1934

Geoffrey Trease

Les compagnons de la Charte
Chapitre XVII

1934

 

Le rendez-vous de novembre

 

 

Le reste de cette journée se passa dans une activité fébrile. D´un moment à l´autre, les autorités, sans nouvelles de Gaunt, pouvaient détacher des troupes pour cerner la ferme. Il fallait tout cacher ou déménager. Les hommes empaquetaient, clouaient des caisses; on brûlait des papiers, on enterrait les armes. Au milieu de la bousculade générale, Tapper, assis à sa table, envoyait des messages aux quatre points cardinaux. Il avertissait chaque groupe de la trahison, annulait les décisions, en prenait de nouvelles, modifiait les mots de passe, les lieux de rendez-vous et les codes: en un mot, il pensait à tout pour réparer le mal.

C´est ainsi que partout, lorsque la police arriva, quelques jours plus tard, elle trouva les oiseaux envolés.

Surgissant des collines, un corps de Dragons Irlandais s´abattit sur la Ferme de la Liberté – mais ils ne virent que le vieux Woodson, vaquant à son travail. Pas une pique, pas une brochure, pas l´ombre d´un chartiste. Ils avaient tous disparu, vingt-quatre heures plus tôt.

Tapper et les garçons transportèrent leurs pénates dans une auberge du Sud, à Coalbrookvale, un des noirs villages miniers près de Brynmawr. Tenue par un fervent chartiste, Zephaniah Williams, l´auberge était un quartier général plus commode: le 5 novembre approchait, il devenait indispensable de se trouver à proximité de Newport.

Beniowski partit dans les collines, chargé de quelque mission. Des nouvelles parvenaient parfois à l´auberge; le Polonais s´employait de son mieux à organiser l´insurrection dans le reste du pays, mais leur cher compagnon manquait aux deux garçons.

Il n´était plus question de s´exercer au tir, de se promener à cheval ni de se baigner. Le mois d´octobre s´achevait. Un murmure s´amplifiait, s´imposait chaque jour avec plus de force: «Le 5 novembre, plus d´esclaves en Angleterre.»

Un soir, un comité de chartistes se réunit à l´auberge du Royal Oak, et les deux garçons eurent l´occasion de voir ces hommes de plus près. C´étaient de rudes mineurs au visage ouvert, pâli et creusé par le labeur, des hommes résolus à conquérir leurs droits et leurs libertés, des hommes qui auraient choisi la voie de la conciliation, si les agissements du Gouvernement ne les avaient contraints à la violence.

Leurs semblables étaient légion, dans toutes les vallées profondes du Pays de Galles.

A travers les vallons qui s´étendaient à l´est et à l´ouest sur les flancs des Pennines, dans les manufactures de laine du Yorkshire et les filatures de coton du Lancashire, légion encore.

Dans le Northumberland, dans le Durham, en Ecosse, partout où, face au ciel, tournaient impitoyablement les roues géantes des puits de mine, légion.

Au sud et dans les Midlands, dans les fabriques de dentelle de Nottingham, les fonderies de cuivre de Birmingham ; sur les docks et dans les dépôts et les ateliers de Londres – des milliers et des milliers d´hommes se levaient pour la liberté.

Même dans les petites villes et les villages où il était plus dangereux encore qu´ailleurs d´être chartiste, les gens se rassemblaient par dizaines, par vingtaines.

C´était le peuple d´Angleterre. Les hommes et les femmes qui vivaient et mourraient pour l´Angleterre, mais qui ne possédaient ni un pouce de terrain, ni même ce droit de vote qui, seul, leur permettrait de changer leurs conditions de vie.

Ils avaient d´abord demandé pacifiquement leurs droits les plus élémentaires: ils avaient signé une pétition et l´avaient présentée aux quelques centaines d´hommes qui siégeaient tout puissants, à Westminster. Ces demandes avaient été repoussées.

Ils avaient protesté. Chargés par la cavalerie, blessés par l´infanterie, on les traquait, on les espionnait; ils avaient vu leurs compagnons emprisonnés, mis aux fers, déportés à l´autre bout du monde, et parfois tombés pour ne plus se relever.

Ils avaient renoncé à protester. Autant crier dans le désert. Sourds à toute demande, ceux qui se trouvaient à la tête de la nation étaient décidés à garder tous les pouvoirs et tous les biens. La part du lion.

Partout, on nettoyait les vieux mousquetons, on affilait, on aiguisait les piques et les coutelas, on préparait à tout hasard les pioches et les pelles.

Novembre arriva.

Le gouvernement tenait toujours Henry Vincent dans la prison de Monmouth. Pugh et d´autres chartistes étaient, eux aussi, sous les verrous: on les disait enfermés à Newport ou à Monmouth. Mais où qu´ils fussent, ils seraient libres le 5. Ce n´était plus qu´une question d´heures.

– Nous marcherons sur Newport, expliqua Frost au petit groupe rassemblé au Royal Oak. Nous libérerons tous les prisonniers, sans exception. Puis, nous remonterons la vallée et nous marcherons sur Monmouth.

– Et que fera le reste du pays ? demanda quelqu´un.

– La nation entière se soulèvera, dit vivement le drapier. A Birmingham, si la malle-poste de Newport n´arrive pas en ville, tous nos camarades groupés sur la place passeront à l´action.

– Et ce sera la même chose partout ?

– Je ne peux que le souhaiter. Mais comprenez-moi bien… tout dépend du premier geste, le nôtre. Si nous échouons…

– Nous n´échouerons pas ! s´écrièrent tous les chartistes.

L´aube du fameux dimanche se leva, une aube grise et menaçante. Le brouillard rôdait sur les sommets des collines, se mêlant au nuage de fumée et de suie qui planait sur le village. Mais un matin ensoleillé de mai n´aurait pas mis plus de joie et de gaieté dans les cœurs.

Les mineurs s´attroupaient autour de l´auberge; ils riaient et bavardaient comme si c´était un jour de fête. Les Gallois chantent volontiers. Bientôt, l´hymne chaleureux des chartistes résonna dans toute la vallée:

Que notre Charte nous protège

Périssent tous les tyrans.

Ils ne cachaient plus leurs armes à présent: mousquetons et carabines de tous genres, sabres, reliques des guerres napoléoniennes, pistolets ancestraux, piques, marteaux, haches… A l´heure fixée, ils se mirent en colonne, Tapper en tête, Zephaniah Williams à l´arrière.

Marche triomphale au crépuscule de cette journée d´automne. Tous les villages souhaitaient la bienvenue aux chartistes, et la plupart des hommes se joignaient à eux. On faisait une brève halte pour leur donner le temps de se rassembler.

Quelques visages, cependant, restaient renfrognés. Dans leurs maisons aux portes et fenêtres barricadées, les propriétaires des mines guettaient nerveusement, derrière les rideaux mi-tirés, le passage des chartistes.

De vieux comptes furent règlés cette nuit-là. Certains actes de rapacité par trop flagrants furent châtiés. Le visage norci d´une épaisse couche de poussière de charbon, des ouvriers prirent d´assaut les boutiques de troc et distribuèrent des sacs pleins de vivres à tous – aussi bien aux gens des villages qu´aux hommes du cortège. Les gérants, terrifiés, se gardaient de se montrer.

– C´est très bien de faire des provisions de route, dit Tapper avec impatience, en jetant un coup d´œil sur sa montre. Quand on a une armée, il faut la nourrir, je le sais. Mais nous ne pouvons pas nous permettre un retard, ou nous manquerons les autres au rendez-vous.

– Il y aura pas mal de monde, dit Owen. Jones et le contingent de Pontypool, et Price avec celui de Llantrissant: nous serons des milliers !

Ils se remirent en route, mais l´obscurité et la pluie ralentissaient leur marche, des hommes traînaient et s´éparpillaient sans cesse.

– Nous devons rester ensemble, leur rappelait constamment Zephaniah Williams. Comment pouvons-nous faire face aux soldats, si nous ne sommes même pas capables de marcher correctement ?

– Les soldats ? dit quelqu´un. Pensez-vous ! Quand ils nous verront et qu´on leur dira ce qu´on veut, ils ne tireront pas.

– Je n´en suis pas tellement sûr, marmotta l´aubergiste.

Au milieu de la nuit, ils atteignirent une ville qui s´éveilla dans la lueur rougeoyante des hauts fourneaux. A chaque fenêtre, des visages amis. Dehors, les femmes couraient vers les chartistes, leur offraient des vivres et des cruches de thé chaud.

– Arrêtons les hauts fourneaux ! hurla quelqu´un, et le cri se répéta de bouche en bouche.

On se rua vers les forges, la grille d´entrée fut arrachée et les fourneaux éteints.

– Et si on les rallume, cria un ouvrier, ce sera pour nous !

Mais on avait perdu de précieuses minutes, et il était près de quatre heures lorsqu´on arriva à Tredegar Park, le vaste domaine de sir Charles Morgan, situé aux confins de Newport, le rendez-vous des trois colonnes.

Il n´y avait personne pour les accueillir à la loge. Les hautes grilles fermées se dressaient contre le jour naissant. Une douzaine d´hommes escaladèrent le mur, sortirent de son lit le gardien et le forcèrent à ouvrir les portes.

Ils avancèrent.

La longue colonne franchit les grilles sous les fières armoiries et pénétra dans l´immense parc. Le bruit des pas pesants s´étouffait sur le gazon humide.

Ils furent bientôt au lieu de la rencontre.

Mais où étaient donc les hommes de Pontypool et ceux de Llantrissant ?

Le gazon était désert, froid et trempé, sous les arbres lourds de pluie. Un froid glacial se coula dans leurs cœurs.

 

Début Précédent Sommaire Début de page Suite Fin