1988 |
" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky. |
Natalia Ivanovna raconte :
« Le soir même de ce 7 novembre 1927, Lev Davidovitch décida que nous devions quitter sur l'heure le Kremlin, sans attendre d'être expulsés ; on s'y trouvait encore comme dans une souricière, l'exclusion du parti n'était plus qu'une question de jours, et la prison était à prévoir ensuite. Nous allâmes demander asile à Beloborodov, qui habitait une Maison des soviets à proximité du Kremlin. [...]. Zinoviev, Kamenev, Radek, recevaient des avis d'expulsion du Kremlin. » [2]
Le déménagement de Trotsky chez son ami Beloborodov, alors encore commissaire du peuple à l'Intérieur de la R.S.F.S.R., se fit si vite et si discrètement que, pendant vingt-quatre heures, le G.P.U. constata sa disparition sans parvenir à le localiser dans l'Immeuble du Granovski péréoulok, où il avait, avec Natalia, une chambre donnant sur une petite cour emplie de fleurs [3].
Les zinoviévistes sont en train de lâcher pied. Trotsky le sait, mais ne renonce pas à la nécessaire fermeté. Le 9 novembre, il a encore la force de conviction nécessaire pour les entraîner a signer avec lui une lettre au bureau politique et au présidium de la commission contrôle de contrôle, dans laquelle ils élèvent une protestation contre les irrégularités, brutalités et actions pogromistes commises pendant la manifestation d'anniversaire du 7 novembre 1927. Il raconte les dégâts commis dans l'appartement de Smilga, les portes enfoncées, les meubles brisés. Il dénonce le chef du commando chez Smilga, le commandant de l'école militaire de l'exécutif central, Lajouk. Il dénonce l'organisateur de l'attaque contre l'appartement du balcon de Préobrajenski, Boris Voline, sans doute un agent du G.P.U. nommé Fradkine, l'arrestation illégale des occupants, les coups portés à Natalia Ivanovna. Il dénonce l'activité, tout au long de la journée, de ceux qu'il appelle, en souvenir de l'époque tsariste, les « cent-Noirs » [4].
Le 16 novembre, vieux militant et oppositionnel, son ami A.A. Joffé, se tire une balle dans la tête. Le comité central vient de lui refuser l'autorisation de se rendre à Vienne où il a suivi un traitement – une cure au bromure – qui demande des examens et des soins ultérieurs impossibles à donner à Moscou. Incapable de prendre à la bataille dans le parti la part qu'il souhaiterait, placé dans l'impossibilité de se soigner sérieusement, ce grand malade a choisi de donner le sens d'une protestation politique à sa mort volontaire. Il a laissé à Trotsky une lettre que le G.P.U. a immédiatement emportée, mais dont une copie – peut-être incomplète – lui sera remise sur sa protestation indignée. Il y écrit notamment :
« S'il m'est permis de comparer une grande chose avec une petite, je dirai que l'événement historique de la plus haute importance que constituent votre exclusion et celle de Zinoviev, une exclusion qui doit inévitablement ouvrir une période thermidorienne dans notre révolution, et le fait qu'après vingt-sept ans d'activité dans des postes responsables, il ne me reste plus rien d'autre à faire que me tirer une balle dans la tête, ces deux faits illustrent une seule et même chose : le régime actuel de notre parti. Et ces deux faits, le petit et le grand, contribuent tous les deux à pousser le parti sur le chemin de Thermidor. »
Il ajoute – remarques capitales:
« Vous avez toujours eu raison en politique depuis 1905 et Lénine aussi l'a reconnu. Je vous ai souvent raconté ce que je lui ai entendu dire moi-même : en 1905, c'était vous, pas lui, qui aviez raison. A l'heure de la mort, on ne ment pas, et je vous le répète encore aujourd'hui.
« Mais vous vous êtes souvent départi de la position juste en faveur d'une unification, d'un compromis dont vous surestimez la valeur. C'était une erreur. Je le répète : en politique, vous avez toujours eu raison, et maintenant vous avez plus que jamais raison. Un jour le parti le comprendra, et l'histoire sera forcée de le reconnaître.
« Ne vous inquiétez donc pas si certains vous abandonnent et surtout si la majorité ne vient pas à vous aussi vite que nous le souhaitons. Vous êtes dans le vrai, mais la certitude de la victime ne peut résider que dans une intransigeance résolue, dans le refus de tout compromis, comme ce fut le secret des victoires de Vladimir Ilyitch.
« J'ai souvent voulu vous dire ce qui précède, mais je ne m'y suis décidé que dans le moment où je vous dis adieu. Je vous souhaite force et courage comme vous en avez toujours montré et une prompte victoire. » [5]
Peut-être l'ami de toujours, à l'instant de vérité, a-t-il mis ainsi le doigt sur les deux fêlures dans la splendide armure de Trotsky : la surestimation du compromis, la difficulté à communiquer même avec les amis les plus chers.
L'enterrement de Joffé, le 19 novembre 1927, se transforma en une imposante manifestation dont un auteur samizdat, Natalia Ivanovna, Victor Serge et Pierre Naville ont rendu compte. Victor Serge raconte :
« Le C.C. avait fixé à 2 heures le départ du cortège qui devait conduire la dépouille mortelle du commissariat des affaires étrangères au cimetière de Novo-Diévitchii : si tôt, les gens du travail ne pourraient pas venir. Les camarades retardèrent tant qu'ils purent la levée du corps. Vers 4 heures, une foule lente, foulant la neige en chantant, avec peu de drapeaux rouges, descendit vers le Grand Théâtre. Elle comptait déjà plusieurs milliers de personnes. [...] Grand, le profil aigu, en casquette, le collet du mince pardessus relevé, Trotsky marchait avec Ivan Nikititch Smirnov, maigre et blond, encore commissaire du peuple aux P.T.T., et Khristian Rakovsky. Des militants géorgiens qui avaient, sous leur manteau bleu serré à la taille, belle allure militaire, escortaient ce groupe. Cortège gris et pauvre, sans apparat, mais dont l'âme était tendue et dont les chants avaient une résonance de défi. En approchant du cimetière, les incidents commencèrent. Sapronov, la crinière blanche, hérissée autour d'un visage émacié, passa dans les rangs : "Du calme, camarades, ne nous laissons pas provoquer... On enfoncera le barrage." L'un des organisateurs de l'insurrection de Moscou en 1917 organisait maintenant ce triste combat à la porte d'un cimetière. Nous piétinâmes un moment devant le haut portail crénelé ; le C.C. avait donné l'ordre de ne laisser entrer qu'une vingtaine de personnes. "Alors, répondirent Trotsky et Sapronov, le cercueil n'entrera pas non plus et les discours seront prononcés sur la chaussée. "Il sembla un moment que les barrages allaient éclater. Les délégués du C.C. intervinrent, nous entrâmes. Le cercueil flotta un dernier moment au-dessus des têtes dans le silence et le froid, puis on le descendit dans la fosse. Je ne sais plus quel fonctionnaire apporta les condoléances officielles du C.C. Les murmures montèrent : "Assez ! Qu'il s'en aille !" Ce fut pesant. Rakovsky dominait la foule, glabre et corpulent, la parole claquante, portant loin : "Ce drapeau – nous le suivrons comme toi – jusqu'au bout – nous en faisons – sur ta tombe – le serment !" » [6]
L'auteur du récit samizdat, membre de l'Opposition de gauche russe, est un tout petit peu plus précis : Tchitchérine représente le gouvernement, et c'est l'intervention de M.N. Rioutine qui provoque la colère des assistants. Il raconte la réaction de Trotsky aux cris de protestation :
« Comme s'il sortait d'un rêve, il demanda à Sapronov qui se trouvait à ses côtés : "Pourquoi crient-ils contre lui ?” Je n'entendis pas la réponse de Sapronov, mais, à regarder Trotsky, il était facile de remarquer qu'il n'écoutait pas les orateurs. Plongé dans ses réflexions, il regardait fixement la tombe béante : sa joue gauche était secouée de tremblements nerveux. Quand Tchitchérine annonça que Lev Davidovitch Trotsky avait la parole, le silence se fit tout autour ; même les soldats sur les murailles se figèrent dans l'attente. » [7]
Trotsky est le dernier orateur. Naville se souvient que « le mot biourocrat sonnait entre ses mâchoires comme celui de l'adversaire désigné depuis longtemps » [8]. Le témoin russe se souvient :
« Son discours coulait comme une mélodie triste et vous pénétrait jusqu'au cœur. [...] Jamais il n'en avait prononcé un pareil. [...] Peu à peu la triste mélodie céda la place à un appel à la vie, à la lutte. » [9]
Trotsky appelle ses auditeurs à suivre l'exemple de la vie de Joffé et non de sa mort :
« Il a occupé des postes responsables, mais ce n'était pas un bureaucrate. Le bureaucratisme lui était étranger. [...] Il abordait tous les problèmes du point de vue de la classe ouvrière [...] du prolétariat et de la révolution internationale. [...] Il s'en est allé au moment où, selon ce qu'il pensait, il ne lui restait rien à donner à la révolution que sa mort. Alors, avec fermeté et courage, comme il avait vécu sa vie, il l'a quittée. Quittons-le dans l'esprit où il a vécu et combattu [...] sous le drapeau de Marx et de Lénine sous lequel il est mort. Nous vous le jurons, Adolf Abramovitch Joffé, nous porterons votre drapeau jusqu'au bout. » [10]
L'auteur du récit samizdat raconte que la foule qui se pressait vers Trotsky, après son discours, faillit l'écraser contre un mur et que Lachévitch prit l'initiative de former un cordon de camarades qui réussirent à le dégager. Monté sur des épaules fraternelles, il lança un appel à ne pas manifester et à rentrer chez soi.
C'était la dernière fois qu'il prenait la parole en public sur la terre soviétique...
Les discussions continuent avec les zinoviévistes. Le 20 novembre, Trotsky rédige une note dans laquelle il tente de faire le bilan des smytchki, ces réunions privées que l'appareil traque maintenant, après les manifestations, et que l'Opposition, depuis qu'on a tiré des coups de feu sur l'une d'elles à Kharkov, décide de ne plus organiser. Il affirme pourtant, se plaçant dans la perspective de l'exclusion :
« Quelles que soient les décisions du congrès, l'Opposition se considérera comme une partie du Parti communiste de l'Union soviétique et agira en conséquence. [...] Derrière l'Opposition, il y a déjà une demi-opposition et, derrière elle [...] des sympathisants. L'exclusion du parti de centaines et de milliers d'oppositionnels ne brisera pas les liens qui sont les leurs avec le parti. » [11]
C'est cela même que Zinoviev écrivait dans un texte à usage interne de l'Opposition, au lendemain du plénum de juillet, mais c'est déjà un passé lointain. Le 27 novembre, Trotsky écrit à un certain nombre des militants proches de lui pour leur demander leur témoignage sur ce qu'ils ont entendu concernant l'invention du « trotskysme », de la part de Zinoviev et de Kamenev qui recommencent à utiliser le mot...
C'est probablement Trotsky qui inspire l'ultime tentative, désespérée, de présenter un front uni face à la direction. A son initiative, 121 militants de l'Opposition unifiée – dont la totalité des dirigeants connus – s'adressent au bureau politique, dans un geste qui est une concession à Zinoviev, paniqué par son exclusion et les menaces qui pèsent sur ses camarades :
« Nous ne pouvons pas renoncer aux idées que nous croyons justes et que nous avons soumises au parti dans notre Plate-forme et dans nos thèses : mais, pour sauver l'unité du parti [...], nous déclarons au congrès que nous arrêterons tout travail fractionnel, dissoudrons toutes nos organisations fractionnelles, et appellerons à faire de même ceux qui pensent comme nous dans le parti et l'Internationale communiste. » [12]
Bien des militants, du côté « trotskyste », sont mécontents d'une concession qu'ils estiment inutile, à des hommes qui ne sont sans doute pas loin d'être brisés. Mais pour ces derniers, le XVe congrès en effet ne se dessine plus à l'horizon que comme une exécution capitale. Staline, avec toute la force de celui qui triomphe, reprend l'exigence d'abjuration que le malheureux Zinoviev avait pour la première fois présentée à Trotsky en 1924 :
« L'Opposition doit capituler complètement et sans condition, tant sur le plan politique que sur celui de l'organisation. [...] Ils doivent renoncer à leurs points de vue anti-bolcheviques. [...] Ils doivent dénoncer les fautes qu'ils ont commises et qui sont devenues des fautes devant le parti. Il faut qu'elle nous livre ses cellules, afin que le parti ait la possibilité de les dissoudre intégralement. C'est ainsi, ou bien ils s'éloigneront du parti. S'ils ne s'en vont pas, c'est nous qui les mettrons sur le chemin. » [13]
Dans le cours du congrès, Rakovsky, porte-parole des irréductibles qui refusent toute capitulation, tente d'expliquer pourquoi des militants ne peuvent accepter aucun chantage en forme d'autocritique : il est chassé de la tribune sans avoir pu se faire entendre.
Mais Staline a décidé qu'on laisserait parler Kamenev. Ses camarades et lui ne veulent à aucun prix en effet de ce « deuxième parti » qui serait à leurs yeux la conclusion inévitable de l'exclusion d'une opposition qui conserverait son point de vue. Ils savent désormais qu'il ne leur reste plus qu'à capituler, c'est-à-dire à accepter le reniement exigé par Staline. Kamenev – à la tribune, il a l'air d'un vieil homme – supplie littéralement les 1 679 délégués – parmi lesquels il n'y a pas un seul oppositionnel – de ne pas leur demander plus que de s'incliner en hommes disciplinés. On ne peut, dit-il, exiger d'hommes, de bolcheviks, qu'ils renoncent à leurs opinions personnelles [14]. Mais la commission spéciale du congrès reste d'une totale intransigeance.
Le 17 décembre, au dernier moment, Kamenev et les siens se décident enfin : ils écrivent qu'ils condamnent les idées de l'Opposition – les leurs – comme « erronées et antiléninistes » [15]. Quelques heures plus tard, dans une déclaration écrite, Rakovsky, Smilga, Radek et Mouralov affirment à leur tour :
« Exclus du parti, nous ferons tout pour y rentrer. On nous exclut pour nos idées. Nous les considérons comme bolcheviques et léninistes. Nous ne pouvons y renoncer. » [16]
Les deux groupes qui se séparent ainsi, dans un déchirement tragique, commencent en ce jour, au même moment, deux longs et pénibles voyages, par des itinéraires différents qui vont les conduire pourtant à se retrouver au jour de leur mort, ensemble, face aux mêmes bourreaux.
Victor Serge a rendu visite à Trotsky dans sa petite chambre sur cour sur Granovski Peréoulok. Il raconte :
« Des camarades veillaient nuit et jour dans la rue et dans l'immeuble, surveillés eux-mêmes par des agents du G.P.U. Des motocyclistes observaient les allées et venues des autos. Je montai par un escalier de service ; à l'étage, une porte gardée : "C'est ici." Dans la cuisine, Iakovine, mon camarade, dirigeait le service de défense tout en rédigeant un document. Le Vieux me reçut dans une petite chambre donnant sur cour où il n'y avait qu'un lit anglais et une table chargée de cartes de tous les pays du monde. Vêtu d'une veste d'intérieur usagée, alerte et grand, la haute chevelure presque blanche, le teint maladif, il déployait en cage une énergie acharnée. Dans la pièce voisine, on recopiait des messages qu'il venait de dicter ; dans la salle à manger, on recevait les camarades qui arrivaient de tous les coins du pays et avec lesquels il s'entretenait à la hâte entre deux coups de téléphone. L'arrestation de tous était possible d'un moment à l'autre. Après l'arrestation, quoi ? On ne savait pas, mais on se dépêchait de tirer parti des dernières heures, car c'étaient sûrement les dernières heures. Ma conversation avec Trotsky roula principalement sur l'Opposition internationale dont il fallait à tout prix étendre et systématiser l'action. » [17]
D'autres récits ou descriptions de la vie au temps du séjour chez les Beloborodov font apparaître silhouettes et scènes. Il y a là Maria Mikhailovna Joffé qui poursuit sans transition le combat de son mari, Faina Iablonskaia, maîtresse de maison et « secrétaire générale » de l'Opposition, jeunes et vieux militaires, comme l'élève-officier Arkadi Heller qui est venu monter la garde et qu'on va accuser de tentative d'assassinat sur la personne d'un poète officiel. La maison bruisse de toutes sortes de rumeurs, favorables ou non. Citons le récit de la rencontre devant le Kremlin entre Staline et le « trotskyste » Dimitri Schmidt, ouvrier ajusteur devenu commandant de division, à vingt-huit ans, ancien chef des partisans pendant la guerre civile, un des chefs de l'Armée rouge. C'est Victor Serge qui l'a racontée à Barmine :
« A la veille du congrès du parti de 1927 [ ... ], Schmidt, venu à Moscou, toujours sous l'uniforme de sa division – la grande cape noire, la ceinture aux pendeloques d'argent ciselé, le sabre courbe et le bonnet de fourrure sur l'oreille –, sortant du Kremlin avec Karl Radek, rencontra Staline qui y rentrait. [...] Il l'aborda et, d'un ton mi-railleur, mi-sérieux, l'engueula comme seuls les anciens partisans savent engueuler quelqu'un, je veux dire en termes d'une saveur indescriptible. Pour conclure, il fit semblant de dégainer sa lame courbe en assurant au secrétaire général du comité central qu'il lui couperait un jour les oreilles. »
Et Barmine de commenter « Staline, qui encaissait, gardant son sang-froid, mais pâle et les lèvres pincées, traité de salaud, s'est, à n'en pas douter, souvenu dix ans plus tard de cette menace "terroriste". » [18]. Accusé de « complot militaire », Schmidt disparaîtra en 1936...
C'est dans l'appartement des Beloborodov que Trotsky réussit à dicter le premier texte d'orientation de ce qui s'appellera désormais l'Opposition de gauche, car le qualificatif d'« unifiée » n'a plus sa raison d'être avec la défection de Zinoviev, Kamenev et leurs partisans. Il est intitulé Nouvelle Etape et fait le point de cette « crise du parti » qui reflète en définitive – c'est par là qu'il commence – la crise de la révolution, elle-même provoquée par la modification des rapports de classe.
Le fait majeur, dans l'Union soviétique, est le danger de Thermidor – terme auquel Trotsky donne de toute évidence dans ce texte le sens de « restauration capitaliste ». Il ajoute que Thermidor n'a pas encore eu lieu :
« Ce qui est en train de se passer, c'est la concentration du pouvoir entre les mains de ces organes bureaucratiques qui reposent sur la classe ouvrière, mais qui tendent toujours plus vers les couches supérieures de la petite bourgeoisie des villes et des campagnes et se mélangent partiellement avec elle. » [19]
La lutte contre le danger de Thermidor est donc pour lui une lutte de classes, mais une lutte réformiste, de redressement de la ligne du parti.
La Plate-forme de l'Opposition avait distingué dans le parti, outre la gauche, un groupe de droite –Boukharine, Rykov, Tomsky – exprimant les intérêts des paysans aisés, de l'aristocratie ouvrière et des employés d'Etat ; et un groupe « centriste », celui des Staline, Molotov, Ouglanov, représentant la caste bureaucratique qui essaie de se substituer au parti. C'est évidemment dans le premier que se trouvent, pour l'Opposition, les forces agissant dans le sens de Thermidor, mais le second exprime très concrètement le reflux de la révolution : au cours des dernières années, la partie ouvrière de l'appareil d'Etat s'est rapprochée, dans sa façon de vivre, de la petite bourgeoisie et a subi la pression de l'ennemi de classe, cependant que le prolétariat lui-même manifestait une passivité politique grandissante. Les forces bourgeoises ont accru leur pression sans se heurter à une résistance prolétarienne active. Le moment viendra, bien sûr, où le prolétariat prendra conscience du danger et réagira:
« La gravité de la situation consiste en ce que le régime du parti freine et paralyse l'activité du prolétariat en même temps que la théorie officielle du parti le tranquillise et l'endort. C'est pour cette raison et dans de telles conditions que l'Opposition porte une grande responsabilité. » [20]
Polémiquant contre quelques-uns de ses proches camarades qui pensent que l'exclusion des oppositionnels du comité central signifierait le début officiel de Thermidor, Trotsky assure qu'il s'agit seulement de sa préparation dans le cadre du parti :
« La fraction stalinienne, en abattant la barrière prolétarienne de gauche, est en train, contre son propre gré, de paver la voie à la marche au pouvoir de la bourgeoisie. Mais ce phénomène n'est encore accompli, ni en politique, ni dans l'économie, ni dans la culture, ni dans la vie quotidienne. » [21]
Il demeure convaincu que la poussée ultérieure à droite va mobiliser le prolétariat et amener à l'Opposition des forces nouvelles, comme le ferait toute accélération positive du mouvement révolutionnaire en Occident. La stabilité de l'impérialisme qui condamnerait à l'isolement la révolution russe ne lui paraît guère probable, et c'est pourquoi il pense qu'il faut assurer « la défense et la pratique du bolchevisme véritable, fût-ce, pour un temps, à titre de petite minorité ». Même dans la pire hypothèse, d'ailleurs, le « deuxième parti » serait formé par l'union des éléments bureaucratiques et propriétaires tandis que l'Opposition serait « le prolongement historique du parti bolchevique ».
Pour les mois qui viennent, il faut s'attendre à une offensive accrue des éléments de droite soit à travers le groupe Rykov, soit parce que Staline enfourcherait le cheval de droite et liquiderait Rykov. La pression des nouveaux possédants et des bureaucrates qui leur sont liés sera plus puissante que la pression du groupe Rykov lui-même :
« Il faut, ou bien s'appuyer sur ces nouveaux possédants contre les ouvriers, ou bien s'appuyer sur les ouvriers contre leurs prétentions. » [22]
Dans cette lutte, l'activité de l'Opposition, « la continuité du parti bolchevique authentique », est particulièrement nécessaire.
Les perspectives de l'Internationale sont identiques. Les conditions existent d'une radicalisation de la classe ouvrière mais l'un des principaux obstacles à la croissance et au renforcement des partis communistes est l'orientation de l'Internationale, ainsi que son régime. L'activité de l'Opposition n'en a que plus d'importance.
En réponse à la campagne officielle contre l'Opposition, Trotsky rétorque qu'en réalité le mot d'ordre de Staline contre « un deuxième parti » dissimule l'apparition dans le pays d'une véritable « dualité de pouvoirs » et la naissance d'un parti bourgeois à la droite du parti russe et sous son couvert. L'opposition ne peut mener à bien son travail si elle se laisse intimider par l'épouvantail du « deuxième parti ».
De ce point de vue, la capitulation de Zinoviev et Kamenev a porté à l'Opposition, donc à la cause de la révolution, un coup très rude qui non seulement ne contribue pas à préserver l'unité du parti, mais le démoralise :
« Refuser de défendre ses positions revient en particulier à justifier le comportement de cette large couche de membres du parti corrompus et bornés qui pensent comme l'Opposition mais votent comme la majorité. » [23]
La tentative de Zinoviev et de Kamenev de constituer finalement un « centrisme de gauche » face au « centrisme de droite » de Staline est vouée à l'échec : leur groupe ne pourra plus jouer aucun rôle indépendant, comme le démontre la rechute qui les conduit de nouveau à parler de « trotskysme ».
Trotsky répond également à ceux qui estiment que la trahison de Zinoviev et de Kamenev démontre le caractère erroné du bloc conclu avec eux en 1926. Pour lui, il s'est agi du bloc entre les deux centres prolétariens les plus importants et cette politique aboutit, en U.R.S.S. comme dans l'Internationale, à l'unification des meilleurs éléments de l'Opposition de 1923 et de celle de 1925-1926.
Analysant l'histoire de l'Opposition depuis 1926, il y distingue quatre périodes déterminées par la constitution du bloc et le XVe congrès, avec les dates intermédiaires du 16 octobre 1926 et du 8 août 1927, chacune étant marquée dit-il, par « une montée de l'activité oppositionnelle » puis, à un certain niveau, « un ralentissement accompagné de déclaration de refus de l'activité fractionnelle. » Il explique ce caractère cyclique par les conditions générales du pays et du parti, le fait que l'appareil soit « armé de toutes les méthodes et de tous les moyens de la dictature », l'Opposition ne disposant que de la propagande :
« L'appareil tente de transformer ces armes de propagande en formes embryonnaires de fraction d'abord, de parti et de guerre civile ensuite. L'opposition refuse de s'engager sur cette voie. Elle atteint chaque fois la limite où l'appareil la place devant la nécessité de renoncer aux méthodes et procédés de propagande qu'elle utilisait. » [24]
Il poursuit, contre des critiques qui sont pour nous sans visage :
« Ceux qui critiquent la tactique suivie par l'Opposition, son caractère de « marche en zigzag » raisonnent comme si elle déterminait librement sa tactique, et font abstraction de la pression frénétique d'une masse d'ennemis, de l'omnipotence de l'appareil du glissement politique de la direction, de la passivité relative des masses ouvrières, etc. Il n'est possible de comprendre la tactique de l'Opposition, avec ses inéluctables contradictions internes que si l'on n'oublie pas qu'elle nage contre le courant, luttant contre des difficultés et des obstacles jusque-là inconnus dans l'histoire. » [25]
Ce texte, remarquablement calme et mesuré au lendemain d'une bataille aussi tendue et passionnée, se termine par des formules qui sont à la fois des appels à la réflexion et de simples conseils :
« Aucun manuel n'enseigne les moyens de redresser une dictature prolétarienne placée sous le coup de Thermidor. Il faut chercher la méthode en partant de la situation réelle. Ces moyens seront trouvés si l'orientation fondamentale est juste. » [26]
Les conseils, eux, sont simples : les oppositionnels doivent se donner une formation solide, militer avec sérieux et conscience dans le parti et, exclus, dans les organisations prolétariennes et soviétiques en général, en appeler à l'Internationale.
Trotsky écrit aussi, sur la même ligne, une lettre au représentant de l'Opposition en Allemagne, N.N. Pereverzev. Saisie par le G.P.U. avant son départ, elle est publiée, avec un autre texte sous le titre de « Lettres à Pierre », dans la Pravda du 15 janvier 1928 et présentée comme la preuve irréfutable de la poursuite d'activités fractionnelles sur le plan national et international [27].
Tout ce travail s'effectue dans la hâte et la précipitation. On attend les mesures de répression qui ne peuvent manquer de s'abattre sur les oppositionnels exclus et qui, en effet, ne tardent pas. Dans un premier temps, l'appareil préfère ne pas afficher ouvertement son intention d'éloigner de force les opposants de Moscou : puisqu'ils se déclarent malgré tout fidèles et disciplinés, on leur propose des postes qui équivalent à un véritable exil, en Bachkirie, au Kazakhstan, en Extrême-Orient, dans la région arctique. On propose à Trotsky de partir de son plein gré vers Astrakhan et à ses camarades des postes mineurs dans toute l'étendue de l'U.R.S.S., à des milliers de kilomètres du centre politique du pays. Pendant quelques jours, au début de janvier, Rakovsky et Radek négocient avec Ordjonikidzé, essaient d'éviter le départ pour Astrakhan de Trotsky dont la santé ne supporterait pas le climat. Mais celui-ci est ferme : les oppositionnels n'accepteront leur nouvelle affectation que si les autorités font la démonstration qu'il ne s'agit pas d'une déportation déguisée. Le 3 janvier, convoqué par le G.P.U, il refuse de déférer. Quelques jours plus tard, le 12, jetant le masque, le G.P.U. l'informe qu'en vertu de l'article 58 du Code pénal – qui prévoit la répression des activités contre-révolutionnaires –, il va être déporté à Alma-Ata, la date de son départ étant fixée au 16 janvier 1928. Il demande l'autorisation de pouvoir emmener avec lui ses collaborateurs Sermouks et Poznansky, ce qui lui est refusé. En revanche, Lev Sedov est autorisé à accompagner son père.
Le 15 janvier, veille du départ, il est interrogé par un journaliste amené par Radek, Paul Scheffer, du Berliner Tageblatt. Le journaliste ne note aucun indice de surveillance policière, mais une grande agitation, interroge Trotsky qui se dérobe à toute question concernant la politique intérieure de l'U.R.S.S., poussant le souci du détail jusqu'à parler du « départ en voyage » d'un camarade qui vient annoncer sa déportation. Il se contente d'inviter Scheffer à lui rendre visite à Alma-Ata [28].
Natalia Ivanovna a raconté la folle journée et surtout la folle soirée du 16 janvier, les bagages, « le chaos des choses et des effets [...], un enchevêtrement de meubles, de caisses, de linge, de livres et la foule interminable des visiteurs, des amis qui sont venus faire leurs adieux » [29]. Des hommes, des femmes passent, des inconnus, qu'on embrasse, avec qui on échange des souhaits, qui apportent des fleurs, des sucreries, des vêtements chauds, des livres. Finalement les bagages sont enlevés. Les amis s'en vont, aussi, attendre à la gare, où le départ du train est prévu pour dix heures. La famille, réunie dans la salle à manger des Beloborodov, attend l'arrivée des gens du G.P.U. A leur place, un coup de téléphone du G.P.U., sans explication : le départ est retardé de quarante-huit heures. Que se passe-t-il ? L'explication arrive une demi-heure plus tard, avec des jeunes d'abord, Rakovsky et d'autres ensuite. Natalia Ivanovna résume leurs récits :
« Il y avait à la gare une manifestation formidable. Les gens attendaient. On criait: "Vive Trotsky !" Mais on ne voyait pas Trotsky. Où était-il? Devant le wagon qui lui était destiné, une foule tumultueuse. De jeunes amis avaient fixé sur le toit du wagon un grand portrait de L.D. Ce fut accueilli par des "hourras" d'enthousiasme. Le train s'ébranla. Une secousse. Une autre. Le convoi était avancé [...] et s'arrêta subitement. Des manifestants étaient allés en courant au-devant de la locomotive, d'autres s'étaient accrochés aux wagons et avaient arrêté le train, réclamant Trotsky. Le bruit courut dans la foule que les agents du G.P.U. auraient introduit subrepticement Trotsky dans un wagon et l'empêcheraient de se montrer à ceux qui lui faisaient cette conduite. L'émotion dans la gare était indescriptible. Il y eut des bagarres avec la milice et les agents du G.P.U., il y eut des victimes de l'un et de l'autre côté; des arrestations furent faites. Le train eut une heure et demie de retard. » [30]
L'auteur des Mémoires d'un bolchevik-léniniste, publiés en samizdat, fait, dans les années soixante-dix, un récit en tous points comparable : convocation, transmise par Iablonskaia, pour les adieux à Trotsky, gare de Kazan, à dix-neuf heures, 10 000 personnes qui y répondent, le désordre dans la gare, les bagages de Trotsky entassés, sa chienne enchaînée, le wagon aux rideaux blancs rattaché au train et l'inquiétude, les meetings improvisés, la course avec le train quand il démarre, les efforts des provocateurs pour « emmener » une manifestation au Kremlin.
Dans la soirée, plus tard, les bagages revenaient de la gare, d'autres amis arrivaient à la maison de Beloborodov et Iablonskaia. La vérité se faisait jour : le nombre de manifestants avait décidé Staline à reporter le départ, et celui-ci allait avoir lieu par surprise, dans la plus grande discrétion [31] ...
C'est en effet au début de l'après-midi du 17 que les agents du G.P.U. reviennent en force – sept voitures selon l'auteur du texte samizdat –, sous le commandement de l'officier Kichkine, au moment où ne se trouvent plus, avec Trotsky et Natalia Ivanovna, que leurs deux fils, Lev et Sergéi, Maria Mikhailovna Joffé et Faina Viktorovna Iablonskaia, leur hôtesse, et pas de garde, puisque tout le monde croit le départ remis à une date bien ultérieure. Les gens du G.P.U apportent avec eux un mandat d'arrêt et de départ immédiat, sous escorte, en direction d'Alma-Ata. Les hommes du G.P.U. empêchent les Trotsky d'appeler et de répondre au téléphone, n'ont aucune explication du changement de date. Ce n'est que de justesse et par hasard que les hôtes de la maison parviennent à informer Beloborodov de ce qui est en train de se passer chez lui. Finalement, pour bien montrer que la déportation n'est pas une mesure consentie par ceux qui en sont victimes, Trotsky décide d'obliger les policiers à employer ouvertement la violence. La famille et les deux femmes s'enferment à clé dans une chambre. Natalia Ivanovna raconte :
« Les pourparlers avec les agents du G.P.U. eurent lieu à travers une porte fermée à clé. Les agents ne savaient que faire, hésitaient, consultèrent leurs chefs par téléphone, reçurent enfin des instructions et déclarèrent qu'ils allaient faire sauter la porte, étant donné qu'ils devaient exécuter les ordres reçus. L.D. pendant ce temps, dictait une instruction sur la conduite que devait suivre dans la suite l'Opposition. Nous n'ouvrions pas. On entendit un coup de marteau. La vitre de la porte se brisa en éclats, un bras s'allongea qui portait les galons d'un uniforme.
— Tirez sur moi, camarade Trotsky, tirez ! répéta d'une voix émue et pressante Kichkine, ancien officier qui avait plus d'une fois accompagné L.D. dans ses tournées sur le front.
— Ne dites pas de bêtises, Kichkine, répondit tranquillement L.D.; personne n'a l'intention de tirer sur vous ; faites ce que vous avez à faire. » [32]
Entrés dans la pièce, les agents se heurtent à la résistance passive de Trotsky, le chaussent, lui enfilent sa pelisse, le coiffent de son bonnet, l'emportent dans leurs bras dans l'escalier. Ljova, qui doit être déporté avec son père, sonne à toutes les portes, criant qu'on « emporte le camarade Trotsky ». Une auto du G.P.U. emporte la famille Trotsky et son hôtesse F. V. Iablonskaia non pas vers la gare de Kazan d'où doit partir le train, mais vers la petite station de Faustovo, près de Iaroslavl, déserte : elle est entourée de forces de police ; seuls quelques cheminots sont au travail, à qui Ljova crie de constater comment « on emporte le camarade Trotsky ». Sérioja calotte un agent du G.P.U. qui l'a pris au collet pour l'empêcher de suivre ses parents. Les hommes du G.P.U. portent Trotsky dans leurs bras jusqu'à un wagon stationné sur une voie de garage et dont tous les compartiments, sauf un, sont occupés par les gens du G.P.U. Les voyageurs forcés n'ont même pas leur bagage personnel. Le wagon, seul derrière une locomotive, part vers 2 heures de l'après-midi.
Par le chemin de fer de ceinture, le petit convoi rejoint alors, dans une petite gare à une cinquantaine de kilomètres de Moscou, le train postal Moscou-Tachkent parti normalement de la gare de Kazan. A 5 heures, Sérioja, qui veut poursuivre ses études et a choisi de ne pas partager l'exil de ses parents, les quitte, avec Iablonskaia, qui rejoint son mari. Le long voyage commence dans l'express, qui a été retardé d'une heure et demie pour attendre ces voyageurs imprévus. Natalia Ivanovna raconte :
« Nous continuâmes le voyage. J'avais de la fièvre. L.D. avait de l'entrain, il était presque gai. La situation était devenue nette. L'ambiance générale devint calme. L'escorte était prévenante et polie. On nous fit savoir que nos bagages partaient avec le train suivant et qu'à Frounzé – terminus de notre trajet en chemin de fer – ils nous rattraperaient ; cela voulait dire au neuvième jour de notre voyage. Nous n'avions avec nous ni linge ni livres. Avec quel soin affectueux pourtant, Sermouks et Poznansky n'avaient-ils pas empaqueté les livres, les choisissant minutieusement, les uns pour la route, les autres pour les travaux des premiers temps ! Avec quelle sollicitude Sermouks avait emballé les accessoires de bureau, connaissant ses goûts et ses habitudes à la perfection ! Que de voyages n'avait-il pas faits, pendant les années de la révolution, avec L.D., en qualité de sténographe et de secrétaire ! [...] Cette fois, nous étions partis pour un très long voyage sans un seul livre, sans un crayon, sans une feuille de papier. […] Nous étions en wagon sans aucun bagage, comme si nous nous rendions simplement d'un quartier de la ville dans un autre. Vers le soir, nous nous allongeâmes sur les banquettes, posant la tête sur les accoudoirs. A la porte entrouverte du compartiment se tenaient les sentinelles. » [33]
Dans les jours qui suivent, il apparaît que le chef de l'escorte, l'officier Barytchkine, est bien connu de Trotsky, qu'il l'a plusieurs fois accompagné à la chasse. Ljova, qui n'est pas déporté et jouit de sa liberté de mouvements, descend aux arrêts, fait de menues emplettes dans les gares. Mais c'est l'escorte qui, à Samara, achète pour ses illustres prisonniers du linge de rechange, des serviettes de toilette, des brosses à dent et du dentifrice. Les dîners sont commandés d'avance dans les restaurants des gares.
A Arys, les voyageurs ont une bonne surprise : Ljova, qui circule dans le train, découvre, au buffet, installés devant une partie d'échecs, Sermouks et Poznansky qui ont pris le train de la veille, assisté sans se montrer à la manifestation et finalement sont descendus pour rejoindre le bon train du lendemain. Ljova, sans leur avoir parlé, se précipite dans le compartiment de ses parents. Il raconte :
« Joie générale. L.D. lui-même a de la peine à se fâcher de ce qu'ils ont fait : ils ont contrevenu à ses instructions et, au lieu de pousser plus loin leur voyage, ils ont attendu à la vue de tous, courant un risque inutile. Après m'être entendu avec L.D., je rédige pour eux un billet que j'espère pouvoir leur remettre quand il fera sombre. L'instruction comporte ceci : Poznansky se séparera de son compagnon, partira pour Tachkent immédiatement et attendra un signal. Sermouks poursuivra jusqu'à Alma-Ata sans entrer en communication avec nous. Passant sans m'arrêter devant Sermouks, je réussis à lui donner rendez-vous derrière la gare dans un lieu discret qui n'était pas éclairé. Poznansky y vient… » [34]
Le voyage a été très long à cause de la neige. C'est le dixième jour, au terme du voyage en train, à Pichpek (rebaptisée Frounzé), que les bagages les rejoignent et qu'ils peuvent enfin lire le livre que Sérioja leur a recommandé sur le Turkestan. Il reste encore plus de 250 kilomètres à parcourir pour atteindre Alma-Ata. Le petit groupe part en autobus, prend la route enneigée, passe la première nuit dans une isba glaciale, après n'avoir parcouru qu'une trentaine de kilomètres. Le lendemain, le franchissement de la passe du Kurdai est sans doute le moment le plus pénible du voyage à cause du froid terrible qui y règne. Un peu plus loin, on abandonne le camion pour une voiture venue d'Alma-Ata avec un chauffeur et un représentant des autorités locales. Finalement, au terme d'une équipée qui les a menés en une semaine de Pichpek à Alma-Ata, les Trotsky arrivent vers 3 heures du matin et sont logés dans deux chambres à l'hôtel Djetys, rue Gogol, « un garni, écrit Natalia Ivanovna, qui datait évidemment du temps de Gogol » [35]. On a perdu en route deux valises contenant notamment les livres sur l'Inde et sur la Chine.
Quatre jours après leur arrivée, nouvelle joie :
« Un beau matin, nous entendîmes dans le corridor la voix bien connue [de Sermouks]. Comme elle nous était chère ! Nous écoutions à travers la porte les paroles de Sermouks, son ton, ses pas. Cela nous ouvrait de grandes perspectives. On lui donna une chambre dont la porte était juste en face de la nôtre. Je sortis dans le corridor, il me salua de loin... Nous n'osions pas encore entrer en conversation, mais nous nous réjouissions en silence de ce voisinage. Le lendemain, en catimini, nous le fîmes entrer dans notre chambre, nous lui apprîmes en toute hâte ce qui s'était passé et nous convînmes de ce qu'il y aurait à faire pour notre avenir commun. Mais cet avenir ne devait pas être de longue durée. Le même jour, à dix heures du soir, arriva le dénouement. Tout était calme dans l'hôtel. L.D. et moi étions assis dans notre chambre, la porte était entrouverte sur le corridor glacé, car le poêle de fonte nous chauffait intolérablement. Ljova était dans sa chambre. Nous entendîmes les pas légers, circonspects, les pas d'hommes qui marchent en bottes de feutre, dans le couloir. Aussitôt nous nous mîmes à l'écoute tous les trois. "Ils sont venus", pensai-je très rapidement. Nous entendîmes qu'on entrait sans frapper dans la chambre de Sermouks, qu'on lui disait : "Dépêchez-vous", que Sermouks répondait : "Je peux au moins mettre les valenki ?" Il était en pantoufles. Ce furent encore des pas légers, à peine perceptibles et le silence se rétablit. » [36]
N.L Sermouks venait de disparaître de leur vie, sans qu'ils sachent jamais comment il était mort. De son côté, I.M. Poznansky était au même moment arrêté à Tachkent : cheminant de prison en camp, il allait être, lui aussi, fusillé, sans que Trotsky le sache, au printemps de 1938, dans une clairière près de Vorkouta. G.V. Boutov, qui avait également tenté de rejoindre Trotsky, avait été arrêté à Tachkent : ramené à la prison Bourtyka, de Moscou, il allait être l'une des premières victimes de cette nouvelle vague.
Arrivé une première fois à Moscou, menottes aux mains, sous escorte policière, à l'hiver 1899, Trotsky en est donc reparti pour n'y plus jamais revenir en ce mois de janvier 1928, sans menottes, mais sous une escorte policière plus importante sans doute pour l'ancien dirigeant de l'insurrection d'Octobre et chef de l'Armée rouge, qu'elle ne l'avait été pour encadrer l'étudiant révolutionnaire inconnu, animateur des cercles ouvriers de Nikolaiev. C'est là sans doute un signe banal de la destinée d'un homme qui a choisi de combattre pour la révolution. Mais l'élément de tragédie est donné par le fait que ce sont les siens, ses anciens compagnons d'armes, qui l'envoient maintenant en exil.
Trotsky a emmené avec lui Natalia Ivanovna et Ljova, venu de son plein gré, avec le consentement du G.P.U. Il est désormais éloigné de tous les autres qui ont été et sont encore les siens. Sa fille aînée, Zinaida, est en Crimée, avec une fillette et un petit garçon de dix-huit mois. La cadette, Nina, est à Moscou avec ses deux enfants : son mari, Man Nevelson, attend sa déportation au même moment. Leur mère, Aleksandra Lvovna, est à Leningrad où elle enseigne aux enfants des éléments de sociologie. Les amis, les camarades, les frères de combat, sont dispersés aux quatre coins de l'Orient et de l'Extrême-Orient soviétiques, loin des chemins de fer et près des aurores boréales et du pôle du froid. Ses collaborateurs, les « perles » de son secrétariat, ont été mis hors d'état de nuire. G.V. Boutov, emprisonné, doit faire face à une monstrueuse accusation, dont il tentera de se dégager par une grève de la faim. Après Poznansky et Sermouks, V.S. Eltsine prend le chemin de la déportation. Des proches, il ne reste plus en liberté que « les veuves », comme écrit Iablonskaia [37], le vieil Eltsine, Boris Mikhailovitch, père de Viktor, et le jeune G.Ia. Iakovine qui, abandonnant son domicile et son travail à Leningrad, a plongé dans la clandestinité à Moscou. Il reste aussi beaucoup d'inconnus, dont le G.P.U. n'a pas encore eu le temps, malgré ses moyens, de déceler la qualité et le dévouement.
Pendant que Trotsky voyageait interminablement, l'un des soucis de Staline a été de compléter la capitulation de Zinoviev et de Kamenev en faisant pression sur eux pour une condamnation plus nette encore du « fractionnisme » de Trotsky, à l'occasion de la publication de ses lettres à Pereverzev. C'est deux jours après l'arrivée de Trotsky à Alma-Ata – mais il ne le saura que beaucoup plus tard – que la Pravda a publié la longue lettre qui a été extorquée aux deux anciens dirigeants de l'Opposition unifiée.
Ceux que Trotsky va désormais appeler, pendant des mois, « les mousquetaires », l'attaquent et voient dans les documents la preuve que la fraction trotskyste continue sa lutte, ce qui équivaut politiquement à la voie du « deuxième parti » à laquelle ils opposent la leur, qu'ils appellent « capitulation devant le parti ». L'attitude de Trotsky et de l'Opposition signifie, selon eux, qu'ils pensent que Thermidor a été accompli. Ils ajoutent :
« L'essentiel réside dans le fait que le groupement politique qui est arrivé à de telles conclusions doit nécessairement, dans la situation concrète donnée, devenir une arme des forces de la petite bourgeoisie contre l'U.R.S.S. » [38]
Ils s'adressent aux oppositionnels restés auprès de Trotsky :
« Le courage politique, la conséquence politique ne consistent pas à suivre avec entêtement un chemin qui s'éloigne de plus en plus du P.C. et de l'I.C. Il faut se décider à arrêter. Il faut se décider à faire demi-tour. [...] Le parti, à l'instar de Lénine, acceptera des opinions de la minorité tout ce qui est confirmé par la vie et tout ce qui se révèle juste au point de vue de la révolution prolétarienne. »
Ils adjurent, pour conclure, tous les anciens oppositionnels de se soumettre pour arriver à « un rassemblement absolument complet du parti » [39].
Sans doute Staline et les siens escomptent-ils que la distance – l'espace russe que l'on imagine difficilement en Europe occidentale – et l'isolement dans lequel ils espèrent le maintenir, va permettre, sinon de briser, du moins de neutraliser celui que ses jeunes camarades commencent à appeler « le Vieux » – et de démoraliser ses partisans pour les engager sur la voie de Zinoviev.
Ils commettent à cette occasion deux erreurs graves. La première, qu'il leur faudra des années pour corriger – et ils auront à payer cher cette correction –, est d'avoir autorisé la présence auprès de Trotsky de son fils aîné. En effet, Ljova a, sans hésiter, quitté sa compagne et son petit garçon quand il a compris que la seule possibilité d'aider, de protéger ses parents exilés était de les accompagner. Et c'est sur ses épaules que va reposer tout l'aspect matériel du combat politique mené pendant une année à Alma-Ata. La seconde erreur est d'avoir sous-estimé la fermeté de Trotsky et les conséquences qu'elle allait avoir, dans le contexte soviétique d'alors, pour ses positions politiques.
« Cette fermeté, écrit Victor Serge, faisait de Trotsky, à une époque d'usure morale, un homme exemplaire dont la seule existence, fût-il bâillonné, rendait confiance en l'homme. Le dénigrement n'avait plus de prise sur son nom, la calomnie et l'injure prodiguées à flots, finissaient par se retourner contre elles-mêmes, impuissantes, en lui faisant une étrange auréole nouvelle ; et lui qui n'avait jamais su former un parti – ses capacités d'idéologue et d'organisateur étant d'un ordre tout à fait différent de celles des secrétaires d'organisation – acquérait, par la vertu de sa force morale et de sa pensée, quelques milliers de dévouements indéfectibles. » [40]
Références
[1] Outre les biographies actuelles, on trouvera le meilleur exposé des positions de Trotsky dans « Nouvelle étape », Œuvres, 1 (2e série), pp. 25-50.
[2] V. Serge, V.M., II, pp. 175-176.
[3] Ibidem, p. 176.
[4] Au bureau politique, 9 novembre 1927, A.H., T 1048.
[5] D.L.R., pp. 641-644.
[6] V. Serge, M.R., pp. 250-251.
[7] V. Serge, M.R., pp. 250-251.
[8] P. Naville, Trotsky vivant, p. 23.
[9] Mémoires, p. 91.
[10] Trotsky, « Discours sur la tombe de Joffé », 19 novembre 1927, A.H., T 3108.
[11] Note, 20 novembre 1927 A.H., T 3105.
[12] Pravda, 3 décembre 1927.
[13] Staline, Corr. Int., 17 décembre 1927, p. 1921.
[14] Kamenev, XVe congrès, pp. 251-252.
[15] Comple-rendu du XVe congrès, p. 1337.
[16] Ibidem, p. 1338.
[17] V. Serge, M .R., pp. 253-254.
[18] A. Barmine, Vingt Ans au Service de l'U.R.S.S., Paris 1939, p. 382. On trouve un récit très proche de cet incident dans Rappoport & Alekseiev, High Treason, p. 237.
[19] « Novyi Etap. », A.H., T 3109, traduction française dans « La Nouvelle Etape », Trotsky, Œuvres, I (nouvelle série), p. 26.
[20] Ibidem, p. 29.
[21] Ibidem, p. 33.
[22] Ibidem, p. 39.
[23] Ibidem, p. 45.
[24] Ibidem, p. 48.
[25] Ibidem, p. 48-49.
[26] Ibidem, p. 49.
[27] Pravda, 15 janvier 1928, traduction française dans Œuvres, I (nouvelle série), pp. 54-63. Staline affirme que ces lettres révèlent l'activité « anti-parti » scissionniste de Trotsky.
[28] Paul Scheffer, Sieben Jahre Sowjetunion, Berlin, 1930, pp. 158-161.
[29] M.V., III, pp. 281.
[30] Ibidem, p. 282.
[31] Mémoires d'un bolchevik-léniniste, pp. 121-122.
[32] M.V., III, pp. 283-284.
[33] Ibidem, p. 286.
[34] Ibidem, p. 288-289.
[35] Ibidem, p. 291.
[36] Ibidem, p. 291-292.
[37] Iablonskaia à N.I. & L.D. Trotsky, 26 février 1928, A.H., T 1158.
[38] Lettre de Zinoviev et Kamenev, Pravda, 26 janvier 1928.
[39] Ibidem.
[40] Victor Serge, M.R., pp. 254-255.