1988 |
" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky. |
Déjà, le 28 décembre 1925, au comité central, Trotsky et ses deux camarades de l'Opposition de 1923, Rakovsky et Piatakov, ont voté contre le changement de direction de la Leningradskaia Pravda qui leur paraît un abus de pouvoir [2]. Le 5 janvier 1926, il vote au comité central contre les propositions de Staline qui ne sont ni plus ni moins que des représailles contre l'opposition de Leningrad. Comme Kamenev s'étonne de voir Boukharine, hostile dans le passé aux représailles contre les « trotskystes », réclamer contre la nouvelle opposition l'usage du fouet, Trotsky s'écrie, sarcastique : « C'est qu'il y a pris goût ! » [3]
Les représailles vont vite. Molotov est sur place à Leningrad dès le 5 janvier, avec une équipe qui comprend notamment Kirov, Andreiev, Vorochilov et Kalinine, autrefois ouvriers aux usines Poutilov. La délégation de Leningrad au XIVe congrès est mise en accusation pour avoir violé la résolution de la conférence régionale pour « l'unité du parti » et pour n'avoir pas tenu compte du vote « pour Moscou » du rayon ouvrier de Vyborg. En fait, il ne faudra pas quinze jours au groupe Molotov, appuyé sur des « groupes d'initiative » locaux, pour s'emparer de positions que Zinoviev estimait « imprenables » [4].
Multipliant les réunions à tous les échelons, faisant le siège des responsables, faisant alterner promesses et menaces, les hommes de l'appareil central avancent au pas de charge. L'écrivain de langue française Victor Serge, partisan de Trotsky, qui a assisté à l'opération, écrit :
« Il se trouva auprès de chaque comité local des malins qui comprirent que se prononcer pour le C.C., c'était commencer une nouvelle carrière ; d'autre part, le respect, il faudrait dire le fétichisme du C.C., désarmait les meilleurs. […] Pas une parole n'emportait l'adhésion, mais les vaincus s'étaient mis dans un mauvais cas. Le niveau de l'éducation, très bas d'une partie de l'auditoire et la dépendance matérielle de chacun à l'égard des comités du parti assuraient le succès de l'opération. » [5]
Le retournement de l'organisation du parti de l'usine Poutilov rouge – que Zinoviev tenait pour son bastion –, le 21 janvier, marque la défaite de l'appareil leningradien. Un communiqué de victoire de Molotov dans la Pravda du 30 janvier indique que sur 72 907 membres du parti consultés à cette date – 85 % du total –, 70389 – soit 96,3 % – se sont prononcés contre l'opposition qui n'a pour sa part recueilli que 2 244 voix, soit 3,2 % [6]. Zinoviev perd jusqu'à son siège de président du soviet de Leningrad. S.M. Kirov, un apparatchik venu d'Azerbaïdjan, prend en main l'appareil de la « Commune du Nord ». Cet effondrement du « super-appareil » zinoviéviste de Leningrad va évidemment bouleverser les données de la lutte à l'intérieur du parti et poser en termes nouveaux la question des alliances.
Nous avons déjà relevé que Trotsky avait observé durant le XIVe congrès une neutralité absolue : les déclarations, à certains égards positives à ses yeux, des dirigeants de la nouvelle opposition ne pouvaient nullement annuler, selon son jugement, leur crime majeur : avoir littéralement muselé le parti dans le principal centre prolétarien du pays. Les quelques dizaines de membres et sympathisants de l'Opposition de 1923 assistent, muets – et, comme beaucoup d'ouvriers, avec peut-être un sentiment au moins fugitif de « juste retour » – au règlement de comptes du début de janvier : Victor Serge indique que les oppositionnels se présentaient aux réunions de leurs organisations de parti, écoutaient les différentes interventions et partaient avant le vote [7]. Un auteur soviétique contemporain assure que Trotsky envisagea un instant d'intervenir dans la bataille contre Leningrad [8]. T.N. Nisonger, auteur d'une thèse sur l'opposition de Leningrad, mentionne l'appui donné au « groupe d'initiative de Poutilov rouge », fondé par la majorité, par le journaliste Vassili Tchadaev [9], présenté par Victor Serge comme l'un des organisateurs du centre local de l'Opposition de gauche [10].
En fait, des deux côtés, on s'intéressait depuis des mois à s'assurer l'alliance de Trotsky et des siens. On en a de multiples exemples dans les débats du congrès et ses lendemains. Tomsky, tout en défendant Staline contre Kamenev, rappelle aux délégués que Zinoviev et Kamenev avaient été partisans non seulement de frapper Trotsky, mais encore de l'achever par une exclusion, ce qu'il ne jugeait pas correct. Il souligne au passage le mérite de Trotsky qui a toujours fait des propositions concrètes [11]. Le même Tomsky, à Poutilov rouge, rappelle « tout ce que Trotsky a enduré [12] ». Il est à cet égard difficile d'apprécier dans quelle mesure les avances faites à Trotsky en provenance de la majorité du comité central émanaient de l'ensemble ou du seul groupe des proches de Boukharine.
La lettre de Trotsky à Boukharine du 9 janvier [13] répond à une lettre de ce dernier qui semble avoir été un réquisitoire contre l'appareil de Leningrad et une justification de l'offensive du comité central menée selon la formule : « Gagner les gens à la base tout en écrasant la résistance au sommet. » Il reproche à Tomsky de ne pas voir la réalité, du fait de ses « considérations formelles sur la démocratie ». Ce n'est pas là pure manœuvre. En fait, il semble avoir essayé de profiter du procès fait à Zinoviev pour tenter de réviser publiquement le verdict contre Trotsky. C'est ainsi qu'il assure en janvier 1926, à Leningrad :
« Dans les discussions avec Trotsky, j'ai toujours été opposé à ce que la question soit posée en disant que Trotsky était un menchevik. Bien entendu, Trotsky n'est pas un menchevik. Il s'est battu pour la révolution d'Octobre et a réalisé beaucoup de choses pour lesquelles le parti lui doit beaucoup. » [14]
Staline n'est pas prêt à tenir, semble-t-il, le même langage. Zinoviev abattu, il ne se soucie guère de l'alliance de Trotsky. On peut en voir un indice dans la politique du patron de l'appareil de Moscou, N.I. Ouglanov, sous l'égide duquel se dessine très vite une nouvelle campagne de rumeurs et de calomnies contre Trotsky. Ce dernier n'est pas autorisé à prendre la parole devant des auditoires d'ouvriers, mais on fait courir le bruit qu'il donne des conférences payantes et empoche les droits d'entrée. Pis encore, cette campagne commence à revêtir des accents antisémites. Le 4 mars, Trotsky écrit à Boukharine pour lui proposer une vérification en commun des exemples concrets d'antisémitisme qu'il lui narre [15]. Nous ne savons plus rien de ces contacts, la correspondance déposée dans les archives à Harvard s'arrêtant sur un mot de Trotsky à Boukharine en date du 19 mars. L'accord n'était pas possible. L'idée, qui était probablement celle de Boukharine, de permettre à la base de s'exprimer et de critiquer, tout en écrasant toute velléité d'opposition au sommet, n'est, pour Trotsky, qu'un moyen d'élargir la base du régime d'appareil.
D'un autre côté, les avances de l'opposition de Leningrad, si longtemps arrogante dans son antitrotskysme venimeux, se sont exprimées aussi dans le cours du congrès, essentiellement dans la proposition de Zinoviev de réintégrer les « anciens groupes » dans la vie du parti, les interventions de Kamenev quant au fond, de Kroupskaia, et de Lachévitch qui, exaspéré par les cris de « trotskyste » lancés par la salle finit par répondre que Trotsky disait des choses très justes. Il faut bien admettre l'existence du grain de vérité que Trotsky trouvait à cette continuité entre l'opposition de 1923 et celle de Leningrad dans ses notes de décembre 1925 : la réalité sociale de l'Union soviétique pesait effectivement sur les regroupements politiques et leurs programmes.
Il faut cependant relever aussi qu'indépendamment de l'idée personnelle que pouvait avoir là-dessus Trotsky à partir du XIVe congrès, il ne lui aurait sans doute pas été facile de la faire admettre à bref délai et sans discussion à ses camarades de l'Opposition de 1923. Selon les éléments d'information dont nous disposons, les oppositionnels se sont en effet divisés profondément sur les conclusions à tirer de l'explosion du triumvirat. Karl Radek et Antonov-Ovseenko ont été d'actifs partisans de l'alliance avec la majorité du comité central, tandis que Sérébriakov œuvrait pour l'alliance avec les Leningradiens, redevenus des militants ordinaires du parti après l'effondrement de leur édifice bureaucratique [16]. S. V. Mratchkovsky, quant à lui, s'opposait à tout bloc, avec une formule lapidaire : « Staline nous trahira, et Zinoviev nous lâchera [17].» La prédiction était exacte et Mratchkovsky devait en mourir ...
Nous ne savons pas comment se déroulèrent les discussions au sein du noyau dirigeant de l'opposition de gauche. Victor Serge relate la surprise des oppositionnels de Leningrad apprenant que l'accord avait été réalisé entre les deux oppositions [18]. Le rapprochement semble s'être, dans une certaine mesure, fait de lui-même. Au comité central d'avril, dans un premier temps, Trotsky soutient un amendement de Kamenev à la résolution Rykov sur les problèmes économiques [19]. La publication, en février, des Questions du léninisme, où Staline polémiquait lourdement contre Zinoviev sur la question de la politique vis-à-vis du koulak, et, surtout, reprenait les thèmes sur la possibilité de la victoire du socialisme dans un seul pays, contribua peut-être au rapprochement entre les deux oppositions. Le premier contact est évidemment personnel, entre Trotsky et Kamenev. Trotsky ne s'en souvient que pour mentionner ce qu'il appelle « l'optimisme bureaucratique » de son interlocuteur qui lui déclare :
« Il suffit que vous vous montriez avec Zinoviev sur une même tribune : le parti trouvera aussitôt son nouveau comité central [20]. »
D'autres entrevues suivent, avec cette fois Zinoviev et Kamenev, des réunions dont Trotsky indique qu'elles étaient présidées par Sapronov [21]. Trotsky les interrompt en partant, fin avril, pour Berlin où il va tenter de se faire soigner pour sa toujours mystérieuse maladie pendant un long mois [22]. Il raconte dans Ma Vie :
« Zinoviev et Kamenev me firent des adieux presque touchants : ils n'avaient pas du tout envie de rester en tête à tête avec Staline [23]. »
Les négociations, de toute façon, sont allées très vite. Dans Ma Vie, Trotsky est discret à ce sujet :
« La protestation de classe des ouvriers coïncida avec la fronde déclarée du haut dignitaire Zinoviev. [...] Au grand étonnement de tous et avant tout d'eux-mêmes, Zinoviev et Kamenev se trouvèrent forcés de reprendre, l'un après l'autre, les arguments des critiques de l'Opposition et furent bientôt relégués dans le camp des "trotskystes". Il n'est pas étonnant que, dans notre milieu, le rapprochement fait avec Zinoviev et Kamenev ait semblé pour le moins paradoxal. [...] En fin de compte, les questions de cet ordre sont résolues par des appréciations politiques et non psychologiques. Zinoviev et Kamenev reconnurent ouvertement que les "trotskystes" avaient eu raison dans la lutte menée contre eux depuis 1923. Ils adoptèrent les bases de notre plate-forme. Dans de telles conditions, il était impossible de ne pas faire bloc avec eux [24]. »
Les seuls éléments d'information dont nous disposions sur l'état d'esprit de Zinoviev nous viennent de Ruth Fischer, qui se trouvait à cette époque en Allemagne et jouissait de sa confiance. Il lui a dit, au lendemain du XIVe congrès, son sentiment sur Staline, fourrier de Thermidor, son espoir de réveiller les cadres du parti en les regroupant. Ruth Fischer raconte:
« Quand nous parlions d'une alliance avec Trotsky, Zinoviev me répéta souvent qu'il regrettait sincèrement d'avoir combattu Trotsky en 1923 : c'était cette sérieuse erreur qui avait permis à Staline de gagner la première manche. Mais il ne gomma jamais les divergences politiques qui continuaient entre lui et Trotsky. Zinoviev était en train de réviser sa croyance dans l'unanimité "d'airain bolchevique". [...] "Il nous faut trouver un type d'organisation où toutes les tendances du socialisme révolutionnaire puissent trouver assez d'air pour exister". […] Zinoviev discutait aussi quel type de démocratie soviétique devait être légalisé. […] Il était entendu qu'une fois le groupe Staline dépouillé du monopole du pouvoir, le nouveau régime dans le parti ne pourrait se maintenir qu'en faisant appel aux éléments qui voulaient une large extension de la démocratie soviétique [25]. »
Nous n'avons malheureusement aucune indication documentaire – seulement ce témoignage – sur cette conversion de Zinoviev à la démocratie du parti et des soviets, facteur évidemment décisif pour un rapprochement avec Trotsky. Ruth Fischer raconte également comment, presque timidement, Zinoviev aborda avec elle, quelques jours après le congrès, la question de l'alliance avec Trotsky :
« "C'était, disait-il, une lutte pour le pouvoir d'État. Nous avons besoin de Trotsky non seulement parce que, sans son cerveau brillant et sa large audience, nous ne prendrons pas le pouvoir d'Etat, mais parce qu'après la victoire, nous aurons besoin d'une bonne poigne pour ramener la Russie et l'Internationale sur la voie socialiste. En outre, personne d'autre ne peut organiser une armée. Staline ne nous a pas opposé des manifestes, mais le pouvoir et on ne peut l'affronter qu'avec un pouvoir supérieur, non des manifestes. Lachévitch est avec nous, et si Trotsky et nous, nous nous allions, nous gagnerons. Ce que nous voulons, continuait-il, ce n'est pas un coup d'Etat, mais l'éveil de la base du parti et, à travers elle, de la classe ouvrière russe et européenne au danger de l'heure. C'est la classe ouvrière russe qui serait la victime de la contre-révolution." [...] Il fallait gagner la majorité dans le parti, mais il fallait être sûr qu'on pourrait faire face à une tentative de l'empêcher de prendre le pouvoir, par la force, et en venir à bout par la violence. Seule une alliance de tous les oppositionnels pouvait mettre sur pied un tel programme [26]. »
Quand les trois hommes se retrouvent, Zinoviev et Kamenev sont prêts à reconnaître leurs erreurs passées, les méthodes d'appareil qu'ils ont accepté d'employer dans la lutte contre l'opposition de 1923 : ils disent à Trotsky ce qu'ils vont répéter dans le parti, sur la façon dont, avec Staline, ils ont « inventé » le trotskysme, faussé le jeu normal de la démocratie, supprimé la représentation légitime de l'Opposition à la XIIIe conférence. Ces « aveux » sont, pour Trotsky, d'une importance capitale, donnant une base de principes à son alliance avec eux.
Pour sa part, il s'efforce de ménager l'amour-propre de ses nouveaux alliés. Ensemble, ils vont chercher une formule qui permette d'atténuer l'impact des « Leçons d'Octobre » et à Zinoviev et Kamenev de ne pas perdre la face dans cette alliance, après leur virulente dénonciation de la « révolution permanente », à laquelle les textes de la nouvelle opposition ne devront pas faire allusion.
Le résultat de ces négociations préliminaires est particulièrement spectaculaire, tel qu'il se manifeste dans la déclaration de Zinoviev devant le comité central de juillet 1926 :
« J'ai commis bien des erreurs. Je pense que les plus importantes sont au nombre de deux. Ma première erreur, celle de 1917, est connue de tous. […] Je considère ma seconde erreur comme plus dangereuse que celle de 1917, commise en présence de Lénine, corrigée par Lénine et par nous aussi, avec l'aide de Lénine, en quelques jours. [...] Nous disons que maintenant il ne peut y avoir aucun doute que le noyau fondamental de l'opposition de 1923, comme l'a démontré l'évolution de la fraction dominante, a correctement mis en garde contre les déviations de la ligne prolétarienne et la croissance menaçante du régime d'appareil. [...] Oui, sur la question de l'oppression bureaucratique de l'appareil, Trotsky avait raison contre nous [27]. »
De son côté, celui-ci déclare dans les mêmes circonstances et de façon, si l'on peut dire, symétrique :
« Il est incontestable que j'ai lié, dans mes "Leçons d'Octobre", les déviations opportunistes du parti aux noms de Zinoviev et Kamenev. Comme l'a démontré l'expérience de la lutte idéologique menée au sein du comité central, c'était là une erreur grossière. Cette erreur s'explique par le fait que je n'avais pas la possibilité de suivre la lutte idéologique à l'intérieur du "groupe des sept" et de me rendre compte à temps que les déviations opportunistes avaient été provoquées par le groupe dirigé par le camarade Staline contre les camarades Zinoviev et Kamenev [28]. »
Il n'y a plus désormais d'obstacle au travail en commun entre les deux groupes d'oppositionnels. Natalia Ivanovna raconte :
« D'incessantes conférences se tenaient au Kremlin, tantôt chez nous, tantôt dans les appartements de Kamenev ou de Zinoviev ou de Karl Radek. La sincérité de Kamenev et de Zinoviev était évidente, comme leur joie expansive de pouvoir enfin parler à cœur ouvert, discuter tous les problèmes sans arrière-pensée. [...] La collaboration avec Staline, dont il fallait toujours se défier et qui, de par sa formation générale, comprenait mal le langage des idées, leur avait pesé. Kamenev prenait de petites revanches en racontant des anecdotes, en singeant la gaucherie, l'accent, le parler primaire de Staline. Lev Davidovitch s'efforçait alors de détourner la conversation vers d'autres sujets. Il lui déplaisait qu'on rabaissât le débat sur les travers d'une personnalité. "Et puis, commentait-il ensuite, l'homme est déjà assez désagréable à rencontrer. S'il faut encore le singer quand il n'est pas là, c'est trop!" [29]. »
Pourtant, en 1936, après la mort de ses deux camarades, Trotsky évoquait leurs conversations d'alors sur Staline :
« Vous pensez, disait Kamenev, que Staline réfléchit maintenant à la façon de répondre à vos critiques ? Vous vous trompez. Il se demande comment vous détruire [...] d'abord moralement, ensuite physiquement, si c'est possible. Vous calomnier, monter une provocation, fabriquer un complot militaire, organiser un attentat. Croyez-moi, ce n'est pas une hypothèse : il nous arriva au triumvirat de parler en toute franchise, bien que les relations personnelles fussent quelquefois tendues à se rompre. Staline combat sur un tout autre terrain que nous. [...] Rappelez-vous l'arrestation de Sultan-Galiev. [...] Staline en prit l'initiative. Par malheur, nous y avons consenti, Zinoviev et moi. Staline parut dès lors avoir senti le goût du sang ... Sitôt que nous eûmes rompu avec lui, nous rédigeâmes une sorte de testament contenant cet "avertissement" : en cas de mort "accidentelle", considérez Staline comme le responsable. Ce document est déposé en lieu sûr. Je vous conseille d'en faire autant [30]. »
De son côté, Zinoviev mettait Trotsky en garde :
« Vous croyez que Staline n'a pas réfléchi à votre suppression physique ? Il y a pensé maintes fois. Il n'a été arrêté que par cette considération que les jeunes eussent rendu le triumvirat responsable, l'eussent peut-être accusé lui-même, eussent pu recourir aux attentats. Il tenait pour nécessaire de détruire d'abord les cadres de la jeunesse d'opposition. On verrait ensuite. La haine qu'il nous porte, surtout à Kamenev, s'explique du fait que nous savons trop de choses sur lui [31]. »
Presque dès la reprise des relations, ces dernières sont, sur le plan personnel, « extrêmement cordiales et affectueuses », écrit Victor Serge [32], sur le témoignage de Natalia Ivanovna.
L'amitié n'a pas totalement disparu entre Trotsky et son beau-frère, L.B. Kamenev, mari de sa jeune sœur Olga. Ce dernier a quarante-trois ans, mais s'est épaissi, et son collier de barbe blanchissante le vieillit. Fils d'un mécanicien des chemins de fer, il a fait des études de droit et connu ses premières prisons à dix-neuf ans, en 1902. Il a vécu en émigration, revenant à Pétersbourg en 1914 pour prendre la direction de la Pravda. Arrêté, il s'est dissocié du « défaitisme révolutionnaire » préconisé à l'époque par Lénine. Exilé en Sibérie, il en est revenu en avril 1917 et, à la conférence du même mois, s'est, comme on sait, opposé à Lénine, puis à nouveau dans le débat sur l'insurrection. Il est, depuis longtemps, remarquable chez les bolcheviks par la civilité de ses manières, son refus des positions excessives et des excès verbaux. Il a joui de la confiance de Lénine qui, en 1923, l'a chargé d'une mission de confiance en Géorgie. Cet érudit, directeur de l'Institut Lénine, chargé de l'édition de ses Œuvres, est sans doute un tantinet sceptique, en tout cas pas du tout agressif. Il a eu le rôle décisif dans le rapprochement entre les deux oppositions.
G.E. Zinoviev a le même âge que celui qui est depuis 1917 son véritable coéquipier politique ; il n'a pas fréquenté l'école, a été instruit chez son père, petit fermier faisant de l'élevage laitier. Enseignant, puis employé, militant au début du siècle, il a connu Lénine en 1903, milité en Russie à partir de 1905. Arrêté, il a été libéré en raison de sa maladie de cœur. En 1908, il est devenu le proche collaborateur – ses ennemis disent « l'âme damnée » – de Lénine en exil.
Il a sans doute réellement cru qu'il était arrivé à s'imposer comme le successeur de Lénine – ce qui lui paraissait normal – et, dans son désir d'éliminer définitivement l'opposition de Trotsky, n'a probablement pas compris la portée de son exigence de reniement. C'est un homme plus instruit et cultivé qu'on ne le croit généralement, bon vulgarisateur et grand tribun. Il ne manque pas de courage physique, mais perd la tête, panique dans les circonstances difficiles. Il dit à Trotsky qu'il est, comme lui, convaincu que la lutte qui les attend sera longue et dure, mais il croit en réalité à une victoire, sinon facile, du moins proche.
On aurait tort, compte tenu de leur effondrement final, de considérer ces deux hommes comme des personnalités de second ordre. Le 3 janvier 1928, après l'éclatement de l'Opposition unifiée, alors qu'ils sont redevenus ses adversaires politiques, Trotsky les qualifie de « personnalités considérables ». Et ils le sont.
Une partie de leurs collaborateurs sont des hommes simples, vieux-bolcheviks, G.E. Evdokimov, ancien marin puis ouvrier, malheureusement trop porté sur la boisson, I.P. Bakaiev, un combattant, tchékiste de la première cuvée, à la physionomie très Jeune, rieur, M.M. Lachévitch, sous-officier devenu chef d'armée, petit et rond, lui aussi buvant trop, jovial autant qu'intrépide, qui interpelle ses amis : « Mais enfin, c'est nous qui l'avons inventé, le trotskysme ! » [33]
Autour de ce groupe étroitement soudé – sauf Lachévitch, mort prématurément –, ils iront à la mort ensemble – sont venues s'agglomérer des personnalités éminentes. Kroupskaia, la veuve de Lénine, son ombre dévouée une vie durant, s'est engagée avec ceux qui lui semblaient les plus proches du disparu. Sokolnikov, intellectuel très occidentalisé, considéré par tous comme un ultra-modéré, ne semble pas à sa place, et Trotsky dit que sa présence est le résultat d'une erreur [34]. Ivar Temssovltch Smilga a été le benjamin du comité central de 1917, le président du conseil de la Baltique – Centrobalt – le complice de Lénine dans la lutte pour imposer au comité central la décision d'insurrection. Economiste et chef d'armée, il a eu pendant la guerre bien des conflits avec Trotsky. Puis il est devenu l'un des dirigeants de l'économie. Victor Serge l'a vu, assis sur un tabouret dans un logement ouvrier, « intellectuel blond, d'une quarantaine d'années, à lunettes et barbiche, au front dégarni, d'aspect ordinaire, très homme de cabinet » [35].
Nous ne savons rien des pourparlers qui ont été menés, semble-t-il, par Kamenev, pour rallier autour du noyau de ces deux oppositions les groupes divers qui ont été ou sont d'accord avec leurs critiques ou propositions essentielles : les partisans du centralisme démocratique, les « décistes » de V.M. Smirnov et T.V. Sapronov, ce dernier particulièrement actif, les anciens de l'Opposition ouvrière, avec A.G. Chliapnikov – en exil « diplomatique » à Paris – et S.P. Medvedev – dont on va beaucoup parler. Il faut aussi mentionner les oppositions nationales comme celle des communistes géorgiens groupés autour des dirigeants qui ont tenu tête à Staline à partir de 1922 : Boudou Mdivani, lui aussi en exil à Paris, S.I. Kavtaradzé, l'ancien clandestin et tchékiste, Koté M. Tsintsadzé, Lado Doumbadzé, les frères Okoudjava et bien d'autres. Tous ces groupes rallient le front commun qu'on appelle généralement « Opposition unifiée », mais que ses adversaires désignent plutôt comme « le bloc de l'opposition ».
Ce regroupement ne s'est pas fait sans mal. Il existe, entre les groupes ainsi appelés à se réunir, un lourd contentieux, et l'appareil l'utilise évidemment. Ainsi publie-t-il une brochure dans laquelle on a abondamment reproduit ce que chacun de ces groupes a dit des autres à tel ou tel moment dans le passé. En certains endroits, la difficulté est énorme : c'est le cas, évidemment, à Leningrad où l'appareil zinoviéviste a été d'une particulière brutalité avec les « trotskystes » au cours des années précédentes. Victor Serge raconte combien les oppositionnels de Leningrad furent surpris d'apprendre la conclusion de l'accord :
« Comment nous asseoir à la même table que les bureaucrates qui nous avaient traqués et calomniés ? Qui avaient tué la probité et la pensée du parti ? » [36]
Les oppositionnels fidèles à Trotsky n'ont pas oublié les 99,95 % de voix qui ont condamné à Leningrad en 1924, les « Leçons d'Octobre ». Mais Serge est frappé du changement d'attitude des autres : ne sont-ils pas soulagés d'avoir changé de camp ? Les difficultés recommencent quand il faut passer aux dispositions pratiques de fusion. Côté opposition de 1923, on hésite à dévoiler l'identité de tous les dirigeants à ceux qui, la veille encore, ne cherchaient qu'à les écraser [37].
Le Centre de Leningrad délègue Victor Serge à Moscou pour exprimer ses réserves à Trotsky. Ce dernier justifie la fusion par la nécessité d'unir les forces oppositionnelles dans les deux grands centres prolétariens du pays, assure à l'émissaire de Leningrad que la bataille sera difficile mais que les chances de vaincre et donc de sauver la révolution sont grandes. L'unification se réalise finalement avec la venue de deux représentants de Moscou appartenant aux deux « noyaux » : Préobrajensky et Smilga. Au moment où la fusion se fait, l'opposition unifiée compte sur 600 militants et le noyau des partisans de Trotsky – une vingtaine au départ – a réussi à en recruter 400 [38].
C'est dans ces conditions que l'Opposition élabore son premier texte commun véritable « déclaration de tendance » adressée au parti pour être présentée au comité central de juillet. Il est signé de treize responsables, cinq membres du comité central (Evdokimov, Kamenev, Piatakov, Trotsky, Zinoviev) et deux suppliants, (A.D. Avdeiev et Lachévitch) et six membres de la commission centrale de contrôle (Bakaiev, Kroupskaia, G.A. Lizdine, N.I. Mouralov, A.A. Peterson et K.S. Soloviev) [39]. Ce texte, qui peut être considéré comme l'acte de naissance de l'Opposition, ne fait aucune allusion aux problèmes théoriques qui séparent les membres de l'Opposition. C'est un texte politique d'actualité.
Il part de l'affirmation selon laquelle la cause des crises qui secouent le parti et du fractionnisme se trouve dans le bureaucratisme qui ferme la bouche des militants et les conduit à se taire par peur de sanctions. La cause du développement du bureaucratisme se trouve dans l'impossibilité d'appliquer d'une autre façon une politique qui vise à réduire dans la société le poids spécifique du prolétariat.
Les exemples les plus clairs de cette politique, poursuit la déclaration, sont fournis par l'attitude du comité central et sa politique de baisse des salaires de fait, de freinage de l'industrialisation et de concessions aux couches les plus aisées du village.
Suivent une analyse des « déformations bureaucratiques dans l'Etat ouvrier » et le rappel de l'avertissement de Lénine sur la nécessite de la défense des travailleurs contre l'Etat, tâche des syndicats. Le texte montre parallèlement les déformations bureaucratiques de l'appareil du parti et décrit ses conséquences dans la vie quotidienne des ouvriers et des paysans comme de la Jeunesse.
Passant au plan international, la déclaration met en garde contre le choix d'alliés opportunistes sur le plan international dans la lutte contre l'impérialisme et l'intervention militaire, et souligne la nécessité d'un redressement de la ligne politique de l'Internationale communiste – indissolublement liée au régime interne qui lui est imposé.
Prenant résolument l'offensive, la déclaration des treize, dans un paragraphe consacré au « fractionnisme », dénonce l'activité de la fraction au pouvoir qui a, de fait, confisqué au parti tous ses droits :
« Il n'est désormais plus douteux que le noyau de base de l'Opposition de 1923 avait à juste titre mis en garde contre les dangers de l'abandon de la ligne prolétarienne et la menace grandissante du régime d'appareil. » [40]
Elle souligne l'émotion provoquée dans le parti par les exclusions – des centaines – d'ouvriers communistes de Leningrad et affirme que, face à la politique de la direction, laquelle pave le chemin pour le regain des influences mencheviques et s.r., il faut de toute urgence rétablir l'unité des rangs du parti sur la base d'un régime sain et démocratique.
Un épisode rapporté par Boris Souvarine permet de comprendre ce que l'Opposition unifiée entend par là : elle ne se présente nullement en direction alternative, mais seulement en agent du retour à l'unité. Préobrajensky confie en effet à Souvarine, au mois de juillet, que l'Opposition, soucieuse de trouver un successeur de Staline acceptable pour tous, a porté son choix sur Dzerjinski, droitier en matière économique et fondateur de la Tchéka. Aux objections de son interlocuteur, il oppose la nécessité de « choisir un homme loyal, reconnu comme tel par toutes les tendances et qui cumulât les qualités d'énergie aux capacités, de travail ». C'est un vieil ennemi de l'Opposition, reconnaît-il, « mais il est honnête » [41].
En fait, l'Opposition, au moins sur le papier, pourrait parfaitement aspirer à briguer la place du groupe dirigeant Staline-Boukharine. La moitié exactement des membres survivants du comité central en 1918, 1919, 1920, est dans ses rangs, ainsi que la majorité du bureau politique de 1919 et 1920. Les hommes qui la composent sont des révolutionnaires prestigieux par leur passé de clandestins, leur rôle dans la révolution, la part qu'ils ont prise dans la guerre civile. Les politiques qui la dirigent ont avec eux des hommes dont l'autorité est immense dans leur milieu et leur prestige grand, bien au-delà du parti : Mouralov, inspecteur général de l'Armée rouge, le critique littéraire A.K. Voronsky, le journaliste L.S. Sosnovsky, l'économiste E.A. Préobrajensky, les diplomates Krestinsky, Joffé, Rakovsky, Smilga est vice-président du Gosplan, directeur de l'Institut Plekhanov de l'économie nationale. Certains ont encore des fonctions gouvernementales; par exemple, L.N. Smirnov est commissaire du peuple aux P.T.T., A.G. Beloborodov commissaire du peuple à l'Intérieur de la R.S.F.S.R., Lachévitch vice-commissaire du peuple à la Guerre. Et, après tout, Zinoviev est encore le président de l'Internationale communiste.
Ces vieux révolutionnaires n'ont pas oublié les leçons d'illégalité et de travail clandestin que leur ont données leurs années d'expérience de la lutte sous le régime tsariste. Ils en appliquent les règles immédiatement dans leurs communications, leurs contacts, les voyages, la distribution du matériel qui se font, semble-t-il, initialement, sous le couvert de l'appareil de l'Internationale et avec des précautions « conspiratives ». Les réunions, évidemment proscrites dans les locaux du parti, se font dans les logements ouvriers, les assemblées plus larges, comme au temps du tsarisme, en forêt, sous le couvert de promenades.
C'est, ce dernier aspect qui intéresse l'appareil. Aux critiques politiques, il ne veut répondre que par l'accusation d'indiscipline et de fractionnisme, les méthodes policières, les sanctions et le chantage. C'est contre Zinoviev qu'il porte les coups dans un premier temps, dans la mesure où la position de ce dernier lui permet de fournir la couverture d'un travail clandestin des oppositionnels. Un « mouchardage », œuvre d'un dirigeant communiste français, Jacques Doriot, permet d'impliquer dans des tentatives de travail fractionnel à l'étranger deux militants de l'appareil international proches de Zinoviev, A. Gouralski et le Yougoslave Voja Vujović. Un autre collaborateur de l'exécutif de l'I.C., G.Ia. Belenky, est accusé d'avoir organisé la diffusion de la déclaration des Treize et autres documents émanant de l'Opposition, d'avoir pris également des contacts personnels dans le parti dans d'autres villes, notamment à l'occasion d'un voyage à Odessa. C'est sans doute la filature de Belenky qui conduit indicateurs ou policiers à la suite des participants à une assemblée clandestine tenue dans une forêt près de Moscou le 6 juin 1926. La prise est bonne, puisque l'un des orateurs figure parmi les dirigeants de l'Opposition que Staline souhaite frapper dans les premiers : M.M. Lachévitch, suppléant du C.C., vice-commissaire à la Guerre surtout [42].
Dans le même temps, avec l'objectif de discréditer politiquement l'Opposition unifiée et de tenter de dissocier ses composantes, l'appareil publie et orchestre bruyamment des extraits d'une lettre de 1924 envoyée par l'ancien dirigeant de l'Opposition ouvrière S.P. Medvedev, au groupe d'opposition de Bakou [43]. L'auteur, selon la Pravda, préconisait alors, pour sortir de la situation économique, l'octroi d'importantes concessions aux capitalistes étrangers, qualifiait les dirigeants des P.C. étrangers de « petits-bourgeois à la mentalité de larbins », corrompus par l'or de Moscou. Il condamnait, à propos de l'Internationale syndicale rouge « toutes les tentatives de créer ou de maintenir des organisations distinctes "des masses ouvrières" qui sont dans les syndicats, les coopératives et les partis socialistes [44] ». Des extraits choisis de la lettre de S.P. Medvedev sont utilisés comme un brûlot, non seulement contre l'ancien dirigeant de l'Opposition ouvrière, A.G. Chliapnikov, mais, à travers lui, sur l'ensemble de l'Opposition unifiée, identifiée par la propagande de l'appareil à des positions qui ne sont évidemment pas les siennes.
L'opposition unifiée n'a que le temps, avant le comité central de juillet, d'ajouter à sa déclaration des Treize une « déclaration supplémentaire » portant sur l' « affaire Lachévitch », en train d'être transformée, par la volonté de la direction, en une « affaire Zinoviev » par la commission centrale de contrôle à ses ordres [45]. Elle dénonce toute l'affaire comme une partie du plan du groupe Staline pour réorganiser le bureau politique et dont l'ouverture avait été la campagne menée contre Trotsky à Moscou et Kharkov. La proposition du bureau politique, formulée au dernier moment, résulte, selon la « déclaration supplémentaire », de la volonté du groupe Staline de franchir un pas important sur la voie du remplacement de l'ancienne direction léniniste par une nouvelle direction – que le texte, pour la première fois, qualifie de « stalinienne ».
En centrant ainsi ses critiques sur Staline et le groupe dont il est le centre au bureau politique, la « déclaration » donne le sentiment d'avoir été l'expression d'une tentative de division de la majorité. C'est la même interprétation que suggère la déclaration envoyée par Trotsky au bureau politique, en date du 6 juin, à propos de la définition de la démocratie de parti donnée par Ouglanov en contradiction avec les formules de la fameuse résolution du 5 décembre 1923 [46]. La bureaucratisation résulte, comme Trotsky l'explique une fois de plus, des rapports de classe et exprime les besoins d'une politique qui pèse contre le prolétariat. Il y aura donc, dans le parti et au sommet de son appareil, crise après crise, dans le processus qui mène de la dictature du parti ouvrier à la dictature de l'appareil bureaucratique sur la classe ouvrière et à l'inévitable dictature d'un seul.
C'est encore Trotsky, au retour de Berlin dans les premiers jours de juin, qui donne le ton des attaques de l'opposition, sur le terrain international auquel il est fait allusion dans la déclaration des Treize. C'est en effet pendant son séjour à l'étranger que se sont produits « deux grands événements européens » : la grève générale britannique et le coup d'Etat militaire de Pilsudski en Pologne – dont il écrira dans Ma Vie qu'ils aggravèrent beaucoup ses dissensions avec la direction stalinienne et donnèrent à la lutte un caractère plus violent encore.
Il s'indigne que les dirigeants des syndicats britanniques, après avoir brisé la grève générale de soutien des mineurs, entamée le 1er mai, continuent de bénéficier du prestige et de l'autorité des syndicats soviétiques à travers l'existence du « comité syndical anglo-russe ». En Pologne, le Parti communiste, sous la direction de Warski, a soutenu de fait le coup d'Etat militaire du maréchal Pilsudski qui va instaurer pour des années dans ce pays un régime fascisant.
Isaac Deutscher, sans donner aucune référence, assure à ce propos que Zinoviev et Kamenev « furent déconcertés par la brutalité avec laquelle Trotsky attaqua le conseil anglo-soviétique » et qu'ils « ne purent être d'accord avec Trotsky » lorsque celui-ci expliqua que les communistes polonais avaient soutenu Pilsudski parce qu'ils entrevoyaient derrière le coup d'Etat la possibilité de la fameuse "dictature démocratique des ouvriers et des paysans” [47] . Il ajoute que Trotsky « promit à Zinoviev et à Kamenev de respecter le tabou de la "dictature démocratique des ouvriers et des paysans” et de ne plus parler de la dissolution du conseil anglo-soviétique” » [48].
Deux documents au moins viennent contredire cette interprétation. Dans Ma Vie, Trotsky écrit que, dès son retour à Moscou, il réclama immédiatement la rupture avec le conseil général des syndicats britanniques et la condamnation du parti polonais – qui ne tarda d'ailleurs pas [49]. Sur la question britannique, il précise : « Zinoviev, après les tergiversations inévitables, se joignit à moi. Radek fut d'un avis contraire. » [50] Par ailleurs, lors du comité central de juillet, un texte sur la grève générale britannique a été présenté, signé non seulement de Trotsky et de Piatakov, mais de Zinoviev, Kamenev et Kroupskaia. Il dénonce « la trahison » de la grève générale par les dirigeants syndicaux et réclame la rupture immédiate avec les syndicats anglais, le départ des syndicats russes du comité syndical anglo-russe. Tout en admettant – et c'est peut-être là une concession, la seule, à Zinoviev, qui avait parrainé en 1925 la naissance de ce comité – que sa constitution a été une décision politique juste, la résolution affirme que son maintien constitue une faute énorme [51].
En tout cas le déroulement du plénum du comité central de juillet – du 14 au 23 – démontre la volonté de la direction de ne pas céder d'un pouce et de passer à l'offensive, au besoin par la provocation. Toutes les résolutions présentées par la minorité sont repoussées. L'atmosphère, tendue, devient parfois violente. C'est ainsi que Dzerjinski, président du conseil de l'Economie, meurt d'une crise cardiaque après une réponse, presque hystérique, aux arguments en faveur de l'industrialisation rapide, de la part de son collaborateur, l'oppositionnel Piatakov. Et c'était l'homme – le seul « honnête homme » dans la majorité, avait dit Préobrajensky – que l'Opposition aurait voulu voir succéder à Staline.
La direction maintenant sa politique, les sanctions pleuvent : Lachévitch est révoqué de ses fonctions de suppléant du C.C. et de commissaire du peuple-adjoint à la Guerre, et Zinoviev est exclu du bureau politique. La direction distribue en outre aux membres de l'assemblée un dossier aux fins d'exclusion contre un obscur économiste, sans doute un zinoviéviste de base, Ia.A. Ossovsky, à qui il est reproché d'avoir écrit pour la Pravda un article intitulé « Le Parti et le XIVe Congrès », dans lequel il préconise la suppression du monopole politique du Parti communiste. Ayant accusé Lachévitch de « conspiration illégale », le comité central peut voter majoritairement une résolution qui accuse l'opposition d'avoir « décidé de passer de la défense légale de son point de vue à la création d'une vaste organisation illégale dans tout le pays, se dressant contre le parti et préparant ainsi la scission » [52].
Cette fois, en tout cas, l'orientation de l'opposition est claire : elle décide d'aller de l'avant sur le plan de l'Internationale et du parti, sans se laisser impressionner par les hurlements et les accusations de fractionnisme qui n'ont pour objectif que de l'effrayer et de l'empêcher de s'adresser aux militants de base. Sur la question d'Ossovsky, refusant le piège, elle déclare, par la bouche de Trotsky, qu'elle n'est pas d'accord avec lui, mais qu'il est intolérable de sanctionner des militants pour des responsabilités qui appartiennent en réalité aux dirigeants et à leur politique fractionnelle ; elle combattra l'exclusion proposée.
L'opposition est décidée à se battre au grand jour, et c'est probablement dès le lendemain de la session du comité central de juillet qu'elle décide de passer à l'offensive en prévision de la XVe conférence dès la fin de septembre en allant dans les cellules défendre son point de vue à travers les dirigeants, comme les statuts du parti lui en donnent le droit.
C'est au début de juin 1926 que Ruth Fischer, dirigeante du parti allemand qui jouit de la confiance personnelle de Zinoviev et se trouve pratiquement retenue à Moscou depuis dix mois, réussit, à l'aide d'une petite comédie, organisée par Zinoviev avec la complicité de Boukharine, à quitter Moscou et revenir en Allemagne [53], où, depuis son départ, les hommes de Staline ont obtenu de beaux succès dans la prise en main de l'appareil du K.P.D. Bien informée, Ruth Fischer, avec Maslow, libéré peu après son arrivée, rejoint leur ami Hugo Urbahns qui a rallié les oppositionnels de gauche, et ils tentent ensemble de constituer l'Opposition unifiée.
L'opposition russe ne manque pas d'appuis à l'étranger où Staline a envoyé dans des missions diplomatiques ou commerciales bien des militants qu'il a ainsi éloignés du champ de bataille. De ces exilés, Ruth Fischer écrit qu'ils « formaient un excellent réseau d'informations du bloc sur les développements dans les autres pays [54] ». Mais il n'y a pas eu de réel effort à cette date pour créer une véritable organisation d'opposition. D'abord parce qu'après sa défaite en janvier 1924 les amis de Trotsky, dont le mot d'ordre en U.R.S.S. était de « ne rien faire », n'allaient pas tenter de s'organiser à l'étranger. Ensuite, parce que les groupes de militants, voire les courants temporaires constitués à l'époque autour d'hommes comme Boris Souvarine, Pierre Monatte ou Alfred Rosmer, voire Maurice Paz dans le parti français, sympathisaient effectivement avec, mais demeuraient sur un plan général et, au fond, personnel et sentimental.
La présence à Paris de Rakovsky à l'ambassade soviétique, d'Aussem au consulat, les séjours de Piatakov, Préobrajensky, Chliapnikov, Mdivani, auraient pu faciliter la création d'une organisation oppositionnelle si les rangs de ces derniers, en France, n'avaient été ravagés par les divisions remontant aux années de persécution des oppositions du P.C.F. par le zinoviéviste Albert Treint.
La situation était, en revanche, plus facile en Allemagne du fait de la quasi-inexistence d'un courant lié à l'opposition de 1923 et de l'importance de la « gauche », courant historique du K.P.D., liée à Zinoviev par une solidarité politique déjà ancienne [55]. On peut même imaginer qu'il était presque aussi difficile aux zinoviévistes allemands d'entrer dans une alliance formelle avec Trotsky qu'il l'avait été pour leurs amis et mentors d'Union soviétique. C'est démontré à l'évidence par la façon dont les oppositionnels allemands de la gauche ont présenté les développements au sein du parti russe : à l'été 1926, ils sont sans doute les seuls à ne pas parler de l'unification de l'opposition, continuent à mentionner à longueur de pages « l'opposition de Leningrad » et se contentent, au détour d'une phrase, de « signaler » que Trotsky s'est « rallié » à cette opposition en dépit des attaques lancées contre lui par ses dirigeants ...
En tout cas, les premiers contacts sont à peine pris avec les représentants des différentes oppositions que l'on va chercher, comme à Moscou, à unifier, que la répression de l'appareil frappe. Un bulletin du groupe d'extrême gauche de Karl Korsch – qui dénie à l'Etat soviétique tout caractère prolétarien et a été exclu un an auparavant révèle sottement les contacts pris. Ainsi informés, les dirigeants ripostent avec détermination : Ruth Fischer et Maslow sont exclus pour « indiscipline » et « scissionnisme » [56].
Les opposants commencent alors une campagne de défense de la démocratie interne en liaison avec la solidarité avec l'Opposition unifiée. Un texte mis au point entre les dirigeants de la gauche, de l'opposition dite de Wedding [a] et du groupe Korsch, affirmant cette solidarité, se prononce nettement contre la théorie du « socialisme dans un seul pays » et la politique qualifiée d'« opportuniste » de l'Internationale qui en découle. Il revendique une information complète, la publication des documents de l'opposition, l'abandon des pratiques bureaucratiques qui créent « un danger de scission », à commencer par les sanctions qui frappent Zinoviev. Une campagne de signatures significatives de militants et responsables du parti est organisée et menée à bien de main de maître par Werner Scholem. Ce « Manifeste des 700 » est rendu public le 11 septembre 1926, et l'on relève, parmi les signataires, des membres du comité central des députés au Reichstag et à différents Landtag et nombre de responsables importants [57].
L'appareil riposte avec violence ; quotidiennement Die rote Fahne met en accusation les renégats, les scissionnistes « disciples de Dan et de Kautsky » ... La presse russe fait écho. Il faut intimider les opposants, mais aussi s'efforcer de les compromettre les uns par les autres. En réalité, la direction du K.P.D. crie d'autant plus fort qu'elle a peur : l'opposition manifeste, un peu partout dans les assemblées générales, une force réelle que certains évaluent alors à 30 % des militants. Va-t-on assister au développement de l'opposition en Allemagne à partir de celui de l'opposition russe, et l'opposition unifiée va-t-elle ainsi recevoir un renfort bien utile ? Certains commencent à l'envisager.
La constitution d'une force d'opposition réelle dans la classe ouvrière allemande, sur les positions de l'Opposition unifiée russe, pouvait-elle être de nature à changer les rapports de force dans l'Internationale ?
Le déroulement du combat de l'Opposition en U.R.S.S. en décida autrement.
Notes
[a] Wedding est le nom d'un quartier ouvrier de Berlin où le K.P.D. était aux mains d'une opposition de gauche qui avait un contact avec les oppositionnels russes.
Références
[1] On utilise ici T. Nisonger, The Leningrad Opposition of 1925-1926 in the Communist Party of the Soviet Union, thèse, Columbia, 1976, et Gaisinsky, Borba s uklomani ot Generalnoj linii partii, Moscou, 1931. Le premier volume de Challenge of the Left Opposition 1924-1925, New York, 1981, présente les textes essentiels de Trotsky.
[2] Voprosy Istorii, n° 4, 1966, p. 587.
[3] Trotsky le cite dans sa lettre du 9 janvier 1926 à Boukharine, A.H., T 2976.
[4] Nisonger, op. cit., pp. 58-139, donne un récit très complet.
[5] V. Serge, M.R., p. 232.
[6] Pravda, 30 janvier 1926.
[7] V. Serge, M.R., p. 232.
[8] Gaisinsky, op. cit., p. 138.
[9] Nisonger, op. cit., p. 222.
[10] V. Serge, M.R., pp. 226-228 & 238.
[11] XIVe congrès, pp. 276-290.
[12] Cité dans Biulleten Oppositsii, N° 29/30, septembre 1932, p. 31.
[13] Trotsky à Boukharine, 4 mars 1926, A.H., T 868.
[14] Cité par Carr, Socialism, II, p. 271.
[15] Trotsky à Boukharine, 4 mars 1926, A.H., T 868.
[16] La lettre d'Antonov-Ovseenko en ce sens est citée par Rykov au congrès du P.C. d'Ukraine (Pravda, 26 novembre 1927), celle de Radek par Trotsky (Biulleten Oppositsii n° 54-55, mars 1937, p. 11). Pour Sérébriakov, voir la réponse de Trotsky, 2 avril 1926, A.H., T 873, à une lettre de lui que nous n'avons pas.
[17] M.V., III, p. 257.
[18] V. Serge, M.R ., p. 232.
[19] Le débat est reconstitué dans Carr, op. cit., I, pp. 325-328. Texte des amendements Trotsky dans Bulletin communiste n° 22/23, oct.-nov. 1927, pp. 359-365.
[20] M.V., III, p. 258.
[21] Trotsky à Borodai, 11 novembre 1928, A.H., T 3651.
[22] M.V., III, p. 298.
[23] Ibidem, pp. 259-260.
[24] Ibidem, pp. 257.
[25] R. Fischer, op. cit., pp. 545-546.
[26] Ibidem, p. 548.
[27] Déclaration de Zinoviev, A.H., T 286.
[28] Trotsky, compte rendu dans Cahiers du Bolchevisme. 20 décembre 1926, p. 2191.
[29] V. Serge, V.M., p. 169.
[30] Trotsky, « Episode significatif », Œuvres 12, pp. 31-32.
[31] Ibidem, p. 32.
[32] V. Serge, V.M., p. 160.
[33] Ibidem, p. 161.
[34] Trotsky, note, 22 décembre 1925, A.H., T 2975.
[35] V. Serge, M.R., p. 234.
[36] Ibidem, p. 232.
[37] Ibidem, p. 233.
[38] Ibidem.
[39] « Déclaration des treize », A.H., T 880a.
[40] Ibidem.
[41] Ce texte de Boris Souvarine est cité dans sa version française originale dans Le Contrat social, mai 1960, n° 3, p. 189. Le texte du Sotsialistitcheskii Vestnik n° 4 d'avril 1960 est une traduction en russe de ce texte.
[42] VKP(b) Rezoljiutsiakh, II, pp. 281-282.
[43] Pravda, 10 juillet 1926.
[44] Extraits dans Pravda, lettre intégrale dans A.H., T 804.
[45] « Déclaration supplémentaire », A.H ., T 880b.
[46] Trotsky au bureau politique, 6 juin 1 928, A.H ., T 2986.
[47] Deutscher, op. cit., II, p. 365.
[48] Ibidem.
[49] M. V., III, p. 266.
[50] Ibidem.
[51] Résolution, juillet 1927, A.H., T 881.
[52] Pravda, 25 juillet 1926.
[53] R. Fischer, op. cit ., pp. 565-566.
[54] P. Broué, « Gauche allemande et Opposition russe », Cahiers Léon Trotsky, n° 22, 1986, pp. 4-25.
[55] Ibidem, p. 7.
[56] Ibidem, p. 7-8.
[57] Note absente de l'original. (NdE).