Geoffrey Trease
Les compagnons de la Charte
Chapitre XV
1934
– C´était une histoire effroyable, effroyable, dit Tapper, navré. Je peux à peine croire que quelqu´un ait pu être tellement tellement
Sa voix se brisa. Il n´arrivait pas à prendre sur lui de parler de trahison.
Owen eut un sourire amer. Lui savait, avec plus de certitude que tous les autres, qu´il y avait un traître parmi eux et un traître exclusivement habile. Mais qui ?
A la première occasion, il entraîna Tom à l´écart. Tous deux quittèrent la cuisine où la discussion s´échauffait, prenait un tour agressif et violent, et déjà les soupçons et les accusations y volaient de bouche en bouche. Ils montèrent dans leur petite chambre sous le haut toit pointu. Accroupis à la lueur d´une chandelle, ils analysèrent la situation.
– Revoyons tout ça clairement, dit Owen. Le traître, quel qu´il soit, savait que Pugh descendait à Crickhowell. De plus, il a dû aller prévenir lui-même la police, ou bien
– Ou bien, il a envoyé un message.
– C´est ça. Et le messager est peut-être un complice.
Dans ce cas, nous avons affaire à deux traîtres. Ou bien le messager ne savait pas ce que contenait le message.
– Et peut-être qu´il n´y a pas eu de message du tout, grogna Tom en se grattant la tête. Il y a tant de possibilités.
Prends note, comme Pugh l´a fait. C´est toi qui écris. Tu es plus instruit que moi.
Tom trouva un crayon et un bout de papier, et ils se mirent à l´uvre.
– Premièrement, reprit Owen, qui était ici ? Qui pouvait savoir où se rendait Pugh quand il est parti et juste après ?
– Nous-mêmes, pour commencer.
– Tu peux nous exclure. Nous sommes restés ensemble tout le temps. Je sais que tu es innocent, et toi tu peux répondre de moi.
– Beniowski était dans l´écurie juste avant que Pugh nous parle.
– Inscris-le.
Leur besogne achevée, Tom relut sa liste:
Beniowski
Docteur Tapper
Norris
Simon Gaunt
Woodson
Un vagabond
Ce dernier, dont ils ne savaient pas le nom, mais dont ils se rappelaient confusément les traits, s´était arrêté à la ferme à midi pour manger un morceau. Bien qu´il eût dit qu´il allait vers le Nord – et Crickhowell se trouvait au Sud les garçons n´avaient remarqué ni l´heure de son départ, ni quelle direction il avait prise. Avait-il menti ? Il aurait aisément pu revenir sur ses pas. Aucune vérification ne s´avérait possible. Ses traits vaguement familiers ne leur disaient pas grand-chose. Au cours de leurs randonnées avec Tapper, ils en étaient arrivés à connaître de vue et à saluer nombre d´hommes de son genre. Il pouvait être un espion, mais il pouvait aussi bien n´être qu´un vagabond.
– Et maintenant, dit Owen d´un ton posé, est-ce qu´un de ceux-là a quitté la ferme après le départ de Pugh ?
– La plupart, à un moment ou à un autre. Mais attends une seconde !
Tom se tut et réfléchit.
– Si Pugh a été arrêté deux heures après son départ à Crickhowell, le message a dû être porté moins de deux heures après son départ !
– Non. Une heure seulement. Il fallait aller chercher la police d´Abergavenny, rappelle-toi.
– Juste. Disons une heure. Continuons Qui a quitté la ferme dans l´heure qui a suivi le départ de Pugh ?
Tom fronça les sourcils en regardant la liste qu´il tenait à la main:
– Beniowski s´exerçait au tir avec nous
– Pendant une demi-heure seulement, coupa Owen à contre cur. Nous ne l´avons revu que juste avant le souper, quand on s´est baignés, tu sais bien.
– C´est vrai mais je ne crois pas que
– Nous ne devons pas croire nous devons être sûrs. Fais une croix devant son nom. Il est un «possible».
– Continuons. Le Docteur, Simon Gaunt et monsieur Norris ont passé tout l´après-midi dans la cuisine, à mettre au point ce manifeste pour les compagnons de Monmouth. Je jurerais qu´aucun d´eux n´a bougé de là.
– Qui y a-t-il encore ?
– Woodson et le vagabond.
– Non. Woodson réparait le toit de la grange. On a entendu ses coups de marteau tout le temps.
– Alors, dit Tom délibérément, c´est le vagabond ou ...Beniowski.
Ils restèrent silencieux une minute, retournant les hypothèses dans leurs têtes.
La chandelle crachota, projetant leurs ombres en une danse fantastique et grotesque sur le mur nu. Ils entendaient les pas des hommes dans la cuisine, au-dessous, et le bruit
des verrous qu´on tirait pour la nuit.
Tom regardait la liste.
– Dis donc, dit-il enfin, quel qu´il soit, l´espion est forcément resté à la ferme presque tout le temps, ces dernières semaines: il y a eu l´affaire de Thomas, tu sais bien, et d´autres encore. Nous avons peut-être vu ce vagabond avant aujourd´hui, mais je mettrais la main au feu que je ne l´ai jamais rencontré à moins de dix kilomètres d´ici.
– Tu as raison, s´exclama Owen, très agité. Alors, on peut le rayer. Il pouvait être au courant du départ de Pugh, mais il n´est pour rien dans le reste. L´idée du vagabond est mauvaise. Et il ne nous reste que Beniowski !
– Ca m´en a tout l´air, acquiesça son ami à regret.
Tous deux répugnaient à penser du mal de l´exilé polonais.
– Il s´est baigné avec nous il a eu l´occasion de prendre le papier dans ma poche !
– Oui, tout ça cadre très bien.
– Oh ! le bandit !
Owen avait les larmes aux yeux. Beniowski, lui, traître, espion ! Le garçon arpentait l´étroite pièce en serrant et desserrant les poings.
– Tu vas réveillez tout le monde. Assieds-toi, ordonna Tom, plus calmement. Je viens juste d´avoir une autre idée.
Owen se laissa retomber sur le lit, et regarda Tom, une expression de sombre révolte sur son visage.
– Eh bien, c´est quoi ? gronda-t-il.
– Nous avons oublié quelqu´un d´autre. Quelqu´un qui a quitté la ferme cet après-midi.
– Oublié ? Qui ça ?
Owen saisit la liste et la relut:
– Le cas de chacun est vérifié. Nous sommes d´accord: aucun des autres n´aurait pu partir.
– On a oublié le petit gars de la Ferme Pont ! dit Tom triomphalement. Et il n´est pas sur la liste, parce qu´il n´était pas ici quand Pugh est parti: mais il est venu apporter des lettres, et il est reparti dans l´heure qui a suivi.
– Il a pu porter le message !
– Exactement ! Et le message a pu venir de n´importe qui même du Docteur ! Mais pas forcément de Beniowski: au contraire, lui pouvait s´en aller tout seul, sans avoir à s´expliquer ou à inventer des excuses.
Owen secoua la tête, heureux, mais perplexe. Quel soulagement de voir se lever l´accusation irrévocable pesant sur leur ami ! Cependant l´énigme demeurait indéchiffrable: l´espion, abrité sous le toit de la ferme cette nuit-là, demeurait inconnu.
Il se ressaisit avec effort.
– Il n´y a qu´un seul moyen de connaître la vérité, dit-il en se levant. Je descends à la Ferme Pont pour savoir si le petit Rees a porté un message du côté d´Abergavenny et qui était l´expéditeur.
– Je t´accompagne, dit Tom, en se levant vivement.
– Non. J´irai plus vite tout seul. De plus, l´un de nous doit rester ici. L´espion tentera peut-être de s´enfuir.
– Je sais ce que je vais faire. Je vais me cacher près de la porte de l´écurie. Et si quelqu´un essaye de partir, je l´arrêterais avec ça.
Et, avec un sourire résolu, Tom glissa son pistolet dans sa poche. Owen suivit son exemple.
Ils soufflèrent la chandelle et descendirent à pas de loup. La maison était déjà endormie, ils traversèrent la cuisine sans heurts, guidés par le clair de lune. Les verrous étaient bien huilés. Ils les tirèrent sans bruit et se glissèrent dehors.
Dans l´ombre, près de l´écurie, Tom eut l´impression que des heures s´étaient écoulées avant qu´un pas furtif ne l´avertît que quelqu´un approchait. Ses doigts se resserrèrent sur la crosse de son arme. Trop tôt pour que ce soit Owen. Ce devait être l´espion !
Il tendit toute son attention. Les pas se rapprochaient de plus en plus, mais l´angle du mur empêchait Tom de voir la cour. Puis brusquement – une seconde plus tôt qu´il ne l´avait prévu – une ombre s´agita dans son champ visuel et disparut dans la nuit noire de l´écurie.
Tom eut le souffle coupé. Tout avait été si rapide qu´il n´avait pas eu le temps d´agir ni même d´identifier l´homme, qui était maintenant en lieu sûr à l´intérieur du bâtiment. Il ne pouvait partir sans passer devant le garçon, et Tom était bien décidé cette fois-ci à ne pas être pris de court.
Plusieurs minutes encore. De légers bruits venaient de l´intérieur. Le rôdeur inconnu sellait un cheval ! C´était donc bien le traître qui prenait la fuite ! Heureux en effet que Tom soit resté de garde pendant qu´Owen descendait à Pont.
Et voilà que l´homme sortait, guidant son cheval dans les ténèbres de la porte. Tom leva son pistolet.
– Halte ! s´écria-t-il d´une voix sourde. Arrêtez, ou je tire !
Il laissa presque tomber son arme, de surprise et de déception. Le clair de lune révélait le visage stupéfait de Beniowski !
Le Polonais fut le premier à retrouver son calme.
– Ne fais pas de bruit, dit-il avec douceur, en souriant de son bon sourire, ça pourrait réveiller les autres.
– Et ça ne vous conviendrais pas, je m´en doute, rétorqua Tom. Mais je suis très capable de me débrouiller tout seul C´est vous qui m´avez appris à viser juste et si vous faites un geste, je tire !
Beniowski haussa les épaules et s´adossa à la porte de l´écurie.
– Et ce petit jeu, c´est pourquoi, ami Tom ?
– Pourquoi ? Parce que vous êtes un espion et un traître ! Nous l´avons entièrement prouvé.
Son prisonnier eut un rire presque silencieux, un long rire amusé.
– Tu commets une grosse erreur, mon garçon. Je suis moi-même en train de guetter l´espion.
Tom rit à son tour:
– Très probable, dit-il. Et le cheval, alors ?
Beniowski tapota affectueusement le cou de la bête.
– Sable et moi, nous avons beaucoup travaillé ensemble la nuit, dit-il d´un ton léger. Je suis un cavalier, et j´aime être bien équipé pour ce que j´ai à faire. Sans compter que l´espion peut essayer de s´échapper.
– Il a essayé, corrigea le garçon avec ironie, mais
– Laisse ce pistolet, espèce d´idiot ! interrompit une autre voix derrière lui.
Tom pivota sur lui-même, dérouté par ce développement inattendu de la situation. Par bonheur, le nouveau venu était Owen, les yeux étincelants de l´excitation de la poursuite.
– Ce n´est pas Beniowski, dit le jeune Gallois. C´est Simon Gaunt ! Le gars du Pont a porté de sa part un billet privé à l´aubergiste de Llanvihangel – et on sait que cet aubergiste est un anti-chartiste enragé, main dans la main avec la police. On peut imaginer ce que contenait ce billet !
– Certes oui, s´écria Beniowski, en se donnant une tape sur la cuisse. Du beau travail, mon garçon. La maille qui manquait dans la chaîne et que je cherchais pour compléter l´évidence. Je pensais que c´était Simon Gaunt, mais je n´en étais pas sûr. Maintenant, nous pouvons nous pouvons le traiter comme il convient.
– Maintenant ?
– Sur-le-champ. Avant qu´il ne puisse faire plus de mal. Suivez-moi.
Silencieux comme des ombres, ils se glissèrent dans la maison, gravirent l´escalier et se coulèrent le long du corridor jusqu´à la chambre où dormait Gaunt. Le passage abondait en coin anguleux et en poutres en saillie, mais ils ne firent aucun bruit. Beniowski poussa le battant de la porte, pouce par pouce, puis, après une éternité, sembla-t-il aux garçons, il bondit comme un tigre
Le lit était vide.
La chambre de même. Le clair de lune montrait aussi que personne n´avait couché dans les draps, et que le chapeau et le manteau de Gaunt n´étaient plus là.
Beniowski se dirigea vers la fenêtre, l´ouvrit toute grande, et se pencha au dehors. Passant leurs têtes à ses côtés, les garçons scrutèrent la nuit. Devant eux, la route se profilait sur la montagne, déserte.
– Regardez !
Owen s´accrocha au bras de Beniowski et pointa son index vers le mur gris de la maison. A la seconde fenêtre luisait un pâle rayon de lumière.
– Qui couche dans cette chambre ? souffla le Polonais.
– Le docteur
– Venez !
Ils s´engagèrent à nouveau silencieusement dans le couloir sombre. D´une poussée rapide, le Polonais ouvrit la porte et ils se précipitèrent à l´intérieur.
Une lanterne posée sur la table de toilette éclairait la pièce: le petit pharmacien, dont seul le regard désespéré montrait qu´il était conscient, était ligoté et bâillonné dans son lit; auprès de lui, un homme emmitouflé entassait des papiers dans une sacoche.
– Tu es pris ! haleta Beniowski, en contournant vivement le lit.
Au son de sa voix, l´homme se redressa, et ils virent la figure de Gaunt, jaune de frayeur. Rapide comme le vent, il jeta les papiers dans son manteau, courut vers la fenêtre et sauta dehors. Ils entendirent les tuiles s´entrechoquer quand il roula le long du toit de la grange, et le fracas de sa chute sur le sol.
– Arrêtez-le ! dit Tapper lorsqu´ils arrachèrent son baillon. Il a la liste complète de nos dirigeants et il la porte au Gouvernement !