1934

Geoffrey Trease

Les compagnons de la Charte
Chapitre XVI

1934

 

Poursuite

 

 

Un fracas de sabots, une ombre en fuite qui se détache sur le clair de lune…

Bang

Le coup de pistolet de Tom explosa dans le calme de la nuit, et la balle s´écrasa en face, contre un mur

– Les chevaux ! s´écria Beniowski. Il a volé mon Sable, le maudit, mais nous…

Sa phrase resta inachevée: il s´élançait déjà dans le corridor et descendait l´escalier en trombe. Les garçons le suivirent, frôlant au passage les hommes encore mal réveillés qui sortaient sur le palier.

Les chevaux trépignaient dans leurs stalles, inquiets. De ses doigts agiles, Beniowski eut tôt fait d´en seller un, et Owen ne fut guère moins vif. Tom, peu accoutumé aux choses de la campagne, mit un temps infini à seller, et lorsque son cheval trotta hors de la cour, les autres disparaissaient déjà sur la route.

Gaunt se dirigeait vers le Sud, se fiant à son avance et à la qualité de sa monture: il distancerait ses poursuivants.

S´il pouvait atteindre Abergavenny, il était sauvé.

Beniowski le savait. Et il se maudissait d´avoir laissé le meilleur cheval dans l´écurie.

Une seule consolation – comme la plupart des marins, Gaunt était un piètre cavalier. Il n´arriverait pas à tirer de Sable plus que Beniowski n´obtiendrait de la bête médiocre qu´il montait.

Ils galopaient à toute allure le long du val endormi d´Ewyas. Gaunt, loin devant, fouettant son cheval: les trois chartistes l´un derrière l´autre. De hautes montagnes les enserraient. La route et la rivière brillaient, toutes blanches.

Owen, léger comme un jockey, était perché sur une grande bête montée habituellement par Gaunt. Elle semblait voler, comme si Owen ne pesait pas plus qu´une plume. Il rejoignit bientôt le Polonais et ils galopèrent côte à côte, silencieux, les yeux fixés sur la tache qui dansait devant eux.

Beniowski sortit un pistolet, visa aussi calmement que s´il se tenait debout devant une cible, et tira.

Ils entendirent un hurlement moqueur. L´homme se retourna sur sa selle, une flamme jaillit, et une balle siffla entre eux.

– Si seulement nous pouvions lui couper le chemin, marmotta le Polonais entre ses dents. De ce train-là, nous ne le rattraperons pas.

– J´ai une idée. Vous voyez cette piste qui remonte la colline, comme une traînée blanche ? Si j´arrive jusque-là, je pourrais lui barrer le passage avant Crucorney.

Beniowski soupira, sans y croire.

– Tu te romprais le cou ! Sans compter que c´est de l´autre côté de la rivière…

– Nous devons l´arrêter.

Le visage du garçon était pâle et tendu, son expression obstinée.

– Vous, vous allez continuer à le suivre, mais ne le pressez pas trop. Comme ça, il ralentira peut-être son allure, et ça me donnera une chance de plus d´arriver à temps. Je ferai de mon mieux.

– Alors, bonne chance.

Owen regarda la montagne, prit un point de repère, et quitta la route. Le torrent écumait à ses pieds. Son cheval se laissa glisser de la berge avec réticence, et plongea bruyamment dans un trou qui engloutit le cavalier un instant dans le jaillissement de l´eau.

Beniowski ne vit plus rien. Il galopait, il fallait continuer, même si le garçon se noyait.

Mais Owen ne se noya pas. Après cette angoissante minute où le cheval s´était débattu dans l´eau, faisant perdre à Owen ses deux étriers, le jeune Gallois, d´un immense effort, avait repris contrôle de lui-même. Sentant aux genoux la maîtrise du cavalier, l´animal lui fit confiance et franchit la rivière avec courage. Une minute plus tard, ils gravissaient la berge opposée.

Et à présent, on attaquait la piste de montagne !

Aucun homme sain d´esprit ne se fut aventuré sur ce chemin, de nuit, mais Owen n´était guère sain d´esprit à cet instant – et il connaissait ses collines natales. S´il parvenait à traverser cette saillie de la montagne, il atteindrait la grand-route à temps pour arrêter Gaunt et le forcer à se retrancher dans les sentiers de traverse. Là, leur supériorité en nombre leur permettrait de le coincer.

Owen encourageait l´alezan à voix basse, dans sa langue douce et musicale, et le cheval gravit la pente escarpée. D´un côté, la colline s´inclinait presque à pic. Un mur où s´enchevêtraient rochers et bruyères. Un faux-pas, il était perdu.

Ils grimpaient toujours, l´air de la nuit sifflait aux oreilles du jeune Gallois, le cheval haletait. Loin en dessous, rivière et route s´entrelaçaient, et Owen pouvait voir de temps à autre les cavaliers qui se poursuivaient.

Il craignait de regarder en bas et se sentait plus à l´aise lorsque la montagne lui cachait la vallée. Pour l´instant il n´y avait pas de danger. La piste s´aplanissait sur l´épaulement de la colline, et il put relâcher les rênes.

Ainsi, finalement, le traître, c´était Simon Gaunt… un espion à la solde du gouvernement, un de ces hommes qui jouaient la comédie, s´immisçaient dans les rangs des chartistes ? Lui avait réussi mieux qu´un autre. Quelle patience, quelle habileté: adhérer, faire son chemin jusqu´au cœur du mouvement, assister aux réunions les plus secrètes !

Gaunt aurait pu trahir la ferme et tous ses habitants n´importe quand depuis des mois ! Mais il était plus payant d´y rester, et d´envoyer chaque semaine des renseignements aux autorités, mettant celles-ci en mesure de contrer le moindre geste des conjurés.

Owen vérifia son pistolet. Il ne paraissait pas avoir été endommagé par la traversée du torrent. Owen n´avait nulle envie de tirer, mais, pour la cause, il irait pourtant jusque là.

Galopant sur la piste désolée, il voyait de terribles images se présenter à ses yeux: des femmes et des enfants mourant de faim dans les villes et les villages, des hommes tués dans les mines et dans les fabriques. C´était cela, le véritable meurtre.

Maintenant, la piste redescendait. De nouveau, il vit le scintillement de la lune sur la rivière, la route qui serpentait, déroulant ses boucles. Un seul cavalier dans une longue traînée de poussière blanche… et pas la moindre trace de Tom ni de Beniowski !

Owen fit un rapide calcul. Gaunt serait bientôt à sa hauteur, autant qu´on pouvait en juger d´après le niveau du terrain. Si Owen se contentait de longer ce chemin, il parviendrait sur la route une minute environ après l´espion. Gaunt aurait dépassé le point dangereux, et la voie lui serait ouverte jusqu´à Abergavenny – et Londres.

Owen serra les dents. Une chance restait à courir: peu importait le risque, il allait quitter le sentier et piquer tout droit.

Le lit d´un torrent avait profondément entaillé la pente. Il y avait de l´herbe et des rochers clairsemés. Owen fit tourner sa monture, et plongea dans la ravine.

Il heurta un long banc de pierraille. Les débris de schiste dégringolaient et glissaient sous les sabots de l´alezan, l´entraînant dans une avalanche poussiéreuse. Le cheval se débattit, pliant l´arrière-train, hennissant de terreur, et dans cette posture, Owen s´accrochant à la bête comme un coquillage à son rocher, ils retrouvèrent plus bas le terrain herbeux.

Ils dévalaient la pente, la route luisante se rapprochait toujours plus. Elle avait coupé la rivière un peu plus haut, et le Gallois se trouvait du bon côté. Il n´aurait pas à traverser une seconde fois le cours d´eau.

Le bruit des sabots de Sable se rapprochait. Gaunt avait dû apercevoir Owen filant comme une flèche sur la pente à pic et il forçait l´allure. Mais c´était trop tard.

Owen avait atterri dans un pré. Seul un mur le séparait de la route. Il chuchota dans l´oreille de son cheval qui fit un saut prodigieux par-dessus le mur. Puis, pistolet en main, le jeune Gallois s´élança au devant de l´espion.

Le marin était armé, lui aussi; il levait le canon de son pistolet et le coup de feu jaillit. La balle manqua son but – Owen, à son tour, s´apprêta calmement à tirer.

Au loin, on entendait la galopade des poursuivants !

Gaunt, terrifié, n´osait ni affronter les hommes qui arrivaient, ni passer dans le champ de tir de ce pistolet braqué sur lui. Restaient la montagne et la rivière.

Il choisit la montagne. Il fit sauter le mur à son cheval et se mit à escalader la colline. Au bout d´une ou deux minutes, il se glissa à bas de la selle et continua à pied, conduisant Sable par la bride.

– Beniowski et Tom arrivèrent juste à temps pour joindre leurs coups de feu à ceux qu´Owen tirait en vain sur le fugitif.

Beniowski se préparait à le suivre, mais Owen prit le commandement de l´affaire.

– Nous devons faire le tour, souffla-t-il. Tom restera sur la route. Vous et moi, nous contournerons la montagne par le sentier. Nous avons une chance d´attraper Gaunt au sommet.

Malgré son impatience, le Polonais comprit que mieux valait s´engager sur le sentier qui serpentait en lacets autour de la montagne, que de faire escalader à leurs chevaux la pente escarpée. Owen ne s´était pas trompé: ils atteignirent la crête deux minutes après Gaunt, dont la monture épuisée partait d´un galop incertain vers la lande.

Le ciel pâlissait; l´aube naissante chassait la lune. Leur ennemi se confondait avec le fond sombre des bruyères.

Le chemin d´Abergavenny était coupé. Mais les issues et les refuges ne manquaient guère pour un espion du Gouvernement et Gaunt cherchait un moyen d´échapper avant que son cheval ne s´effondrât sous lui.

Si l´alezan d´Owen était dans un meilleur état, celui de Beniowski était plus reposé encore. Tous deux avançaient avec assurance; pas à pas, ils gagnaient du terrain.

Tout à coup, Owen poussa un cri d´horreur:

– Il galope vers le Daren !

– Qu´est-ce que c´est ?

– Le précipice… plus de cent mètres à pic !

Beniowski cria, ils crièrent tous les deux, mais leurs voix se perdirent à travers la lande désolée. De toute évidence, le sens de leurs paroles échappait à Simon Gaunt. Il se retourna, secoua son poing furieusement, et fouetta Sable pour exiger de lui un dernier effort.

Les chartistes s´élancèrent aussi. C´était la seule chance. Mais Sable avait repris le dessus magnifiquement et un instant, il galopa à vive allure.

– Ca ne sert à rien, haleta Owen. Dans une seconde, ils tomberont dans le gouffre.

– Si seulement j´étais assez près d´eux pour siffler…

Et sans prendre le temps d´expliquer cette phrase bizarre, le Polonais mit deux doigts dans sa bouche et lança un long sifflement à travers la lande.

Sable entendit.

Il s´arrêta brusquement devant l´abîme qui s´ouvrait à ses pieds. Le traître, surpris par cet arrêt brutal, bascula par-dessus le cou de l´animal et plongea dans le vide.

– Ce n´est pas ce que je voulais faire, dit Beniowski en frissonnant, lorsqu´ils regardèrent en bas, deux minutes plus tard. Mais peut-être était-ce le meilleur dénouement. Périssent tous les ennemis du peuple !

 

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