1971 |
"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914." |
Révolution en Allemagne
Pierre Broué
De la conquête des masses à la défaite sans combat
S'il est vrai, comme le pensait Lénine, que l'essence du marxisme consiste à savoir d'abord « analyser correctement une situation concrète », il n'était pas facile, en juillet 1923, d'être en Allemagne un bon marxiste. La situation est incontestablement prérévolutionnaire. Mais, comme telle, elle revêt des aspects contradictoires. En outre, le souvenir des mésaventures passées pèse sur le jugement des responsables. Plus l'enjeu est important et les chances de vaincre réelles, plus les risques de défaite apparaissent immenses, et sérieuses les raisons de temporiser pour ne pas tout perdre en s'engageant prématurément.
La température, après le répit relatif dans la Ruhr, ne cesse de monter dans tout le pays à partir du début de juin, à mesure que s'aggrave la crise économique, que s'effondre le mark et que flambent les prix. Des grèves éclatent ici puis là, sauvages, désavouées par les syndicats, combattues par les dirigeants social-démocrates qui y dénoncent le risque d'aventures et de désordres favorables au développement de l'influence communiste. L'autorité croissante des conseils d'usine s'y fait sentir. Leur comité d'action pour l'ensemble du Reich, le comité des quinze que préside Grothe, commence à faire figure de direction ouvrière de rechange, sérieux contrepoids à la direction des syndicats.
Le 16 juin, il adresse, au nom des conseils d'usine, un appel solennel aux travailleurs, fonctionnaires, employés et intellectuels. Décrivant la catastrophe qui menace la société allemande tout entière, il réaffirme que la classe ouvrière peut venir à bout de la racine du mal, le système capitaliste :
« Seule la lutte d'ensemble, seule la lutte de classe peut vous apporter ce dont vous avez besoin pour assurer tout simplement votre vie. Tout le peuple travailleur est en mouvement. Dans ce flot que les syndicats tentent aujourd'hui d'endiguer et de saboter, des tâches et des réponses importantes échoient aux conseils d'usine » [1].
Il invite les conseils d'usine à constituer des organismes locaux et régionaux, pour donner aux masses ouvrières, dans les luttes qui viennent, « objectifs et direction ». Il faut développer comités de contrôle des prix et centuries prolétariennes : avec les conseils d'usine, ils formeront la base du gouvernement ouvrier qui peur seul donner à la crise une issue positive.
De fait, grèves et manifestations se succèdent. Manifestations ouvrières à Bautzen le 2 juin [2], à Dresde et à Leipzig le 7 [3]. A cette date, plus de 100 000 mineurs et métallos sont en grève en Haute-Silésie, sous la direction d'un comité central de grève élu [4], qui comprend six communistes sur un total de vingt-six membres [5]. Le 11 juin éclate — fait sans précédent — une grève de 100 000 ouvriers agricoles de Silésie [6], que vont imiter 10 000 journaliers de Brandebourg [7]. Le 11 juin également commence la grève des marins de commerce, à Emden, Brême, Hambourg, Lübeck, sous l'impulsion de la Fédération des gens de mer, adhérente à l'I.S.R. et dirigée par des communistes [8]. A Berlin, ce sont les métallos qui entrent en action [9]. Cette corporation compte, dans la capitale et sa banlieue, 153 000 syndiqués sur un total de 250 000 ouvriers, de nombreuses petites entreprises n'ayant même pas 50 % de syndiqués. La pression ouvrière obtient l'organisation d'un référendum sur la grève à l'intérieur du syndicat : réponse massivement positive. Le syndicat organise alors un second référendum, ouvert aux non-syndiqués : la majorité en faveur de la grève est plus écrasante encore. Finalement, le mot d'ordre de grève est lancé pour soixante entreprises, les plus importantes, comptant au total 90 000 ouvriers. Le patronat ouvre aussitôt les négociations. Le l0 juillet, il y a 150 000 grévistes, la direction syndicale ayant été débordée dans de nombreuses usines. Le même jour, le patronat signe une augmentation de salaires : de 9 800 marks pour la dernière semaine de juin à 12 000 pour la première semaine de juillet. Une clause prévoit l'établissement d'une commission paritaire chargée d'établir un index des prix qui servira de base à l'établissement d'une indemnité de vie chère : à la demande du patronat, et pour éviter les risques de contagion, elle demeure secrète. Les résultats sont pourtant là : les nouveaux salaires des métallos, à partir du 10 juillet, sont de 38 % supérieurs au chiffre revendiqué par les syndicats et refusé le 3 juillet [10]. C'est bientôt le tour des ouvriers du bâtiment, puis de l'industrie du bois de la capitale. Partout les communistes jouent le premier rôle dans le déclenchement de la grève, voire la reprise du travail, non seulement dans les réunions syndicales où ils sont souvent majoritaires, mais dans les « assemblées ouvrières », ouvertes à tous, qu'ils contraignent les dirigeants syndicaux à convoquer.
Le 12 juillet, au cœur de la montée de ces grèves économiques pour la défense des salaires, Die Rote Fahne publie un retentissant « appel au parti » [11]. Il a été rédigé entièrement de la main de Brandler, qui l'a fait adopter le 11, malgré bien des réticences, par une centrale surprise. Emu en effet des progrès des nationalistes d'extrême-droite, bouleversé par le compte rendu d'une réunion au cours de laquelle l'ancien gauchiste Wolffheim, passé de l'autre côté, a parlé de « fusiller les communistes », Brandler cherche à galvaniser le parti et à lui donner conscience de la gravité de l'heure [12]. La situation, selon l'appel, ne cesse de s'aggraver. Le gouvernement Cuno est au bord de la banqueroute et l'heure de la crise totale approche. Français et Belges, patronnent en Rhénanie le mouvement séparatiste, la Bavière est à la veille de faire sécession sous un gouvernement d'extrême-droite, les troupes de la Reichswehr — en Bavière au moins —, les sections d'assaut nazies, la « Reichswehr noire », se préparent à déclencher après la moisson la guerre civile contre la Saxe et la Thuringe ouvrières où les gouvernements des social-démocrates de gauche favorisent le développement du mouvement des conseils d'usine et tolèrent celui des centuries prolétariennes. Les plans des fascistes sont connus des dirigeants de l'armée, qui les favorisent, des dirigeants des partis bourgeois, qui les encouragent, et des dirigeants social-démocrates, complices par leur silence :
« Nous allons au-devant de durs combats ! Nous devons être entièrement prêts à agir ! Il faut nous y préparer et préparer les masses sans nervosité, avec sang-froid et les idées claires » [13].
Personne ne peut savoir quand les fascistes attaqueront :
« Nous, communistes, ne pouvons gagner cette bataille contre la contre-révolution qui si nous réussissons à conduire au combat avec nous les travailleurs social-démocrates et sans parti. (...) Notre parti doit porter la combativité de ses organisations à un degré tel qu'elles ne soient nulle part surprises par le déclenchement de la guerre civile. (...) Les fascistes comptent l'emporter dans la guerre civile par une brutalité foudroyante et la violence la plus résolue. (...) Leur coup de force ne pourra être réprimé que par la terreur rouge opposée à la terreur blanche. Si les fascistes, armés jusqu'aux dents, fusillent nos combattants prolétariens, ils nous trouveront résolus à les anéantir. S'ils collent au mur un gréviste sur dix, les travailleurs révolutionnaires fusilleront un fasciste sur cinq ! (...) Le parti est prêt à se battre épaule contre épaule avec quiconque accepte sincèrement de combattre sous la direction du prolétariat. En avant, serrons les rangs de l'avant-garde prolétarienne ! Dans l'esprit de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, au combat ! » [14].
Le même numéro de Die Rote Fahne annonce la décision de la centrale de faire du 29 juillet une « journée antifasciste » du prolétariat et d'y organiser des manifestations dans toute l'Allemagne. Le moment paraît venu d'éprouver la force du parti dans de grandes manifestations de rue qui peuvent, à leur tour, influencer le cours du développement politique, en particulier du ralliement au communisme de la majorité des travailleurs. L'initiative de l'appel au parti est cependant critiquée, notamment parmi les cadres qui se rattachent à la droite ; Brandler mentionnera plus tard les rumeurs déclenchées à cette époque : « Brandler est devenu fou. Une fois de plus, il va faire un putsch » [15].
La décision d'organiser une manifestation répondait, sans aucun doute, à la volonté de la centrale d'assurer sa prise sur le mouvement, mais aussi de l'unifier et de le centraliser. Dans le climat de l'heure, en tout cas, cette manifestation ne pouvait que constituer un pas important vers l'affrontement des classes. La grande presse y dénonce immédiatement une initiative de combat, la preuve que les communistes préparent la guerre civile [16].
La presse du parti dément, mais ses appels à la vigilance, son insistance sur la nécessaire mobilisation de masses, sur l'approche inéluctable du moment décisif, entretiennent une atmosphère lourde. D'ailleurs, les militants communistes ne sont pas seuls à préparer la « journée antifasciste » : la lecture des appels lancés pour la préparation et l'organisation de manifestations locales montre qu'ils ont su gagner à leur projet de nombreux responsables syndicaux et des sans-parti. Mieux, là où les communistes ont réussi à convaincre les organisations social-démocrates, c'est une foule ouvrière qui manifeste sa volonté de les suivre — et même de les précéder. A Francfort-sur-le-Main, le 23 juillet, au cours d'une manifestation organisée en commun par le K.P.D. et le parti social-démocrate, se produisent de violents incidents : des magasins sont fermés de force par les manifestants, des autobus arrêtés, des passants d'allure bourgeoise interpellés, contraints de porter les pancartes et de crier les mots d'ordre [17]. L'Oberpräsident du Hanovre — Gustav Noske en personne — saisit le prétexte pour interdire la manifestation du 29 sur le territoire de son Etat [18]. Le gouvernement du Reich invite les autres Etats à suivre cet exemple : ils s'y conforment tous, à l'exception de la Saxe et de la Thuringe. En Prusse, le ministre de l'intérieur, le social-démocrate Severing, interdit la manifestation prévue à Potsdam [19].
Toutes les divergences resurgissent d'un seul coup à l'intérieur de la centrale. Faut-il s'incliner devant l'interdiction ? Faut-il, au contraire, passer outre, mais dans ce cas, comment ne pas prendre de risques excessifs, ne pas risquer un combat prématuré? Brandler penche pour une solution intermédiaire. Le parti communiste est certes maintenant capable d'entraîner derrière lui des forces considérables, mais comme il n'a encore pris la tête d'aucun mouvement de masse important, on doit absolument éviter les provocations gouvernementales : en bref, il faut éluder l'épreuve de force sans pour autant capituler. Il propose de maintenir le mot d'ordre et de manifester en Saxe, Thuringe et Bade, où il n'y a pas eu d'interdiction, et aussi en Saxe prussienne, dans la Ruhr et en Haute-Silésie, où les autorités n'ont pas les moyens d'empêcher la manifestation. De toute façon, les manifestations devront être protégées par les centuries prolétariennes en armes [20]. Ruth Fischer pense, elle, que le parti ne peut s'incliner sans perdre la face et la confiance des travailleurs. Elle insiste sur la nécessité de maintenir la manifestation de Berlin [21]. Or la police berlinoise de Severing est une force redoutable et les communistes sont une minorité dans le prolétariat berlinois par rapport aux social-démocrates. Le risque existe pour eux — aggravé aux yeux de Brandler par la présence des gauchistes aux postes de commande du district Berlin-Brandebourg — de tomber dans le piège d'une provocation et d'isoler une fois de plus l'avant-garde du prolétariat berlinois dans un combat prématuré. C'est ce que fait remarquer Brandler, lequel ajoute — non sans doute sans quelque perfidie — que la centrale pourrait autoriser la manifestation de Berlin seulement dans le cas où les responsables du parti dans la capitale seraient capables de lui assurer une suffisante protection armée. Contre-proposition qui met Ruth Fischer si hors d'elle qu'elle va jusqu'à traiter Brandler de « fasciste » et d'« aventurier » ! Brandler recule et propose de lancer une grève de protestation contre l'interdiction des manifestations : sa proposition n'est pas non plus retenue [22]. La centrale est en réalité plongée dans un profond désarroi : la presse continue de dénoncer le péril bolchevique, l'intention des communistes de déclencher un putsch à l'occasion de la manifestation, et la majorité pense qu'il faut à tout prix refuser de tomber dans le piège en acceptant de se battre au jour et à l'heure choisis par l'adversaire. Pourtant, la décision de s'incliner devant l'interdiction est si lourde que Brandler ne veut pas la prendre seul, sans l'avis de l'exécutif [23].
Or, la situation à Moscou est confuse. Le 12° congrès du parti bolchevique vient de s'y terminer : c'était le premier congrès sans Lénine, dont le dernier article a paru le 6 février et qui, frappé d'une nouvelle attaque, est totalement paralysé depuis le 9 mars. Cela fait déjà plusieurs mois que les oppositions se sont cristallisées dans le bureau politique autour des questions économiques. La crise des « ciseaux » appelle des remèdes : Trotsky propose industrialisation et planification, que la majorité rejette. Contre lui se scelle l'alliance de Zinoviev, Kamenev et Staline, secrétaire général depuis 1922, qu'on connaît sous le nom de la « troïka ». Mais ces divergences n'ont pas été exprimées au congrès. La troïka a eu en revanche à faire face à de sévères critiques : Préobrajensky et d'autres dénoncent l'étouffement de la démocratie dans le parti, la montée de l'appareil, la généralisation des méthodes autoritaires de direction. Boukharine et Racovski reprochent à Staline de mener une politique chauvine de « russification » forcée. C'est d'ailleurs à partir de l'affaire géorgienne que Lénine a proposé à Trotsky un bloc contre Staline et engagé une lutte qui l'a conduit, la veille de son ultime rechute, à rompre toutes relations personnelles avec ce dernier. Mais Trotsky, en l'absence de Lénine, n'a pas engagé le fer au congrès, alors que ses adversaires s'organisent déjà en fraction contre lui au bureau politique.
Quand le télégramme de Brandler est arrivé à Moscou, la majorité des dirigeants bolcheviques, notamment Zinoviev, Boukharine, Trotsky, sont en vacances. A l'exécutif sont présents seulement Radek et le Finlandais Kuusinen [24]. Les communistes bulgares viennent de répéter l'erreur du K.P.D. du 13 mars 1920 et de se proclamer neutres dans le conflit armé entre le gouvernement paysan réformiste de Stambulisky et le soulèvement militaire de Tsankov [25]. L'opinion de Radek est qu'il faut se garder de « forcer la lutte », et de « courir au-devant d'une défaite pareille à celle de juillet 1917, par crainte de voir se répéter ce qui s'est passé en Bulgarie » [26]. Il consulte néanmoins les dirigeants en vacances. Trotsky, arguant qu'il manque d'informations, se récuse [27]. Zinoviev et Boukharine pensent qu'il faut passer outre à l'interdiction et font connaître leur opinion à Radek :
« C'est seulement en suivant la voie tracée dans l'appel du 12 juillet que le parti communiste allemand pourra se faire reconnaître comme l'inspirateur et le centre de ralliement dans la lutte du prolétariat contre le fascisme. Autrement, la regrettable expérience de l'Italie et de la Bulgarie se renouvellera. Il y a déjà trop d'hésitants dans le parti communiste allemand » [28].
L'opinion de Staline est diamétralement opposée. Il va affirmer, dans une lettre adressée à Boukharine et Zinoviev [29], la nécessité de reculer temporairement :
« Devons-nous, nous, communistes, chercher, dans la phase actuelle, à nous emparer du pouvoir sans les social-démocrates, sommes nous assez mûrs pour cela ? Selon moi, tout est là. Quand nous avons pris le pouvoir en Russie, nous avions des réserves comme a) le pain, b) la terre aux paysans, c) le soutien de l'immense majorité de la classe ouvrière, d) la sympathie des paysans. Les communistes allemands n'ont en ce moment rien de semblable. Certes, ils ont dans leur voisinage la nation soviétique, ce que nous n'avions pas, mais que pouvons-nous leur offrir à l'heure actuelle ? Si aujourd'hui en Allemagne le pouvoir, pour ainsi dire, tombait, et si les communistes s'en saisissaient, ils échoueraient avec pertes et fracas. Cela dans le « meilleur » des cas. Dans le pire, ils se feraient tailler en pièces et rejeter. Le tout n'est pas que Brandler veuille « éduquer les masses », l'essentiel est que la bourgeoisie, plus les social-démocrates de droite, transformeraient à coup sûr le cours de la manifestation en bataille générale — en ce moment toutes les chances sont de leur côté — et les écraseraient. Certes, les fascistes ne dorment pas, mais nous avons intérêt à ce qu'ils attaquent les premiers : cela groupera toute la classe ouvrière autour des communistes — l'Allemagne n'est pas la Bulgarie. D'ailleurs, d'après tous les renseignements, les fascistes sont faibles en Allemagne. Selon moi, on doit retenir les Allemands, et non les stimuler » [30].
En présence de ces opinions contradictoires, Radek télégraphie le 26 à Brandler :
« Le présidium de l'Internationale conseille l'abandon des manifestations du 29 juillet. ( ... ) Nous craignons un piège » [31].
La centrale se rallie à cette position. Presque partout, les manifestations de rue prévues pour la journée antifasciste sont remplacées par des meetings en salle, sauf en Saxe, Thuringe et dans le Wurtemberg [32]. Les manifestants sont néanmoins très nombreux: 200 000 à Berlin, dans dix-sept meetings [33], de 50 à 60 000 à Chemnitz, 30 000 à Leipzig, 25 000 à Gotha, 20 000 à Dresde, 100 000 au total dans le Wurtemberg [34]. La gauche dénonce ce qu'elle considère comme une capitulation. La centrale se félicite d'avoir déjoué les plans de la contre-révolution qui voulait, à cette occasion, développer une ambiance de pogrome [35]. C'est Ernst Meyer qui explique la décision :
« Si les communistes avaient eu l'intention, comme le prétend le gouvernement, de commencer la guerre civile le 29, personne n'aurait pu les en empêcher. Mais ils ne songent nullement à commencer la bataille au moment choisi par l'adversaire. (...) Le parti communiste, déjouant la provocation, a donné à la manifestation du 29 des formes appropriées aux circonstances locales, sans s'attirer le reproche de mettre en jeu à la légère la vie de ses propres adhérents ou des travailleurs sympathisants. L'impatience révolutionnaire verra peut-être dans cette décision un recul nuisible : notre parti sait très bien qu'il ne peut gagner en influence et en confiance dans la classe ouvrière qu'en disant ouvertement ce qu'il compte faire et pourquoi. Parti de masses, dont la tactique est profondément différente de la tactique de conspiration et d'émeutes des petites organisations contre-révolutionnaires, le parti communiste n'a besoin ni de manœuvres ni de stratagèmes. (...) Il continuera son travail d'agitation, de propagande, d'organisation » [36].
Cet appel au calme et à la préparation revêt des accents insolites, dans l'Allemagne surchauffée de la fin de juillet et du début d'août. Le 26 juillet, Kreuz-Zeitung écrit :
« Nous sommes maintenant — qui pourrait encore s'y tromper après ce qui se déroule sous nos yeux — sans aucun doute à la veille d'une nouvelle révolution » [37].
Germania, le lendemain, constate :
« La confiance dans le gouvernement du Reich est profondément ébranlée. (...) Le mécontentement a atteint un degré dangereux. La fureur est générale. L'air est chargé d'électricité. Une étincelle, et ce sera l'explosion. ( ... ) C'est l'état d'esprit du 9 novembre » [38].
Dans toute la presse, sauf les journaux communistes, revient l'expression « Novemberstimmung ».
Le 29 juillet se tient à Weimar une conférence extraordinaire de l'opposition social-démocrate ; Paul Levi et Kurt Rosenfeld sont là, et aussi Dissmann, le dirigeant du syndicat des métallos, Max Urich, responsable de ce syndicat à Berlin. Paul Levi, qui est l'organisateur de la conférence, parle des « triomphes communistes », des « impardonnables erreurs » commises par le parti social-démocrate [39]. Leipziger Volkszeitung publie le compte rendu de la réunion — ce comportement « fractionnel » est une preuve de l'ébranlement de l'appareil — et reproduit la résolution votée : elle appelle à la lutte pour le renversement du gouvernement Cuno et se prononce contre toute participation éventuelle des social-démocrates à une « grande coalition » avec les partis bourgeois [40], ce qui revient à rejeter d'avance toute solution parlementaire à la crise qui vient et à s'engager dans la voie de la constitution d'un gouvernement ouvrier — pas que Levi est décidé à franchir.
De son côté, Radek développe longuement la ligne communiste sous le titre « Devant la faillite de la bourgeoisie allemande : les devoirs du parti communiste », dans Die Rote Fahne du 2 août. Pour lui, l'Allemagne est en train de vivre la deuxième défaite de sa bourgeoisie, contrainte à la capitulation pour échapper au soulèvement des masses et à la révolution. Trois faits essentiels caractérisent la situation. D'abord les progrès fantastiques des communistes : le parti « approche aujourd'hui de la conquête de la majorité des ouvriers actifs du pays » et dispute victorieusement la majorité aux social-démocrates dans de nombreux secteurs, entreprises et localités. Ensuite le déclin de la social-démocratie :
« Elle a cessé d'être un facteur actif de la vie publique. Elle n'est même plus le facteur décisif de la contre-révolution. (...) C'est une masse inerte. »
Enfin, sous la poussée des communistes, le mouvement fasciste est en train de se décomposer.
La victoire de la révolution prolétarienne est-elle à l'ordre du jour dans un proche avenir ? Tout semble l'indiquer, mais Radek insiste sur la nécessité de ne pas s'abandonner au fatalisme, car la réponse à cette question décisive dépend exclusivement de l'action du parti. Il souligne:
« La bourgeoisie allemande est organisée comme nulle autre au monde. Le parti communiste allemand doit être organisé comme aucun autre. »
Il s'élève fermement contre les illusions de ceux qui pensent que le modèle russe trace la marche à suivre :
« Les bolcheviks ont pu prendre le pouvoir avec 70 000 membres, car la bourgeoisie russe n'était pas organisée. Notre parti allemand doit avoir au moins un million de membres — et bientôt ! Et notre organisation ne doit pas être une machine électorale, mais un poing fermé, uni non seulement par l'idéal communiste, mais encore par l'armature de fer de nos bataillons de choc, les centuries prolétariennes. Il est fort possible que le parti communiste allemand soit mis en demeure d'agir avant d'avoir atteint ses objectifs. Mais il doit y tendre de toutes ses forces pour s'assurer en cas de succès, de toute façon, le maximum de chances. »
Dans l'immédiat, il lui faut pousser l'organisation et le développement des réalisations concrètes du front unique, marcher de l'avant avec les social-démocrates de gauche pour bâtir les conseils d'usine, les comités de contrôle, les centuries prolétariennes et, par eux, développer les revendications transitoires susceptibles de mobiliser les masses, le contrôle de la production, la saisie des valeurs réelles, la constitution d'un gouvernement ouvrier et paysan. Il est également capital de songer de façon précise à la conquête de larges couches de la petite bourgeoisie :
« Nous aurons besoin des ingénieurs, des officiers, des employés de banque, pour tirer l'Allemagne de sa misère. »
En conclusion de cet article, daté du 29 juillet et rédigé à Moscou, Radek répète que le moment de l'attaque n'est pas encore venu :
« Ne permettons pas à nos ennemis de nous infliger des défaites partielles. (...) Des offensives mal préparées peuvent amener des défaites au moment le plus propice à l'action. Si l'adversaire prend l'offensive, il se trompe dans tous ses calculs : soyons prêts, en ce cas, à lui opposer une résistance victorieuse d'abord et à le vaincre ensuite. Mais ne cherchons pas de décision prématurée. Telle est la situation en Allemagne. Tels sont les devoirs du parti communiste. Ils exigent de lui les plus grands efforts, la foi en ses propres forces, en son énergie et son enthousiasme, mais aussi du sang-froid, du calme, un bon calcul stratégique. Puis viendra une heure où les communistes allemands pourront se dire : de l'audace, de l'audace et encore de l'audace » [41].
Ce sont les mêmes thèmes, reposant sur la même analyse, que Brandler développe les 5 et 6 août devant le comité central en lui présentant une résolution sur la situation politique. La tâche du parti est, selon lui, de se préparer à une « lutte révolutionnaire défensive ». Il doit redoubler d'efforts en vue de former avec les syndicats et le parti social-démocrate un front unique ouvrier qui conduirait à l'établissement en Allemagne d'un gouvernement ouvrier et paysan : il s'agit donc de continuer la campagne pour gagner les travailleurs encore influencés par la social-démocratie, et sinon la sympathie, du moins la neutralité bienveillante des couches inférieures de la petite bourgeoisie. Ruth Fischer, qui reprend sa critique de l'interprétation « opportuniste » du front unique et du gouvernement ouvrier et accuse Brandler d'avoir abandonné la perspective de la dictature du prolétariat, et Hugo Urbahns, qui critique vivement le mot d'ordre de gouvernement ouvrier et paysan adopté par l'exécutif élargi de juin, s'abstiennent dans le vote final, avec leurs sept camarades de la gauche [42] — Brandler dit dans un compte rendu que ces sept abstentions n'ont que la portée d'une protestation personnelle contre sa personne et cite Ruth Fischer :
« Depuis le congrès de Leipzig, le parti s'est développé dans un sens conforme aux vœux de l'opposition. Le péril opportuniste y existe encore, mais très limité » [43].
Mais l'impatience grandit dans les rangs ouvriers, accrue par la déception qui a suivi le recul de juillet. Les dirigeants du K.P.D. ont-ils, comme l'estime E. H. Carr, « épuisé leur répertoire de mots et d'idées » ? Le parti communiste allemand, n'est-il, comme il le pense, ni « équipé, ni prêt pour l'action » ? [44] N'ont-ils tout simplement pas réussi — ainsi que le suggérera plus tard Radek — à découvrir que la nouvelle vague révolutionnaire commençait sous leurs yeux, installés qu'ils étaient dans la routine de leur pratique propagandiste pour le front unique et le gouvernement ouvrier [45]. Le fait est que, quelques jours plus tard, le déchaînement à partir de Berlin des grèves économiques va créer une situation politique nouvelle qui les surprendra autant, sinon plus, que les dirigeants politiques de la bourgeoisie allemande et les chefs social-démocrates.
Le Reichstag se réunit le 8 août. Cuno, dans un discours fréquemment interrompu par les députés communistes, réclame un vote de confiance, lance un appel aux sacrifices, à l'épargne, au travail. Les social-démocrates, immédiatement après son discours, demandent et obtiennent une suspension de séance et le renvoi de la discussion au lendemain. Wilhelm Koenen, orateur du parti communiste, lance : « A bas Cuno ! Voilà le cri qui, de tous côtés, monte vers nous ! » [46].
Le débat reprend le 9 août. La salle est littéralement assiégée par des délégations ouvrières, que l'assemblée refuse de recevoir. Les députés social-démocrates annoncent qu'ils s'abstiendront dans le vote sur la confiance. On apprend que les ouvriers de Borsig sont en grève à Berlin [47]. A Chemnitz, 150 000 manifestants réclament la démission de Cuno [48]. Le débat se poursuit. Il se termine le 10 août par un vote de confiance, les social-démocrates s'abstenant et les communistes votant contre [49]. Wilhelm Koenen, de la tribune, s'est adressé aux travailleurs allemands en lançant un appel pour que « le mouvement de masse des travailleurs en vienne, par-dessus le Parlement, à former un gouvernement ouvrier révolutionnaire » [50]. Le baromètre marque la tempête. Dès l'aube, la grève a commencé dans les ateliers du métro de Berlin [51]. Quelques minutes après, c'est le tour des imprimeurs, et surtout, à l'initiative de la cellule communiste, celui des 8 000 ouvriers de l'imprimerie nationale [52]. La planche à billets est arrêtée : dans quelques heures, le gouvernement ne disposera même plus de moyens de paiement. Les grandes entreprises suivent le mouvement, et Siemens débraye, après Borsig [53]. Les ouvriers de onze entreprises berlinoises en grève reprennent dans des résolutions les mots d'ordre des communistes pour la démission de Cuno et la formation d'un gouvernement ouvrier. Les transports urbains sont complètement arrêtés. Il y a des coupures de gaz et d'électricité. La grève des transports et celle des électriciens provoquent d'autres arrêts du travail, des rassemblements, une agitation croissante. A Hambourg, grève totale sur les chantiers. Manifestations ouvrières à Crefeld et Aix-la-Chapelle : la police intervient et il y a des morts [54]. Les éditions de midi des journaux berlinois annoncent que la Reichsbank va fermer ses guichets, faute de billets. Le Vorwärts appelle les travailleurs au calme. Die Rote Fahne publie un appel du comité des quinze :
« Dans toutes les usines, résistance passive ! A bas la duperie des salaires ! A la porte les faillis ! A la porte les usuriers ! Pour notre travail, au minimum le salaire du temps de paix ! Paiement immédiat de 10 millions de marks pour vie chère à tous les ouvriers, employés, fonctionnaires ! Le pain pour ceux qui travaillent ! Saisie du ravitaillement ! Répartition par les syndicats et les organisations ouvrières ! Pour un gouvernement ouvrier et paysan ! Travailleurs, il faut en sortir ! Le gouvernement Cuno vous mène à la ruine ! Scellez le front unique de tous les exploités dans la lutte pour votre existence ! Formez dans toutes les entreprises des groupes de défense ouvrière ! » [55].
Dans la soirée du 10 août, la commission des syndicats de Berlin tient une séance extraordinaire à laquelle elle a invité des représentants des partis social-démocrate, indépendant et communiste [56]. Otto Wels est là, avec Rudolf Breitscheid et Hertz. Les communistes sont représentés par Ruth Fischer, Geschke et Fritz Heckert. Il s'agit de savoir si les syndicats vont appuyer la grève qui est en train de se développer de façon spontanée. C'est une décision de portée historique. Si les syndicats s'y décident et lancent le mot d'ordre, la grève sera totale et balaiera Cuno. Et, dans ce cas, l'unique issue sera la formation d'un gouvernement ouvrier avec les représentants des syndicats, la solution même proposée par Legien au lendemain du putsch de Kapp, mais intervenant cette fois au cœur de l'élan offensif des ouvriers. La discussion est passionnée. Des syndicalistes chevronnés, réformistes convaincus depuis des décennies — Ruth Fischer mentionne Gustav Sabath [57] — inclinent pour une initiative dont ils ont conscience qu'elle signifierait la rupture avec la bourgeoisie et tout le passé de l'organisation syndicale.
Les dirigeants social-démocrates, Wels en tête, argumentent en sens contraire : la grève, c'est l'anarchie, l'aventure, le chaos. Or le gouvernement vient précisément de donner à une délégation de leur parti de sérieuses assurances. Il va agir : 50 millions de marks-or, garantis par de grandes sociétés, vont être consacrés à l'achat de denrées alimentaires, 200 millions, dans les mêmes conditions, à juguler l'inflation. Le Reichstag vient de voter l'augmentation de l'impôt sur les revenus et les sociétés. Tout cela permet d'escompter une rapide amélioration de la situation économique, qu'une grève viendrait compromettre définitivement. Les communistes leur opposent une résolution en faveur d'une grève générale de trois jours avec comme objectifs un salaire horaire minimum de 0,60 mark-or, la démission de Cuno, la formation d'un gouvernement ouvrier et paysan [58]. Tiennent-ils vraiment à convaincre leurs interlocuteurs? On peut en douter à la lecture de l'intervention de Ruth Fischer :
« Je voudrais que les ouvriers puissent voir et entendre votre noble commission syndicale. Vous n'avez aucune idée de ce qui est en train de se passer dehors, sinon vous ne débiteriez pas toutes ces médiocrités. Le mouvement est là ; il est fort ; et la question est simplement de savoir s'il sera mené de façon unifiée, avec vous, sans vous au contre vous » [59].
Les dirigeants syndicaux, ébranlés par l'argumentation de Wels et les promesses gouvernementales, ne peuvent guère être entraînés à l'action par une telle attitude. Ils se résolvent finalement à rejeter la proposition communiste.
Dans la soirée du 10, le Polburo adresse une circulaire à tous les districts les informant de l'explosion à Berlin d'un « puissant mouvement de masse spontané de résistance passive et de grève ». Il annonce que l'assemblée de délégués va se tenir le lendemain et décider une grève de trois jours :
« La poursuite ultérieure du mouvement dépendra de son déroulement et du mouvement dans le Reich. (...) Les informations reçues indiquent dans tout le Reich une situation semblable à celle de Berlin. Partout, résistance passive et grèves. Il s'agit de rassembler méthodiquement ces mouvements et d'en prendre la tête. (...) Partout nous devons nous employer à ce que les comités locaux de l'A.D.G.B. prennent la tête de ce mouvement spontané. Là où cela ne se produit pas, (...) là où le mouvement est spontané, il ne faut pas perdre de temps dans de longues négociations, les comités d'usine doivent diriger et organiser le mouvement. »
Le parti doit se tenir prêt à toute éventualité, et notamment à celle d'un passage dans l'illégalité. Pour le moment, cependant. la perspective est la suivante :
« Il est possible que le gouvernement Cuno soit renversé sous la poussée de la grève et remplacé par la grande coalition. Le S.P.D. cherchera peut-être à freiner le mouvement par son entrée dans le gouvernement » [60].
Le 11 août est le « Jour de la Constitution », quatrième anniversaire de l'adoption de la Constitution de Weimar, fusillades à Hanovre, Lübeck, Neurode. A 10 heures du matin, dans les deux salles voisines de Neue Welt et Kliems Festsäle arrivent en auto ou sur des motos à fanion rouge les délégués à l'assemblée des conseils d'usine convoquée dans la nuit, après la réunion. par le comité des quinze. La police n'intervient pas. Au nom du comité, Hermann Grothe propose de décider une grève générale de trois jours [61]. Sa proposition est adoptée sans grand débat à l'unanimité des 2 000 délégués présents ainsi qu'un programme en neuf points :
Dans l'après-midi, le parti communiste reprend à son compte l'appel des comités d'usine, qu'il reproduit en tract. La police le confisque, en vertu d'un décret adopté la veille l'autorisant à saisir tout matériel imprimé appelant à troubler la paix publique ou au renversement violent du régime existant. Le groupe parlementaire social-démocrate, réuni d'urgence, tire les conclusions de la situation et tente de corriger son erreur de la veille : il déclare que Cuno n'a plus sa confiance et se déclare prêt, sur l'insistance de Wels et étant donné la gravité de l'heure, à entrer dans un gouvernement de « grande coalition » [63] qui serait décidé à « faire payer les riches » et à soulager la misère des travailleurs. C'est le coup de grâce pour Cuno, qui démissionne.
Dans toutes les grandes villes ouvrières où la grève s'étend, des bagarres éclatent. Hermann Grothe rédige pour le comité d'action des directives en vue de la grève générale : élection des comités de grève, organisation de comités de contrôle et de centuries prolétariennes, appel aux partis et syndicats ouvriers pour la constitution du front unique ouvrier préparant un gouvernement ouvrier et paysan, désarmement par les centuries prolétariennes des groupes armés fascistes, propagande de fraternisation en direction des soldats et des policiers [64].
Le 12 août, collision entre manifestants et policiers à Hanovre, Rotthausen, Gelsenkirchen : trente morts. Le 13, nouvelles manifestations, nouvelles fusillades, plus graves, un peu partout : six morts à Wilhelmshaven, vingt à Hanovre, quinze à Greisz, dix à Aix-la-Chapelle, vingt à Zeitz, trente à Iéna, un à Breslau, quatre à Crefeld, quatre à Ratibor. A Halle et à Leipzig, les centuries prolétariennes réquisitionnent du bétail dans les campagnes environnantes, l'abattent et en organisent la distribution aux travailleurs [65].
Dès les premières heures de la grève, la centrale communiste est passée dans la clandestinité, quittant Berlin. Seul Fritz Heckert est resté dans la capitale où, en liaison avec le comité des quinze, il assure la direction des opérations [66]. Tout semble possible pendant quarante-huit heures, depuis que la grève sauvage a balayé Cuno.
Mais, pendant ce temps, les négociations ont été rondement menées entre partis et, dès le 12 au soir, le président Ebert a chargé le populiste Gustav Stresemann de constituer le nouveau gouvernement [67]. Quatre social-démocrates y prennent place, Robert Schmidt comme vice-président, Hilferding aux finances, Sollmann à l'intérieur, Radbruch à la justice. Le nouveau gouvernement ne dissimule pas ses intentions : il s'agit de négocier avec la France et de stabiliser le mark, notamment en réformant la fiscalité — en « faisant payer les riches » [68]. En quelques jours, en effet, l'action ouvrière a conduit la bourgeoisie et ses représentants au Reichstag à un tournant radical inspiré par la peur. La politique du pire incarnée par Cuno l'a menée au bord de l'abîme et elle a décidé de reculer : c'est en échange de la promesse de mesures fiscales dirigées contre les grandes sociétés capitalistes et d'un renforcement de la surveillance contre les extrémistes de droite que les social-démocrates ont accepté de collaborer, une fois de plus, au sauvetage du régime et de la société. Leur entrée au gouvernement doit pouvoir, selon le calcul de Stresemann, lui assurer au moins quelques semaines de répit, qu'il utilisera pour négocier sur la Ruhr.
C'est également ce qu'on pense à Moscou, ou du moins ce qu'écrit Radek. Pour lui, Stresemann, qui représente la bourgeoisie moyenne, va tenter de sortir de l'impasse diplomatique par des négociations et l'élaboration d'une réforme financière imposant la bourgeoisie. Les social-démocrates se sont ralliés à la grande coalition parce qu'elle leur ouvre la possibilité de voir se réaliser la voie moyenne qu'ils souhaitent, l'arrêt de la baisse du mark et de la chute des prix par des mesures financières, la négociation avec la France, des mesures contre les nationalistes et la réduction de l'influence de la grande industrie. Radek, qui juge le nouveau chancelier « un homme politique beaucoup plus expérimenté que M. Cuno », conclut que la crise est toujours aussi grave, mais qu'
« il se peut très bien que, malgré tout, M. Stresemann représente une étape qui imprimera au mouvement un temps d'arrêt, (...) une accalmie relative » [69].
Tel est également le point de vue de la centrale allemande. Dans la campagne d'agitation qu'ils mènent depuis des semaines, les communistes présentaient la chute de Cuno comme la préface de la formation d'un gouvernement ouvrier. Mais, Cuno tombé, la social-démocratie a choisi de jouer la carte de la grande coalition et tourné le dos à toute alliance avec les communistes, rendant impossible le gouvernement ouvrier. Un nouveau délai est nécessaire pour aggraver la crise à l'intérieur de la social-démocratie. C'est ce qu'écrit Albert :
« Une trêve relative survient maintenant, qui doit donner à la grande coalition le temps de se discréditer plus complètement aux yeux des petits bourgeois et des ouvriers arriérés auxquels le nom d'un Hilferding inspire encore quelque vague espoir » [70].
Or le 13 août est également la date du terme fixé par le congrès des conseils d'usine à la grève générale. Va-t-on la prolonger ? C'est, sur le coup au moins, l'avis du comité d'action qui, dans une proclamation signée de Grothe, appelle à « élargir la grève générale » et à « entreprendre avec détermination la lutte contre la grande coalition » [71]. Sans doute estime-t-il que la grève peut, sur sa lancée, abattre également Stresemann et imposer le gouvernement ouvrier. Brandler dira que la centrale a tenté l'épreuve en proposant de prolonger la grève d'une journée : cela ne se révéla pas possible, et même les militants de la gauche durent, selon lui, s'incliner devant le refus des travailleurs de poursuivre un mouvement qui leur apparaissait désormais sans objet après la démission de Cuno et les promesses de son successeur [72]. Au sein du Polburo, en tout cas comme une certaine résistance à la reprise du travail se manifeste, Böttcher, Pieck, Hecken s'y opposent [73]. Die Rote Fahne, qui titrait le 14 au matin : « Des millions dans la rue — Le combat continue! » [74], diffuse dans la journée une édition spéciale appelant à la conclusion simultanée et coordonnée de la grève, et expliquant que, face à l'opposition des social-démocrates et des dirigeants syndicaux, il fallait éviter la poursuite d'une action imposée qui risquait d'aboutir à une lutte fratricide [75]. L'éditorial du 15 août est intitulé : « La lutte a été brisée ! Préparons la prochaine ! », et un sous-titre souligne : « Interruption, non conclusion » [76]. Brandler soulignera plus tard, dans un plaidoyer pro domo, que la grève n'avait pas revêtu à Halle, Chemnitz, Dresde, bastions du parti, la même ampleur qu'à Berlin : entrant dans la grève après la chute de Cuno, les ouvriers saxons n'engageaient pas la lutte économique comme leurs camarades l'avaient fait à Berlin, mais une grève politique ; début du soulèvement armé auquel les Berlinois n'étaient pas encore prêts : l'armée ouvrière ne marchait pas encore toute au même pas [77].
On peut discuter des motifs de la décision de la centrale. Ruth Fischer dit que Brandler ne voulait pas d'une grève qui n'était pas cautionnée par l'A.D.G.B. [78] — ce qui n'a évidemment aucun sens puisque cette grève était, dès le début, une grève sauvage. Ulbricht blâme les « opportunistes et traîtres de la centrale » pour n'avoir pas fixé d'objectifs politiques ni appelé à la création d'un gouvernement ouvrier [79] : or le renversement de Cuno — obtenu par la grève — était l'un de ses objectifs affirmés, et les conditions n'étaient évidemment pas réunies pour la création d'un gouvernement ouvrier. Si quelques résistances apparaissent au sein des conseils d'usine, la gauche ne semble pas s'être vraiment opposée à la reprise, et Ruth Fischer elle-même, dont le sens de la discipline n'est pas particulièrement développé, prend la parole devant les délégués des usines pour justifier un arrêt de la grève [80], que Maslow semble également avoir approuvé [81]. En réalité, les grévistes de Berlin, au terme des trois jours prévus, considèrent qu'ils ont, avec la démission de Cuno, réalisé leur premier objectif. La grève se meurt lentement, rebondissant jour après jour pendant une semaine encore d'une usine ou d'une région à l'autre.
Mais une certaine lassitude apparaît dans les rangs ouvriers, ce dont leurs adversaires profitent. La semaine suivante, quelque 200 grévistes sont arrêtés, plus de 100 000 licenciés. Severing interdit en Prusse le comité des quinze, contre lequel il intente des poursuites et qui doit chercher refuge à Iéna [82]. Chacun a conscience que la grève qui, en vingt-quatre heures, a abattu Cuno, constitue l'événement capital de l'« année inhumaine ». Pour certains, elle a définitivement démontré aux ouvriers leur impuissance à promouvoir une politique dont les social-démocrates ne veulent pas, et n'aura constitué de ce fait qu'un ultime sursaut. Pour les autres, en contraignant la bourgeoisie à jouer son va-tout dans une alliance renouvelée avec la social-démocratie, elle a préparé la phase ultime, la prise de conscience révolutionnaire des masses, leur ralliement au communisme.
Pour les dirigeants de l'Allemagne bourgeoise comme pour les dirigeants du parti et de l'Internationale, elle a constitué en tout cas un démenti à leurs analyses récentes. Les mêmes partis qui, le 10 août encore, votaient la confiance à Cuno ont dû, vingt-quatre heures après, le mettre à la porte pour faire la part du feu. Le patronat de la métallurgie s'empresse de négocier avec les syndicats un accord prévoyant l'institution de l'échelle mobile des salaires qu'il avait jusque-là obstinément refusée. Pour les dirigeants communistes, la grève qui vient d'abattre Cuno constitue le signe que la situation est plus mûre qu'ils ne l'avaient cru. Les premiers vont fébrilement mettre au point un compromis qui, les libérant de l'épreuve de force sur le champ international, leur laisse les mains libres pour écarter la menace révolutionnaire. Les seconds vont préparer dans la hâte une prise du pouvoir qui leur paraît exigée par la majorité du « prolétariat actif ».
Notes
[1] Die Rote Fahne, 17 juin 1923.
[2] Ibidem, 2 juin 1923.
[3] Ibidem,7 juin 1923.
[4] Ibidem, 9 juin 1923.
[5] Angress, op. cit., p. 352.
[6] Die Rote Fahne, 12 juin 1923.
[7] Ibidem, 24 juin 1923.
[8] Ibidem, 12 juin 1923.
[9] Ibidem, 8 juillet 1923.
[10] Corr. int. n° 56, 13 juillet 1923, p. 416 ; article de Melcher sur la grève des métallos.
[11] Die Rote Fabne, 12 juillet 1923 ; Dok. u. Mat., VII/2. pp. 365-367.
[12] D'après les déclarations de Brandler à MM. Wenzel et E. H. Carr, discutées dans Angress, op. cit., p. 358, n. 109.
[13] Die Rote Fahne, 12 juillet 1923 ; Dok. u. Mat., VII/2, p. 365.
[14] Ibidem, pp. 365-367.
[15] Die Lehren ... , p. 31.
[16] Ersil (op. cit., p. 153) mentionne des articles de Germonia, 19 juillet, Deutsche Allgemeine Zeitung, 12 juillet, et Merseburger Tageblatt du 14 juillet, qui dénonce « un danger plus grand que les forces françaises sur le Rhin et dans la Ruhr ».
[17] Die Rote Fahne, 24 juillet 1923.
[18] Angress, op. cit., p. 364 .
[19] Archives de Potsdam I, Reichsministerium des Innern. n° 13 212, p. 52, cité par Ersil, op. cit., p. 153.
[20] Die Lehren ... , p. 32.
[21] Ibidem, p. 55. Dans son Stalin and German communism, elle ne consacre curieusement que cinq lignes à l'affaire de la « journée anti-fasciste », sans rappeler ses propres prises de position (p. 287).
[22] Die Lehren, p. 32.
[23] Angress, op. cit., pp. 365-366, n. 131, fait le point de la question, non résolue, de savoir si l'exécutif a donné télégraphiquement son opinion avant ou après la réunion de la centrale.
[24] Kuusinen, Cahiers du bolchevisme, n° 11, 30 janvier 1925, p. 718. Kuusinen était secrétaire général de l'I.C. depuis le 5 décembre 1921 (Die Tätigkeit, p. 320).
[25] Voir E. H. Carr, The Interregnum, chap. VIII, « Bulgaria and the Peasant », pp. 190-200.
[26] Kuusinen, op. cit., p. 718.
[27] Ibidem, Trotsky n'a jamais contesté cette affirmation de Kuusinen.
[28] Ibidem.
[29] Selon Ruth Fischer, cette lettre a été publiée pour la première fois par Brandler et ses amis dans Arbeiterpolitik, du 9 février 1929. Trotsky, tant dans L'Internationale communiste après Lénine (t. II, p. 487) que dans Staline (p. 505) — et contrairement à ce qu'écrit E. H. Carr, op.,cit., p. 187, n. 1, qui n'a dû consulter que l'édition américaine du second ouvrage sur ce point —, donne la date du 7 août. Mais c'est incontestablement àl'affaire de la journée antifasciste que la lettre fait allusion lorsqu'elle parle de la « manifestation » — incorrectement traduit de l'anglais dans l'édition française de 1969 par « démonstration » —, dans la mesure également où elle balaie les arguments sur les « intentions » de Brandler. Il faut donc admettre qu'il ne s'agissait pas de la réponse de Staline à la question de Radek, mais d'une justification de sa position à propos de la journée antifasciste adressée après coup à Boukharine et Zinoviev.
[30] L'original russe est inconnu, mais Staline a admis l'existence de cette lettre (Sotch X, 61, 62, cité par Carr, op. cit., p. 187, n. 1).
[31] Zinoviev à la 13° conférence du P.C.R.(b), cité par E. H. Carr op. cit., p. 187.
[32] Hortschanskv, Der nationalen Verrat der deutschen Monopolherren wahrend des Ruhrkampfes, p. 164.
[33] Die Rote Fahne, 30 juillet 1923.
[34] Hortschansky, op. cit., p. 164.
[35] Appel de la centrale, Die Rote Fahne, 31 juillet 1923 ; Dok. u. Mat., VII/2, pp. 378-381.
[36] C'est vraisemblablement à cette époque — et non en mai oùBrandler s'était rendu en personne à Moscou et où eut lieu le « raccommodage » —, dans l'atmosphère de tension renouvelée entre les tendances, que se situe l'épisode mentionné par Radek dans sa lettre à Clara Zetkin de décembre 1926, déjà citée chap. XXXIII, n. 35. Il écrit en effet, après avoir mentionné les incidents autour de l'élection de la centrale au congrès de Leipzig : « Plus tard, au cours de l'été, quand Brandler, Thalheimer, Pieck, Guralski et d'autres membres du comité central écrivirent une lettre àZinoviev, Boukharine et moi-même pour exiger la révocation de Ruth Fischer et Maslow, et quand Brandler m'assura dans une lettre personnelle que le raccommodage ne pouvait plus tenir, je lui dis que je ne pouvais consentir àpareille folie. Il céda » (The New; International, New York, vol. I, n° 5, pp. 155-156).
[37] Kreuz-Zeitung, 26 juillet 1923.
[38] Germania, 27 juillet 1923.
[39] Volksbote, de Zeitz, 31 juillet 1923.
[40] Leipziger Volkszeitung, 2 août 1923.
[41] Die Rote Fahne, 2 août 1923.
[42] Die Rote Fahne, 8 août 1923.
[43] Corr. int., n° 64. 15 août 1923, p. 481.
[44] E. H. Carr, op. cit. p. 188.
[45] Die Lehren ... , pp, 14-15.
[46] Verhandlungen des Reichstags. I. Wahlperiode 1920, Bd 161, Stenographische Berichte, pp. 11748-11749 et 11761.
[47] Die Rote Fahne, 10 août 1923.
[48] Krusch, op. cit., p. 251.
[49] Ibidem, p. 11779.
[50] Die Rote Fahne, 11 août 1923.
[51] Ersil, op. cit., pp. 242-243.
[52] Verhandlungen des Reichstags, p. 11770.
[53] Ersil, op. Clt., p. 214.
[54] Ibidem.
[55] Die Rote Fahne, 10 août 1923.
[56] Die Rote Fahne, 11 août 1923 ; Fischer, op. cit., pp. 300-301 ; Wenzel, op. cit., p. 165; Bericht über die Verhandlungen des IV. Parteitages, pp. 12-13, 21.
[57] R. Fischer, op. cit., p. 300. En fait, Sabath avait été de 1919 à 1922 membre du parti indépendant.
[58] Ibidem.
[59] Die Rote Fahne, 11 août 1923.
[60] Circulaire politique n° 18 du Polburo, I.M.L.-Z.P.A, 3/1/27, p. 59. reproduite par H.J. Krusch, op. cit., pp. 328-329.
[61] Souvenirs d'Erich Rochler, dans Unter der roten Fahne. p. 212 ; Ersil, op. cit., p. 245.
[62] Dok. u. Mat., VII/2, pp. 404-405.
[63] Vorwärts, 12 août 1923.
[64] L.H.A.M. Rep C 40 Ie, n°969, p. 51 ; cité par Ersil, op. cit., p. 283.
[65] Corr. int., n° 64, 15 août 1923, p. 478.
[66] Ruth Fischer, op. cit., p. 302.
[67] Stresemann, Vermiächtnis, vol. I, p. 88.
[68] Verhandlungen des Reichstags I Wahlperiode 1920, vol. 361, Stenographische Berichte, p. 11840 sq.
[69] Die Rote Fahne, 27 août 1923 ; Corr. Int., n° 68, 29 août 1923.
[70] Corr. int., n° 64, 15 août 1923, p. 64.
[71] Die Rote Fahne, de Lausitz, 14 août 1923. Dok. u. Mat., VII/2. pp. 406-407.
[72] Die Lehren…, pp. 30-31.
[73] Selon un compte rendu de la séance du Polburo du 13 août (I.M.L.-Z.P.A., 3/1/7, p. 107) résumé par H. J. Krusch, Um die Einheitsfront…, pp. 297-298, n. 209.
[74] Die Rote Fahne, 14 août 1923 (matin).
[75] Die Rote Fahne, 14 août 1923, édition spéciale.
[76] Die Rote Fahne, 15 août 1923 ; Dok.u. Mat., VII/2, pp. 407-409.
[77] Die Lehren, p. 31. Klassenkampf, le 14 aout, appelle à transformer en victoire totale la demi-victoire obtenue et conclut : « A bas Stresemann ! »
[78] R. Fischer. op. cit., p. 302.
[79] Ulbricht, Zur Geschichte... I, p. 126.
[80] Die Rote Fahne, 15 août 1923.
[81] Wenzel, op. cit., p. 170.
[82] Davidovitch, op. cit., pp. 116-117. Vorwärts, 18 août 1923. A. Thalheimer dans 1923 : Eine verpasste Revolution ?, p. 24, considère comme une faute grave le fait que la centrale du K.P.D. n'ait pas immédiatement organisé une riposte.