Les économistes ne dotent si libéralement le sauvage dé capital, que parce qu'ils sont dans une commode ignorance de ses coutumes et de celles des peuples primitifs.
Il existe encore aujourd'hui des sauvages qui n'ont aucune notion de propriété foncière, soit individuelle, soit collective, et qui sont à peine parvenus à la possession individuelle des objets d'appropriation personnelle : Fison et Howitt, les judicieux observateurs de la vie intime des tribus australiennes, disent que chez certaines peuplades les objets' les plus personnels, tels que armes, ornements, etc., passent si rapidement de mains en mains entre les individus d'un même groupe, qu'on ne doit pas les considérer comme des propriétés, individuelles, mais comme des propriétés communes de tous ses membres.
La propriété individuelle ou personnelle fait son apparition d'abord sous une forme idéale : avant de rien posséder matériellement, le sauvage, qui est plus idéaliste qu'on ne pense, possède son nom, qui lui est donné à sa puberté dans une cérémonie religieuse, dont le baptême catholique nous préserve le souvenir. Il tient à ce nom, comme au plus précieux des biens; il ne le révèle pas aux étrangers, de peur qu'on ne le prenne ; et quand il veut témoigner son affection par un inestimable présent, il l'échange contre celui de son ami. Même cette propriété personnelle ne lui appartient pas absolument ; Morgan nous apprend que le nom appartenait à la gens, et qu'il lui revenait à la mort de l'ami à qui on l'avait cédé [1].
La propriété individuelle n'apparaît sous une forme matérielle que pour les objets attachés à la personne du sauvage, ou même positivement incorporés dans son individu, tels que ornements passés dans le nez, les oreilles ou les lèvres, peaux de bêtes nouées autour du cou, graisse humaine pour frotter les rhumatismes, pierre cristalline, supposée excrément de la Divinité, et autres précieuses reliques contenues dans un cabas d'écorce et appendues à la personne de son possesseur. Ces objets personnellement appropriés ne le quittent même pas à sa mort; ils sont brûlés ou enterrés avec son cadavre. Pour qu'un objet devienne propriété individuelle, il faut qu'il soit incorporé réellement ou fictivement. Le sauvage, pour indiquer qu'il désire que l'on considère qu'un objet lui appartient, doit faire simulacre de le manger en le portant à sa bouche, en y appliquant la, langue et en le léchant : un Esquimau, après avoir acheté la moindre chose, même une aiguille, l'applique à ses lèvres, ou il lui fait subir la consécration d'un acte symbolique, indiquant le désir de la garder pour son usage personnel : c'est l'origine du tabou.
L'usage est une condition essentielle de l'appropriation personnelle. Même les objets manufacturés par l'individu ne sont considérés comme lui appartenant que s'il s'en sert, que s'il les consacre par l'usage : l'Esquimau ne possède en propre que deux canots ; s'il en fabrique un troisième, il est à la disposition de sa gens; ce dont on ne se sert pas tombe dans la propriété commune. Un sauvage ne se croit pas responsable du canot ou de tout autre instrument de pêche et de chasse emprunté, et ne songe pas à le restituer s'il vient à le perdre.
L'homme primitif ne peut parvenir à l'idée de propriété individuelle, par l'excellente raison qu'il n'a pas conscience de son individualité, en tant que personne distincte du groupe consanguin dans lequel il vit. Le sauvage est assailli de tant de dangers réels et tourmenté de tant de craintes imaginaires qu'il ne peut exister à l'état isolé; il ne peut même en concevoir l'idée. L'expulser de sa gens, de sa horde, équivaut à le condamner à la peine de mort : chez les Grecs et les Sémites préhistoriques, ainsi que chez tous les barbares, le meurtre commis sur un des membres de la tribu n'était puni que par l'exil. Oreste, après l'assassinat de sa mère, et Cam, après celui de son frère, durent simplement quitter le pays. Dans des civilisations très avancées, comme celles de la Grèce et de l'Italie historiques, l'exil demeure encore la peine la plus redoutée. « L'exilé, dit le poète grec Théognis, n'a pas d'amis ni de compagnons fidèles : c'est ce qu'il y a de plus dur dans l'exil. » Être séparé des siens, mener une existence solitaire, épouvante l'homme primitif, habitué à vivre en troupeau.
Bien que les sauvages, étant donné le milieu dans lequel ils évoluent, soient des êtres complets, plus complets que les civilisés, puisqu'ils sont capables de pourvoir à tous leurs besoins, ils sont tellement identifiés avec leurs hordes et leur gens, que leur individualité ne s'objective pas ni dans la propriété individuelle ni dans ce que nous entendons par le mot famille. Chez les plus primitifs qu'on ait observés, il n'existe aucune forme de famille : les femmes d'une gens sont communes aux hommes d'une autre gens; les enfants appartiennent à toute la gens, ainsi que le désire Platon dans sa République utopique ; ils se considèrent comme sœurs et frères, et nomment mères leur propre mère et les femmes de la même génération. La gens est tout; ils ne connaissent rien en dehors d'elle ; c'est elle qui se marie, c'est elle encore qui est propriétaire.
Tout est à tous dans le sein de la gens : le Boshiman qui reçoit un présent le distribue entre les membres de sa gens ; Darwin a vu un Fuégien partager une couverture qu'on lui avait donnée en autant de pièces qu'il avait de compagnons ; le Boshiman qui parvient à enlever un bœuf ou tout autre objet divise pareillement son butin, ne s'en réservant souvent que la plus petite part. En temps de disette, les jeunes Fuégiens parcourent le rivage ; et quand ils ont la chance de tomber sur une baleine échouée, leur plus appétissant régal, ils n'y touchent pas, bien que mourant de faim, mais retournent prévenir les membres de leur gens, qui accourent en toute hâte : le plus âgé divise en parts égales le cadavre du cétacé. Chez des sauvages plus développés que les Boshiman et les Fuégiens, le produit de la chasse n'appartient pas à l'individu qui a abattu le gibier, mais à la famille de sa femme et parfois à sa propre famille, et le partage se fait d'après des règles minutieuses, selon le degré de parenté.
La chasse et la pêche, ces deux premiers modes de production, se font d'ordinaire en commun, et le produit est consommé en commun. Les Botocudos, ces indomptables tribus du Brésil, organisent en commun leurs battues et ne quittent l'endroit où la bête est tombée qu'après l'avoir dévorée. Les tribus où la chasse en commun est sortie de la coutume, conservent dans leurs mœurs l'ancien mode de consommation en commun : l'heureux chasseur réunit en un festin les membres de sa gens pour manger son gibier. Dans certains villages du Caucase, quand une famille tue un bœuf ou une dizaine de moutons, toute la population est en fête : on boit et on mange ensemble en souvenir des morts de l'année. Le repas mortuaire est un souvenir de ces banquets communistes.
Morgan, qui, dans son dernier et important ouvrage, a étudié les mœurs communistes de cette époque, décrit les chasses et les pêches en commun des Peaux-Rouges de l'Amérique du Nord [2] : Les tribus de la plaine, qui subsistent presque exclusivement de nourriture animale, montrent dans la chasse leur communisme. Les Pieds-Noirs, pendant la durée de la chasse au buffalo, suivent à cheval le troupeau en grande troupe, hommes, femmes et enfants. Quand la poursuite active du troupeau commence, les chasseurs abandonnent les bêtes tuées, qui sont appropriées par les premières personnes qui viennent derrière; eux : cette méthode de distribution continue jusqu'à ce que tout le monde soit pourvu... Ils dépècent les buffalos en lanières, les sèchent au soleil ou dans la fumée. D'autres font avec une partie de la chasse du pemmican : la viande desséchée et pulvérisée est mélangée avec la graisse et roulée dans la peau de l'animal. — Durant la saison de la pêche dans la rivière la Columbie, où le poisson abonde, tous les membres de la tribu campent ensemble et mettent en commun le poisson pris. Chaque soir le partage se fait d'après le nombre des femmes, chacune recevant une part égale... Les poissons sont fendus, séchés sur des claies, empaquetés dans des paniers et transportés au village.
Quand les sauvages cessent d'errer le long des rivages de la mer et des fleuves en quête de la nourriture fournie spontanément par la nature et qu'ils s'arrêtent et construisent des demeures, là maison n'est pas individuelle, mais commune à toute là gens, et reste commune alors même que là famille commence à s'individualiser sous la forme matriarcale; elle abrite alors jusqu'à plusieurs centaines de personnes : chez les Haidah de l'île de la reine Caroline, des ménages de plus de sept cents membres vivaient sous le même toit.
On peut citer, comme type de ces habitations communes, celles que La Pérouse rencontra eh Polynésie, longues de 310 pieds, larges de 20 à 30 et hautes de 10, affectant la forme d'une pirogue renversée, ouvertes aux deux extrémités et abritant plus de cent individus. Les long houses (longues maisons) des Iroquois, qui, d'après Morgan, disparurent à la fin du siècle dernier, avaient plus de 100 pieds de long, sur 30 de large et 20 de haut : un couloir les traversait dans toute leur longueur, sur lequel s'ouvraient de petites pièces de 7 pieds de large, dans lesquelles logeaient les femmes mariées : chaque maison avait, aux deux portes d'entrée, peint ou sculpté le totem de la gens, c'est-à-dire l'animal dont elle prétendait descendre. Les villages des Dyaks de Bornéo sont formés de semblables habitations, construites sur des pieux à 15 et 20 pieds du sol, ainsi que l'étaient les cités lacustres de Suisse. Hérodote rapporte que les Pœoniens logeaient dans des demeures bâties sur pilotis dans le lac Prasias. Les femmes mariées des Dyaks avaient de petites chambrettes prenant jour sur le couloir central; les hommes et les garçons, les femmes non mariées et les jeunes filles dormaient dans des salies communes séparées. Les casas grandes (maisons grandes) du Mexique offraient l'apparence d'un colossal marchepied, composé d'étages superposés, en retrait les uns sur les autres et subdivisés en cellules. Les palais mis à jour par Schliemann dans l'Argolide, et les restes des grandes habitations dont on rencontre les ruines en Norwège et en Suède étaient les demeures communistes des Grecs homériques et des Scandinaves barbares. Les habitations des collectivités familiales qui existaient encore en Auvergne dans la première moitié de ce siècle présentaient une disposition analogue à celle des longues maisons iroquoises.
Dans ces maisons communistes, les provisions sont communes, leur préparation culinaire se fait en commun, et les repas se prennent en commun.
Il faut s'adresser à Morgan pour avoir une description de la vie de leurs habitants : ii est vrai que ses recherches ne portent que sur les Peaux-Rouges de l'Amérique, et principalement sur les Iroquois, au milieu desquels il a vécu comme hôte et membre adoptif; mais, ainsi qu'il le dit: « Quand une coutume est constatée chez les Iroquois, dans une forme définitive et positive, il y a grande probabilité qu'une semblable coutume existe chez d'autres tribus placées dans les mêmes conditions, parce que leurs nécessités étaient les mêmes. »
Les Iroquois, qui logeaient ensemble, cultivaient des jardins, ramassaient les récoltes et les engrangeaient dans leurs habitations comme dans un magasin commun. Il y avait une sorte de possession individuelle de ces produits par les différentes familles. Par exemple, les épis de maïs, attachés en paquets par leurs enveloppes, étaient suspendus dans les différentes chambrettes ; mais lorsqu'une famille avait épuisé ses provisions, les autres lui fournissaient du maïs selon ses besoins et aussi longtemps qu'il en restait : il en allait de même pour le poisson et le gibier conservés. Les provisions végétales et animales, divisées et confiées à la garde des femmes, demeuraient propriété commune de toute la gens.
On observe dans ces villages indiens ce curieux phénomène d'une appropriation personnelle d'objets dont l'usage demeure cependant commun. « Il n'existe pas un objet dans une maison ou dans une famille indienne qui n'ait son propriétaire particulier, remarque Heckewelder à propos des Delaware et des Munsees. Chaque individu sait ce qui lui appartient, depuis le cheval et la vache jusqu'aux chiens, aux chats et aux poussins... Il y a parfois autant de propriétaires différents qu'il y a de petits dans la portée d'une chatte ou dans la couvée d'une poule ; et si l'on achète une poule avec ses poussins, il faut traiter avec autant d'enfants qu'il y a de petits poulets. Ainsi, tandis que le principe de la communauté prévaut dans la tribu, le droit de propriété est reconnu parmi les membres de la famille [3]. » De fait, c'est au sein du communisme que prend naissance la propriété personnelle, qui, loin de lui être contradictoire, comme l'assurent les économistes, est au contraire son complément indispensable.
D'autres Indiens, ceux des villages de Laguna (Nouveau-Mexique), au lieu de diviser lés provisions par têtes de mère de famille à qui on confie leur garde, les mettent aq contraire dans des magasins communs. « Ces greniers, écrivait à Morgan en 1869 le pasteur Samuel Gorman, sont généralement placés sous l'administration des femmes; elles ont plus de souci de l'avenir que leurs voisins espagnols; elles s'arrangent toujours à faire durer les provisions pendant toute l'année : ce n'est qu'après deux années consécutives de mauvaise récolte que les pueblos souffrent de la faim. »
Les Indiens de Maya, dans le Yucatan, font dans une hutte la cuisine en commun pour tout lè village, comme au moyen âge on boulangeait tout le paia de la commune dans le four banal. Stéphen, dans son Voyage dans le Yucatan, raconte qu'il à souvent observé des troupes de femmes et d'enfants sortant delà cuisine commune avec des bols de bois où de terre remplis de ragoût fumant, et rentrant dans les demeures particulières. Mais chez les Iroquois on préparait en commun la nourriture des habitants de chaque longue maison dans la maison elle-même. Une matriarche la distribuait de la marmite commune à chaque famille selon ses besoins; chaque personne était servie dans une écuelle de bois ou de terre. Ils n'avaient ni tables, ni chaises, ni assiettes, ni aucune pièce ressemblant à une cuisine ou à une salle à manger; chacun prenait son repas accroupi ou debout, où cela lui convenait. Les hommes étaient servis les premiers; les femmes et les enfants mangeaient après eux. Ce qui restait était mis de côté, au cas où un habitant de la maison aurait faim dans le courant de la journée. Les femmes cuisaient l'après-midi le hominy, espèce de bouillie de maïs concassé; on le laissait refroidir pour le lendemain matin ou pour les visiteurs. Ils ne prenaient pas de premier déjeuner ni de souper proprement dit; ils mangeaient, quand ils avaient faim, ce qui se trouvait à la maison. C'étaient de petits mangeurs.
Ces mœurs se sont reproduites dans la Grèce préhistorique : les syssities (repas communs) des temps historiques n'étaient qu'un souvenir de l'époque communiste primitive.
Le disciple de Platon, Héraclide de Pont, nous a conservé une description des repas communiste, de Crète, où les coutumes primitives persistèrent pendant longtemps. Chaque citoyen, aux andreies (repas communs des hommes), recevait une part égale, excepté l'archonte, membre du conseil des anciens (gerônia), qui avait droit à une quadruple portion; une en sa qualité de citoyen, une autre en celle de président de table, et deux autres parts additionnelles pour l'entretien delà salle et du mobilier. Chaque table était sous la surveillance spéciale d'une matriarche, qui distribuait la nourriture et ostensiblement mettait de coté les morceaux de choix pour les hommes qui s'étaient distingués dans le conseil ou sur le champ de bataille. Les étrangers étaient servis les premiers, même avant l'archonte. Un vase rempli de vin coupé d'eau circulait de mains en mains; il était de nouveau rempli à la fin du repas. Héraclide ne mentionne que les banquets communs des hommes ; mais Hœck avance que dans les cités doriennes, il y avait également des repas communs de femmes et d'enfants. La connaissance que l'on a de la constante séparation des sexes chez les sauvages et les barbares rend très probable la supposition du savant historien de l'île de Crète.
Plutarque nous informe que les convives de ces repas communistes étaient égaux : il les appelle pour cette raison des réunions aristocratiques, — sunedria aristokratika. — Les personnes qui s'asseyaient à la même table appartenaient sans doute à la même gens. Les Spartiates convives d'une même syssitie formaient une organisation militaire correspondante et combattaient ensemble. Les sauvages et les barbares agissent en commun en toute circonstance, à table comme sur le champ de bataille, où ils se rangent par famille, par gens et par tribus.
Il était de nécessité si impérieuse que chaque membre de la tribu communiste reçût sa part d'aliments, que dans la langue grecque le mot tnoira, qui signifie part d'un convive à un repas, finit par désigner la Destinée, la déesse suprême, à qui les hommes et les dieux sont également soumis, et qui distribue à chacun sa part d'existence, comme la matriarche des syssities Cretoises distribuait à chaque convive sa partde nourriture. Il est remarquable que dans la mythologie grecque la Destinée et les Destinées sont personnifiées par des femmes, Moira, Aissa et les Keres, et que leurs noms veulent dire la part qui revient à chaque personne dans une distribution de vivres ou de butin.
D'après Aristote, les provisions de ces repas communs étaient fournies par les récoltes des terres, les troupeaux et les redevances des. colons appartenant à la communauté; de sorte, ajoute-t-il, que les hommes, les femmes et les enfants étaient nourris en Crète aux frais de l'État. Il prétend que ces repas remontaient à une très haute antiquité, que Minos les avait établis chez les Cretois et Italus chez les Œnotriens, que ce dernier de nomades avait rendus agriculteurs ; et comme le philosophe de Stagyre retrouve ces repas communistes persistant encore à son époque chez un grand nombre de peuples d'Italie, il conclut qu'ils sont originaires de ce pays. Tandis que Denys d'Halicarnasse, après avoir mentionné qu'à Rome chaque curie avait une salle de festin commune à toutes les génies qui la composaient, et que les dix curies qui formaient chacune des trois tribus avaient également leur salle commune, il songe aux repas communistes des Lacédëmoniens et suppose que Romulus les a. empruntés à la législation de Lyeurgue. Aristote et Denys se trompaient, car ces repas communistes, sans le secours d'aucune importation ou imitation, së sont organisés naturellement partout, aussi bien chez les Peaux-Rougés d'Amérique, les Grecs et les Latins, que chez les Scandinaves, qui les désignaient sous le nom de Ghilde, lequel devait plus tard être employé pour désigner les corporations de métiers, dont tous les membres s'engageaient au début par serment à se défendre et à s'entr'aider comme des frères.
Ces repas datent de l'époque communiste, que les Grecs appellent l'âge d'or; ils portaient chez eux le nom de repas des Dieux. L'Odyssée raconte qu'à un de ces repas les 4,500 citoyens de Pylos avaient pris place autour de neuf tables de 500 convives chacune. Aux fêtes solennelles de Rome on dressait des tables dans les rues pour le peuple tout entier. Xénophon rapporte qu'à certains jours de l'année on immolait à Athènes, aux frais de la ville, de nombreuses victimes, dont le peuple se partageait les chairs.
La religion, qui est le reliquaire des vieilles coutumes, avait conservé ces repas communistes comme cérémonies du culte ; elle prescrivait aux Athéniens des repas où des citoyens désignés par le sort devaient manger en commun dans lePrytanée : la loi punissait sévèrement ceux qui refusaient de s'acquitter de ce devoir religieux. Les citoyens qui s'asseyaient à la table sainte étaient revêtus momentanément d'un caractère sacré. On les nommait parasites. Afin de bien indiquer leur antique origine, ces repas religieux avaient la prétention de préserver dans leur service la simplicité primitive; dans telle ville on offrait le pain dans des corbeilles de cuivre ; dans telle autre on ne devait se servir que de vases de terre. S'écarter de l'usage des ancêtres, présenter un plat nouveau, étaient des impiétés. La communion des catholiques, comme son nom d'ailleurs l'indique, est un souvenir des repas communistes de l'époque sauvage.
L'habitation commune, logeant toute une gens, une fois qu'elle se fractionne en maisons particulières ne renfermant plus qu'une famille, les repas ne sont plus pris en commun, si ce n'est aux solennités nationales et religieuses, comme les festins sacrés des Grecs, célébrés pour conserver le souvenir du passé ; les provisions, bien qu'appartenant individuellement à chaque famille, restent encore pratiquement à la disposition de tous. — Chaque homme, femme ou enfant dans un village indien, dit Catlin, aie droit d'entrer dans n'importe quelle demeure, même dans celle du chef delà nation, et de manger s'il a faim... Même le plus pauvre et le plus inutile individu de la nation, s'il est trop paresseux pour chasser et se pourvoir par lui-même, peut entrer dans n'importe quelle maison, et on partagera avec lui tant qu'il y aura quelque chose à manger. Cependant celui qui mendie de la sorte, s'il est capable de chasser, paye cher sa nourriture, car il est stigmatisé de la honteuse ëpithète de lâche et de mendiant.Aux îles Càrolines, un indigène qui entreprend un voyage ne s'embarrasse pas de provisions de route. A-t-il faim, il entre dans la première cabane qu'il rencontré, ;ét, sans demander permission, il plonge sa main dans le baquet à popoi, — pâtée de fruits de l'arbre à pain. — Quand il est repu, il sort sans même dire merci; Il n'a fait qu'user d'un droit naturel, qu'accomplir l'acte le plus simple du monde.
Ces habitudes communistes, qui furent générales, se maintinrent à Lacédémone longtemps après que les Spartiates étaient sortis de la barbarie. Plutarque nous dit que Lycurgue, le personnage mythique à qui ils rapportaient leurs institutions, avait défendu de fermer les portes des maisons, pour que chacun pût y entrer et prendre les aliments et ustensiles de ménage dont il avait besoin, même en l'absence de son propriétaire; un Spartiate pouvait également sans permission enfourcher le premier cheval venu, se servir des chiens de chasse et même des esclaves de n'importe quel autre citoyen.
L'idée de propriété privée, qui semble si naturelle aux bourgeois, a été lente à se glisser dans la tête humaine. Quand les hommes ont commencé à réfléchir, ils ont, au contraire, pensé que tout devait être à tous. — Les Indiens, dit Heckewelder, croient que le Grandi Esprit a créé le monde et tout ce qu'il contient pour le bien commun des hommes : quand il peupla la terre et remplit de gibier les bois, ce n'était pas pour l'avantage de quelques-uns, mais de tous. Toute chose est donnée en commun à tous les enfants des hommes. Tout ce qui respire sur terre et pousse dans les champs ; tout ce qui vit dans les rivières et dans les eaux est conjointement à tous, et chacun a droit à sa part. L'hospitalité n'est pas chez eux une vertu, mais un devoir impérieux. Ils se coucheraient sans manger plutôt que d'être accusés d'avoir négligé leurs devoirs en ne satisfaisant pas les besoins de l'étranger, du malade ou du nécessiteux, parce qu'ils ont un droit commun d'être secourus aux dépens du fonds commun; parce que le gibier dont on les a nourris, s'il a été pris dans la forêt, était la propriété de tous, avant que le chasseur ne l'eût capturé; parce que les légumes et le maïs qu'on lui a offerts, ont poussé, sur la terre commune non par la puissance de l'homme, mais par celle du Grand Esprit [4].
César avait eu l'occasion d'observer un communisme analogue chez les Germains; leur prêtant des idées de civilisé, il prétendait que leurs coutumes communistes avaient pour but de « maintenir l'égalité parmi eux, puisque chaque homme voyait ses ressources égaler celles du plus puissant » : comme si le communisme primitif et le capitalisme actuel avaient été le fait de la volonté humaine, au lieu d'être imposés l'un par les nécessités du milieu naturel, et l'autre par celles du milieu économique ou artificiel, puisqu'il est de création humaine. Mais il est certain que le communisme dans la production et dans la consommation présuppose et maintient une parfaite égalité entre les membres de la gens et de la tribu. Non seulement ce coriimunisme élémentaire conservait l'égalité, mais il développait encore des sentiments de fraternité et de générosité qui rendent bien ridicules la tant vantée charité chrétienne et la non moins célèbre philanthropie philosophique. Ces nobles qualités ont excité l'admiration des hommes qui ont connu les tribus sauvages avant qu'elles n'eussent été corrompues: par l'alcool, le christianisme, le brutal mercantilisme et les pestilentielles maladies de la civilisation.
Jamais, à aucune époque du développement humain, l'hospitalité n'a été pratiquée d'une manière si simple, si large et si parfaite. Si un homme entre chez un Iroquois à n'importe quelle heure du jour, dit Morgan, qu'il soit un habitant du village, un membre de la tribu ou un étranger, le devoir des femmes de la maison est de placer devant lui de la nourriture. Omettre ce devoir serait un manque de courtoisie et presque un affront. S'il a faim, l'hôte mange, et s'il n'a pas faim, il doit par courtoisie goûter la nourriture et remercier.
« Ne pas venir en aide à ceux qui sont dans le besoin est considéré un grand crime, dit James Adairs, et celui qui le commet se déshonore et déshonore toute sa tribu [5] ». L'hôte était sacré, même s'il était un ennemi. Tacite retrouva les mêmes mœurs chez les Germains barbares, qui sortaient à peine de ce communisme primitif. — Aucun autre peuple ne donne avec plus de largesse les festins et l'hospitalité, dit-il. Repousser de son foyer un homme quel qu'ihsoit est regardé comme un crime. Chacun offre des repas servis d'après sa fortune. Quand les provisions sont épuisées, celui qui a reçu l'étranger lui indique un hôte nquveau, l'accompagne, et tous deux se rendent dans la maison voisine sans être invités, ce qui ne les empêche pas d'être reçus avec la même générosité. Amis ou inconnus lorsqu'il s'agit des devoirs de l'hospitalité, on ne distingue personne. — Cette large et fraternelle générosité était si développée chez les hommes de la période communiste, qu'elle persista alors même que l'humanité en était sortie, pour ne s'éteindre que' dans la période bourgeoise de la civilisation. Dans les villages de l'époque collectiviste, une partie des terres demeurées communes est mise de côté pour pourvoir aux besoins des visiteurs, qui sont logés dans une pièce réservée pour leur usage, et souvent appelée la maison de l'hôte. Ces faits sont rapportés non seulement des villages collectivistes de l'Inde, mais de ceux qui existaient en Auvergne et dans le Morvan au commencement de ce siècle.
Tacite et plus tard Salvien, l'évêque de Marseille de la fin du IVe siècle, donnaient en exemple aux Romains civilisés les barbares qui vivaient à côté d'eux. Gatlin, le voyageur américain qui, de 1832 à 1839, vécut au milieu des tribus les plus sauvages de l'Amérique du Nord, écrivait : « Je puis assurer que le monde civilisé ne doit pas essayer de leur donner des leçons de vertu et de morale. »
Les voyageurs qui n'étaient pas de féroces, de grossiers et de rapaces commis voyageurs, comme les Stanley et les Brazza, ont fait plus que reconnaître et admirer les extraordinaires qualités des sauvages et des barbares qu'ils ont fréquentés : ils n'ont pas hésité à les attribuer au communisme dans lequel ils vivaient. « L'esprit fraternel des Peaux-Rouges, dit le jésuite Charlevoix, vient sans doute en partie de ce que le tien et le mien, ces paroles glacées, comme les appelle saint Jean de Ghrysostome, ne sont point encore connues des sauvages. Les soins qu'ils prennent des orphelins, des veuves et des infirmes, l'hospitalité qu'ils exercent d'une manière si admirable, ne sont pour eux qu'une suite de la persuasion où ils sont que tout doit être commun pour tous les hommes [6]. » Le libre penseur Lahontan, le contemporain et le critique du jésuite Charlevoix, confirme ainsi son opinion : « Les sauvages ne connaissent ni le mien ni, le tien, car on peut dire que ce qui est à l'un est à l'autre. Il n'y a que ceux qui sont chrétiens et qui demeurent aux portes de nos villes, chez qui l'argent soit en usage. Les autres ne veulent»ni le manier ni même le voir. Ils l'appellent le serpent des Français... Ils trouvent étrange que les uns aient plus de bien que les autres et que ceux qui en ont le plus soient estimés davantage que ceux qui en ont le moins... Ils ne se querellent, ni se battent, ni se volent, et ne médisent jamais les uns des autres [7]. »
Ce communisme primitif, qui ignore le commerce et par conséquent la monnaie, et qui n'a été pratiqué que par des tribus de sauvages et de barbares de quelques milliers de membres au plus, a été appliqué sur une grande échelle, et, bien que son agriculture et son industrie soient relativement peu développées, il a pu cependant assurer le bien-être de millions d'hommes et la prospérité d'un vaste empire. Au moment de la conquête du Pérou, ses habitants étaient entrés dans la phase de la propriété collective de famille : les terres, au lieu d'être possédées et cultivées en commun, étaient partagées tous les ans entre les familles demeurant dans le village ; cependant une partie, deux tiers environ, était mise de côté pour le Soleil, leur Dieu, et pour les Incas, la caste dominante. Ces terres étaient cultivées en commun ; les récoltes, après avoir servi à subvenir aux besoins du culte, des Incas et de l'administration publique, étaient consacrées à des travaux d'intérêt général et distribuées àtousles habitants selon leurs nécessités; la laine des immenses troupeaux de lamas paissant sur les Cordillères et le coton cultivé dans les plaines étaient également partagés, de façon à ce que chaque famille en reçût suffisamment pour vêtir tous ses membres.
La culture des terres communes et l'administration de leurs récoltes étaient si parfaites, que les civilisateurs espagnols qui sortaient d'une Europe à famines intermittentes et peuplée de misérables, de mendiants, de prostituées et de voleurs, débarquèrent dans un pays qui ne connaissait pas la misère, où les greniers d'abondance regorgeaient de maïs et d'autres grains. Au dire de Polo Ondegardô, un des jurisconsultes envoyés pour défendre les intérêts de la couronne d'Espagne contre les barbares et féroces aventuriers qui ravageaient le Pérou, il y avait dans quelques-uns de ces greniers « de la nourriture pour dix ans ». Prescott cite le testament d'un soldat de la éonquête, Sierra Lejesema, qui confesse que lorsque les conquistadores, dont il faisait partie, détruisirent l'empire des Incas, le peuple était si bien gouverné, qu'il n'yexistaitni voleur, ni paresseux, ni débauché, ni femme de mauvaise vie,... que les montagnes et les mines, les pâturages, les forêts et les chasses, et toute espèce de biens, étaient si sagement administrés et distribués, que chacun savait la part qui devait lui revenir, et possédait son bien sans craindre que personne le lui dérobât, et qu'il n'y avait pas de querelle à leur sujet;... et quand ils virent les Espagnols mettre des portes et des serrures à leurs demeures, ils crurent que c'était de crainte d'être assassinés par les Indiens, parce que ceux-ci ne pouvaient pas supposer que personne pût songer à prendre le bien d'autrui. Aussi quand ils s'aperçurent qu'il y avait parmi nous des voleurs et des hommes qui débauchaient les femmes et les filles, ils nous eursnt en peu d'estime.
Le jurisconsulte Ondegardo, après avoir constaté que sous les Incas « il n'y avait pas un Indien pauvre et nécessiteux », attribue au Diable l'invention de cette prévoyante administration communiste, afin d'endurcir le cœur des enfants en les privant du devoir de secourir leurs parents âgés et misérables, et afin d'éteindre la charité en dispensant ceux qui possèdent de faire l'aumône aux pauvres [8].
Les ruines des travaux publics de l'empire communiste du Pérou, qui pouvait mettre sur pied deux cent mille guerriers au moment de la conquête, comme ceux de l'antique et communiste Egypte, étonnent l'art de nos ingénieurs. Un aqueduc qui traversait le district de Condesuyu avait une longueur de 6 à 8 kilomètres et apportait l'eau à l'aide de lacs naturels et de réservoirs jusque dans le cœur des montagnes. — La route de Quito à Cusco, longue de 2,500 à 3,000 kilomètres, avait, tous les 15 kilomètres, des forteresses et baraquements militaires entourés d'un parapet de pierre d'un très grand diamètre ; la chaussée, large de 7 pieds, était pavée de larges pierres, et en certains endroits couverte d'un ciment plus dur que le granit. Construite dans un pays montagneux, elle franchissait les torrents et les précipices par des ponts de bois. Humholdt, qui, au commencement du siècle, visita le Pérou, ne pouvait s'empêcher d'admirer « cette chaussée bordée de grandes pierres de taille, qui peut être comparé eaux plus belles routes des Romains que j'aie vues en Italie, en France et en Espagne... Le grand chemin de l'Inca est un des ouvrages les plus utiles et en même temps des plus gigantesques que les hommes aient exécutés [9]. Cet ouvrage gigantesque était accompli par un peuple communiste qui ne possédait pas de bêtes de somme et qui ne connaissait pas l'usage du fer.
Aussi longtemps que les hordes sauvages, vivant de chasse et de cueillette et ne possédant aucun animal apprivoisé, si ce n'est parfois le chien, parcourent la terre en suivant les rivages de la mér et des fleuves, s'arrêtant là où elles trouvent des vivres en abondance, elles ne songent pas à revendiquer mêmu la propriété commune d'un territoire de chasse, la première forme sous laquelle apparaît la propriété foncière.
Les sauvages, qui ne connaissent qu'une agriculture rudimentaire ét qui se reposent sur la nature pour leur fournir des fruits, du poisson et du gibier, doivent avoir l'usage de vastes territoires de chasse, autrement ils ne pourraient se procurer leur nourriture : aussi dès que dans une localité la population s'épaissit, il fallut procéder à un partage des eaux et des terres entre les tribus qui les habitaient.
Le premier partsge de la terre se fit sous forme de territoires de chasse et plus tard de pâturage, quand commence l'élève du bétail. Les terres ainsi distribuées étaient la propriété commune de la tribu et des tribus fédérées ou apparentées, qui les subdivisaient entre les clans ou genres qui les formaient. L'idée de la possession individuelle de la terre ne s'insinua que très difficilement et très tardivement dans le cerveau humain. « La terre est comme l'eau et le feu, elle n'appartient à personne, » disent les Omahas de l'Amérique. La terre ne peut être que la possession commune de toute la tribu, non seulement de ses membres existants, mais encore de ses membres à naître : le gouvernement anglais de la Nouvelle-Zélande l'apprit à ses dépens. Bien qu'ayant acheté aux Maoris un territoire, avec le consentement unanime' des membres de la tribu, il continuait cependantà recevoir de nouvelles réclamations d'argent à chaque nouvelle, naissance; car, disaient les Maoris, nous avons bien vendu nos droits de possession, mais nous ne pouvions vendre les droits de ceux qui n'étaient pas nés. Le gouvernement ne put se tirer de la difficulté qu'en allouant une annuité à la tribu, de laquelle chaque enfant, eh venant au monde, reçoit une part. Le Dieu des Juifs ne voulait pas de la propriété personnelle du sol : « La terre ne sera pas vendue, ordonne l'Éternel, car la terre est à moi, et vous êtes étrangers et forains chez moi.» (Lèvitique, XXV, 23; Chroniques, XXIX, 15 et 16.) Le pape Léon XIII, qui, dans sa fameuse encyclique contre les socialistes, s'est posé en champion de la propriété privée de la terre, avait sans doute oublié les commandements de son Dieu : il est vrai qu'il y a beau jour que juifs et chrétiens ont déserté le culte de Jéhovah pour celui du Dieu-Propriété.
L'humanité dut passer par une lente et pénible évolution avant d'arriver à la propriété privée de la terre.
Les Fuégiens limitent leurs territoires de chasse, propriété commune de toute la tribu, par de larges espaces inoccupés; César rapporte que les Suèves mettaient leur orgueil à les entourer de vastes solitudes ; les Germains nommaient « forêt limitrophe », et les Slaves « forêt protectrice », cet espace neutre entfe les possessions de deux ou plusieurs tribus ; dans l'Amérique du Nord, cet espace était plus étroit entre les tribus de même langue, d'ordinaire apparentées et alliées, et plus large entré les tribus d'idiomes différents.
Les nations sauvages et barbares de l'ancien et du nouveau monde bordent leurs territoires de ces zones neutres pour préserver leurs moyens d'existence, c'est-à-dire leur gibier et leurs troupeaux de porcs paissant librement dans les forêts. Tout étranger rencontré sur le territoire d'une autre tribu est pourchassé ; s'il est pris, mutilé et parfois tué. Heckewelder raconte que les Peaux-Rouges coupaient le nez et les oreilles de tout individu surpris sur leurs terres et le renvoyaient dire à ses chefs qu'à la prochaine occasion on le scalperait. L'adage féodal, qui terre a, guerre a, commence à être véridiquè dès l'époque sauvage, dès que la propriété commune fait son apparition. Les violations de territoires de chasse sont parmi les principales causes de querelles et de guerre entre les tribus voisines.
Ces espaces inoccupés, établis d'abord pour prévenir les incursions, devinrent plus tard des places de marché où des tribus avoisinantes se rencontraient pour échanger le surplus de leur consommation. Harold, roi d'Angleterre, battit en 1063 les Cambriens qui envahissaient continuellement le territoire des Saxons ; il convint avec eux que tout homme de leur nation trouvé en armes à l'est du retranchement construit au VIIIe siècle par Offa aurait la main droite coupée. Les Saxons élevèrent de leur côté un autre retranchement parallèle, et l'intervalle éntreles deux murailles devint un terrain neutre pour les commerçants des deux nations.
Les voyageurs ont constaté avec étonnement que íes sexes dans les peuplades sauvages sont séparés par des barrières matérielles et morales et qu'ils vivent à part. Cet isolement des sexes s'est sans doute établi quand on voulut faire cesser la promiscuité primitive et empêcher les relations sexuelles entre frères et sœurs, autrefois la règle. Nécessitée d'abord darns un intérêt de morale familiale, cette séparation s'est maintenue et accentuée par la différence des occupations entre les deux sexes et par la propriété. — L'homme se consacre à la défense et à l'approvisionnement, tandis que la femme prend à sa charge la conservation et l'administration des vivres de la gens, la préparation culinaire des aliments, la confection des vêtements et des ustensiles de ménage. « L'homme, disait un Kurnaï à Fison, chasse, pêche, et se bat et s'assied ; » ce qui signifie que le reste est affaire de la femme. C'est la division du travail qui commence ; et, ainsi que l'observe Marx, elle est d'abord basée sur la différence des sexes. De même que chaque sexe a son occupation spéciale, il a aussi un genre spécial de propriété.
Le sauvage ne comprend la possibilité de la propriété personnelle que comme conséquence et consécration de l'usage : ce qu'un individu ne peut s'approprier par l'usage ne peut lui appartenir. L'homme, étant guerrier et chasseur, doit avoir la propriété des armes, des chevaux, des instruments de pêche et de chasse; tandis qu'à la femme échoit la propriété des provisions, des ustensiles de ménage et autres objets du ressort, de ses occupations; comme l'homme porte ses armes et le gibier, elle transporte ses biens sur son dos, ainsi que son enfant, qui lui appartient à elle, et non au père, généralement incertain ou inconnu.
L'introduction de l'agriculture, qui allait devenir la cause déterminante du morcellement du territoire, propriété commune de toute la tribu, accrut encore la séparation des sexes. L'homme, resté guerrier et chasseur, abandonne à la femme les travaux des champs, consentant à l'aider parfois à l'époque de la moisson ; chez les peuples pasteurs, il se réserve la garde des troupeaux, qui finit par être considérée plus noble que les travaux de culture : chez les Caffres, la surveillance du bétail est une occupation aristocratique. Les anciennes lois des Aryens interdisaient l'agriculture comme une dégradation aux deux premières classes, aux brahmines et aux kshattryas ou guerriers : « Car, dit Manou, les vertueux blâment les brahmines et les kshattryas qui se livrent à l'agriculture, parce que la charrue avec sa pointe de fer blesse la terre et les personnes qui sont en elle. » (Lois de Manou, ch. X.) Ce sont toujours des bergères, c'est-à-dire des filles de race noble, qu'épousent les rois dans les contes de fée.
L'usage étant le seul titre de propriété personnelle que connaissent et que peuvent connaître les sauvages, la propriété foncière familiale, dès qu'elle s'établit, est inscrite au nom de la femme. Aussi dans toutes les sociétés où la forme patriarcale de famille n'a pas complètement supplanté la forme matriarcale on trouve les biens-fonds possédés par lés femmes : c'était le cas chez les Égyptiens, chez les Naïrs de la côte de Malabar, chez, les Touareg du désert africain et les Basques des montagnes pyrénéennes. Du temps d'Aristote, les deux cinquièmes dû territoire de Sparte appartenaient aux femmes.
La propriété foncière, qui devait finir par être pour son possesseur un moyen d'émancipation et de suprématie sociale, débuta par être une cause de sujétion: les femmes furent condamnées aux durs travaux des champs, ainsi que plus tard les esclaves. L'agriculture, qui conduisit l'homme à la propriété individuelle de la terre, introduisit le travail servile.
Les terres de la tribu sont labourées et ensemencées en commun tant que subsiste le communisme primitif. — Dans certaines parties de l'Inde, dit dans s,on journal de navigation Néarque, un des capitaines d'Alexandre, témoin oculaire des faits écoulés au IVe siècle avant notre ère, les terres sont cultivées en commun par des tribus ou groupes de familles, qui se partagent à la fin de l'année les fruits de la moisson. — Stéphen, cité par Morgan, décrit un campement d'Indiens Maya du Yucatan, qui possédaient et travaillaient en commun leurs terres. Diodore rapporte que les.habitants des îles Lipari, sur les côtes de la Sicile, avaient leurs biens en commun, qu'une partie des habitants se consacrait à la culture des terres, et l'autre à combattre les pirates tvrrhéniens; plus tard, quand ils partagèrent au sort l'île Lipari, où ils demeuraient, ils continuèrent cependant à posséder et à cultiver en commun les autres petites îles. César nous dit que lés Suèves, « la nation, la plus puissante et la plus belliqueuse de toute la Germanie », ne possédaient pas de champs privés et séparés (privati ac separati agri): chaque année mille guerriers sortaient de chacun de ses cent cantons pour aller guerroyer au loin : ceux qui restaient dans leurs foyers devaient cultiver les champs communs.
Cette habitude dé posséder et de cultiver les terres en commun a persisté, alors même qu'on était sorti de la phase communiste. Dans les villages russes vivant sous le régime du collectivisme consanguin souvent des champs sont cultivés en commun, qui s'appellent terres labourées par la commune; la récolte est partagée entre toutes les familles du mir. Dans d'autres villages les terres ne sont partagées entre les familles qu'après avoir été labourées en commun. Des Cosaques du Don fauchent en commun leurs prairies indivises, et divisent le foin une fois coupé. Ce n'est pas seulement en Russie, la terre classique du collectivisme consanguin, que l'on trouve cette persistance de la culture communiste: en 1877, M. Miller écrivait à Morgan, de Taos, un village indien du Nouveau-Mexique, que dans chaque pueblo on cultivait en commun un champ de maïs, dont la récolte, commise à la garde du cacique, était à la disposition de Geux qui manquaient de grain. Les lois du pays de Galles, écrites au IXe siècle, règlent que chaque famille doit recevoir environ deux hectares pour sa culture individuelle, mais qu'une pièce de terre doit être mise de côté pour être cultivée en commun.
Les récoltes des terres soustraites au partage et labourées en commun, au lieu d'être distribuées entre les habitants du village, servaient parfois à défrayer des dépenses communes. Gomme, dans son Village community, cite un village du comté de Meath, en Irlande, où la moisson, du champ commun était employée à payer la dîme et l'impôt ; dans certaines communes de l'Inde elle est consacrée à rétribuer les fonctionnaires (forgeron, prêtre, maître d'école, etc.) qui doivent leurs services à tous les membres de la communauté. L'Iliade et l'Odyssée nous apprennent qu'en Grèce un champ sacré — temenos — était, comme au Pérou, mis de côté pour le dieu local et le chef militaire, — basileus. Le Diable lui-même avait son champ en Ecosse; et comme il fallait être poli avec le démon, on le nommait la terre du bonhomme (gude man's land) ; on le laissait inculte. L'État athénien louait ses terres communes, et une partie des revenus qu'il en retirait était attribuée à l'entretien des prostituées sacrées, à l'usage gratuit des eupatrides.
Les deux tiers environ des terres arables du Pérou demeuraient propriété commune et appartenaient au Soleil et aux Incas. Les habitants, avant de labourer et d'ensemencer les champs qu'ils recevaient en partage tous les ans, cultivaient en commun les terres du Soleil, dont les récoltes, après avoir servi au culte, étaient distribuées entre tous. Le travail en commun avait l'attrait d'une réjouissance sociale : au point du jour, du haut d'une tour ou d'une éminence on convoquait toute la population ; les hommes avec les femmes et les enfants accouraient en habits de fête et parés de leurs ornements les plus beaux. La foule se mettait à l'ouvrage, chantant en chœur des hymnes qui célébraient les hauts faits des Incas; toute la besogne s'exécutait avec cet entrain joyeux, qui a toujours présidé au travail en commun dans les sociétés communistes des sauvages et des barbares.
On sait positivement aujourd'hui que la terre et ses produits (récoltes, poisson et gibier) ont d'abord été propriété commune dans le sein de la tribu et de la gens, et que même les premiers biens mobiliers, très peu nombreux chez les sauvages (armes, bateaux, instruments de pêche, ustensiles de ménage des plus simples, etc.), ont d'abord été considérés comme des biens communs.
Ce communisme se maintint alors même que les biens mobiliers (troupeaux, esclaves, bijoux, métaux précieux, etc.) se multipliaient dans le sein des tribus barbares. Cependant ces biens mobiliers, qui pendant des milliers d'années seront le fléau de l'humanité, se prêtant à l'accumulation personnelle et au commerce, vont organiser la formidable révolution qui dépossédera la femme de sâ haute position sociale et poussera l'homme inconscient et impuissant à dresser sur les ruines du communisme primitif et du collectivisme consanguin la néfaste propriété privée.
Tant que l'agriculture et l'industrie restaient rudimentaires, il n'y avait pas de place pour l'esclave dans les organisations communistes primitives : le prisonnier de guerre était mis à mort ou adopté par la gens si celle-ci. voyait ses guerriers diminuer. La culture des terres, les progrès de l'industrie et la domestication des animaux introduisirent l'esclavage : il y avait alors un intérêt économique à conserver le prisonnier, et même à s'en procurer, pour les occuper à différents genres de travaux. La guerre, qui ne s'était faite entre les tribus que pour la conquête ou la défense de territoires de chasse, devient, avec l'accroissement des biens mobiliers, un moyen d'obtenir des récoltes, des troupeaux, des esclaves et des métaux précieux. Le barbare guerrier et chasseur abhorre le travail : avant de se courber aux pénibles travaux de l'agriculture, il consacre son énergie.à l'industrie piratique, à la guerre pour la butin. Le brigandage fait son apparition dès que les biens mobiliers se multiplient et s'accumulent.
Les Grecs dés temps préhistoriques étaient d'audacieux pirates, courant le long des côtes méditerranéennes et se réfugiant avec leur butin dans leurs acropoles, perchées sur des rochers comme des nids d'aigles. Un précieux fragment d'un chant grec, le Skolion d'Hybrias, nous initie aux sentiments et à la vie des guerriers barbares. Le héros chante : J'ai polir richesse ma grande lance, et mon glaive, et mon bouclier, rempart de ma chair ; par eux je laboure, par eux je moissonne, par eux je vendange le doux jus de la vigne, par eux je suis appelé le maître de la mnoia (les esclaves de la communauté). Et ceux qui n'osent pas porter la lance et le beau bouclier, qu'ils s'agenouillent devant moi comme devant un maître et qu'ils m'appellent le grand chef...
Lemninkaimen, le « joyeux » héros du Kalevala, le poème épique des Finnois, chante lui aussi: Mon or est aussi ancien que la lune, mon argent est de l'âge du soleil : ils ont été vaillamment Gonquis dans les combats... Une seule'petite pièce de monnaie gagnée dans un combat possède plus de valeur que tout l'or et tout l'argent soulevé par la charrue [10].
La piraterie sur terre et sur mer est l'occupation favorite des barbares: même lorsqu'ils s'adonnent à l'agriculture, ils restent pirates. César nous dit que les Suèves menaient de front les deux industries :tous les ans une partie des guerriers de leur nation cultivait les terres, tandis que l'autre partait en expédition ; et quand celle-ci rentrait au foyer, l'autre sortait en course. Probablement le butin rapporté était partagé entre tous, puisque ceux qui restaient au pays étaient obligés de travailler les terres de la communauté. Ils étaient communistes dans l'agriculture et dans le brigandage. Le communisme finit par disparaître, mais le brigandage persista. Les Athéniens en plein régime de propriété privée conservaient leurs mœurs piratiques. Solon maintint à Athènes les collèges des pirates. « Les anciens ne voyaient rien de déshonorant dans la piraterie, » dit Thucydide ; les nations capitalistes la tiennent au contraire en grand honneur : toutes les expéditions coloniales modernes ne sont que des guerres de pirates.
Partout où les héros barbares abordaient dans la Méditerranée, ils enlevaient les hommes et les femmes, les bestiaux, les récoltes et les biens mobiliers. Les hommes, réduits en esclavage, demeuraient propriété commune, tant que les terres restèrent communes ; plus tard ils furent partagés au sort. Les villes de la Crète, une des premières îles colonisées par ces hardis pirates, possédaient encore, au temps d'Aristote, des troupes d'esclaves, appelés mnotse, qui cultivaient le domaine public, dont les récoltes nourrissaient tous les citoyens [11]. Cette possession en commun d'esclaves, comme on devait s'y attendre, se retrouve dans l'Inde, ce vaste musée des coutumes du passé le plus reculé. Bodgson décrivait en 1830 un village situé à 45 kilomètres nord-ouest de Madras, dont les habitants étaient assistés dans leurs travaux agricoles par des esclaves qui étaient bien une propriété commune, puisque lorsque l'un d'eux vendait ou hypothéquait sa part dans les terres de la communauté, il transférait en même temps les esclaves qui y étaient attachés [12]. Les cités du moyen âge et même des villages possédaient en commun des serfs.
Par tout pays la propriété de la terre et de ses récoltes, des animaux domestiques et des esclaves débuta par être propriété commune de la tribu et de la gens. — Le communisme a été le berceau de l'espèce humaine : la civilisation a partout détruit ce communisme primitif, dont les traces persistantes, en dépit de la rapacité des nobles et des bourgeois, sont les biens communaux. Mais l'œuvre de là civilisation est double : d'un côté elle démolit, et de l'autre elle reconstruit : ainsi, tandis qu'elle brise le moule communiste de l'humanité sauvage et barbare, elle organise les éléments d'un nouveau coinmui 'sine.
Nous allons suivre la civilisation dans son double mouvement de destruction et de reconstruction.
Notes
[1]. Le sauvage et le barbare spiritualisent tout : l'âme spirituelle, cette ennuyeuse idée, dit Engels, qui a tant tourmenté l'homme, est une de leurs inventions. Les mots ont pour eux une existence, ils sont pour ainsi dire l'âme des objets qu'ils désignent. L'incarnation chrétienne du Verbe est la reproduction d'une idée de sauvage. De même que l'esprit de l'homme, séparé du corps après la mort, et même de son vivant pendant le sommeil, peut exercer des vengeances et punir ses ennemis, de même les mots possèdent une redoutable puissance pour le bien et le mal : aussi les paroles de malédiction jettent les hommes primitifs dans une terreur superstitieuse.
Dans le cours de cette étude, je me servirai, ainsi que l'ont fait Morgan et Engels, du mot gens de préférence à son synonyme celtique clan, parce que le mot gens a une plus grande extension historique, ainsi que le démontrent son origine et ses nombreux dérivés. — Le mot latin gens, que Morgan emploie pour désigner les groupes consanguins qui forment une tribu, dérive, ainsi que le mot grec de même signification, genos, de la racine aryenne gan, qui signifie engendrer. Gens et genos s'emploient spécialement pour le groupe qui se vante d'une descendance commune; d'où le latin gentilis, homme de la gens, et le français gentilhomme.
[2]. Lewis, H. Morgan, House and house life of the American aborigenes; Washington, 1881.
[3]. Heckewelder , Histoire, Coutumes et Mœurs des nations indiennes qui habitaient la Pensylvanie et les États avoisinants. Heckewelder, qui était un missionnaire morave, vécût au milieu des Indiens pendant quinze ans, de 1771 à 1786; il parlait leur langue. Son livre naïf et écrit sur des observations personnelles dissipe beaucoup des erreurs que les philistins débitent sur les sauvages.
[4]. Hobbes, une des plus fortes tête de l'époque moderne, ne pensait pas différemment : « La nature, dit cet impitoyable logicien, a donné à chacun de nous égal droit sur toutes choses... En l'état de nature, chacun a le droit de faire et de posséder tout ce qui lui plaît. D'où découle le commun dire que la nature adonné toutes choses à tous, et d'où il se recueille qu'en l'état de nature l'utilité'est la règle du droit. » (De cive, liv. 1er, ch. Ier.)
[5]. James Adairs, History of the American Indians ; London, 1775.
[6]. Charlevoix, Histoire de la Nouvelle-France; 1741.
[7]. Lahontan, Voyage de Lahontan.
[8]. William H. Prescott, History of the conquest of Peru.
[9]. Humbold, Vue des Cordillères.
[10]. Les chevaliers errants de la fin du moyen âge, ruinés par les croisades et dépossédés de leurs terres, ne vivaient que de la guerre ; ils appelaient, comme le héros grec, moisson de l'épée, le butin qu'ils gagnaient dans les combats. L'épée était leur gagne-pain, comme dit un poème'dè l'époque :
Dont i est gagne-pains nommée,
Car par li est gagnies li pains.
(Pèlerinage du monde, par Guigneville.)
[11]. Il y avait deux classes d'esclaves en Grèce : les esclaves publics, koinë douleia, — troupe commune d'esclaves, — appartenant à l'Etat, et les klarotes, c'est-à-dire adjugés au sort, appartenant aux particuliers. Athènes possédait de nombreux esclaves publics, qui ne cultivaient pas la terre, mais qui remplissaient les fonctions de bourreau, d'agents de police, d'employés subalternes de l'administration, etc.
[12]. Transactions of the Royal Asiatic Society; 1830.
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