur l'Origine de la famille, où le sujet est traité avec le développement et la compétence voulus [1].
La gens ou le clan forme d'abord une grande famille indivise : tous ses membres logent sous le même toit et vivent en commun. Les enfants appartiennent à la gens et se considèrent comme frères et sœurs; ils appellent mères et pères les femmes elles hommes de la génération de leurs propres parents. Cette confusion n'empêche pas les mères sauvages de reconnaître les enfants qu'elles ont mis au monde, avec plus de certitude parfois que les mères civilisées dont les bébés sont si souvent changés en nourrice. Les enfants se groupent naturellement autour de leur véritable mère, surtout lorsque, les relations sexuelles interdites dans le sein d'une même gens, la femme doit prendre son ou ses maris dans un autre clan : le père devient alors un étranger, un hôte parfois de passage. Ces conditions étant données, la mère devait être naturellement le chef de la famille, dès que celle-ci se constitue : elle le fut en effet dans toutes les races humaines ; le fait est aujourd'hui établi.
On a vu plus haut que, dans la maison commune du clan, chaque femme mariée possédait sa chambrette privée, où elle conserve les provisions communes, distribuées par têtes de femme. La famille individuelle naissait alors, sous sa forme matriarcale au sein même de la famille communiste de la gens. Quand les femmes mariées, emmenant leurs enfants, leurs sœurs cadettes non mariées, et leurs frères dontles femmes vivaient dans un autre clan, se séparèrent pour s'établir à part, la maison commune se fractionna en autant de maisons particulières que de ménages. L'individualisation de la famille sous sa forme matriarcale amena la dissolution de la communauté d'habitation. La mère est alors maîtresse de maison, despoina, — souveraine, — disaient les Lacédémoniens ; alors commence à poindre le germe de la propriété foncière familiale.
Elle débute modestement, elle est circonscrite au morceau de terrre sur lequel s'élève la maison : c'est la terra salica [2].
Tant que dure la forme matriarcale, les biens mobiliers et immobiliers se transmettent par descendance féminine : on hérite de sa mère et des parents de sa mère, et non de son père ni de ses parents. A Java, où cette forme familiale subsiste encore, les biens mobiliers d'un homme reviennent à la famille de sa mère; il ne peut faire aucune donation à ses enfants, qui vivent dans un autre clan, avec leur mère, sans le consentement de ses frères et sœurs, ses héritiers naturels. Si l'on juge par ce que l'on sait des Égyptiens et d'autres peuples, l'homme occupe dans la famille matriarcale une position subordonnée : chez les Basques, qui, malgré le christianisme et la civilisation, ont conservé les mœurs familiales primitives, lorsque la fille aînée, à la mort de sa mère, hérite des biens delà famille, elle reçoit en même temps la maîtrise sur ses frères et sœurs cadettes. L'homme est en tutelle dans sa propre maison : il reste toute sa vie soumis à l'autorité de la femme, comme fils, frère et mari ; il ne possède que le pécule que lui donne sa sœur pour se marier. « Le mari est le premier domestique de sa femme » est un dicton basque [3].
Cette dépendance de l'homme vis-à-vis de la femme coincide souvent avec une jalouse animosité du sexe mâle et une division des sexes en deux classes antagoniques, se distinguant par des rites religieux et un langage secret. Appeler femme un guerrier des nations sauvages de la vallée mississipienne et un Grec des temps homériques, qui sortait à peine du matriarcat, était une grave insulte. Sésostris, pour perpétuer le souvenir de ses victoires, raconte Hérodote, élevait des obélisques chez les peuples vaincus, et, afin de marquer son mépris pour ceux qui ne lui avaient pas opposé de résistance, il faisait graver dessus, comme emblème de leur lâcheté, l'organe sexuel de la femme ; la langue populaire de France conserve le souvenir de ce sentiment quand elle désigne du nom du même organe l'homme imbécile. Par contre, les femmes guerrières'des tribus dahoméennes emploient l'épithète homme comme une injure. L'homme supplanta la femme dans la direction de la famille pour secouer son ascendance et s'emparer de ses biens et pour satisfaire sa propre jalousie.
Car probablement cette révolution familiale fut déterminée par l'accroissement des richesses mobilières; il valait alors la peine de détrôner la femme de son autorité. Cette dépossession s'accomplit plus ou moins brusquement et brutalement selon les peuples. Tandis que les Lacédémoniennes conservaient jusque dans les temps historiques une partie de leur indépendance et de leurs biens, ce qui faisait dire à Àristote que c'était chez les peuples exclusivement adonnés à la guerre que les femmes exerçaient le plus d'autorité, à Athènes et dans les villes maritimes, enrichies de bonne heure par le commerce, elles furent violemment expropriées de leurs droits et de leurs biens. Les femmes de l'Attique défendirent leurs privilèges les armes à la main, et se battirent avec une énergie si désespérée que toute la mythologie et même l'histoire grecque garde le souvenir de ces luttes héroïques.
De ce bref aperçu de l'évolution familiale, je retiens ce fait important que la constitution de la famille individuelle sous la forme matriarcale d'abord, patriarcale ensuite, brisa le communisme de la gens. Il se forma dans son sein des familles particulières, qui eurent des intérêts privés et indépendants de ceux de la gens ; celle-ci n'était plus la famille commune de tous ses membres, mais un ensemble de familles consanguines, c'est-à-dire issues d'un ancêtre commun.
La propriété commune de la gens dut à son tour se morceler pour constituer la propriété privée dés familles désagrégées.
Les terres continuent à être possédées en commun après que la gens s'est fractionnée en familles privées, matriarcales ou patriarcales ; mais elles ne sont plus cultivées en commun, et leurs récoltes ne sont plus consommées en commun par tout le clan : elles sont annuellement partagées entre les familles désagrégées du clan ; chacune cultive son lot et possède seule les récoltes nu'elle a été seule à produire. Ce n'est pas encore la propriété privée du sol, mais l'usage privé de la terre.
La famille n'est pas formée par un seul couple, mais par plusieurs ménages, étroitement apparentés ; elle est un feu, selon l'expression du moyen âge, c'est-à-dire un ensemble de ménages vivant en communauté « au mêmepain et au même pot », et autour d'un même foyer. Le communisme de la gens est remplacé par le communisme d'un plus ou moins grand nombre de familles unies par les liens du sang, alors naît le collectivisme consanguin [4].
Les terres arables sont divisées en longues et étroites parcelles, puis réunies en autant de lots qu'il y a de ménages dans les feux ; ces lots, formés de parcelles de différentes qualités, sont aussi égaux que possible, car la plus scrupuleuse égalité doit présider aux partages: chaque ménage reçoit une quantité de terres équivalente à ce que peut labourer en deux jours une paire de bœufs ; celte unité de mesure est aux Indes de deux charrues et à Rome de deux jugera [5]. Une partie des terres est mise de côté pour accroissement possible de la population, pour dépenses générales, payement des impôts, des fonctionnaires du village, etc. Cette réserve, d'abord cultivée en commun, est par la suite affermée.
Les lots, une fois faits, sont tirés au sort afin qu'il n'y ait pas de passe-droits ni de sujets de mécontentement. On retrouve ce partage de terres et ce tirage au sort pour la distribution des lots chez tous les peuples. — L'Éternel ordonne aux Israélites, entrant dans la terre promise, de partager les terres par tribus et par familles proportionnellement au nombre de leurs membres et de distribuer les parts par la voie du sort : dans les langues grecque et latine le mot sort — Héros et sors — signifie également patrimoine ; car les pères de famille recevaient au sort leur domaine familial. En cas de plainte justifiée, on redresse l'erreur en accordant à la famille une part supplémentaire prise sur la réserve.
Les personnes qui ont assisté à ces partages agraires ont été étonnées de l'esprit d'égalité qui y préside et de l'art des paysans arpenteurs. Haxthausen raconte que « le ministre des domaines de la couronne de Russie, le comte Kisseleff, a fait faire en plusieurs endroits du gouvernement de Woronïeje l'arpentage et l'estimation des terres par des arpenteurs et des taxateurs de profession, sachant leur métier à fond. Les résultats de ce travail prouvèrent que l'arpentage des paysans était en tous points, sauf quelques différences insignifiantes, parfaitement conforme à la vérité. Qui sait encore lequel des deux était le plus exact [6] ? »
Les pâturages, les forêts, les eaux, les droits de chasse et de pêche, d'autres usages et, bénéfices, tels que impôts prélevés sur les caravanes, sur les marchands, etc., demeurent indivis, et leur jouissance est commune tous les habitants du village.
Bien que les terres arables soient partagées périodiquement entre les familles qui en possèdent les récoltes, cependant le village, c'est-à-dire l'ensemble des familles qui le composent, conserve son droit de propriétaire. Les cultures se font sous la surveillance du conseil des anciens ou de son délégué. « Une famille ne peut cultiver à sa guise son lot, dit l'agronome Marshall, parlant des villages collectivistes de l'Angleterre du siècle dernier ; elle doit semer sur son champ le même grain que les autres familles de la communauté [7]. » Même lorsque la terre cesse d'être partagée, le propriétaire n'en possède que la surface ; « tout trésor trouvé dans son champ ne lui appartient pas, mais revient à la communauté : il en était de même pour les métaux et le charbon, qu'on n'obtenait qu'en creusant la surface. Tous ces droits ont été volés par les seigneurs et les rois, à leur seul profit [8]. » La concession perpétuelle des mines en France est un attentat contre le droit communiste.
Le système de .culture est généralement la rotation des trois champs et parfois des quatre. Toutes les terres arables du village sont divisées en trois parts égales, qui alternativement sont ensemencées, la première avec des grains d'hiver (blé et seigle) et la deuxième en grains d'été (orge, avoines, pois, etc.) ; la troisième année elles sont laissées en jachère.
Le genre de grains à semer, l'époque des semailles et le moment de la moisson sont flxés par le conseil communal. Chaque village des Indes, rapporte Sir G. Campbell, possède un astrologue, dit Brahmine-calendrier, chargé de désigner les jours propices pour semer et récolter. Haxthausen, observateur intelligent et impartial des mœurs collectivistes du mir russe, constate que l'ordre le plus parfait; semblable à une discipline militaire, dirige les travaux des champs. Le même jour, à la même heure, tous les paysans se rendent à l'ouvrage, les uns pour labourer, les autres pour herser, etc., et tous reviennent ensemble. « Cette régularité n'est pas prescrite par le staroste, ancien du village, elle est le résultat de cet esprit de sociabilité qui distingue lçpeuple russe et dubesoin d'union et d'ordre qui anime la commune. » Ces caractéristiques, qui étonnent le fonctionnaire prussien et qu'il croit spéciales au peuple russe, sont données par la forme collective de la propriété et ont été retrouvées partout.
Maine, qui, en sa qualité de jurisconsulte du gouvernement anglais aux Indes, a pu étudier de près les collectivités villageoises, dit : « Le conseil des anciens ne commande rien; il déclare seulement la coutume :il ne promulgue pas ce qu'il croit avoir été commandé par une puissance supérieure : ceux qui sont les plus autorisés pour parler sur ce sujet, nient que les indigènes de l'Inde aient besoin d'avoir une autorité politique ou divine, comme base de leurs coutumes; leur antiquité est considérée comme une suffisante raison pour les suivre aveuglément [9]. ».
La discipline militaire dont parle Haxthausen est chose naturelle et non commandée, comme le sont les mouvements des soldats ou les manœuvres des travailleurs des Bonanza faims, ces colossales exploitations agricoles du Far-West américain.
La moisson terminée, les terres distribuées aux familles redeviennent propriété commune ; tous les habitants du village ont droit d'y envoyer paître leurs bestiaux. Cette coutume de remettre les terres en commun pour la vaine pâture s'est conservée en France longtemps après l'institution de la propriété privée du sol; les terres des nobles étaient soumises à ce droit coutumier. Les bourgeois du XVIIIe siècle se plaignaient amèrement dé celte dernière trace de l'antique droit communiste : « Le droit de parcours et de vaine pâture, dit un lauréat de l'Académie de Besançon, atténue le droit de propriété. Tout héritage grevé de ce droit devient communal dès le moment que le propriétaire a enlevé la récolte, au jour qui lui a été indiqué. Sa propriété cesse à cette époque; elle est interrompue pour être transmise au public [10]. »
Les terres n'étant, à l'origine, partagées qu'entre les pères de famille descendant des premiers occupants, chaque villageois doit connaître et pouvoir prouver son origine. Dans certaines Communes de l'Inde, une classe spéciale de fonctionnaires existe pour dresser et préserver les généalogies ; ils peuvent réciter, sans en sauter un, tous les noms des ancêtres. Les registres des familles de l'Attique étaient soigneusement tenus; y inscrire un enfant qui n'appartenait pas légitimement à la tribu était sévèrement puni [11]. Les Bavarois et les Anglo-Saxons désignaient les terres des villages du nom de terræ avialicæ, alod parentum, genealogiæ ; et dans le latin barbare du moyen âge genealogia finit par signifier proprietas, bona avita et village (Du Cange) (Lex Alamanorum).
La terre, étant le bien des ancêtres, est par conséquent le bien des pères de famille qui les représentaient; elle est la patria, le fatherland, la terre des pères; dans les anciennes lois Scandinaves patrie et maison sont synonymes : avoir une maison, donnait droit aux partages des terres, donnait une patrie. On ne possédait à cette époque de patrie et des droits politiques que si l'on avait droit au partage des terres : les pères et les fils de famille étaient seuls chargés de la défense de la patrie, qui était leur bien; eux seuls avaient le droit de porter les armes. L'illogique civilisation capitaliste, qui entre en contradiction avec toutes les données du passé, confie la défense de la patrie à ceux qui n'y possèdent pas un pouce de terre, et accorde des droits politiques à ceux qui sont dépouillés de tous biens.
L'esprit logique du sauvage et du barbare pouvait arriver à concevoir la propriété individuelle d'un objet qu'on avait fabriqué et qu'on s'appropriait par un usage constant; mais l'idée de posséder personnellement la terre qu'on n'a pas iréée, et dont on ne se sert qu'une partie de l'année, ne pouvait entrer dans leurs têtes : de fait, cette idée n'a pénétré dans le cerveau humain que par une voie détournée.
La propriété foncière privée ne débute pas, comme le veut la théorie sentimentale de Rousseau, par le champ cultivé et entouré d'un enclos, mais par la terre sur laquelle repose la maison, et cela parce que la maison est considérée comme un objet mobilier, pouvant par conséquent être approprié personnellement par celui qui l'a construite et qui l'habite : aussi chez beaucoup de sauvages et de barbares elle est brûlée avec les autres, biens mobiliers du défunt (armes,animaux favoris, etc.); le plus ancien droit d'Angleterre et plusieurs coutumes de France, entre autres celles de Lille (ch. 1er, art. 6), classent la maison parmi les biens meubles.
La liberté individuelle du sauvage et du barbare communistes est inviolable ; la maison, en sa qualité de bien approprié, jouit de l'inviolabilité de son propriétaire. Elle conserve cette inviolabilité longtemps après que l'homme a perdu la sienne. Dans des sociétés où le citoyen psut être emprisonné et même vendu en esclavage pour dettes, la maison reste inviolable ; personne ne peut y pénétrer sans le consentement du chef de famille. La justice du pays s'arrête à son seuil ; si un criminel s'y réfugie, ou si même il touche le loquet sa porte, il est soustrait à la vindicte publique pour tomber sous celle du père, qui a le pouvoir législatif et exécutif dans l'enceinte familiale. Le sénat romain ayant condamné à mort, en 186 avant Jésus-Christ, de dames romaines, dont les orgies dyonisiaqnes compromettaient la moralité et la sécurité de la république, il dut remettre aux chefs de famille l'exécution de ses arrêts, car les femmes, enfermées dans leurs maisons, ne relevaient que de leur autorité et ne pouvaient être frappées par la loi. Cette inviolabilité était poussée à ce point, qu'un Romain ne pouvait réclamer l'assistance du magistrat et de la force publique pour réduire l'insubordination de son fils. Un bourgeois de Mulhouse échappait, au moyen âge, dans sa maison à la justice de la ville ; le tribunal était obligé de se transporter à sa porte pour le juger ; il lui était loisible de répondre aux questions qu'on lulposait; et pour répondre il se mettait à la fenêtre. Le droit d'asile que possédèrent les temples païens et les églises chrétiennes était une transformation de cette inviolabilité domiciliaire : comme il sera dit plus loin, l'église était une maison commune.
Les maisons des villages barbares ne sont pas continues, mais isolées et entourées d'une bande de terrain : Tacite et, après lui, beaucoup d'historiens ont pensé que cet isolement était une mesure de précaution contre les incendies si dangereux, car d'ordinaire les habitations sont en planches et couvertes de.chaume. Mais là ne semble pas être la raison de cette coutume si générale. On a vu que les territoires de chasse des tribus sauvages et barbares étaient limités par des zones neutres ; de même la résidence familiale, pour être plus indépendante des maisons avoisinantes, en était séparée par une bordure inoccupée. Ce terrain unit par faire corps avec la maison et par être déclaré propriété privée; il fut alors enfermé dans un enclos de palissades ou de pierres sèches : les codes barbares le nomment cour légale, légitime, curtis legalis, hoba legitima. L'isolement de la demeure était jugée si indispensable, que la loi des Douze Tables réglemente àdeux pieds et demi l'espace à laisser entre les maisons de la ville. (Table VII, § 1.)
Non seulement les habitations sont isolées, mais encore les lots de terre de chaque famille ; "ce n'était pas pour les préserver contre l'incendie qu'on prenait cette précaution. La loi des Douze Tables fixe à S pieds la largeur de la bande de terre qui devait être laissée inculte entre les différents champs (Table VII, § 4.)
Le morcellement d'une partie de la propriété commune de la gens ou du clan en lots de terres attribués temporairement aux familles, fut une innovation plus rêve' utionnairi que ne le serait de nos jours le retour des biens-fonds à la communauté. L'usage privé de la terre et la possession individuelle de ses récoltes ne se sont introduits qu'avec une extrême difficulté, et ils né se sont maintenus qu'en se plaçant sous la protection des dieux et du «glaive de la loi ». La loi, doit-on ajouter, n'a été inventée que pour les protéger. La justice qui n'est pas la satisfaction de l'antique talion, de la vendetta, n'apparaît dans la société humaine qu'à la suite de la propriété privée : car « là ou il n'y a pas de propriété, il ne saurait y avoir d'injustice, dit Locke, est une proposition aussi certaine que n'importe quel théorème d'Euclide : l'idée de propriété étant un droit à quelque chose, et l'idée à laquelle s'attache le mot injustice étant l'invasion ou la violation de ce droit [12]. » Linguet disait spirituellement à Montesquieu : « Votre Esprit des lois n'est que l'esprit de la propriété. »
Des cérémonies religieuses imprimaient dans l'imagination superstitieuse des peuples primitifs le respect de celte propriété privée si antipathique à leur nature communiste. Les chefs de famille d'Italie et de Grèce, à de certains jours de l'année, faisaient le tour de leurs champs, suivant la bordure inculte, poussant devant eux les victimes, chantant des hymnes et offrant des sacrifices aux bornes de pierre qui en marquaient les limites, et qui chez les Romains étaient des dieux termes, et chez les Grecs des bornes divines. Le laboureur ne devait pas approcher de la borne, de peur que « le dieu, en se sentant heurté par le soc de la charrue, ne lui criât: « Arrête, ceci est mon champ, voilà le tien. » (Ovide, Fastes, II.) Jéhovah est obligé d'inculquer.par de nombreuses recommandations et menaces le respect du champ d'autrui : « Tune transporteras pas la borne de ton prochain. » (Deutéronome, XIX, 2.) « Maudit qui transporte la borne du prochain : tout le peuple lui criera: « Amen! » (Ib., XXVII, 17.) Job, qui a l'âme d'un propriétaire forcené, range parmi les pires des méchants ceux qui arrachent les bornes. (XXIV, 2.) Platon oublie son idéalisme quand il s'agit de propriété : « Notre première loi doit être celle-ci : que personne ne touche à la borne qui sépare un champ de celui du voisin, car elle doit rester immobile. Que nul ne s'avise d'ébranler la pierre qu'on s'est engagé par serment à laisser en place. » (Lois, VIII.) Les Étrusques appelaient toutes les malédictions sur la tête des coupables. « Celui qui aura touché ou déplacé la borne sera condamné par les dieux ; sa maison disparaîtra, sa race s'éteindra, sa terre ne produira plus de fruits; la grêle, la rouille, les feux de la canicule, détruiront ses moissons, ses membres se couvriront d'ulcères et tomberont en corruption [13]. » Ce n'était pas la fraternité que la propriété privée apportait à l'humanité.
Les anathèmes spirituels qui troublent si profondément l'imagination fantasque et désordonnée des peuples enfants , s'étant trouvés insuffisants" à refréner l'habitude de prendre les objets dont on avait besoin, on dut recourir à des châtiments corporels d'une férocité inouïe, et lesquels étaient en opposition formelle avec les coutumes et lessentinients des sauvages et des barbares. Ils s'infligent les plus terribles tortures pour se préparer à leur vie de luttes incessantes, jamais elles n'ont le caractère de châtiments : ce sont les pères propriétaires qui ont inventé l'horrible qui bene amat, bene castigat. Le sauvage ne frappe pas son enfant: Gatlin rapporte qu'un chef sioux lui disait avec étonnement « d'avoir vu sur la frontière des blancs qui fouettaient leurs enfants: une chose bien cruelle ».
Verser le sang de sa gens, tuer un de ses membres, est le crime le plus horrible que peut commettre un sauvage et un barbare : pour le venger, tout le clan doit se lever. Quand un membre du clan avait commis un meurtre ou tout autre méfait, pour qu'aucun autre membre ne se souillât en frappant le coupable, on l'expulsait et on le vouait aux dieux infernaux. Longtemps après qu'Athènes étaitsortie de la barbarie, on ne pouvait trouver aucun citoyen pour remplir les fonctions répressives de la police ; on dut les confier à des esclaves, et on avait cet étrange spectacle de voir des hommes libres frappés par des esclaves.
La propriété marque son apparition en enseignant aux barbares à fouler aux pieds tous ces sentiments sacrés ; des lois frappant de la peine de mort sont édictées contre ceux qui attentent à la propriété. — Celui ' qui aura, la nuit, furtivement coupé ou fait paître des récoltes produites par la charrue, dit la loi des Douze Tables, s'il est pubère, sera dévoué à Cérès et mis à mort ; s'il est impubère, sera battu de verges à l'arbitraire du magistrat et condamné à réparer le dommage au double. Le voleur manifeste (c'est-à-dire pris en flagrant délit), si c'est un homme libre, doit être battu de verges et livré en esclavage; — l'incendiaire d'une meule de froment doit être flagellé et mis à mort par le feu. (Tab., VIII, §§ 9,10,14.) — La loi des Burgondes dépasse la féroce loi romaine : elle condamnait à l'esclavage la femme et les enfants âgés de plus de quatorze ans, qui ne dénonçaient pas immédiatement leur mari et leur père coupable d'un vol de chevaux ou de bœufs. (XLVII, §§ 1, 2.) La propriété introduisait la délation dans le sein de la famille [14].
Ces exorcismes spirituels et ces châtiments corporels, qui se retrouvent chez tous les peuples, offrent partout la même férocité : ils témoignent des difficultés que rencontra la propriété privée à s'introduire dans les tribus communistes. C'est compréhensible, car avant l'introduction de la propriété collective eonsanguine,le sauvage considère comme lui appartenant tout ce qui appartient à son clan, et il en dispose selon ses besoins ou sa fantaisie. Les voyageurs qui ont été victimes de cette faculté de prendre tout ce qui est à leur portée ont traité les sauvages de voleurs, comme si le vol peut exister là où la propriété privée n'existe pas encore. Mais dès que la propriété collective fut constituée, l'habitude de s'emparer de ce que l'on voit et désire devient crime quand elle s'exerce sur les récoltes et les troupeaux des familles désagrégées de la gens, et pour combattre cette habitude invétérée, il faut recourir aux superstitions religieuses et aux châtiments corporels. L'inique et épouvantable Justice et les abominables codes sur les délits et les crimes ne font leur entrée dans l'histoire humaine qu'à la suite et comme conséquence nécessaire de la propriété privée.
La famille patriarcale est une collectivité de familles; son chef avec ses frères, ses enfants et petits-enfants et leurs femmes et enfants vivent en communauté sous son autorité. Le sort de la famille patriarcale est si intimement lié à la forme collective de la propriété, que celle-ci devient la condition essentielle de son existence ; et dès qu'elle commence à être morcelée, comme le fut la propriété commune de la gens, la famille patriarcale se désagrège : tous les ménages autrefois réunis et liés ensemble par la propriété collective s'établissent individuellement et fondent la famille moderne, réduite à sa plus simple et dernière expression ; elle n'est plus formée que par un seul ménage.
La famille et la propriété passent par les mêmes phases d'évolution. La gens est d'abord la famille commune de tous ses membres; elle se segmente en familles matriarcales, puis patriarcales, qui sont des collectivités de ménages et qui à leur tour se fractionnent enménages individuels. — La propriété commune se divise en propriétés collectives des familles matriarcales et patriarcales, et la propriété collective se transforme en propriété privée accaparée par un ou plusieurs des ménages individuels qui formaient la famille patriarcale.
Les sociétés antiques ont toutes reconnu l'importance de la propriété pour le maintien de la famille. Dans la terre classique de l'égalité, à Sparte, le citoyen qui avait perdu son bien familial ou l'avait diminué au point de ne pouvoir subvenir aux frais des repas publics, était exclu du cercle aristocratique des égaux (omoioi), qui seuls possédaient des droits politiques. L'État athénien veillait à la bonne administration de la propriété familiale ; un citoyen pouvait demander l'interdiction d'un chef de famille qui gérait mal ses biens. La propriété collective n'appartenait ni au chef de la famille ni à ses membres existants, mais à la famille considérée comme un être collectif qui ne meurt pas et qui se perpétue de générations en générations : elle est le bien de la famille du passé, du présent et de l'avenir. Elle appartenait aux ancêtres qui y avaient leurs autels et leurs tombeaux, aux vivants qui en étaient les usufruitiers, chargés de continuer la tradition et d'entretenir le domaine familial en prospérité pour le transmettre aux descendants.
La maison était le noyau de la propriété familiale ; la loi athénienne, qui autorisait la vente des terres, défendait celle de la maison. La propriété foncière était inaliénable ; elle ne pouvait jamais sortir delà famille ni être partagée entre ses membres; elle devait se transmettre de mâle en mâle : quand le père ne laissait pas d'héritier masculin, l'héritière grecque épousait un parent de son père, qui alors devenait l'héritier: la loi des Francs et des autres tribus germaines dit: « Si le défunt n'a pas laissé de fils, que l'argent et les esclaves appartiennent à la fille, et la terre au plus proche parent dans la ligne et descendance paternelle. » (Lex Thuringorum.)
Le chef, de famille, qui parfois était électif, administrait les biens; il devait veiller à la bonne exécution des cultures 'et à l'entretien de la maison, pourvoir aux besoins des membres de la collectivité familiale; et il fallait qu'il transmît à son successeur la propriété dans le même état de prospérité qu'il l'avait reçue à la mort de son prédécesseur. Pour pouvoir remplir ces charges, il était armé d'une autorité despotique; il était législateur, juge et bourreau ; il jugeait, condamnait et châtiait corporellement les individus placés sous ses ordres; son pouvoir allait jusqu'à vendre en esclavage ses enfants et infliger la peine de mort à ses subordonnés, y compris sa femme, bien qu'elle eût la protection, précaire il est vrai, de sa propre famille.
La quantité de terres donnée à chaque collectivité familiale est d'ordinaire proportionnelle au nombre de ménages qui la constituent : le chef accroît ce nombre en mariant les enfants mâles en bas âge àdes femmes adultes, qui deviennent ses concubines et les domestiques de la collectivité, Haxthausen rapporte avoir vu dans les villages russes déjeunes femmes, grandes et fortes, portant dans les bras leurs petits maris.
Cette phrase banale, la famille est la base de l'Etat, que répètent ad nauseam les moralistes et les politiciens depuis qu'elle a cessé d'être exacte, est à l'époque de la propriété collective l'expression de la vérité. Tout village établi sur la base de la propriété collective est un petit État vivant de sa vie propre [15]. Son gouvernement est le conseil des anciens, constitué par les chefs de famille, tous égaux en droits. Les communes de l'Inde, où le système de la propriété est arrivé à son plein développement, possèdent de nombreux fonctionnaires publics, qui sont des artisans (charrons, tisserands, tailleurs, porteurs d'eau, blanchisseurs, etc.), des maîtres d'école qui, pour enseigner à lire, tracent les lettres sur le sable, des généalogistes pour préserver l'origine et la descendance de chaque famille, des astrologues pour prédire les jours propices aux semailles et aux moissons, des pâtres pour conduire les troupeaux de tous les habitants, des brahmines et même des danseuses pour les cérémonies religieuses : tous ces fonctionnaires sont entretenus aux frais de la collectivité, et ils doivent donner gratuitement leurs services aux familles qui descendent des premiers occupants, et non aux étrangers qui sont venus s'établir dans le village. Sir G. Campbell, entre autres choses curieuses, remarque que le forgeron et plusieurs autres artisans étaient plus rémunérés que le prêtre.
Le chef du village, élu à cause de son habileté, de son savoir, de ses aptitudes administratives et aussi à cause de ses connaissances en sorcellerie et magie, est l'administrateur des biens de la communauté; lui seul a le droit de commercer avec l'extérieur, de vendre le superflu des récoltes et des troupeaux et d'acheter les objets qui ne sont pas fabriqués dans la commune. Ainsi que l'observe Haxthausen, — le commerce ne se fait qu'en gros, ce qui est très avantageux, car le paysan livré à lui-même se voit parfois obligé de vendre ses produits au-dessous de leur valeur réelle et à une époque peu favorable pour leur vente. Au contraire, le commerce se trouvant entre les mains du chef, il peut, par ses relations avec les autres chefs des villages avoisinants, attendre, pour conclure ses marchés, une hausse dans les prix, et profiter de toutes les circonstances favorables. — On apprécie la justesse de ces réflexions quand on sait de quelle façon les petits cultivateurs français sont audacieusement dupés par les marchands. Les bourgeois qui se sont jetés, comme des sauterelles affamées, sur l'Algérie et la Tunisie, pour voler et piller, ont été indignés de ne pouvoir entrer en relations directes et individuelles avec les Arabes, et d'être toujoursobligés de traiter avec les chefs de leurs petites collectivités ; ils se sont livrés aux plus extravagantes déclamations sur le sort de ces pauvres Arabes qui ne jouissaient pas de la liberté de se laisser dépouiller par les commerçants européens.
Ces petites sociétés, organisées sur la base de la propriété collective, sont douées d'une vitalité et d'une puissance de résistance qu'aucune autre forme sociale n'a possédées à un pareil degré. — Les communautés de village, dit lord Metcalf, qui les a étudiées en 1832 pendant sa vice-royauté aux Indes, sont de petites républiques, produisant à peu près tout ce dont elles ont besoin et presque indépendantes du monde extérieur. Elles durent là où rien "n'a duré. Les dynasties s'écroulent après les dynasties, les révolutions succèdent aux révolutions : les Hindous, les Patans, les Mogols, les Mahratta, les Sicks et les Anglais sont tour à tour les maîtres: mais les communautés de village restent toujours les mêmes. Dans les temps de trouble, elles s'arment et se fortifient; si une armée ennemie traverse le pays, la communauté rassemble ses bestiaux dans ses murs et la laisse passer sans provocation. Si le pillage et la dévastation sont dirigés contre elles, et si lajforce qui les attaque est irrésistible, elles fuient au loin et se réfugient dans d'autres villages amis ; quand l'orage est passé, elles reviennent reprendre leurs occupations. Si pendant une série d'années le meurtre et le pillage désolent la contrée au point de la rendre inhabitable, les villageois restent dispersés; mais à la première chance d'une occupation paisible ils retournent. Une,génération peut s'éteindre, mais la génération suivante retourne. Les fils réoccupent les champs de leurs ancêtres; le village aura la même situation, les maisons les mêmes positions, et les descendants les mêmes terres... Et ce n'est pas chose facile de les déloger; souvent ils tiendront ferme pendant de longues périodes de troubles et de convulsions et acquerront des forces suffisantes pour résister victorieusement au pillage et à l'oppression. — Plus loin, lord Metcalf constate avec une certaine tristesse que « ces communautés de villages, qu'aucun choc externe n'entame, sont aisément détruites par nos lois et cours de justice [16] ».
L'exploitation capitaliste ne peut tolérer à côté d'elle la propriété collective, qu'elle détruit impitoyablement et remplace par la propriété individuelle. Ce qui se passe de nos jours dans les Indes anglaises et en Algérie s'est passé en France : les communautés de village qui avaient pu traverser toute la période féodale et arriver jusqu'à 1789 ont été désorganisées par l'action dissolvante des lois fabriquées pendant et après la Révolution bourgeoise. Le grand juriste révolutionnaire, Merlin Suspect, — ainsi dénommé parce qu'il fut le rapporteur de la loi des suspects, — eut à lui tout seul plus d'action pour détruire et disperser les biens communaux et pour en dépouiller les paysans, que les seigneurs féodaux pendant des siècles.
Outre les raisons d'ordre politique qui engagent les gouvernements despotiques à protéger l'organisation communale et familiale basée sur la propriété collective, il en existe d'autres d'ordre administratif tout aussi importantes. Les communes collectivistes formant autant d'unités administratives, représentées par les chefs qui les dirigent et trafiquent en leur nom; le gouvernement rend ces derniers responsables de la rentrée des impôts, du recrutement de la milice, et leur impose d'autres fonctions qui ne sont pas rétribuées. En Russie, le gouvernement impérial prête son appui au conseil communal et exécute ses décisions, incorporant dans les armées et expédiant en Sibérie ceux qui ne se conduisent pas au gré des anciens [17]. Les rois de France d'avant 89 firent des efforts, souvent couronnés de succès, pour défendre les biens communaux et pour protéger les privilèges des paysans et leurs associations communistes, qui avaient survécu à leur transformation de propriétaires libres en serfs. L'organisation communiste de la gens et la propriété collective, bien que celle-ci restreignît le communisme à un nombre de ménages cohabitant sous le même toit, se perpétuèrent chez les serfs, qui dans leurs hameaux faisaient étables et greniers communs. Les demeures de ces communautés de serfs se groupaient fréquemment au' pied des châteaux forts et étaient désignées sous le nom de celles, Celles, que portent encore un grand nombre de villages. Redevenus libres, les serfs continuaient à vivre en communautés, et jusqu'à la Révolution les terres seigneuriales furent cultivées par des associations communistes de cultivateurs, et les nobles y trouvaient leur compte. Loin de chercher à briser ces organisations communistes, ils les imposaient aux paysans à qui ils octroyaient des terres en toute propriété, aussi bien qu'à ceux à qui ils donnaient leurs champs à cultiver. Perreciot (t. Ier, ch. v) mentionne un édit de 1549 pris conjointement par le clergé et la noblesse de Bourgogne, qui interdisait aux paysans sortant de mainmorte de devenir propriétaires de terres s'ils ne se constituaient en communautés. Dalloz (Jurisprudence générale) rapporte un contrat du XVIIe siècle dans lequel un seigneur de La Marche donne ses terres en métayage perpétuel, à la condition «que les paysans preneurs ne feraient qu'un même pot, feu et chanteau de pain et vivraient en communauté perpétuelle ». Dunod, un juriste du XVIIIe siècle, dans son Traité de la mainmorte, explique la raison de cette exigence des seigneurs : « On établit la comniunion entre les cultivateurs, dit-il, parce que les terres ds la seigneurie sont mieux cultivées et parce que les sujets sont mieux en état de payer les droits du seigneur quand ils vivent en commun, qu'en ménages séparés. » Et les capitalistes nous disent que les travailleurs qui vivraient en communisme seraient, comme eux-mêmes, fainéants et incapables de faire rien qui vaille !
Les économistes, dont la vue ne s'étend pas au delà de leur nez, prennent le paysan propriétaire moderne, détérioré par la propriété individuelle, pour le type éternel du cultivateur, et assurent gravement qu'il est et qu'il a été par conséquent toujours réfraclaire au communisme, qu'il n'a pu et ne pourra jamais travailler en commun et consommer en commun le fruit de son travail. Cette assertion fantaisiste a été si souvent répétée qu'elle a fini par être classée au nombre des vérités vraies delà sagesse bourgeoise; cependant, pour constater sa fausseté, il ne faut qu'ouvrir Beaumanoir et Guy Coquille, qui, placés à trois siècles de distance l'un de l'autre (Beaumanoir est du XIIIe siècle, et Coquille du XVIe), ont recueilli de nombreux documents sur les communautés paysannes de France.
Les parçonniers ou compains (vivant au même pain) qui formaient les sociétés communistes que Coquille nomme mesnages des champs ét qui entreprenaient la culture des terres seigneuriales, des bourdeilages, «qui sont terres chargéesde revenus », étaient les descendants des consortes barbares, ayant droit au même sort, c'est-à-dire à la même distribution de terres par le sort. Laferrière ne s'est pas trompé sur leur origine quand il fait remonter « cette coutume de se mettre en communauté aux manières d'être de la société barbare avant l'invasion » et qu'il y voit « des traces de l'ancien clan celtique ». (Histoire du droit français.) Cette opinion est d'autant plus exacte que ces communautés ne comprenaient que des personnes de même origine, et plus tard, lorsqu'elles s'ouvrirent à de personnes non apparentées, un grand nombre de coutumes exigeaient une convention expresse (coutumes de Dreux, de Chartres, etc.) pour l'admission des étrangers.
Cependant quand, par suite des troubles qui, durant des siècles, bouleversèrent le pays, les familles furent brisées et leurs membres dispersés, l'habitude de vivre en communauté, était si invétérée chez les villageois, qu'elle se formait par simple cohabitation. « Compagnie se fait par notre coutume, dit Beaumanoir, par solement manoir ensanble à un pain, et à un pot, un an et unjor, puisque li meubles de l'un et de l'autre sont mêlés ensanble. » Ce n'est pas une association dont les clauses se mesurent, se discutent avant toute action commune; elle naît tacitement, selon l'expression du moyen âge, du simple fait de la vie commune pendant un temps très court.
Les familles qui « démenaient le meshage des champs qui est fort laborieux », dit Coquille, se composaient d'un grand nombre de personnes, « les unes servant, pour labourer et toucher les bœufs, animaux tardifs, et communément faut que les charrues soient tirées de six. bœufs ; les autres pour mener les vaches et juments en champs, les autres pour mener les brebis et moutons., et les autres pour conduire les porcs. » Ces détails'sont les indices d'importantes exploitations agricoles combinant l'élevage et la'culture. « Toutes les personnes sont employées chacune selon son âge et sont régies par un seul, qui se nomme maistre de communauté, esleu à cette charge, lequel commande à tous les autres... Il est le premier assis à table,... va aux affaires qui se présentent ès villes ou ès foyres et ailleurs, a pouvoir d'obliger ses parçonniers en choses mobiliaires, qui concernent le fait de la communauté, et lui seul est nommé aux rolles des tailles et autres subsides. » Ces maîtres de communautés, paysannes remplissaient, comme on le voit, toutes les fonctions des chefs de village de l'Inde et des starostes du mir russe.
« En ces communautés on fait compte des enfants qui ne savent rien faire, pour espérance qu'on a qu'à l'advenir ils feront ; on fait compte de ceux qui sont en vigueur d'âge pour ce qu'ils font ; on fait compte des vieux pour Je conseil et pour la souvenance qu'on a de ce qu'ils ont fait. Et ainsi de tous âges et de toutes façons ils s'entretiennent, comme un corps politique qui par subrogation doit durer toujours... Par ces arguments se peut connaître que ces communautés sont vraies familles et collèges ; qui par considération de l'intérêt sont comme un corps composé de plusieurs membres, combien que les membres soient séparés l'un de l'autre ; mais par fraternité, amitié, liaison économique font un seul corps. »
On retrouve dans presque toute la France des traces de ces communautés paysannes, que Coquille comparé à un corps dont les membres dispersés sont unis par des sentiments et des intérêts [18]. Guérard les signale parmi les colons et les serfs qui, au IXe siècle, cultivaient les terres de l'abbaye de Saint-Germain des Prés, et elles persistent jusqu'à la veille de la Révolution. Mais les propriétaires fonciers de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, au lieu de les protéger ainsi que le faisaient les anciens nobles, les dénonçaient comme nuisibles au bon rendement de leurs terres, et réclamaient leur dissolution, en même temps que l'abolition des droits séculaires que les paysans avaient conservés, alors même qu'ils avaient perdu leurs terres, enlevées par les seigneurs féodaux. La Révolution, que les historiens bourgeois représentent comme faite au profit des paysans, lésa spoliés de leurs droits et a désorganisé leurs communautés.
Le procès-verbal des séances de l'assemblée provinciale du Berry de l'année 1787 contient un rapport sur les causes de la langueur du Berry qui résume les principaux griefs des propriétaires contre les paysans et leurs « mesnages dès champs ».
La première cause de cette langueur est la paresse de la classe laborieuse. « Ge vice des travailleurs du Berry doit être bien ancien; puisque entre les privilèges accordés au corps municipal de Bourges, nous en trouvons un, que nous ne savons pas avoir été jamais demandé par aucune ville d'Europe, celui de régler tous les ans les salaires des vignerons etv de fixer tous les ans le nombre d'heures qu'ils doivent travailler. » Le rapport pèche par ignorance, car partout en France et même en Europe les propriétaires s'étaient arrogé le droit de fixer un maximum de salaire et un minimum d'heures de travail, qu'ils imposaient par la force aux travailleurs des villes et des champs : aujourd'hui ce sont les ouvriers qui réclament la fixation d'un minimum de salaire et d'un maximum d'heures de travail: ce simple fait suffit à lui seul pour montrer combien la condition des ouvriers a empiré depuis 1789.
Tout conspire à entretenir cette maudite paresse qui désespère MM. les propriétaires, ces foudres de travail. « La coutume du Berry, rédigée par des hommes attachés à leurs anciens usages et qui ne connaissaient rien de mieux, » statue que « les lieux non cultivés, qui sont en charmes, friches, bruyères et buissons, ne sont pas défensables en quelque temps que ce soit;... que le bois, après 3 ans au mois de may,... que les pâturages du 15 juillet au 15 mars ne sont pas défensables », c'est-à-dire que, comme aux temps de la propriété collective, ils restent ouverts aux bestiaux des paysans. « Il résulte de ce que nous venons de dire que nul n'est parfaitement et exclusivement propriétaire au Berry » et que la coutume « a eu pour but d'assurer au bétail une subsistance telle quelle sans que les maîtres eussent besoin de se donner aucune peine pour sa nourriture ». Le droit de clôturer leurs champs est la grande réclamation des propriétaires avant la Révolution.
Mais ce sont les communautés qui excitent l'indignation des propriétaires berrichons. « La plupart des familles s'amoncellent dans des communautés... Il n'est pas rare de trouver trois ou quatre femmes mariées vivant en communauté... A la communauté de biens entre mari et femme, les rédacteurs de la coutume on ajouté celle de communauté taisible entre frères et sœurs, ou autres personnes demeurant ensemble par demeurance et dépenses communes, avec des communications de gains, de profit et de perte... Il résulte des continuations de communauté presque interminables et d'autant plus difficiles à faire cesser qu'elles avaient duré plus longtemps.
« ... Chaque communauté doit avoir son maître et une matrone... L'usage est qu'entre frères et sœurs le maître soit l'aîné, et la maîtresse la femme du cadet : voilà donc une république dans laquelle on a cherché à établir l'équilibre du pouvoir... Chacun a la prétention de profiter du bénéfice de l'association, lequel consiste à être logé, nourri, chaussé, habillé par dépenses communes, et souvent aux dépens du propriétaire... 11 en résulte que le propriétaire nourrit beaucoup de monde sans que sa propriété soit en meilleure valeur, et qu'avec beaucoup de bras il se fait peu d'ouvrage. Ajoutez aux bras engourdis par la paresse le nombre de bouches inutiles qui doivent se trouver là où il y a trois ou quatre femmes faisant des enfants, et vous concevrez comment, malgré la fertilité et l'étendue des labourages, la terre ne produit souvent en grains que ce qu'il faut pour nourrir la famille du colon.
« Dans ces républiques telles que nous venons de les décrire, il doit régner une grande anarchie. Le maître y jouit cependant d'un assez grand pouvoir : il vend, achète, brocante, va et vient autant et comme il veut; c'est un homme perdu pour le travail... Enfin là où il y a beaucoup de loisirs, il faut des passe-temps. Le plaisir de ne rien faire est très doux sans doute pour des hommes tels que nous venons de les décrire; mais aussi il faut des amusements pour charmer l'oisiveté d'une grande partie de la journée. L'ut; a du goût pour la pêche : il est le pêcheur de la communauté; un autre a du goût pour la chasse au fusil, il en est le chasseur ; un autre aime à tendre des collets ou adresser des sauterelles, et il passe quatre à cinq heures de la journée à les tendre et à les visiter : on le lui pardonne sans peine, pourvu qu'il rapporte de quoi faire bonne chère. » Si les communautés n'enchantaient pas les propriétaires bourgeois du XVIIIe siècle, elles réussissaient à créer le bien-être des cultivateurs, autrement heureux et indépendants que les propriétaires-paysans, pour qui la révolution de 89 a été faite, au dire des historiens et des politiciens.bourgeois.
Là propriété collective qui entretenait les instincts communistes des paysans de France et d'Europe les garantissait contre la misère. « Le prolétariat est inconnu en Rusie, écrivait Haxthausen, et tant que cette institution (le mir) existera, il ne pourra jamais se former. Un homme peut y devenir pauvre et dissiper sa fortune, mais les malheurs ou les fautes du père ne sauraient y atteindre les enfants; car ceux-ci, ne tenant pas leurs droits de la famille, mais de la commune, n'héritent pas de la pauvreté de leur père. » C'est précisément ce garantisme contre la misère et le prolétariat qui rend la propriété collective odieuse à la bourgeoisie, dont la fortune ne repose que sur la pauvreté ouvrière.
La propriété collective, remarquable par la vitalité et l'indestructibilité des petites sociétés paysannes qu'elle fait vivre, par le bien-être qu'elle apporte aux cultivateurs et parles sentiments élevés d'hospitalité, de solidaritë et de fraternité qu'elle développe chez eux, l'est encore par la grandeur de ses œuvres. L'Europe a été défrichée et cultivée non par des moines, comme le raconte la légende religieuse, mais par des barbares collectivistes [19] : à mesure que dans un village la population s'accroissait, la part de chacun diminuait nécessairement dans les partages des terres; pour trouver de nouvelles terres arables, on entamait les forêts. « Ces défrichements, dit Kovalewsky, sont rarement l'œuvre de ménages isolés. Des bandes entières occupent le sol de compagnie après l'avoir gagné à la culture par leurs efforts réunis... Des faits de ce genre sont consignés dans les chartes russes du XVIe et du XVIIe siècle. Ils se reproduisent même de temps en temps encore de nos jours, la commune métropole se refusant à reconnaître le droit de propriété individuelle sur les essarts et purprises, mots qui dans l'ancien droit français désignaient ces appropriations de terrains vagues [20]. » Comme exemple des grandes œuvres accomplies par les collectivités paysannes, on peut citer les merveilleux travaux d'irrigation des Indes et les cultures en terrasses sur le versant des montagnes de Java, couvrant, d'après Wallace, des centaines de kilomètres carrés : « Ces terrasses sont augmentées d'année en année, à mesure que la population grandit, par les habitants de chaque village travaillant ensemble sous la direction de leurs chefs : et peut-être que seul ce système de culture par village était capable de rendre possible telle multiplication de terrasses et de canaux d'irrigation [21]. »
La propriété collective, née du morcellement de la propriété commune lorsque la gens se fractionne en familles matriarcales ou patriarcales, se morcelle à son tour en propriété individuelle lorsque les ménages réunis des familles patriarcales se dissocient.
Les morcellements successifs de ces deux formes de propriété immobilière ont été déterminés par le fait de la propriété mobilière, l'agent le plus actif des transformations de la propriété foncière dans le passé comme dans le présent.
L'individualisation de la propriété foncière ne pouvait se produire qu'à la suite de l'individualisation de la propriété mobilière, qui par sa nature se prête à la personnalisation. Les mères de famille qui vivaient en commun dans la demeure commune de la gens emportèrent en se séparant leurs quelques objets mobiliers et se construisirent des habitations isolées, qui, vu leur construction rudimentaire, étaient en réalité des objets mobiliers et furent considérés tels. Là terre sur laquelle elle s'élevait acquit la qualité de propriété individuelle, parce qu'elle faisait corps avec elle; la maison étendit cette qualité au terrain qui l'environnait, lequel, enclos de palissades ou de murs de pierres sèches, constitua avec la maison le bien-fonds de la famille, qui devait s'agrandir aux dépens de la propriété collective.
Cet agrandissement se fit rapidement, grâce à l'accroissèment et à l'accumulation des biens mobiliers dans les villages et les bourgades situés dans des positions favorables au développement du commerce. L'égalité entre les familles patriarcales du village fut détruite : les unes s'appauvrirent et s'endettèrent, tandis que les autres s'enrichissaient et employaient leurs richesses à accaparer les terres de la collectivité : les lots de terres de familles endettées furent attribués à leurs usuriers.
L'action des richesses se faisait également sentir dans la famille patriarcale elle-même. Au début, tous les biens sont communs : aucun membre de. la famille ne possède rien individuellement, si ce n'est les objets appropriés à son usage personnel ; dans les familles des villages collectivistes de l'Inde, les pièces de monnaie ne sont pas employées à un trafic quelconque; ce sont des objets de luxe que l'on coud aux vêtements. Tout ce que l'on acquiert est rapporté à la masse commune. « En quelque lieu que soit conduite la vache, c'est toujours à la maison qu'elle vêle, » dit un proverbe slave; ce qui signifie :de quelque manière que l'individu s'enrichisse, il doit partager son bien avec la collectivité familiale. Ce n'est que justice, puisque, à moins d'être chassé pour crime ou autre cause grave, tout membre de la famille a droit à tout ce qu'elle possède : il peut partir, rester absent pendant des années ; quand il revient, il retrouve sa place dans la maison.
Le peculium castrense, le butin de guerre, est le premier bien mobilier qui fut approprié individuellement à Rome, comme dans les pays slaves; peu à peu le même privilège s'étendit aux biens acquis dans le service de l'État et de l'Église, et aux objets apportés en dot par la femme ; en sorte qu'après le peculium castrense, il se forma le peculium quasi castrense. Il fut permis de trafiquer avec ce pécule, que pouvaient amasser les esclaves et qui ne tarda pas à se composer de bestiaux, d'esclaves, de bijoux, d'argent et même de biens-fonds. L'inégalité entre les membres et les ménages de la famille collectiviste s'introduisit avec les richesses : l'harmonie familiale fut détruite; chaque ménage eut des intérêts individuels et parfois opposés à ceux des autres ménages, qui finirent par se dissocier et s'établir individuellement. La famille telle que nous la connaissons est alors fondée.
L'évolution de la propriété collective et de la famille qui lui correspond se fait avec une externe lenteur dans les villages qui ne deviennent pas des centres de commerce et d'accumulation de richesses mobilières. Il semble que cette forme de propriété durerait des siècles, si elle n'était pas ébranlée par des chocs extérieurs. En effet, les communes collectivistes forment des unités économiques, qui produisent dans leur sein tout ce dont, elles ont besoin pour la vie matérielle et intellectuelle de leurs membres, et par contre il s'y produit fort peu d'éléments perturbateurs de leur harmonie : là tout se fait d'après la tradition, conservée par les anciens et transmise de générations à générations, comme le plus précieux des héritages. Aussi, quand une collectivité de village parvient à ce degré de développement agricole et industriel et qu'elle pourvoit aux besoins simples et peu nombreux de ses habitants, il semble qu'elle ne peut trouver en elle-même de causes d'évolution ; ce n'est que par le contact du monde extérieur qu'elle se met en mouvement.
Les gouvernements despotiques se chargent de leur donner le choc qui les met en branle; ils sont les véritables destructeurs de la base sur laquelle repose le despotisme.
Les charges fiscales, dont on peut constater l'influence néfaste dans les Indes anglaises, sont parmi les causes les plus actives qui introduisent la misère et la désorganisation dans les villages collectivistes.
Les impôts sont d'abord payés en nature, et proportionnellement au rendement des récoltes; mais ce mode de payement ne peut convenir aux gouvernements qui se centralisent : ils exigent les impôts en espèces et en fixent le taux d'avance, sans tenir compte de l'état des moissons. Pour les payer, les villageois sont souvent obligés de s'adresser aux usuriers, la peste des collectivités de village : ces bétes immondes, que soutiennent les gouvernements, les volent indignement; ils transforment les cultivateurs en propriétaires purement nominaux, ne travaillant que pour s'acquitter de leurs dettes, qui s'accroissent à mesure qu'ils les payent. Le mépris et la haine qu'ils inspirent sont intenses et générales : la campagne antisémite n'a soulevé tant de passions dans les villages russes et n'a occasionné des scènes si tumultueuses et si sanguinaires, que parce que le paysan confondait le juif avec l'usurier : beaucoup de chrétiens qui tondaient les cultivateurs aussi ras que le plus circoncis des fils d'Abraham ont été pillés et massacrés.
Mais le morcellement de la propriété collective peut se produire naturellement, comme conséquence des progrès de l'agriculture. A mesure que les procédés de culture se perfectionnent et que les produits agricoles trouvent des débouchés, les cultivateurs s'aperçoivent qu'il faut plus d'une année pour récolter les bénéfices des travaux et des engrais incorporés dans les terres reçues en partage. Ils demandent qu'on recule les partages à 2, 3, 7 et 20 ans ; le gouvernement russe dut les imposer aux époques des recensements; les moujiks les appelèrent « partages noirs », c'est-à-dire mauvais, pour indiquer combien ils étaient antipathiques aux familles, qui finissaient par se considérer propriétaires des terres distribuées au dernier partage. Aussi, remarque-t-on que ce sont les terres arables, celles sur lesquelles on fait des amendements, qui, les premières, arrivent à n'être plus partagées qu'après une longue période d'années et qui finissent par s'immobiliser dans les familles, tandis que les prairies continuent à être divisées annuellement; et avant que les terres arables ne deviennent propriété privée des familles, les arbres qui croissent sur les terres communes, soumises aux partages, appartiennent à ceux qui les ont plantés.
Les chefs de familles des villages collectivistes sont tous égaux, parce que .tous originairement appartiennent à la même gens : les étrangers qui viennent y résider, comme artisans ou prisonniers de guerre, au bout d'un certain temps de séjour, et après avoir reçu le droit de cité qui correspond à l'ancienne adoption dans la gens, reçoivent des terres en partage, ainsi que les descendants des premiers occupants. Cette adjonction d'étrangers n'est possible qu'à la condition que le village s'accroisse lentement et que les terres disponibles soient abondantes; les communes trop peuplées, sont forcées d'essaimer, d'envoyer au loin des colonies et de défricher les forêts avoisinantes; parfois chaque famille a la faculté de défrichement en dehors d'un certain rsyon, et pendant un temps plus ou moins long elle est regardée comme propriétaire du terrain mis en culture.
Mais la ressource des terres incultes et abondantes' manque vite aux villes situées au bord de la mer, le long des fleuves et à l'entrecroisement des routes, et qui par leur position attirent un grand nombre d'étrangers. Dans ces villages qui se transforment en petites villes, le droit de cité est difficile à obtenir, et pour y posséder le droit de séjour, il faut payer certaines redevances [22]. Les nouveaux venus sont exclus des partages agraires, de l'usage des communaux et de l'administration delà ville : ces droits sont uniquement réservés aux descendants des premiers occupants, qui constituent un corps privilégié, une aristocratie communière, le patriciat municipal, en opposition, d'un côté avec l'aristocratie, féodale, et de l'autre avec les artisans, toujours des étrangers, au moins d'origine, qui, pour se défendre contre le despotisme et les vexations continuelles de l'aristocratie communière, s'organisèrent en corporations de métiers. Cette division des habitants de la cité fut pendant tout le moyen âge une cause de luttes intestines parfois sanglantes.
Tandis que dans les campagnes grandissait la propriété féodale aux dépens de la propriété collective, dont elle devait porter la marque jusqu'à sa transformation en propriété bourgeoise; dans les villes, devenues des centres actifs de production et de commerce, grandissaient et s'accumulaient les richesses mobilières, qui, sur les ruines de la propriété collective et de ses organisations communistes, devaient dresser la propriété individuelle.
Notes
[1]. F. Engels, l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État; G. Carré éditeur, 1893.
[2]. L'expression terra salica a donné lieu à de nombreuses controverses : jusqu'au XVIIIe siècle, les historiens la traduisaient par terres nobles, terres distribuées sous Clovis pour services militaires, etc. Mably, dans ses Observations sur l'histoire de France, la rétablit dans son sens d'héritage en biens-fonds, domaine paternel des Franks Saliens, et non terre concédée à titre bénéficiaire; Guérard remonte à sa véritable signification en montrant que salica dérive du vieux mot tudesque sala, maison. Terra salica veut donc littéralement dire : terre de la maison, la terre sur laquelle elle s'élève, qui appartient à la famille, d'abord représentée parla mère, puis par le père.
[3]. Cette position élevée qu'occupe la femme au début de l'humanité, démontre, cela soit dit en passant, que la supériorité physique et intellectuelle de l'homme n'est pas une nécessité physiologique primordiale, mais la résultante d'une situation économique et sociale perpétuée pendant des siècles, qui lui a permis de développer ses facultés plus librement et plus complètement qu'à la femme, tenue en sujétion, en esclavage familial. Broca, à la suite de sa discussion avec Gratiolet sur les rapports du volume et du poids du cerveau avec l'intelligence, reconnaissait que l'infériorité intellectuelle de la femme pouvait simplement provenir d'une infériorité d'éducation. Manouvrier, disciple de Broca et professeur à l'école d'anthropologie de Paris, a constaté que la capacité des crânes masculins de l'âge de pierre qu'il a mesurés était, à peu de chose près, aussi considérable que la capacité moyenne des crânes masculins parisiens modernes, tandis que celle des crânes féminins de l'âge de pierre était plus considérable que celle des Parisiennes modernes :
Capacité moyenne des cranes parisiens modernes |
|
Nombre |
Capacité |
77 masculins ........................................... |
1.560 |
41 féminins ............................................. |
1.338 |
|
|
Capacité moyenne des cranes de l'age de pierre |
|
58 masculins ........................................... |
1.544 |
30 féminins ............................................. |
1.422 |
La capacité moyenne des crânes masculins sauvages est inférieure de 16 centimètres, cubes ; tandis que celle des crânes féminins est supérieure de 84 c. c.
(L. Manouvrier, de la Quantité de l'encéphale [Mémoires de la Société d'anthropologie de Paris, III, 1885].)
[4]. La propriété collective consanguine, sous le nom de mir, de marche, de communauté de village, etc., a dernièrement été étudiée en Allemagne par Haxthausen, Maurer, Engels, etc. ; en Angleterre par Kemble, Maine, Gomme, etc.; en Belgique par Laveleye; en Russie par Mme Efimenko, Kovalewsky, etc.; en France par Paul Viollet.
Je donne à cette forme de propriété le nom de collectivisme consanguin pour la distinguer du communisme primitif dont elle dérive, et parce que primitivement les familles qui avaient droit au partage annuel des terres communes reconnaissaient toutes un ancêtre commun.
[5]. Varron et Pline nous apprennent que Romulus, après avoir mis de côté des terres pour le culte et le domaine public, comme cela se pratiquait au Pérou, fit trois parts, une pour chacune des trois tribus ; chaque part fut divisée en trente lots pour les .trente curies, qui de nouveau furent subdivisées en parcelles, de façon que chaque famille reçût une quantité de terre équivalente à deux jugera. — Le jugum ou jugerum est une mesure de surface .qui désigne la quantité de terre que. peut labourer en line journée un joug de bœufs.
[6]. A. de Haxthausen, Études sur la situation intérieure, la vie nationale et tes institutions rurales de la Russie ; édition française, 1847.
[7]. Marshall, Elementary and practical treatise on landed property ; 1804.
[8]. F. Engels, Socialism utopian and scientific ; 1892.
[9]. H-S. Maine, Village communities in the East and the West.
[10]. Ethis de Novéan, premier secrétaire de l'intendauce de Frauche-Comté, Mémoire, couronné par l'Académie de Besançon et publié dans la Gazette du commerce, de l'agriculture et de la finance de 1767.
[11]. Périclès, au faîte de la puissance, dut se défendre devant l'assemblée populaire d'Athènes d'avoir inscrit sur les registres de sa patrie un fils qu'il avait eu d'Aspasie, qui ne pouvait être sa femme légitime, puisqu'elle était une étrangère.
[12]. Locke, Essay on the human understanding, book IV, ch. III, §18.
[13]. Formule sacrée, citée par Fustel de Coulanges dans la Cité antique.
[14]. La propriété est toujours féroce et sanguinaire : dans les pays très chrétiens et très philanthropiques, tout récemment encore les voleurs étaient pendus, après avoir été préalablement torturés, quandon avait le temps. Les faussaires de billets de banque étaient, il n'y a pas longtemps, condamnés à mort en Angleterre ; dans tous les pays civilisés ils sont puuis des travaux forcés à perpétuité. — Le sang des hécatombes de juin 1848 et de mai 1811 fut versé sur l'autel de la Propriété.
[15]. Le paysan russe vit et meurt dans sa commune ; tout ce qui est en dehors n'existe pas pour lui; aussi le mot mir signifie à la fois le monde et la collectivité de village.
[16]. Report of select committee of the House of Commons; 1832. La remarquable déposition de lord Metcalf est publiée in extenso dans le vol. IX. Sir H. S. Maine ne la mentionne pas dans son ouvrage sur les Communautés de village, et cet important document n'a pas été compris dans la publication des rapports de lord Metcalf faite en 1855 par W. Kaye.
Les juristes, les politiciens, les philosophes et les réformateurs religieux ont bien souvent discuté sur le droit absolu de propriété; ces discussions, bien qu'interminables, revenaient toujours au même point de départ : que la propriété avait eu la violence pour origine, mais que l'âge, qui enlaidit tout, l'avait embellie et sacro-sanctifiee. Personne n'avait eu l'idée d'étudier historiquement la propriété : les penseurs qui commettaient des philosophies sur le progrès de l'humanité auraient cru déchoir en s'occupant de l'existence matérielle de l'homme et de ses sociétés. Jusqu'à dernièrement, les historiens et les économistes ne soupçonnaient pas l'existence delà propriété collective.
Un fonctionnaire prussien, Haxthausen, voyageant en Russie vers 1840, en fit la découverte; mais il ne comprit pas son importance au point dé vue historique; il crut que le mir était uue réalisation des utopies saint-simoniennes alors à la mode. Bakounine et les libéraux russes refirent, après Haxthausen, la découverte du mir; et comme, en dépit de leur anarchisme amorphe,
Bakounine et ses disciples russes sont des chauvins, ils annoncèrent que les Slaves étaient la race privilégiée qui devait guider l'humanité dans la voie du progrès; ils prophétisèrent que le mir, cette forme primitive et épuisée de la propriété, devait être celle de l'avenir : il ne restait plus aux nations occidentales qu'à effacer leur civilisation et qu'à singer le collectivisme des paysans russes.
En vertu du principe que ce que l'on voit le plus difficilement estcequi vous crève les yeux, Haxthausen, qui avait su découvrir le mir en Russie, ne put apercevoir eu Allemagne les restes si nombreux de la mark: il déclare la propriété collective une particularité de la race slave. Maurer a démontré depuis que les.Germains avaient passé par la forme collective de la propiiété, et après lui une légion de chercheurs ont retrouvé le collectivisme consanguin dans tous les pays et chez toutes les races. Cependant, avant Haxthausen, les fonctionnaires anglais aux Indes avaient signalé cette étrange forme de propriété dans les provinces qu'ils administraient ; mais leur découverte, enfouie dans des rapports officiels, n'avait obtenu aucune publicité : depuis que la question est a l'ordre du jour, on a constaté que les écrivains de la fin du XVIIIe siècle connaissaient la propriété collective, entre autres Le Grand d'Aussy, Volney, François de Neufchâteau, etc. ; mais elle n'était pour ces derniers qu'une curiosité ou une grossière anomalie.
[17]. Des socialistes russes croient au maintien du mir; ils le désirent, pensant qu'il serait plus aisé d'établir le communisme agraire avec une classe paysanne vivant en collectivité. Un gouvernement révolutionnaire, profitant des sentiments communistes que développe la propriété collective, pourrait en effet prendre ries mesures pour nationaliser le sol et pour organiser son exploitation sociale. Mais malheureusement il est plus que douteux qu'un pouvoir révolutionnaire et socialiste puisse s'imposer en Russie, tant que la propriété collective reste le fait général. En effet, les villages collectivistes sont autonomes; ils produisent dans leur propre sein tout ce dont ils ont besoin et ne rentrent en relation entre eux que très imparfaitement, et il esttotijours facile à un gouvernementquelconque d'étouffer toute velléité de fédération : c'est ce qui est arrivé aux Indes. L'Angleterre, avec 50,000 hommes de troupes européennes, courbe sous sa domination un empire aussi vaste et plus peuplé que la Russie. Les communautés indiennes, sans lien fédératif entre elles, ne peuvent offrir aucune force de résistance. On peut donc dire que la vraie base du despotisme est précisémentla propriété collective et l'organisation familiale et communale qui lui correspond.
[18]. Doniol dit que « la majeure partie des villages, mas, hameaux et tenements désignés sur les cartes, dans les cartulaires et les usages locaux, s'ils portent des noms précédés de l'article lès, quand ces noms ne rappellent pas uniquement un accident de terrain particulier du sol, représentaient dans les campagnes les lieux d'habitations de ces communautés. » (Henri Doniol, Histoire des classes rurales en France : 1865.)
[19]. Les moines et les prêtres participaient à la culture des terres en mangeant et en buvant les nombreuses redevances qu'ils prélevaient sur leurs serfs, colons et vassaux, et en ehantant avec plus de ferveur que les louanges du Seigneur le
Vinum bonum et suave
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Mundana lætitia.
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Ave, placens in colore,
Ave, fragrans in odore,
Ave, sapidum in ore,
Dulce linguæ vinculum.
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Monachorum grex devotus
Omnis ordo,omnis mundus
Bibund ad æquales potus
Et nunc et in sæculum.
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Felix venter quem intrabis,
Felix lingua quam rigabis,
Felix os quod tu lavabis,
Et beata labia.
Supplicamus, hic abunda,
Per te mensa sit facunda,
Et nos, cum voce jucunda,
Deducamus gaudia !
Le vin bon et suave — ... joie du monde — ... salut, toi qui plais par ta couleur, — salut, toi qui embaumes par ton ardme, — salut, toi qui est savoureux dans la bouche — doux lien de la laugue. — Des moines la troupe dévote, — tous les ordres, tout le inonde, — boivent à l'envi — maintenant et toujours.— Heureux le ventre où tu entreras, — heureuse la langue que tu baigneras, — heureuse la bouche que tu laveras, — et bienheureuses les lèvres. — Nous te supplions d'abonder ici ; — à nos banquets donne la faconde ; — pour nous, chantant gaiement, — menons joyeuse vie!
Des variantes de cette chanson, reproduite par Edelestand du Meril, dans les Poésies populaires latines du moyen âge, ont été trouvées dans les couvents de France, d'Allemagne et d'Ecosse.
[20]. M. Kovalewsky, Tableau des origines de la famille et de la propriété; Stockholm, 1890.
[21]. A.-R. Wallace, The Malay Archipelago; 1869.
[22]. Rivière cite une ordonnance de 1223 qui décrète que tout étranger, pour avoir le droit de séjour à Reims, doit payer un quart de setier de blé et une poule à l'archevêque, 8 écus au maire et 4 aux échevins. L'archevêque est le seigneur féodal ; sa redevance est comparativement légère; tandis que celles du maire et des échevins, qui font partie du patriciat communier, sont très onéreuses pour l'époque.
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