1988 |
" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky. |
C'est donc après un voyage mouvementé que Trotsky, sa compagne et son fils aîné arrivent au nouveau lieu de résidence qui leur est assignée, Alma-Ata, à 4000 kilomètres de Moscou, capitale de la République du Turkestan depuis peu. « Ville orientale, écrit Isaac Deutscher, connue pour ses jardins et ses vergers, c'était surtout une sordide bourgade kirghize, endormie loin de la civilisation, exposée aux tremblements de terre, aux inondations, aux vents glacés comme aux vagues de chaleur torride. Ces vagues de chaleur s'accompagnaient d'épais nuages de poussière qui apportaient la malaria et toutes sortes de vermine. » [2]
A son arrivée, Natalia Ivanovna a été frappée par la neige, « belle, blanche, pure, sèche », qui garde « sa fraîcheur » tout l'hiver [3], car la circulation est très réduite. Au printemps, elle va être remplacée par d'immenses tapis de coquelicots, sur la steppe, d'un rouge vif sur des dizaines de kilomètres. En été, ce seront les pommes rouges, la grande spécialité du pays, mais aussi les poires. Natalia Ivanovna décrit un verger sur les collines, les tapis bariolés de fruits, encore sur les arbres, alignés sur la paille et, partout, l'odeur de la pomme et de la poire mûres.
Le spectacle est agréable à l'œil, mais la situation sanitaire est loin d'être brillante. Alma-Ata n'a ni service des eaux ni électricité dans la presque totalité des logements et dans les rues, et pas de chaussée. La malaria sévit, et Trotsky, après Natalia, est officiellement inscrit, au mois de mars, sur la liste officielle des « malariens », ayant droit à la quinine. Mais il y a aussi des cas de peste, d'autres de lèpre et, en été, de vraies meutes de chiens enragés. Natalia Ivanovna a observé :
« Au centre, au marché ; dans la boue, sur les marches des boutiques, les Kirghizes se chauffaient au soleil, cherchant sur eux certains insectes (les poux). » [4]
En mai, Trotsky écrit qu'il faut sérieusement réviser l'idée qu'on se fait d'Alma-Ata en tant que ville méridionale. Le printemps y est tardif, et une chute de neige à la fin du mois d'avril a endommagé les cerisiers. Ville qui s'étage en terrasses superposées, d'autant plus malsaines que l'on descend, Alma-Ata est surtout, comme toute la région d'ailleurs, le domaine « d'une poussière horrifiante » [5].
Trois semaines après leur arrivée, à la suite de maintes protestations et de télégrammes provocants envoyés aux autorités de Moscou, les exilés se voient enfin attribuer un logement au centre de la ville, 75, rue Krassine. D'abord la moitié d'une maison, puis la maison tout entière, quatre pièces au total. Elle a l'électricité, ce qui est exceptionnel ; cela signifie seulement que, dans la tranche horaire où celle-ci est en principe distribuée – entre 7 heures du matin et minuit – il n'est pas certain qu'il faudra, aux heures d'obscurité, vivre à la lueur des chandelles ou de la lampe à kérosène.
Il a fallu, avant d'emménager, restaurer un peu le bâtiment et en particulier une cheminée démolie qui a été longue à reconstruire. Bientôt la maison ressemble à toutes les autres où Trotsky a jusqu'à présent vécu : un entassement de cartons, de livres, de textes, de dossiers, de coupures de presse et l'inévitable machine à écrire qui crépite la majeure partie de la journée et souvent de la nuit.
La vie est difficile à Alma-Ata. Le pain y manque en permanence, malgré les promesses réitérées des autorités. Les autres denrées alimentaires et les produits industriels font aussi défaut. On fait la queue partout et toujours, souvent en vain. Les prix sont très élevés, sujets à des hausses brutales. Au marché libre le poud de farine, qui a tourné pendant des mois autour de 10 roubles, a brusquement flambé et dépassé 25 roubles. Les autorités s'ingénient cependant à ce que les Trotsky ne manquent de rien, et les amis envoient des vivres : Natalia Ivanovna, comme L.D., évoquent l'envoi de farine blanche de P.S. Vinogradskaia. A la librairie, Trotsky n'a rien trouvé qui puisse lui servir dans son travail. Les livres de la bibliothèque, eux, empilés à même le sol, attendent qu'on veuille bien les classer. Le courrier est d'une extraordinaire lenteur, du fait des trajets par route depuis Pichpek, des tempêtes de neige fréquentes en hiver, et des séjours prolongés des lettres dans le « cabinet noir » du G.P.U. Trotsky demande à ses amis qu'on lui envoie des journaux étrangers et même de Moscou, au besoin d'Astrakhan, car on ne les trouve pas à Alma-Ata. Une lettre met au minimum un peu plus d'un mois pour venir de Moscou, parfois, nous le verrons, beaucoup plus [6].
Au printemps, les exilés ont appris que, dans la zone des collines à l'abri de la malaria qui dominent la ville, et qu'on appelle « Les orchidées », il est possible de louer pour l'été des datchas, ou en réalité des baraques de bois ou de lattes entrelacées, « vanneries ». Ils en ont loué une pour l'été, dans un verger ouvert sur les montagnes enneigées du Tian Chan. Le toit de chaume laisse passer les pluies d'orage. La salle de travail de Trotsky est une baraque de bois où les plantes s'insinuent à travers les planches des parois. Natalia Ivanovna raconte à propos de ce refuge d'été :
« Un invalide nous apportait de la ville, à cheval, la correspondance. Vers le soir, fréquemment, L.D. partait avec son fusil et son chien, gagnait les montagnes et accompagné, tantôt par moi, tantôt par Ljova. On rentrait rapportant des cailles, des rosiers, des bartavelles ou des faisans. Tout allait bien jusqu'à l'accès habituel de malaria. » [7]
Il est au moins un domaine où Trotsky est enchanté des possibilités offertes par sa nouvelle région d'accueil : la chasse et la pêche. Il a avec lui sa chienne Maya, mais s'avoue assez vite déçu, car, assure-t-il, le gibier a été, au cours des dernières années, « impitoyablement massacré ». On chasse les oiseaux sauvages, le canard surtout, mais également le faisan, l'oie et le cygne. Pas très loin, près du lac Balkhach, se trouvent des léopards des neiges et même des tigres. Malgré une déclaration initiale d'« intentions pacifiques et de non-agression » à leur égard, il envisagera une expédition contre ces derniers.
Il est allé à la chasse une première fois avec Ljova, à la mi-mars, pendant deux jours, au bord de l'Ili, à une quarantaine de kilomètres d'Alma-Ata. Il a tué quatorze canards, mais enduré des piqûres d'insectes variés, dormi dans d'épouvantables huttes kirghizes, sans aucune aération, un véritable cauchemar. Il repart au début d'avril, passant cette fois une semaine sous la tente par des températures de l'ordre de –10°. Les deux chasseurs ramènent deux oies et une quarantaine de canards.
Pour Trotsky, c'est une véritable détente. Après cette semaine-là, il écrit à I.N. Smirnov, avec qui il avait souvent guetté le vol des canards dans les marais proches de Moscou :
« Ce voyage m'a donné un extrême plaisir tout entier concentré dans un retour à la barbarie : dormir en plein air, manger à ciel ouvert du mouton préparé dans un seau, ne pas se laver, ne pas se déshabiller et par conséquent ne pas s'habiller, tomber de cheval dans une rivière [...], passer presque les vingt-quatre heures de la journée sur un petit pilotis au milieu des eaux et des roseaux – tout cela ne peut être vécu que rarement. » [8]
Très vite cependant, il doit reprendre le rythme hallucinant de son travail habituel. Il écrit le 24 mai à Préobrajensky :
« Depuis mon retour de la chasse, c'est-à-dire depuis les derniers jours de mars, je reste à la maison sans bouger, devant un livre ou la plume à la main, à peu près de 7 ou 8 heures du matin jusqu'à 10 heures du soir. » [9]
Les autorités de Moscou, qui ont accepté de déporter sa chienne Maya avec lui, autorisent aussi l'envoi de la totalité de sa bibliothèque, et surtout de ses archives dont personne n'ignore l'importance historique, mais surtout politique, notamment à cause de son abondante correspondance avec Lénine pendant la guerre civile.
Aidé de Ljova et d'une jeune femme autorisée à lui donner quelques heures de travail à la machine à écrire, il accomplit, en quelques mois, un travail énorme. C'est à Alma-Ata qu'il rédige les textes capitaux qui prendront place dans le volume L'Internationale communiste après Lénine, sa lettre au VIe congrès, sa « Critique du projet de programme de l'Internationale communiste ». D'Alma-Ata, les deux hommes envoient, entre les mois d'avril et d'octobre 1928, environ 800 lettres politiques – pour 1 000 reçues – et 550 télégrammes, le plus souvent en réponse à des groupes que l'on appelle « colonies » de déportés.
Le G.P.U. n'empêche pas les communications entre les déportés – il lit toutefois lettres et télégrammes au jour le jour, mais il les freine, parfois énormément. Trotsky entretient une correspondance suivie avec I.N. Smirnov et Rakovsky, bien entendu, mais aussi avec Beloborodov, Sosnovsky, Mouralov, Préobrajensky, Karl et Revecca Grünstein, V.O. Kasparova, Mratchkovsky, Ichtchenko, Radek évidemment et des militants moins connus : P.S. Vinogradskaia, Valentinov, R. Ioudine, Rafail (Farbman), les Géorgiens M.N Okoudjava et Koté Tsintsadzé... Nous reviendrons sur cette correspondance, personnelle, mais de plus en plus politique.
Et puis, c'est le drame. Le 9 juin 1928, Nina – Ninoutchka –, sa fille cadette, meurt à Moscou de ce qu'on appelait alors « la phtisie galopante », tuberculose à l'évolution extrêmement rapide. Obligée de s'aliter et d'abandonner le travail de l'opposition, elle a parlé de ses ennuis de santé dans une première lettre que son père a reçue au début d'avril, puis, comprenant qu'elle est condamnée, a écrit le 20 mars une lettre qui ne parvient à destination que le 1er juin... après soixante-treize jours : le cabinet noir du G.P.U. était-il embouteillé ou avait-il voulu s'éviter les tracas que n'aurait pas manqué de lui valoir une démarche de Trotsky pour revoir une fois encore sa fille mourante ? Il apprend finalement la nouvelle par un télégramme de Rakovsky, en date du 15 juin, lui-même informé par... la presse :
« Reçu hier ta lettre sur grave maladie de Nina. Télégraphié à Aleksandra Georgievna à Moscou. Aujourd'hui ai appris par les journaux que Nina a terminé le court trajet de sa vie révolutionnaire. Tout avec toi, cher ami, beaucoup de peine, mais espace infranchissable nous sépare. T'embrasse bien des fois fortement. Khristian. » [10]
Le 24 juin, dans une lettre-circulaire, il écrit « aux camarades » :
« La nouvelle de la mort de ma fille m'a surpris pendant que je travaillais au projet de programme, et sa mémoire coïncidera toujours pour moi avec les problèmes de la révolution internationale. J'ai dédié ce travail, consacré à la base du programme du Parti communiste, à la mémoire de ma fille qui était une jeune membre du parti, très ferme et loyale, notre solide et sûre camarade d'idées. Nous avons reçu et nous recevons des télégrammes de sympathie de nombreux amis. Merci beaucoup. » [11]
Il faut attendre le 14 juillet pour trouver sur la mort de Ninotchka dans une lettre à Khristian Rakovsky, une note personnelle :
« Cher Khristian Georgévitch, je ne t'ai pas écrit depuis une éternité. [...] Après mon retour de l'Ili où j'ai eu la première nouvelle de la gravité de l'état de Nina, nous sommes allés immédiatement nous installer dans une datcha. C'est là que, quelques jours après, nous avons reçu la nouvelle de la mort de Nina. Tu comprends ce que cela signifiait pour nous. Mais il fallait sans perdre de temps préparer nos documents pour le VIe congrès de l'I.C. C'était difficile. Mais d'autre part, la nécessité de faire ce travail coûte que coûte […] nous a aidés à dominer notre accablement. » [12]
Cette même lettre donne les premières informations sur ce qui va être la deuxième tragédie familiale de Trotsky ; Zina, « Zinouchka », sa fille aînée, a soigné Nina pendant les trois mois de son agonie, et le docteur Getié exige son départ immédiat pour un sanatorium. Les enfants de Nina s'en vont chez Aleksandra Lvovna. Une protestation de Trotsky au G.P.U., quelques mois plus tard, nous apprend qu'il a reçu de Zina une lettre qui a mis quarante-trois jours, qu'elle est non seulement malade, mais exclue du parti et sans travail.
Quelques mois après la mort de Nina, Trotsky est de nouveau frappé par la mort tragique d'un de ses proches collaborateurs, Georgi Vassiliévitch Boutov. Ingénieur de formation, Boutov, que Natalia a décrit « pâle et petit » et aussi « excellent organisateur », a été l'un des hommes du train, le chef de cabinet du conseil supérieur de la Guerre. Il est resté proche de Trotsky pendant la période de lutte de l'opposition et a tenté de le rejoindre à Alma-Ata. Arrêté à Tachkent et déporté, il a été ensuite de nouveau arrêté en déportation et ramené à Moscou, emprisonné à Boutyrki.
On ne sait pas de quoi il est alors accusé exactement par le G.P.U. : probablement d'espionnage dans le cadre d'une entreprise du type de celle de « l'officier de Wrangel », ce que Staline fera plus tard à grande échelle dans les « procès de Moscou ». Il avait riposté par le seul moyen à sa disposition dans cette prison : une grève de la faim pour réclamer le respect de ses droits de citoyen soviétique, protestation morale contre l'arbitraire policier. Mais il n'était pas d'une santé très robuste. Transporté à l'infirmerie de la prison, il y était mort, cinquante jours après le début de sa grève de la faim [13].
Dans une lettre au G.P.U., Trotsky parle de ce « camarade droit, modeste, irréprochable et héroïque ». Il ne peut pas ne pas se souvenir, à ce moment-là, de M.S. Glazman, lui aussi placé devant de terribles accusations, qui s'était évadé par la mort, en 1924, des griffes du G.P.U., dans des conditions analogues. Il ne peut pas ne pas penser non plus à la prédiction de Piatakov : Staline élimine l'un après l'autre tous ses proches, qu'ils soient siens par le sang ou par les idées.
Après les fatigues et les fièvres du voyage, Trotsky s'est retrouvé solide au printemps et à l'été, avec de bonnes doses de quinine. A l'automne, tout se gâte. L'affaire s'ébruite, et Ouglanov, à Moscou, se permet d'ironiser sur « le malade imaginaire ». Un long télégramme de Natalia Ivanovna, le 20 septembre, met les choses au point. Trotsky, dès avant sa déportation, souffrait d'une colite et de la goutte dont on ne peut espérer qu'il guérisse à Alma-Ata. Est venue s'y ajouter la malaria qui lui donne, de temps à autre, de grosses migraines :
« Il y a des semaines et des mois pendant lesquels son état s'améliore. Viennent ensuite des semaines et des mois d'indispositions graves. Tel est le véritable état de choses. » [14]
Pour en terminer avec les aspects personnels du séjour à Alma-Ata, il est évident que Trotsky y retrouve des projets littéraires. Il pense d'abord à une histoire depuis l'Octobre russe, de l'Orient, mais les ouvrages de base dont il a besoin ont été perdus. Il commence alors à réunir des documents pour son autobiographie, comme nous l'apprend une lettre qu'il adresse en mai à Aleksandra Lvovna pour lui demander son aide : il en est déjà à l'époque d'après Nikolaiev, la prison, la condamnation.
Il cherche aussi des travaux « alimentaires » et en trouve. Grâce notamment à Riazanov, l'homme de l'Institut Marx-Engels, qui a été tour à tour son allié et son adversaire et qui reste lié à lui par une grande estime réciproque. C'est pour lui que Trotsky entreprend la traduction du pamphlet de Karl Marx, Herr Vogt, qui le laisse rêveur : Marx a consacré 200 pages à une misérable calomnie ; ne va-t-il pas, lui, être obligé de consacrer à Staline une encyclopédie de nombreux volumes ? Il traduit aussi de l'anglais une brochure d'Hodgskin, revoit les traductions en russe de Marx et Engels pour leurs Œuvres en préparation par l'Institut. Le travail de traducteur ne lui convient pas vraiment, et il peine, mais les honoraires ainsi assurés permettent de financer les échanges postaux, donc l'activité politique. Et celle-ci est considérable.
La principale découverte d'Alma-Ata a sans doute été, pour Trotsky, son fils Lev, Ljova. Le jeune homme – bien que père de famille, il a vingt-deux ans à peine – a été jusqu'à présent associé de près à la vie publique d'un père qu'il admire et aime passionnément. Il a exercé des responsabilités au sein de l'opposition – et pas seulement dans le secteur spécifique des Jeunesses. Mais il révèle l'ampleur de ses capacités sous la pression de la nécessité dans cet exil où, sans lui, Trotsky eût sans doute été condamné à l'impuissance politique. Sa mère raconte :
« Notre fils fut chargé surtout d'établir nos relations avec le monde extérieur. Il avait la direction de notre correspondance. L.D. le dénommait tantôt ministre des Affaires étrangères, tantôt ministre des Postes et des Télégraphes. Notre correspondance prit bientôt un développement formidable, et le poids en retombait surtout sur Ljova. Il était également garde du corps. C'était lui aussi qui rassemblait les documents dont L.D. avait besoin pour ses travaux : il fouillait les réserves de la bibliothèque, se procurait les vieux journaux, recopiait des textes. Il menait tous les pourparlers avec les chefs de l'endroit, s'occupait d'organiser des chasses, veillait sur le chien et sur l'état des armes. Il étudiait avec assiduité la géographie économique. [...] Plus tard, [il] trouva aussi une dactylo. » [15]
En fait, outre qu'il était à Alma-Ata l'homme à tout faire, particulièrement les tâches pratiques, Lev Sedov fut pour l'opposition un véritable secrétaire à l'organisation. Les longues listes de déportés, rangés colonie par colonie, avec indication des dates de la correspondance reçue, les adresses où écrire, les modifications par transfert, que l'on trouve à Harvard et Stanford, sont son œuvre. Il entretient, à son compte d'ailleurs, toute une correspondance avec des déportés qui n'écrivent pas directement à son père. Il est sans doute le seul à savoir qui est qui, qui a fait quoi, ce que chacun pense et où en est chacun.
C'est en vieux routier de la clandestinité qu'il a réussi, en liaison avec le « centre » de Moscou, que dirige B.M. Eltsine, à organiser les liaisons clandestines. A huit reprises, un courrier apportera de Moscou des documents, des lettres, des informations confidentielles et rapportera commentaires, conseils ou directives. Un voyageur parti de Moscou fait le trajet jusqu'à Pichpek par train. Il rencontre là un ouvrier de Moscou, Mikhail Bodrov, venu s'installer comme charretier, méconnaissable derrière une grande barbe de moujik, qui fait alors le voyage, avec son attelage, jusqu'à Alma-Ata. Là, il rencontre au marché un fonctionnaire de la ville, proche de l'opposition et que Sedov a déniché au bout de quelques semaines : nous ne le connaissons que par l'initiale D. Ce dernier et Sedov se rencontrent dehors par les nuits pluvieuses ou dans l'établissement de bains, des rencontres réduites le plus souvent à un changement de mains des paquets. Les relations ordinaires entre Sedov et D. se font par un code, en relation avec la place des pots de fleurs sur les fenêtres de la rue, se réduisant à la fixation du lieu et du moment du rendez-vous attendu [16].
C'est en définitive par Sedov et grâce à lui qu'existe à Alma-Ata un état-major politique de l'opposition de gauche, que Trotsky est informé, qu'il peut s'exprimer, bref qu'il peut poursuivre le combat.
Pour se battre, Trotsky a besoin d'informations et de sa plume. La situation est changeante dans cette année d'exil à Alma-Ata que Moshé Lewin appelle, d'une excellente formule, « l'année sans boussole » [17]. La défaite puis l'exclusion de l'opposition de gauche ont laissé en tête à tête dans le parti ceux que Trotsky appelle les « droitiers » et les « centristes ». En outre, les thermidoriens et les « oustrialovistes », comme il dit, voient dans son élimination un encouragement pour eux et un appel à l'initiative.
Dès la fin de l'année, à peine éteints les derniers lampions du XVe congrès, la crise du ravitaillement resurgit : alors que 1927 voit l'une des meilleures récoltes de la décennie, les livraisons de blé n'atteignent pas la moitié de celles de 1926. Les paysans qui disposent de surplus – le « koulak », paysan aisé, mais aussi nombre de paysans moyens [18] – recommencent la « grève des livraisons », préférant ne pas vendre que vendre à un prix dérisoire. La famine menace à nouveau les villes, d'autant plus que la doctrine officielle sur l'alliance entre les ouvriers et les paysans empêche toute initiative des fonctionnaires pour contraindre, tout recours aux méthodes de coercition, réputées « trotskystes » et nuisibles à « l'alliance »...
Trotsky n'a pas encore été emmené de force que le bureau politique, dans une séance tenue le 6 janvier 1928, décide d'adopter des « mesures d'urgence » communiquées au parti, mais non rendues publiques. Il est décidé, entre autres, d'appliquer au paysan qui stocke sa récolte l'article 107 du Code criminel qui permet la confiscation des stocks des spéculateurs et la distribution du quart aux paysans pauvres du village, pour encourager la dénonciation.
Mais les livraisons ne s'améliorent pas, et les dirigeants doivent se résoudre à révéler la crise. Avec un rapport de Staline, la Pravda du 15 février titre : « Le Koulak relève la tête. » L'article dénonce l'existence, dans le parti et dans l'appareil d'État, des éléments « qui ne voient pas les classes au village, qui ne comprennent pas la base de notre politique de classe, qui cherchent à faire du travail sans offenser personne au village, qui veulent vivre en paix avec le koulak et, de façon générale, rester populaires dans toutes les couches du village » [19].
C'est donc le signal de la reconnaissance de l'existence des éléments « droitiers », « à l'idéologie koulak », dont l'opposition avait montré les progrès et la pression grandissante. On rend publique la décision d'appliquer l'article 107 et d'autres mesures rigoureuses : emprunts forcés baptisés « lois d'auto-imposition », renforcement de la surveillance du prix du pain, interdiction de l'achat et de la vente directs au village. Dix mille travailleurs sont mobilisés pour aller dans les campagnes combattre « la campagne du stockage ». La résistance paysanne se durcit ; il y a de véritables insurrections, notamment au Nord-Caucase [20], mais finalement, les mesures d'urgence portent leurs fruits : le blé est récupéré, les villes sont nourries.
Avec le plénum d'avril, on semble revenir en arrière. Le comité central condamne « déformations et excès » dans l'application des « mesures d'urgence », autorise de nouveau vente et achat directs au village, supprime les patrouilles, assouplit les règles pour les emprunts forcés, interdit toute confiscation autre qu'en vertu de l'article 107. Tout en reconnaissant la pression que les producteurs exercent sur le marché, les dirigeants du parti se défendent d'avoir fait en janvier un pas vers un retour au « communisme de guerre ». Staline lui-même assure que la Nep demeure la base de la politique économique « pour une longue période historique ». Pourtant, la montée en épingle de l'affaire de Chakhty – où des techniciens sont accusés d'avoir saboté la construction industrielle au Donetz – suggère une orientation différente, et surtout une volonté de s'en prendre aux positions de Rykov. A la fin mai, devant les académiciens et autres universitaires, Staline parle de la transition nécessaire dans les campagnes vers les fermes collectives et aussi de la nécessité de ne pas retarder le développement de l'industrie lourde – ce qui est en contradiction absolue avec l'état d'esprit de « néo-Nep » opposé au cours des discussions de 1927 aux arguments de l'opposition de gauche.
Ouvert au sommet, le conflit devient public, et les échos sont très vite entendus à Alma-Ata, d'où Trotsky les diffuse parmi ses amis. Ouglanov critique Staline et assure qu'il n'a pas utilisé les bonnes statistiques [21]. Boukharine parle – visant Staline – d'un nouveau « danger trotskyste [22] », cependant que Slepkov, à Leningrad, travaille les cadres contre Kirov [23]. Staline s'empare d'une lettre du commissaire aux Finances, M.I. Froumkine, qui a protesté contre les méthodes trop pressantes de collecte du blé, pour faire du malheureux l'incarnation, pour le moment unique, du « danger de droite » dans le parti, dont il fait répéter la condamnation à l'infini suivant la pratique désormais rituelle [24].
En juillet, le comité central manifeste la réalité et en même temps l'âpreté du conflit entre « les centristes » et « les droitiers ». Trotsky en a reçu – par son camarade B. Volotnikov – le compte rendu sténographique [25]. Il y a eu une vive discussion entre Rykov et Kaganovitch [26], une charge de Staline contre Sokolnikov et Ossinsky, l'extrême droite [27]. Le 10 juillet, Boukharine fait une intervention dramatique dans laquelle il proclame son inquiétude devant la possibilité de mobilisation des koulaks et de leurs alliés contre le régime. Il veut bien lutter contre le koulak, mais seulement par une fiscalité mieux ajustée, et se prononce contre toute politique « trotskyste » de coercition qui constituerait une menace pour la fameuse « alliance » ouvriers-paysans [28]. La résolution finale est un texte bien balancé qui condamne à la fois les excès dans les mesures d'urgence et la « déviation droitière », la « sous-estimation » du koulak et son utilisation comme un épouvantail [29]. Qui l'a emporté, réellement ? Les comptes rendus de la presse, un discours de Rykov le 13 juillet [30], donnent à beaucoup, notamment à Trotsky et à la plupart de ses camarades, le sentiment que le pendule est maintenant revenu vers la droite et que celle-ci est plus forte que jamais.
Dès le lendemain du plénum, le 11 juillet 1928, Sokolnikov organise une rencontre entre Kamenev et Boukharine – dont Trotsky est très vite informé [31]. Paniqué, voire terrorisé, Boukharine se confie à Kamenev et le met en garde contre une sous-estimation de Staline qu'il présente comme un maniaque meurtrier, un Gengis Khan. A travers Kamenev, on sent qu'il tend aussi la main à Trotsky.
C'est dans ces conditions que se réunit, du 17 juillet au 1er septembre, le VIe congrès de l'Internationale communiste. Boukharine, qui conserve en principe la direction, y admet l'existence d'un « danger de droite », mais exprime en privé ses inquiétudes, sinon ses terreurs. En fait, l'appareil de l'I.C. lui échappe totalement, dirige le congrès dans son dos et fait admettre l'idée qu'il existe une nouvelle déviation, intermédiaire en quelque sorte : « l'opportunisme de droite » caractérisé par la sous-estimation de la « déviation de droite » !
En septembre le conflit est devenu public avec un discours d'Ouglanov devant le comité de Moscou [32], qui met le feu aux poudres. La Pravda sonne la charge contre lui [33]. Plusieurs de ses collaborateurs sont déplacés. Sévèrement censuré en octobre pour ses « erreurs » par le comité de Moscou, où Staline vient parler, le 19, de la « déviation de droite [34] », Ouglanov est limogé en novembre [35]. La seule organisation locale importante qui était aux mains des droitiers leur échappe ; Slepkov, le jeune collaborateur de Boukharine, est expédié en Yakoutie [36].
A la fin de décembre, au congrès des syndicats, c'est Tomsky pour qui sonne le glas : le vote d'une résolution qui désavoue sa politique et l'élection à la direction de cinq dirigeants du parti, dont Kaganovitch [37].
On peut suivre dans la correspondance de Trotsky, à travers ses commentaires, les appréciations qu'il porte sur les développements politiques, le rapport de force entre les deux groupes en présence. Au début de mai, il pose la question de savoir s'il faut soutenir un « tournant à gauche » ; il s'agit de toute évidence des « mesures d'urgence » dont tout un chacun peut constater l'application. A la fin du même mois, dans une lettre à Beloborodov, il ouvre la discussion sur la politique du parti, « tournant à gauche » ou « manœuvre bureaucratique [38] » : il dispose de toute évidence d'informations précises sur le plénum d'avril. Le 22 juillet, il écrit en postface à sa lettre au VIe congrès de l'Internationale communiste une note sur « le plénum de juillet et le danger de droite » [39]: il estime que Rykov vient de déployer le drapeau de la « droite » et qu'il ouvre la voie aux forces de classe ennemies, la nouvelle bourgeoisie des « nepmen » et des « koulaks ».
Le 12 septembre, dans une lettre adressée à l'un de ses anciens collaborateurs, le « droitier » Iakov Chatounovsky, un ancien du train [40], il répond de fait aux propositions d'alliance, collaboration, voire bloc, qui émanent de Boukharine en vue d'un rassemblement contre Staline : il faut rendre ses droits au parti, réduire son budget de 5 %, réintégrer groupes et fractions exclus et leur donner la parole, introduire le vote secret. Sa réponse est nette :
« Sur la base de ces propositions, nous sommes prêts à négocier avec la droite, parce que la réalisation de ces pré-conditions élémentaires de principe du parti donnerait au noyau prolétarien la possibilité de demander des comptes non seulement aux droitiers, mais aussi aux centristes, à savoir les principaux soutien et protection de l'opportunisme dans le parti. » [41]
Le 21 octobre 1928, dans une lettre-circulaire, il informe ses camarades des entretiens qui se sont déroulés entre Boukharine et Kamenev le 11 juillet précédent puis retransmet l'information donnée par « Anton » sur la rencontre d'oppositionnels de Moscou avec Kamenev [42]. Saluant les positions positives de ce dernier, il en tire la conclusion qu'il faut cogner sur lui d'autant plus fort.
Les archives de Harvard permettent de mesurer l'étendue de sa documentation et la précision de ses informations, mais pas toujours de connaître sa réaction. Très bien informé sur le déroulement du congrès et la vie dans les couloirs du VIe congrès de l'Internationale communiste, il a par exemple reçu de Moscou un rapport détaillé sur les réactions de l'Italien Palmiro Togliatti et du Français Maurice Thorez à la lecture de sa « Critique du Projet de Programme » qui suscite en eux des réactions plutôt favorables [43]. Il remarque aussi l'intervention du délégué du P.C. indonésien, sous le nom d'Alfonso, et son contenu oppositionnel [44].
Nous étudierons dans un chapitre ultérieur les analyses de Trotsky sur la situation en U.R.S.S., ses discussions avec les autres déportés et le fonctionnement, par lettres se déplaçant à toute petite vitesse, de cette opposition qui s'intitule maintenant avec fierté « fraction bolchevik-léniniste ».
Mais, dans les premiers mois d'Alma-Ata, il a consacré beaucoup de temps et de soin, proportionnellement beaucoup plus, au texte intitulé « Critique du Projet de Programme de l'Internationale communiste », un texte capital et qui, par-dessus le marché, a été diffusé de façon discrète et limitée, mais réelle, aux délégués étrangers de ce congrès.
La « Critique du Projet de Programme », rédigée, indique Trotsky, en deux semaines, porte la date du 28 juin. Elle est dédiée à la mémoire de Nina, « morte à son poste à vingt-six ans ». Il commence par rappeler que le programme de l'Internationale doit être un programme de révolution internationale, partant de l'analyse des conditions et tendances de l'économie et de l'état politique du monde. C'est, rappelle-t-il, l'existence d'une économie mondiale qui fonde l'idée même de ce parti communiste mondial qu'est l'Internationale communiste.
Il considère à cet égard comme significatif le fait que le projet de programme n'ait pas suffisamment pris en compte le fait majeur de la conquête de l'hégémonie mondiale par les Etats-Unis, devenus ainsi à la fois le fer de lance de la contre-révolution et le gardien de l'ordre mondial, et un facteur important d'explosion :
« Une grande crise aux États-Unis sonnerait à nouveau le tocsin des guerres et des révolutions. [...] Les situations révolutionnaires ne manqueront pas. Leur issue dépend du parti international du prolétariat. » [45]
C'est de même au souci de justifier la théorie stalinienne du « socialisme dans un seul pays » qu'il attribue l'absence, dans le projet de programme, de toute référence au mot d'ordre des « Etats-Unis soviétiques d'Europe ». Citant abondamment des textes de Lénine – qu'il remet dans leur contexte – ainsi que de Staline et Boukharine avant 1924, il montre qu'ils s'inscrivent alors dans un programme et une tradition théorique réellement internationalistes, ceux du bolchevisme.
Depuis la découverte, par les deux derniers, en 1924, du « socialisme dans un seul pays », c'est un tournant méthodologique radical qu'ont opéré les dirigeants de l'I.C. : partant désormais du cadre national de la seule Union soviétique, ils opèrent d'une façon qui constitue un vrai retour en arrière, ce qu'il qualifie, non sans ironie, de « déviation social-démocrate ».
Soulignant l'étroite dépendance de l'U.R.S.S. à l'égard du marché mondial, Trotsky rappelle aussi que le caractère essentiel de l'impérialisme est la contradiction entre les forces productives et les frontières nationales. C'est cette réalité qui, selon lui, donne l'aspect à la fois utopique et réactionnaire du « socialisme dans un seul pays », lequel engendre d'ores et déjà ce qu'il appelle « des errements social-patriotiques ».
Dans la deuxième partie de son travail, il traite de « la stratégie et la tactique à l'époque impérialiste ». Il constate l'absolue insuffisance du projet de programme sur une question stratégique, celle de l'insurrection pour laquelle il ne propose que des lieux communs:
« Le caractère révolutionnaire de l'époque ne consiste pas en ce qu'elle permet de faire la révolution – c'est-à-dire de s'emparer du pouvoir – à chaque instant. Il est constitué par des oscillations brusques et amples [...], d'une situation directement révolutionnaire [...] à la victoire d'une contre-révolution fasciste ou semi-fasciste, de cette dernière à un régime provisoire du juste milieu. » [46]
L'une des conséquences de cet état de fait est que « toute variation brusque de la situation politique vers la gauche remet la décision entre les mains du Parti communiste » :
« S'il laisse échapper le moment critique où la situation change, elle se transforme en son contraire. Dans de telles conditions, le rôle de la direction prend une exceptionnelle importance. » [47]
Aussi Trotsky pense-t-il qu'en réalité la cause fondamentale de ce qu'on appelle « la stabilisation » est politique : il s'agit de la contradiction entre l'ébranlement du monde capitaliste et « la faiblesse, l'impréparation, l'irrésolution des partis communistes » [48], ainsi que les erreurs de leurs directions. On peut prévoir de nouvelles situations révolutionnaires dont le développement dépend totalement des P.C. Montrant le rôle de la personnalité de Lénine en 1917, il conclut qu'en Hongrie, en Italie, en Allemagne comme en Autriche et en Chine, c'est le facteur subjectif, « un parti révolutionnaire de masse », qui a manqué, « ou bien que ce parti n'a pas de direction perspicace et courageuse » [49].
Il entreprend alors un bilan de ce qu'il appelle le processus révolutionnaire depuis 1917. Il écrit qu'au cours de la première période, de 1917 à 1921, le mouvement révolutionnaire des masses était suffisant pour renverser la bourgeoisie. Mais la social-démocratie a volé au secours de cette dernière et les partis communistes n'ont pas réussi à grandir suffisamment avant le reflux de la vague révolutionnaire.
Le tournant est constitué par l'action de mars 1921 où le K.P.D. tente de lancer l'offensive alors que les masses sont en plein recul. Le IIIe congrès de l'Internationale communiste, constatant l'insuffisance des P.C., lance le mot d'ordre de la conquête des masses, préalable à la lutte pour le pouvoir. Trotsky souligne la différence entre cette conception – qui était celle de Lénine – et celle de Boukharine, cette « théorie de l'offensive » qu'il appelle « théorie de la révolution en permanence », sans retraites ni compromis. Il rappelle aussi qu'à l'époque de son conflit avec Boukharine sur cette question, en 1921, Lénine n'avait pas hésité à constituer une fraction qu'il appelait « la droite ».
Ce sont les événements d'Allemagne en 1923 qui ouvrent la troisième période. La direction communiste n'a pas perçu à temps le changement de situation provoqué par l'occupation de la Ruhr et ne s'est pas adaptée à ce « tournant brusque ». Pour Trotsky, l'échec de la révolution allemande en 1923 est « un exemple classique de situation révolutionnaire manquée » : les masses, du fait du retard des communistes à tourner et de leur manque de conviction, ne sont pas allées au combat. Ainsi se sont manifestés avec éclat les deux dangers qui guettent, selon lui, un parti communiste devant la « prise du pouvoir » : en 1921, le parti allemand a en quelque sorte « devancé » le développement de la révolution et, en 1923, il a retardé sur lui. Mais un autre phénomène s'est manifesté en 1923, une sorte de loi générale, comme semble l'exprimer sa récurrence : la direction révolutionnaire a connu une crise grave à la veille du passage à l'insurrection.
La quatrième période commence à la fin de 1923. La direction de l'I.C. sous-estime l'importance de la défaite de 1923, qui est pour elle un « épisode ». Elle nie également toute « stabilisation » et même l'existence de « l'été de la Saint-Martin » [50] que connaît la social-démocratie. Le projet de programme ne comporte aucune appréciation ni des événements de 1923 ni du Ve congrès de l'I.C. Il ne souffle mot sur l'erreur qui a consisté à annoncer l'arrivée d'une « ère démocratico-pacifique » [51], puis, inversement, à identifier social-démocratie et fascisme. Au passage, il a rappelé la politique de l'Internationale paysanne, l'alliance avec des politiciens comme Radić et La Follette, le mot d'ordre de « partis ouvriers et paysans », la trop longue survie du « comité syndical anglo-russe ».
Bien qu'au cours des années précédentes la direction de l'Internationale ait souvent élevé la manœuvre à la hauteur d'un principe comme le démontre sa politique d'alliance avec le Guomindang, le projet de programme reste muet sur ce point [52]; il n'aborde pas non plus les problèmes de la guerre civile, de l'armement, et ne parvient jamais, sur bien des questions vitales, à dépasser les considérations abstraites.
On sait que, pour Trotsky, c'est seulement le fait que le régime du parti ne soit pas démocratique qui peut expliquer une ligne aussi fausse, résultat, en dernière analyse, de la pression des forces ennemies. Or, sur ce point, il relève l'apparition dans le projet d'une idée nouvelle. Jusqu'à présent, en effet, le centralisme démocratique donnait la règle, la façon dont on devait, dans le parti, discuter, critiquer, élire, destituer, diriger. Or il est désormais justifié, comme s'il était un régime en soi, par ce que le projet de programme appelle « l'ordre révolutionnaire le plus strict » [53]. Traitant des « fractions et groupements », Trotsky assure : « La vie des idées dans le parti ne saurait se concevoir sans groupements provisoires sur le terrain idéologique. » [54]
Tout en justifiant par les circonstances de l'époque la décision du Xe congrès, en mars 1921, d'interdire fractions et groupements, il s'élève contre son interprétation et son application en tant que principe absolu :
« La tâche n'est pas d'interdire les fractions mais bien de faire en sorte qu'elles n'existent plus. Pourtant, l'esprit de fraction n'a jamais encore autant ravagé le parti, autant morcelé son unité, que depuis que Lénine a quitté la barre. » [55]
Après avoir rappelé que le Parti bolchevique a vécu et grandi, pendant deux décennies, sous un régime où les fractions étaient autorisées et existaient, y compris à l'époque d'Octobre, il voit dans l'existence d'une fraction dirigeante, celle de l'appareil, le caractère essentiel du parti depuis la mort de Lénine :
« Ordre fermé sur lui-même et incontrôlable, disposant des ressources exceptionnelles de l'appareil, non seulement du parti, mais aussi de l'Etat, transformant un parti de masse en instrument de camouflage et faisant de celui-ci un outil subalterne, utilisé dans des manœuvres d'intrigants. [...] C'est ainsi que se développe l'usurpation du pouvoir vers l'appareil, laquelle constitue le plus terrible des dangers aussi bien pour le parti que pour la dictature du prolétariat. » [56]
Le résultat est le foisonnement des fractions et l'émiettement de la fraction dominante. Cet état de choses n'est pas limité à l'U.R.S.S. et a été étendu à toutes les sections de l'I.C. à travers ce qu'on a appelé la « bolchevisation ». La sélection des dirigeants des P.C. s'effectue désormais en fonction de leur servilité à l'égard des dirigeants de la fraction au pouvoir en U.R.S.S. Trotsky conclut sur ce point capital :
« Il faut chasser impitoyablement du programme l'idée même que les partis vivants et actifs puissent être subordonnés au contrôle de "l'ordre révolutionnaire" d'une bureaucratie inamovible du parti et de l'Etat. Il faut rendre ses droits au parti lui-même. Il faut que le parti redevienne un parti. » [57]
La dernière partie de la « Critique du Projet de Programme » est consacrée aux enseignements de la révolution chinoise, une mise au point dont Trotsky éprouve d'autant plus la nécessité que la pression des amis de Zinoviev l'avait empêché, en 1927, de s'exprimer totalement à ce sujet.
Il explique qu'au moment où la lutte de millions d'opprimés chinois mettait à l'ordre du jour la lutte pour la dictature du prolétariat, la direction de l'Internationale lui a oppose le mot d'ordre de « dictature démocratique des ouvriers et des paysans ». Or l'histoire récente vient de montrer qu'en Chine il n'y a pas d'autre « dictature démocratique » possible que celle qu'exerce... le Guomindang. Trotsky voit une condamnation de cette ligne dans le développement concret de l'insurrection de Canton en décembre 1927. Déclenchée de façon bureaucratique, aventuriste dans ses perspectives, elle a pourtant ouvert une perspective révolutionnaire dans la mesure où elle cherchait à mobiliser : et elle a précisément réalisé la mise hors-la-loi du Guomindang, entamé la lutte contre la bourgeoisie et le koulak chinois :
« La troisième révolution chinoise, malgré le grand retard de la Chine ou plutôt à cause de ce retard par rapport à la Russie, ne verra pas de période "démocratique" [...] et sera forcée dès le début d'opérer le grand bouleversement et la suppression de la propriété privée dans les villes et dans les campagnes. » [58]
Ainsi, sans toutefois prononcer le mot lui-même, Trotsky s'est-il décidé à appliquer à la révolution chinoise la théorie de la révolution permanente.
En dernière analyse, Trotsky était arrivé, avec l'aide de Lev Sedov, à secouer les chaînes dont Staline croyait l'avoir chargé. L'impact dont bénéficia la « Critique du Projet de Programme » permet de mieux en rendre compte, et notamment les réactions à sa lecture de l'Américain Cannon et du Canadien Spector, délégués au VIe congrès de l'Internationale communiste.
Les deux hommes appartiennent au noyau communiste des « Workers Parties » qui sont officiellement les sections de l'I.C. au Canada et aux Etats-Unis. Spector est un des pionniers du mouvement communiste au Canada, et ce jeune homme est alors destiné à l'exécutif de l'I.C. [59]. James P. Cannon, vétéran socialiste, ancien des I.W.W., est, avec William Z. Foster, l'un des dirigeants d'une des fractions du parti américain, responsable de son organisation de défense, l'International Labor Defense. Les deux hommes sont liés, et ils ont lu ensemble la « Critique ». Les idées développées par Trotsky dans ce texte constituent la réponse à leurs doutes, leurs interrogations, leur réflexion. Ils décident donc de le sortir d'Union soviétique pour le ramener aux Etats-Unis. Tous les exemplaires sont numérotés et doivent être restitués. Qu'à cela ne tienne, ils enivrent le délégué australien et lui dérobent son exemplaire : c'est celui qu'ils emporteront dans leurs bagages après avoir rendu le leur aux organisateurs du congrès [60].
Le 18 novembre 1928, Cannon et les communistes américains gagnés par Spector et lui, dans l'intervalle, publient le premier numéro de l'organe de l'Opposition de gauche en Amérique du Nord, The Militant. C'est le point de départ de l'Opposition de gauche aux Etats-Unis et dans bien d'autres pays.
La voix d'Alma-Ata a réussi à se faire entendre à l'autre bout du monde : Trotsky n'est décidément pas bâillonné.
Références
[1] Nous revenons, pour ce chapitre, à des sources « privées » les souvenirs de Natalia Ivanovna dans Vie et mort de Trotsky, de Victor Serge, à Ma Vie, et à la correspondance des archives de Harvard.
[2] Deutscher, op cit., II, p. 532.
[3] M.V., III, p. 294.
[4] Ibidem.
[5] Trotsky, lettre circulaire, 16 mai 1928, A.H., T 1470.
[6] Tous ces renseignements proviennent d'une analyse de la correspondance de Trotsky et Sedov contenue dans la « partie ouverte » avant 1980 des archives de Harvard.
[7] M.V., III, p. 296.
[8] Trotsky à I.N. Smirnov, début avril 1928, A.H., T 1255.
[9] Trotsky à Préobrajensky, 24 mai 1928, A.H., T 1516.
[10] Rakovsky à Trotsky, 24 juin 1928, A.H., T 1694 et M.V., III, p. 301.
[11] Trotsky, lettre circulaire, 24 juin 1928, A.H., T 1770.
[12] Trotsky à Rakovsky, 14 juillet 1928, A.H., T 1943.
[13] M.V., III, p. 293, V. Serge, V.M., II, p. 10.
[14] M.V., III, pp. 306-307.
[15] Ibidem, pp. 293-294.
[16] Trotsky, « Léon Sedov » op. cit., 16, pp. 181-182.
[17] M. Lewin, La Paysannerie..., pp. 239 sq.
[18] Ibidem, p. 197.
[19] Lettre du C.C. du 13 février, Pravda, 15 février 1928.
[20] A.H., T 1834, 1901.
[21] Trotsky, lettre circulaire, 4 septembre 1928, A.H., T 1422.
[22] Ibidem, T 1588.
[23] Ibidem.
[24] Pravda, 3 juillet 1928.
[25] Compte-rendu du C.C., A.H., T 1897.
[26] Ibidem, T 1900.
[27] Ibidem.
[28] Intervention de Boukharine au C.C., A.H., T 1901.
[29] VKP(h) Rezoljutsiakh. II, p. 515.
[30] Pravda, 15 juillet 1928.
[31] Compte-rendu, rédigé probablement par Kamenev de son entretien avec Boukharine, A.H., T 1897.
[32] Pravda, 21 septembre 1928. Or le discours d'Ouglanov avait été prononcé le 11 septembre : il avait donc été « retenu » pendant dix jours.
[33] Pravda, 15 & 18 septembre 1928 : les attaques suivent le discours, mais précèdent sa publication.
[34] Pravda, 20 octobre 1928.
[35] Pravda, 28 novembre 1928.
[36] Trotskystes de Moscou à Trotsky, A.H., T 2442.
[37] On trouve un bon résumé de l'épisode dans Daniels, Conscience…, pp. 345-348.
[38] Trotsky à Beloborodov, 23 mai 1928, A.H., T 1509.
[39] A.H., T 3126, La Critique du Projet de Programme, dans une traduction nouvelle, Œuvres, l, nouvelle série, pp. 210-416.
[40] Trotsky à Chatounovsky, 12 septembre 1928, A.H., T 3132, traduction française, dans D.L.R., pp. 221-243.
[41] Ibidem, p. 243.
[42] Trotsky, lettre circulaire, 21 octobre 1928, A.H., T 3146.
[43] Rapport A.H., 15665 (ancienne « partie fermée »).
[44] A.H., T 3117.
[45] Trotsky, Œuvres, I (2e série), p. 217.
[46] Ibidem, p. 281.
[47] Ibidem, p. 282.
[48] Ibidem, p. 283.
[49] Ibidem, p. 284-285.
[50] Ibidem, p. 303.
[51] Ibidem, p. 305.
[52] Ibidem, p. 330-331.
[53] Ibidem, p. 341.
[54] Ibidem, p. 342.
[55] Ibidem, p. 344.
[56] Ibidem, p. 344-345.
[57] Ibidem, p. 353.
[58] Ibidem, p. 375-376.
[59] William Rodney, Soldiers of the International, Toronto, 1968, pp. 169-170.
[60] James P. Cannon, History of American Trotskyism, New York, 1944, pp. 49-51.