Geoffrey Trease
Les compagnons de la Charte
Chapitre XVIII
1934
– Tout ça ne me dit rien de bon, dit Tom en frissonnant.
Ils attendaient; ils avaient attendu presque deux heures, et toujours rien. C´était comme un rêve singulier, comme si les autres s´étaient fondus dans le brouillard des routes.
– Ca va s´arranger, dit Owen. Même tout seuls, nous pouvons faire quelque chose.
– On dit que Newport est rempli de soldats.
– On dit n´importe quoi. On va tout de suite tomber sur deux vétérans aveugles et un petit tambour ! Ressaisis-toi, mon vieux ! Ca va être le plus grand jour dans l´histoire de l´Angleterre.
– Voilà monsieur Frost.
Le drapier de Newport traversait le gazon en tenant par le bras un garçon à peu près de leur âge, bâti comme un athlète et dont les yeux sombres brillaient d´excitation.
– Salut, les gars, dit le chartiste avec gaieté. Je vous présente mon fils, Harry. Nous partageons l´emploi de guide. Je prends en charge la moitié des hommes, Harry conduira les autres jusqu´en ville par un chemin différent. Vous feriez mieux d´aller avec lui. La jeunesse ensemble, pas vrai ?
Les trois adolescents se serraient la main avec chaleur. Owen et Tom regardaient, vivement intéressés, ce garçon de seize ans à peine à qui l´on confiait une si grande responsabilité; de son côté, Harry Frost témoignait d´une certaine admiration pour les héros des aventures de la Ferme de la Liberté.
– Regardez ! cria quelqu´un, interrompant leur conversation, et tous se tournèrent vers la même direction.
Alors, d´un trait, monta une énorme ovation.
Une longue colonne, presque aussi nombreuse que la leur, traversait le parc. De sombres étendards flottaient au premier rang, et des armes luisaient dans la lumière du matin. Jones, de Pontypool, la conduisait fièrement.
La colonne fit halte, et son chef vint à la hâte saluer John Frost. On ne perdit pas de temps en politesse. L´affaire était trop urgente.
– Nous avons été retardés
– Le groupe de Llantrissant n´est pas venu
– Pouvons-nous attendre ?
– Non. Nous sommes ici depuis deux heures. Donnez cinq minutes à vos hommes pour souffler, et, en avant !
– En avant, compagnons !
Les trois garçons suivirent Jones jusqu´à la tête du détachement de Pontypool que Harry allait guider jusqu´au centre de la ville. Un groupe passait par Stow Hill, l´autre par Charles Street, de sorte que si l´on rencontrait des soldats, l´une des deux colonnes atteindrait tout de même le but. Si tout allait bien, ils convergeraient simultanément vers le Westgate Hotel où devaient se trouver les prisonniers chartistes.
Durant les quelques minutes de détente, les garçons firent connaissance de George Shell, un jeune du groupe de Pontypool, avec qui ils formèrent le premier «rang» de la colonne. Il brûlait d´ardeur et voyait l´entreprise sous un jour romanesque.
– As-tu écrit à tes parents ? demanda-t-il solennellement à Tom.
– Non. Quelle idée ! Pourquoi ?
– Mais mais, parce que
Shell bégayait, les yeux ronds d´étonnement:
– Nous serons nous serons peut-être tous tués aujourd´hui !
– Et toi, tu as écrit ? s´enquit Tom, un peu amusé.
– Bien sûr ! La lettre sera envoyée si je meurs dans la bataille. Ils sauront que je suis mort glorieusement en luttant pour la Charte du Peuple !
– Eh bien, tu es gai, toi, dit Tom en riant.
– Il n´y aura pas de bataille, dit Owen, avec confiance. Ils disparaîtront sous terre quand ils verront que nous sommes bien décidés. Comment peuvent-ils lutter contre nous, nous sommes des milliers !
– Nous ne sommes pas des soldats, furent les seules paroles du jeune Frost, mais elles étaient teintées d´un vague pressentiment.
– Compagnons, à vos postes !
La puissante voix de Jones ramena les hommes de Pontypool à leurs places. De l´autre côté du parc, John Frost alignait ses hommes, aussi pointilleux qu´un sergent major.
– En avant pour Newport et pour la Charte !
Le cri monta des premiers rangs et se répandit comme une vague le long de la colonne. Puis des milliers de gorges entonnèrent l´hymne chartiste. Les hommes franchirent à nouveau les grilles du parc cet s´engagèrent sur la route de Newport.
Encore un kilomètre ou deux, et ils seraient au plus haut de leurs espérances – ils toucheraient la récompense de longs mois de projets et d´agitation.
La pluie avait cessé de tomber. Il faisait grand jour, et le soleil humide luisait dans les mares. La mer, à leur droite, enserrée dans l´estuaire de la Severn, brillait comme un sabre d´argent. A leur gauche, les montagnes qui les avaient protégés et cachés, s´élevaient dans les brumes éclaircies, témoins muets du drame qui allait se jouer.
Newport était tapie à leur pied, contre la rivière Usk.
La ville s´éveillait déjà. La fumée de mille cheminées glissait paresseusement dans le ciel. A genoux devant les portes, les femmes frottaient les marches des perrons. Les hommes et les enfants se hâtaient à leur travail. Mais les boutiques demeuraient closes, et des groupes munis de bâtons, portant des brassards, montaient la garde à chaque coin de rue.
De folles rumeurs avaient couru dans Newport: les chartistes venaient voler et assassiner tout le monde ! Ils allaient mettre le feu et pendre le maire !
Personne n´avait le temps ou l´occasion d´expliquer que les chartistes réclamaient simplement leurs droits, que certains d´entre eux étaient des citoyens de Newport partis à la rencontre de leurs camarades des autres régions. Beaucoup de commerçants effarés, n´écoutant que les rumeurs, s´étaient enrôlés comme policemen auxiliaires.
Il y en avait d´autres, beaucoup d´autres qui, eux, souhaitaient la victoire des rebelles, mais ils n´osaient pas encore montrer leur sympathie. Ils devaient penser à leurs femmes et à leurs enfants: même s´ils n´en faisaient pas assez pour être arrêtés, ils perdraient cependant leur emploi, ce qui signifiait mourir de faim. Ils patientaient donc. Si seulement John Frost et ses pionniers gagnaient la première manche, ils se soulèveraient comme un seul homme.
Tout reposait sur ces deux minces colonnes qui étaient descendues des collines.
Les chartistes marchaient, leurs étendards flottant courageusement au vent. La terre tremblait et grondait sous eux, l´air même tressaillait au son de leur voix:
Les peupliers dressent la tête
Sur les bruyères fièrement
Mais lorsque viendra la tempête
Ils connaîtront leur châtiment.
Ils allaient, sans orgueil ni bravade, mais avec la juste fierté de ceux qui ont été poussés à bout. Ils allaient, les mineurs d´Abertillery, d´Ebbw Vale, de Risca, de Tredegar, d´Abercarn, en avant !
Ils allaient, les fondeurs de Caerphilly, en avant !
Et les bergers des montagnes assoupies, en avant !