1934

Geoffrey Trease

Les compagnons de la Charte
Chapitre XIX

1934

 

Le 4 novembre

 

 

Ils marchaient.

La colonne avançait dans les rues paisibles, sans désordre, sans cris, dans le martèlement assuré des lourds souliers. Les habitants de la ville restaient enfermés chez eux, risquant, par leurs fenêtres, des regards où l´admiration et la peur se mêlaient à l´espoir.

Harry Frost conduisait la colonne. Avec lui, épaule contre épaule, marchaient Owen, Tom et George Shell.

– Nous sommes presque arrivés, dit-il, et c´est bizarre que personne n´ait essayé de nous arrêter. Ils ont enrôlé des centaines d´auxiliaires.

Mais les rues restaient désertes.

Ils contournèrent un dernier angle de rue, et débouchèrent sur la place. Là, les constables auxiliaires en rangs compacts barraient l´entrée du Westgate Hotel.

Harry se retourna et leva le bras pour faire signe de s´arrêter. Plusieurs auxiliaires, à bout de nerfs, se méprenant sur le sens de ce geste, mirent vivement en joue, mais, parmi eux, quelqu´un prévint leur mouvement. Le signal de Harry fut transmis le long de la colonne, chaque homme l´un après l´autre levant comme lui sa main ouverte. Un frottement de pieds, et tous firent halte.

Entre-temps, la seconde colonne avait pénétré sur la place par un autre côté, John Frost en tête. Ils s´arrêtèrent de même, et leurs rangs se fondirent avec ceux de la première colonne. Le père et le fils se tenaient presque côte à côte. John Frost qui, autrefois, avait été maire de Newport, et juge de paix, contemplait en souriant ses confrères dressés contre lui.

– Eh bien, monsieur Morgan, devrons-nous toujours nous retrouver face à face ? fit-il plaisamment, en s´adressant au plus considérable de ses rivaux parmi les drapiers de la ville. Et vous, monsieur Williams, dit-il en se tournant vers le quincaillier de Newport, et en jetant un regard significatif sur les armes déployées de toute part. Ce serait dommage de faire un mauvais usage de cette belle quincaillerie !

– Qu´est-ce que vous nous voulez, monsieur Frost ? demanda Morgan avec aigreur.

– Les prisonniers… nos compagnons que vous détonnez contre toutes les règles de justice, ici, dans ce bâtiment.

– Eh bien, vous ne les aurez pas ! Et vous pouvez ramener votre horde de voyous.

Ces mots furent accueillis par un cœur de sifflets et de grognements. Et les chartistes s´avancèrent jusque sous le nez des auxiliaires. Entraînés par Zephaniah, ils entonnèrent d´un seul cri:

– Nous voulons les prisonniers !

– Vous ne les aurez pas ! mugit Morgan, et sa figure s´empourpra.

– Alors, nous les prendrons ! hurla une voix, dominant le vacarme.

Les chartistes s´élancèrent à nouveau. Dans son énervement, un des constables laissa partir un coup de fusil, et la mêlée commença.

Les chartistes chargèrent. Les auxiliaires rompirent leurs rangs et se mirent à courir de tous côtés. Ce fut à peine une bataille. Les commerçants de Newport étaient peu enclins à se battre contre leurs rudes adversaires. Ils arrachèrent leurs insignes et, oubliant leurs serments solennels, s´enfuirent à toutes jambes. L´un deux se réfugia dans la cuisine de l´hôtel et se cacha dans un vaste chaudron où il demeura six heures avant de s´aventurer dehors.

La route vers le Westgate Hotel était libre. Mais, à cet instant, un groupe apparut à une fenêtre du premier étage et Frost leva la main pour arrêter les hommes. Organisés par sections de dix, chacune sous les ordres d´un responsable, ils répondirent à son signal avec une discipline parfaite.

Phillips, le maire, et d´autres magistrats, dont Blewitt, le député de Newport, debout à la fenêtre, regardaient nerveusement la foule houleuse. Pour le moment, cette force était contrôlée et inoffensive. Mais si la digue crevait…

Blewitt dut avoir de curieuses pensées en contemplant cette assemblée. Il avait été facile de rester assis à la Chambre des Communes, à écouter les rapports sur ce que voulaient les chartistes et ce qu´ils ne voulaient pas. Maintenant, le député entendait la voix du peuple lui-même – et cette voix était courroucée, exigeante.

Modèle de politesse comme à l´ordinaire, John Frost, chapeau à la main, s´avança d´un pas et s´adressa aux notables de Newport.

– Messieurs, ces gens que vous voyez sont venus ici la paix dans le cœur. Ils demandent les prisonniers… Si vous les leur rendez, tout se passera sans heurt.

Le maire se pencha vers lui, la figure cramoisie:

– Je ne vais pas perdre mon temps ni mes paroles avec un coquin ! cria-t-il. Emmenez toute votre séquelle, ou je fais évacuer la place.

Frost ne put s´empêcher de sourire:

– Par vos constables auxiliaires, sans doute ? demanda-t-il en regardant alentour.

Il savait qu´il n´y en avait plus un en vue.

– Nous trouverons les voies et les moyens, rétorqua le maire.

– Monsieur le Maire, dit Frost avec sérieux, vous prenez une grave responsabilité. Vous vous mettez en travers de la volonté du peuple. Si le sang est versé aujourd´hui, votre attitude en sera la cause. Nous vous donnons une dernière chance de nous rendre les prisonniers.

– Jamais.

Et les autres magistrats lui firent écho:

– Jamais ! crièrent-ils.

Frost se tourna vers ses compagnons et, d´une voix altérée par l´émotion, il dit:

– Trois hourras pour la Charte, les gars !

– HOURRA !

Les hommes à la fenêtre échangèrent des regards. Tous étaient livides. Ils hochèrent la tête en regardant le maire.

– HOURRA !

Le bruit était assourdissant. Le maire avait pris un papier et lisait quelque chose, mais personne n´entendait ce qu´il disait. On voyait ses lèvres remuer; les mots se perdaient dans le tumulte de l´ovation.

– HOURRA !

Le Maire disparut, suivi de ses collègues, trop heureux d´échapper aux regards vu la tournure que prenait l´événement.

– Ca, c´était le Riot Act, chuchota Harry. Ils sont forcés de le lire avant de...

Il n´eut pas le temps d´achever sa phrase. Un cri immense montait de la foule:

– En avant ! Libérez les prisonniers !

Et la digue creva.

La foule se précipita vers le Westgate Hôtel comme une mer déchaînée. Les hommes enveloppaient les murs, et des groupes, pareils à des vagues, frappaient contre portes et fenêtres. Owen et quelques autres coururent dans la cour pour essayer d´y percer une brèche.

– Ils ont démoli la porte d´entrée ! hurla George Shell. J´y vais !

Et, brandissant son bâton, il se rua hors de la cour.

Ce qui s´ensuivit fut horrible. Owen et Tom ne devaient jamais l´oublier. Owen entendit un bruit au-dessus de sa tête. Il leva les yeux et s´arrêta, effrayé.

Tous les volets du premier étage étaient entrouverts et, par les fentes, Owen aperçut des jaquettes rouges, des yeux louchant sur des canons polis.

Puis il y eut un crépitement et les fusils vomirent feu et fumée. On lançait une décharge à bout portant dans la cour d´écurie.

– N´ayez pas peur, ils tirent à blanc ! hurla Harry d´un ton moqueur.

Mais le sourire s´évanouit de ses lèvres lorsqu´il vit les hommes tomber autour de lui.

– Très bien ! Dans ce cas, ajouta-t-il, sur un ton différent, attrapez ça !

Il épaula et tira. Sa balle ricocha sur les volets.

Quelques chartistes qui possédaient des armes à feu suivirent son exemple, mais en vain. Les soldats étaient protégés par les volets épais et les hommes dans la cour étaient livrés sans merci à leur tir. Les chartistes, désespérés, martelaient les fenêtres du rez-de-chaussée; ils ramassaient même des pierres pour les jeter contre les invisibles tireurs.

Owen voyait ses camarades tomber sans rien pouvoir faire: mieux valait retourner à l´entrée principale, voir si elle avait été réellement forcée. Il y aurait alors une chance d´approcher les soldats.

– Viens ! cria-t-il, en traînant Harry par l´épaule.

Le jeune Frost était déchaîné et si on l´avait laissé là, il serait resté jusqu´à ce qu´on l´abatte comme un chien.

Les survivants quittèrent la cour. Owen regarda derrière lui. Neuf ou dix corps s´amoncelaient dans l´espace étroit. Le sang ruisselait sur les pavés.

Sur la place, c´était un massacre. La foule compacte ne pouvait ni avancer ni reculer. Et sur cette masse impuissante où des femmes et des enfants se mêlaient aux hommes, les troupes déversaient décharge après décharge.

Owen se fraya un chemin jusqu´au hall d´entrée. Un chartiste moribond gisait en travers des marches. Une poignée de ses camarades luttaient contre une vingtaine de jaquettes rouges, mais lorsque le jeune Gallois rejoignit les chartistes, ceux-ci furent refoulés à la pointe de la baïonnette et il fut entraîné avec eux.

Il se retourna sur le trottoir déjà jonché de morts et de blessés. Les soldats mitraillaient toujours du haut des fenêtres, et le nombre des tués augmentait à chaque instant. Séparé de ses amis, Owen ne savait pas s´ils étaient vivants ou morts.

– Ca ne sert à rien, dit un homme qui soutenait son bras cassé. Il faut partir et reformer nos rangs !

Une autre issue semblait impossible. Les chartistes lutteraient-ils comme des lions contre ces soldats barricadés qu´ils ne réussiraient qu´à mourir comme des moutons à l´abattoir.

Il valait mieux battre en retraite, se réorganiser et lancer un nouvel assaut, maintenant qu´on savait quelles forces il fallait affronter.

Owen se joignit à un des groupes qui s´en allait en bon ordre. C´était terrible de laisser les blessés gisant sur le sol; mais les soldats tiraient sans pitié sur quiconque tentait de les approcher.

Puis, comme il se retournait une dernière fois vers le bâtiment ensanglanté, il vit George Shell agonisant dans le ruisseau ! Sans prendre garde aux balles qui pleuvaient, il courut et s´agenouilla auprès du jeune homme.

– J´avais raison, n´est-ce pas ? dit George Shell d´une voix haletante. Mais vous ne devez pas vous arrêter ici… on a besoin de vous ailleurs.

– Il toussa, et un mince filet de sang coula sur son menton.

Une balle vint effriter la dalle sur laquelle Owen était agenouillé.

– Sors de là ! hurla une voix brutale au-dessus de lui.

– Nous gagnons, n´est-ce pas ? dit Shell.

Owen regarda autour de lui, les larmes aux yeux. La place se vidait lentement, les chartistes se retiraient vers les collines.

– Oui, mentit Owen. Nous gagnons, c´est sûr.

– Je suis heureux… heureux… ça valait la peine…

George Shell était mort. Owen jeta un dernier regard au visage souillé, noir de fumée, et se mit debout. Il devait sauver sa propre vie.

Les soldats, dévalant en masse de l´hôtel, s´alignaient sur le trottoir. Certains d´entre eux, à court de munitions, pillaient les poches des morts. Longtemps après que les chartistes eurent cessé d´opposer toute résistance, les jaquettes rouges continuèrent à faire feu sur les colonnes qui battaient en retraite.

Owen rentra la tête dans les épaules et se mit à courir. Les militaires tiraient sur lui, cependant aucun d´eux ne réussit à atteindre le jeune Gallois. Il contourna l´angle de la rue et ralentit son allure.

Au dessus des toits, les collines s´élevaient, amicales. Jamais il ne les avait retrouvées avec autant de joie.

 

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