1971 |
"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914." |
Révolution en Allemagne
Pierre Broué
Essai de définition du rôle d'un parti communiste
Le congrès de Halle de l'U.S.P. - Oct. 1920
Le I° congrès de l'Internationale n'avait comporté qu'une participation réduite de délégués non russes, pour la plupart sans mandat. Le II° congrès, lui, voit un afflux de délégués étrangers. Depuis quelques mois, le courant en faveur de l'adhésion à la III° Internationale gagne du terrain dans tous les partis socialistes du monde. Les partis norvégien et italien ont déjà donné leur adhésion ; des partis de masse aussi importants que le parti socialiste français et le parti social-démocrate indépendant d'Allemagne frappent à la porte de l'Internationale, dont l'attraction s'exerce également sur les troupes syndicalistes, comme les I.W.W. d'Amérique, et les organisations syndicales de masse comme la C.N.T. espagnole. Cette situation politique se double, en ces derniers mois de la guerre civile, d'une situation militaire favorable. A la fin du mois d'avril 1920, le gouvernement polonais du maréchal Pilsudski a attaqué la Russie soviétique, relançant la guerre civile que le baron Wrangel soutenu et financé par le gouvernement français, conduit dans le sud-ouest du territoire russe. Le gouvernement bolchevique a d'abord redouté une offensive générale de l'Entente relayant l'offensive polonaise, et Radek a averti la centrale du K.P.D. (S) que le conflit polono-russe ouvrait des perspectives nouvelles : le 18 mai, un manifeste de l'exécutif a lancé un appel au prolétariat mondial pour la défense par tous les moyens de la Russie soviétique contre « la Pologne blanche ». Mais, en juillet, la guerre a pris un tour surprenant pour beaucoup : l'armée rouge sous le commandement de Michel Toukhatchevski a mis en déroute l'armée polonaise et, à son tour, elle contre-attaque, marchant sur Varsovie.
Lors de la séance d'ouverture du congrès, le 19 juillet, Zinoviev est solennel :
« Le 2° congrès de l'Internationale est entré dans l'Histoire au moment même où il s'ouvrait. Souvenez-vous de ce jour. Sachez qu'il est la récompense de toutes nos privations, de notre lutte hardie et décidée. Dites et expliquez à vos enfants sa signification. Gardez dans vos cœurs l'empreinte de cette heure » [1].
Il racontera plus tard :
« Il y avait dans la salle du congrès une grande carte où l'on marquait tous les jours les positions de nos armées. Les délégués, tous les matins, la regardaient avec un intérêt renouvelé. C'était une sorte de symbole : les meilleurs représentants du prolétariat international (...) suivaient chaque avance de nos armées, et tous comprenaient parfaitement que, si les objectifs militaires de notre armée se réalisaient, cela signifierait une immense accélération de la révolution prolétarienne internationale » [2].
Délégués étrangers et dirigeants russes sont d'accord sur ce point. Au cours de la discussion d'un appel rédigé par Paul Levi et adressé au prolétariat mondial au sujet de la guerre de Pologne, Ernst Däumig, l'un des quatre délégués du parti social-démocrate indépendant allemand, s'écrie :
« Toute avance d'un kilomètre réalisée par l'armée rouge (...) est un pas vers la révolution en Allemagne » [3].
Des modifications de dernière minute aux projets de texte sont opérées par les Russes eux-mêmes pour tenir compte de ce qu'ils considèrent comme une conjoncture nouvelle. C'est ainsi que le projet de résolution sur les tâches rédigé par Lénine le 4 juillet comprenant la phrase :
« La tâche actuelle des partis communistes n'est pas d'accélérer la révolution, mais d'accélérer la préparation du prolétariat » [4].
devient dans le texte soumis finalement par lui au congrès :
« La tâche actuelle des partis communistes est maintenant d'accélérer la révolution, sans la provoquer par des moyens artificiels avant qu'ait pu être réalisée la préparation adéquate » [5].
Tout semble prouver aux révolutionnaires que la vague révolutionnaire de l'après-guerre, jusque-là confinée dans les pays vaincus, est en train de s'étendre aux pays vainqueurs, France, Grande-Bretagne, Italie. Dans cette optique, la construction de véritables partis communistes devient plus urgente encore. Pour une révolution qui vient, il faut, très vite, une organisation, un instrument, une direction. Lénine écrit :
« La II° Internationale est définitivement battue. Les partis intermédiaires et les groupes du « centre », voyant que la situation est tout à fait désespérée, tentent de s'appuyer sur l'Internationale communiste qui se renforce de plus en plus; ils espèrent toutefois conserver une « autonomie » qui leur permettrait de poursuivre leur ancienne politique opportuniste ou centriste. L'Internationale communiste est jusqu'à un certain point à la mode. Le désir de certains dirigeants du « centre » d'adhérer maintenant à la III° Internationale prouve indirectement que l'Internationale communiste a gagné la sympathie de l'immense majorité des ouvriers conscients du monde entier, et devient une puissance de jour en jour croissante » [6].
Les demandes d'adhésion des partis centristes à l'Internationale doivent donc être examinées avec la plus grande circonspection. S'ils étaient en effet acceptés sans conditions, ce serait avec, à leur tête, des dirigeants opportunistes dont les bolcheviks pensent qu'on ne saurait attendre que le « sabotage actif de la révolution », comme l'ont démontré les expériences hongroise et allemande. Le temps manque pour les éliminer par une lutte politique de l'intérieur. Il faut donc se prémunir contre les dangers qu'ils peuvent introduire dans l'Internationale, « mettre une serrure (...), une garde solide à la porte », comme dit Zinoviev [7].
Ce souci, et celui de concentrer en quelques formules l'expérience des luttes du parti bolchevique et d'en faire l'instrument d'une clarification politique à l'occasion de l'adhésion des partis à l'Internationale, conduisent les communistes russes à proposer au 2° congrès dix-neuf conditions d'admission des groupes et partis au sein de l'Internationale communiste, adressées tant aux partis membres qu'aux partis candidats à l'admission, qu'il s'agisse de partis de type « centriste » comme l'U.S.P.D., contenant encore de forts courants social-démocrates, ou de partis de type gauchiste comme le K.A.P.D. Les dix-neuf conditions [8], que le congrès modifiera pour en faire en définitive les célèbres « vingt et une conditions », expriment ainsi la conception bolchevique du parti communiste.
Le premier devoir des communistes est de donner à leur agitation et leur propagande quotidiennes un « caractère effectivement communiste » : l'objectif de la dictature du prolétariat, qui est celui des partis communistes, doit être présenté aux masses ouvrières de façon que « sa nécessité découle des faits de la vie quotidienne notés au jour le jour» [9]. Il faut écarter (le verbe est souligné dans le projet) systématiquement des postes responsables des éléments réformistes ou centristes, mettre partout à leur place des communistes éprouvés, des ouvriers que l'on sort du rang, si nécessaire, pour les remplacer.
L'activité des communistes ne peut se contenter de se déployer dans le cadre autorisé par la légalité bourgeoise :
« Dans presque tous les pays d'Europe et d'Amérique, la lutte de classes entre dans la phase de la guerre civile. Dans ces conditions, les communistes ne peuvent pas se fier à la légalité bourgeoise. Ils doivent créer partout une organisation parallèle illégale qui puisse, au moment décisif, aider le parti à remplir son devoir envers la révolution » [10].
Dans cet ordre d'idées, les communistes doivent conduire systématiquement agitation et propagande à l'intérieur de l'armée et y créer des cellules communistes : le refus de mener un tel travail — en partie illégal — est considéré comme incompatible avec l'appartenance à l'Internationale. Toujours dans la perspective de la prise du pouvoir prochaine, les partis communistes doivent déployer une agitation systématique et régulière en direction des travailleurs des campagnes, en s'appuyant sur des ouvriers avant conservé des attaches rurales.
L'une des obligations les plus impérieuses consiste en la rupture déterminée avec le social-patriotisme des réformistes comme avec le social-pacifisme des centristes. Les communistes doivent démontrer systématiquement aux ouvriers que, « sans le renversement révolutionnaire du capitalisme, aucune cour internationale d'arbitrage, aucun débat sur la réduction des armements, aucune réorganisation « démocratique » de la Société des nations ne sauraient sauver l'humanité de nouvelles guerres impérialistes » [11]. La rupture avec réformistes et centristes doit être réalisée dans tous les partis : « L'Internationale l'exige absolument et sous forme d'ultimatum », ce qui signifie notamment l'expulsion des rangs des partis adhérents de personnalités réformistes notoires comme l'Italien Turati. De même, les partis communistes doivent lutter contre les entreprises impérialistes de leurs propres bourgeoisies, « soutenir, non en paroles, mais par des actes, tout mouvement de libération dans les colonies » [12].
La neuvième condition reprend les thèmes développés au cours de la polémique contre les gauchistes en faisant aux partis une obligation du travail au sein des syndicats, la garantie étant constituée sur ce plan par la constitution de cellules « entièrement subordonnées au parti dans son ensemble » à l'intérieur des syndicats. Ce sont ces « cellules » — on dira plus tard ces « fractions » — qui, « par un travail constant et opiniâtre, doivent gagner les syndicats à la cause du communisme », « démasquer la trahison des social-patriotes et les hésitations du centre ». De la même façon, les communistes doivent utiliser les parlements bourgeois comme tribunes d'agitation révolutionnaire, mais doivent en même temps revoir la composition des groupes parlementaires en les épurant et en les subordonnant étroitement aux comités centraux. Au sein des syndicats, ils doivent lutter contre « l'Internationale des syndicats jaunes d'Amsterdam », s'efforcer d'obtenir la rupture des syndicats avec elle et le renforcement de ce que le texte de la résolution appelle « le rassemblement international en voie de réalisation des syndicats rouges adhérant à l'Internationale communiste » [13]. Chaque comité central doit se subordonner les services d'édition et de presse du parti.
En matière d'organisation, les partis communistes doivent être organisés conformément au principe du centralisme démocratique, et la treizième condition précise :
« Dans la période actuelle de guerre civile exacerbée, un parti communiste ne saurait faire son devoir que s'il est organisé de la manière la plus centralisée, que s'il y règne une discipline de fer confinant à la discipline militaire » [14].
Il appartient d'ailleurs sur ce terrain à la direction des partis communistes de veiller à l'intégrité de ses rangs en y faisant procéder à une épuration périodique qui permettra, dans les cas des partis ayant une activité légale, l'élimination systématique des membres douteux.
La quinzième condition précise qu'il est du devoir des partis communistes de « soutenir sans réserve toute république soviétique dans sa lutte contre les forces contre-révolutionnaires [15] ».
Les quatre dernières conditions précisent les obligations qui devraient peser dans l'immédiat sur les partis adhérents ou désireux d'adhérer à l'Internationale : obligation de réviser leurs anciens programmes conformément aux conditions nationales et aux décisions de l'Internationale ; ratification de ces révisions par l'exécutif ; caractère rigoureusement obligatoire des décisions du congrès mondial et de l'exécutif; obligation, pour tout parti désireux d'adhérer, de prendre le nom de « parti communiste », « (section de la III° Internationale communiste) », afin de faire apparaître clairement la différence entre les partis communistes et les anciens partis « socialistes » ou « social-démocrates » qui ont trahi la classe ouvrière ; obligation enfin pour tous ces partis de convoquer leur congrès dès la fin du congrès mondial, afin de ratifier les conditions posées [16].
Telles quelles, ces conditions, que le congrès renforcera encore, sont draconiennes. Pour tous les partis d'origine social-démocrate ou centriste, qu'ils soient ou non dans l'Internationale, comme pour les groupements gauchistes qui aspirent à y entrer ou à y demeurer, elles impliquent à bref délai une scission, et les dirigeants bolcheviques en ont conscience. Trotsky le proclame :
« Il est hors de doute que le prolétariat serait au pouvoir dans tous les pays s'il n'y avait entre eux (les partis communistes) et les masses, entre la masse révolutionnaire et l'avant-garde, une machine puissante et complexe, les partis de la II° Internationale et les syndicats qui, à l'époque de la décomposition et de la mort de la bourgeoisie, ont mis leur appareil à son service. (...) A partir de maintenant, à partir de ce congrès, la scission de la classe ouvrière va s'accélérer dix fois : programme contre programme, tactique contre tactique, méthode contre méthode» [17].
Aucun d'entre eux, sans doute, ne sous-estime les conséquences négatives de toute scission du mouvement ouvrier, mais, persuadés qu'ils sont que le monde est dans une phase de « guerre civile exacerbée » et que le moment de la prise du pouvoir est proche, au moins dans les pays les plus avancés, ils se décident pour l'application de ces conditions sans véritable discussion préalable.
La première conséquence de l'élaboration des conditions d'admission élaborées dans le parti russe va être une sérieuse détérioration des relations entre l'exécutif et le K.A.P.D. A la fin du mois de mai, sans nouvelles d'Appel et Jung ni des négociations qui se déroulent à Moscou, le K.A.P.D. a décidé d'envoyer Otto Rühle comme délégué au 2° congrès : il sera suivi dans son voyage clandestin, début juillet, par August Merges [18].
Otto Rühle, que son évolution idéologique est en train d'éloigner du communisme, et qui a été hostile par principe, dès le départ, à la fondation du K.A.P.D. comme « parti ». réagit très mal au contact des réalités russes en pleine dictature du communisme de guerre. Frappé par ce qu'il considère comme des pratiques « ultra-centralistes », il juge absurde et néfaste la volonté des soviétiques d'appliquer un tel système aux partis communistes et à l'Internationale elle-même. Merges et lui-même prennent nettement position contre les conditions d'admission, qu'ils jugent inadmissibles parce qu'entachées à la fois d'opportunisme et de centralisme. Ils les considèrent comme la répétition à peine modifiée des thèses de la centrale au congrès du K.P.D. (S.) à Heidelberg — origine de la scission allemande —, ce que Rühle exprime en ces termes :
« Elles étaient maintenant un peu amplifiées, un peu plus frisées sur le plan de la théorie, et considérablement aggravées sur le plan centralisme et dictature » [19].
Devant l'opposition manifestée par les deux délégués du K.A.P.D., Radek dit qu'il ne saurait être question de les admettre au congrès. Lénine et Zinoviev ayant confirmé ce point de vue, Rühle et Merges quittent Moscou et reprennent le chemin de l'Allemagne [20]. Cet échec ne fait pas l'affaire des bolcheviks et des membres de l'exécutif, pour qui la présence des gauchistes serait précieuse au moment où il s'agit de discuter serré avec des éléments centristes aux tendances droitières. Un exécutif qui se tient au lendemain du départ des deux délégués des gauchistes allemands décide de leur faire une proposition de conciliation en leur offrant la participation au congrès non comme délégués à part entière mais comme délégués à titre consultatif. Les deux représentants du K.A.P.D. reçoivent la proposition sur le chemin du retour, alors qu'ils n'ont pas encore quitté la Russie soviétique, mais ils la repoussent, d'un commun accord, et poursuivent leur voyage [21], solution heureuse, en définitive, pour l'exécutif, puisque, on le verra, la délégation du K.P.D. (S), mise devant le fait accompli de l'invitation faite au K.A.P.D., avait pour sa part décidé qu'elle quitterait le congrès au cas où Merges et Rühle, ou tout autre responsable du KA.P.D., y participerait, fût-ce à titre consultatif [22]!
La bataille autour des conditions d'admission se livre principalement au cours des débats avec les délégués des indépendants allemands, que les Russes, épaulés par les délégués communistes étrangers, s'efforcent de convaincre — et de contraindre, si nécessaire —, afin de mieux préparer la décision finale qui, de toute manière, appartient au congrès de leur parti. Dittmann et Crispien, qui représentent l'aile droite et l'appareil de l'U.S.P.D. sentent que, quoique la presse du parti dans son ensemble, l'appareil dans sa presque totalité, soient hostiles à l'adhésion, le courant « de gauche » grandit tous les jours, et leur impose cette négociation dans une position précaire, au sein même d'un congrès communiste international, dans la capitale de la révolution mondiale.
Dittmann se déclare d'accord avec les thèses soumises par l'exécutif au congrès, mais présente un certain nombre d'objections. La première concerne les objectifs proclamés des partis adhérant à l'Internationale. Il explique :
« Si notre parti adoptait ces thèses dans leur forme actuelle, il perdrait alors son caractère légal, et nous croyons que nous devons utiliser tous les moyens légaux pour rassembler les masses ouvrières. (...) Nous savons que la grève générale ne suffit pas pour prendre le pouvoir, que l'insurrection armée est nécessaire. Mais si nous affirmons cela ouvertement dans nos thèses, notre parti cessera du coup d'être un parti légal » [23].
Protestant contre une assertion de Radek qui a dit que les dirigeants indépendants pourraient être du jour au lendemain arrêtés et fusillés, il développe :
« Nous croyons que nous devons utiliser jusqu'au bout les moyens légaux. Nous avons plus de cinquante quotidiens. Cette presse est un moyen de propagande et d'action révolutionnaire que nous devons maintenir et qui serait tout entier perdu si nous tombions dans l'illégalité. (...) Les communistes savent par expérience combien est difficile la propagande pour un parti illégal » [24].
Il élève également d'autres objections sur la question de la « centralisation » des partis et de l'Internationale :
« J'ai été de tout temps, déjà dans la vieille social-démocratie, partisan d'une forte centralisation. Mais, précisément, l'expérience de la social-démocratie bureaucratisée a détourné de la centralisation nombre d'ouvriers révolutionnaires. C'est une réaction compréhensible contre le bureaucratisme centralisé de la vieille social-démocratie. Aussi nous heurtons-nous à une tendance hostile à la centralisation du parti. Le congrès de Gotha, par exemple, a refusé le contrôle de la presse par la centrale. Cet état d'esprit ne pourra être surmonté qu'après un délai important » [25].
Pour sa part, Crispien se déclare d'accord avec les thèses sur quatre points essentiels : une organisation centralisée de l'Internationale, la centralisation du parti que l'U.S.P.D. doit pouvoir réaliser, la rédaction d'un programme, après qu'un congrès aura permis de réaliser la synthèse des résolutions de Leipzig et de celles de Moscou. En ce qui concerne les moyens de lutte, il déclare :
« Nous vivons dans la période de la lutte pour le pouvoir, et notre mouvement doit conserver son caractère légal. Les masses ne comprendraient pas un parti illégal. Nous ne pouvons pas nous prononcer ouvertement pour l'armement du prolétariat. (...) En revanche, un mouvement purement illégal est possible pour nous. Nous voulons employer tous les moyens pour lutter, mais nous ne pouvons le déclarer ouvertement et officiellement » [26].
Les délégués indépendants sont harcelés par les représentants de l'exécutif. Zinoviev leur demande s'ils croient réellement que le fait de ne pas se déclarer en faveur du travail clandestin constitue une protection vis-à-vis de la répression. Radek leur oppose qu'aucun parti qui se veut révolutionnaire ne peut se dispenser de conduire dans l'armée un travail de propagande qui nécessite un appareil illégal. Ernst Meyer se déclare sceptique quant aux affirmations de Crispien et Dittmann sur leur accord avec les thèses, et demande des garanties pour l'avenir. Zinoviev souligne que l'important n'est pas d'avoir cinquante quotidiens, mais de répandre les idées révolutionnaires, et pose aux dirigeants indépendants le problème de la rupture avec Hilferding. Le Suisse Humbert-Droz souligne les aspects internationaux du problème, le fait que des ailes de tous les partis centristes conservent le contact avec la II° Internationale, accuse les éléments droitiers de chercher à corrompre de l'intérieur la III° Internationale et conclut qu'il faut rendre impossible l'adhésion d'éléments opportunistes. Crispien recule, mais sans rompre, tout en laissant entrevoir une issue dans l'avenir :
« Notre parti a toujours évolué de plus en plus vers la gauche. Il s'est déjà débarrassé de ses droitiers. Bernstein a démissionné. Kautsky n'a aucune influence et ne joue plus aucun rôle dans le parti. Il est impossible de dire que Kautsky et Strobel construisent une aile droite. Ils sont seuls et isolés » [27].
En fait, la résistance de Crispien et Dittmann à des principes que les militants communistes considèrent comme fondamentaux provoque un durcissement au sein de la commission : au paragraphe 7, elle ajoute, comme « réformistes notoires », aux noms de Turati et Modigliani, ceux de Kautsky et Hilferding notamment, et, sur proposition de Lénine lui-même, introduit l'obligation de publier dans la presse des sections les textes de l'exécutif, et la tenue d'un congrès extraordinaire qui approuve les conditions d'admission dans les quatre mois, pour les partis demandant leur adhésion [28].
La discussion sur les conditions d'admission se déroule au congrès les 29 et 30 juillet. Zinoviev, qui rapporte, souligne que l'Internationale, simple société de propagande, doit devenir organisation de combat, ce qui implique une rupture totale avec l'état d'esprit et les idées kautskystes [29]. Radek prononce un réquisitoire contre la politique de l'U.S.P.D. depuis novembre 1918 [30]. Ernst Meyer s'attache plus particulièrement aux faits et gestes de sa direction depuis le congrès de Leipzig, proclame sa méfiance à l'égard de toutes les déclarations des dirigeants indépendants : c'est dans la pratique qu'un parti révolutionnaire fait ses preuves, et le parti indépendant ne pourra avoir une pratique révolutionnaire s'il ne se décide pas à se débarrasser de ses éléments opportunistes. Le représentant du K.P.D. (S) précise d'ailleurs qu'il souhaite une intervention directe de l'exécutif auprès des ouvriers indépendants afin d'organiser la scission nécessaire [31]. Crispien et Dittmann parlent en fin de la première journée. Crispien insiste sur le fait que son parti est d'accord pour l'essentiel avec les thèses de l'Internationale, mais s'élève contre la perspective d'exclusions, source de scissions, toujours préjudiciables. Se refusant à critiquer les Russes, il conteste seulement que leur expérience ait une portée universelle, et affirme notamment que la terreur constitue une forme circonstancielle de la lutte pour le socialisme dont les pays occidentaux pourront faire l'économie [32]. Dittmann s'efforce de répondre au réquisitoire de Radek et plaide pour la direction de l'U.S.P.D. dont il affirme qu'elle a toujours été avec les masses des travailleurs allemands [33].
Le lendemain, Racovski reprend le discours de Dittmann justifiant la politique de collaboration dans le gouvernement Ebert et s'écrie :
« Les indépendants allemands, malheureusement, dans la mesure où ils sont représentés ici par les camarades Dittmann et Crispien, semblent n'avoir rien oublié au cours de ces deux ou trois années mais semblent n'avoir non plus rien appris » [34].
Lénine se consacre à une critique brève mais percutante de la méthode de pensée de Dittmann et Crispien et s'efforce de démontrer qu'elle est entièrement inspirée de la méthode de Kautsky [35]. Paul Levi reprend les termes des interventions de Crispien et Dittmann pour développer ses idées sur les relations entre parti et masses, et souligne qu'à son avis les indépendants, en cherchant à être « avec les masses », commettent sur le rôle du parti une « erreur fondamentale », le privant de ce qui est sa raison d'être, jouer le rôle de direction révolutionnaire des masses [36]. Däumig regrette que les débats de la veille lui aient inspiré le sentiment que l'Internationale n'était encore formée que de sectes : il proteste contre la caricature faite de son parti, notamment par Radek, rappelle qu'il a toujours été formé de deux ailes nettement opposées, souligne les responsabilités passées des communistes, rappelle la fondation du K.P.D. (S) avec des éléments « indésirables », mais se prononce pourtant pour l'acceptation sans réserve des conditions d'admission, qu'il s'engage à défendre dans le parti à son retour en Allemagne [37]. Stoecker enfin s'étonne de l'appel à la scission lancé la veille par Ernst Meyer. Il souligne, lui aussi, les points essentiels d'accord entre l'U.S.P.D. et l'Internationale et rappelle que le K.P.D. (S) a longtemps répandu en Allemagne les idées qui sont aujourd'hui celles du K.A.P.D. scissionniste. Partisan de l'acceptation des conditions d'admission, il termine par un appel à resserrer les rangs des révolutionnaires pour la lutte à mener dans quelques mois [38].
Les dix-neuf conditions sont devenues successivement dix-huit, par fusion de deux d'entre elles, puis vingt et une par adjonction d'additifs présentés l'un par Humbert-Droz, l'autre par Bordiga : les partis adhérents devront, dans le congrès qui ratifiera l'adhésion, élire à leur comité central, deux tiers au moins de membres s'étant prononcés pour l'adhésion à l'I.C. avant le 2° congrès mondial, et ils devront exclure, après leur congrès, tous les adversaires des vingt et une conditions [39].
La question désormais posée au parti social-démocrate indépendant est dépourvue de toute ambiguïté : il doit accepter, pour prix de son admission dans l'Internationale communiste, l'exclusion de Hilferding, Kaustsky et autres, ce qui signifie en fait la scission du parti, puisque Crispien et Dittmann s'y opposent. Zinoviev le leur dit d'ailleurs clairement au cours d'une ultime rencontre entre l'exécutif et les quatre délégués indépendants [40].
Sur ce point, Paul Levi a formulé des réserves au cours des débats en commission : partisan des conditions d'admission, qu'il vote avec l'écrasante majorité des délégués au congrès, il souligne à huis clos qu'il lui semble important d'éviter de prendre des mesures d'organisation susceptibles de revêtir un caractère vexatoire. La lutte qui commence, dans le monde entier, au sein des partis ouvriers et socialistes sur la question de l'adhésion à l'Internationale communiste, va être une lutte sans merci. Les communistes ont intérêt à ce qu'elle apparaisse clairement comme une lutte politique. Inclure dans les conditions d'admission des clauses concernant l'organisation risque de laisser dévier cette lutte « vers le terrain de l'organisation, donnant aux «bonzes» l'occasion qu'ils souhaitent de se déchaîner sur ce terrain et de taire les aspects politiques ». Il est donc d'avis de rejeter au second plan les problèmes touchant les statuts et autres points d'organisation, et de concentrer tous les efforts pour « mettre au premier plan les conditions politiques à remplir » [41]. Il est clair qu'il redoute pour l'Allemagne l'exploitation que ne manqueront pas de faire, des conditions qui les visent, les Hilferding soutenus par Crispien et Dittmann : le résultat pourrait être de maintenir hors de l'Internationale et du futur parti allemand unifié une importante fraction des ouvriers révolutionnaires à qui ces problèmes masqueraient les options politiques essentielles. Le dirigeant de la centrale allemande ne semble pas partager entièrement l'optimisme de la majorité du congrès sur les perspectives révolutionnaires en Europe : il insiste sur la nécessité d'épurer les partis adhérents par le moyen d'une large discussion politique ; en effet, il n'y a pas urgence, la révolution n'étant pas pour demain. En commission, il défend l'ancien texte de Lénine contre la nouvelle rédaction proposée [42]. Il mécontente Lénine et la presque totalité des délégués en manifestant une pessimiste prudence au sujet d'un soulèvement possible des travailleurs allemands à l'approche de l'armée rouge [43].
Il existe d'autres indices d'une tension croissante entre Levi et les dirigeants russes, particulièrement Zinoviev. Au début du congrès, elle revêt la forme d'une crise aiguë à propos de la décision de l'exécutif d'admettre le K.A.P.D. aux débats. Ce sont les dirigeants russes, soucieux d'« activer » le parti allemand, qui ont soufflé cette proposition à l'exécutif: pour eux, approche de nouveau le moment où les combattants révolutionnaires du K.A.P.D. seront précieux dans les rangs de l'Internationale. Dès leur arrivée, les délégués du K.P.D. (S) sont reçus par le bureau politique du parti russe, qu'ils s'efforcent vainement de convaincre, et ils prennent ensuite la décision d'annoncer qu'ils quitteront le congrès si les délégués du K.A.P.D. y sont admis [44]. Ils sont soutenus par Radek, à qui cette prise de position contraire à la discipline du parti russe vaudra d'être écarté du poste de secrétaire de l'exécutif qu'il occupait depuis son retour d'Allemagne [45]. L'accès de fièvre tombe brusquement, Rühle et Merges, les délégués du K.A.P.D. ayant finalement refusé de prendre part au congrès. Mais, de façon générale, l'attitude de la délégation allemande, le ton employé par Levi qui est son porte-parole, sont sévèrement jugés, tant par Boukharine qui fait contre les Allemands l'unanimité de l'exécutif, que par Rosmer qui, des années plus tard, les accusera de s'être livrés à une « manœuvre de dernière heure » [46]. Les Russes — en particulier Boukharine et Zinoviev — y voient une preuve d'hostilité à leur égard, la fidélité des Allemands aux vieilles querelles et aux anciens griefs de Rosa Luxemburg et Leo Jogiches, et reprennent volontiers contre eux, au moins dans les couloirs, les critiques déjà énoncées, soit dans le parti allemand lui-même, soit par Radek, sur le « manque de contact avec les masses », l' « antiputschisme exagéré » de la centrale, qui aboutirait à une attitude de passivité [47]. Levi est le premier visé, et il devra rappeler à ceux qui le qualifient de « droitier » qu'il a été le premier dirigeant, lors du putsch de Kapp, à critiquer la passivité de la centrale du moment [48]. Mais il semble avoir éprouvé beaucoup d'amertume de ces attaques et confie à ses proches qu'il commence, en effet, à se demander si Rosa Luxemburg et Leo Jogiches n'avaient pas finalement raison de s'opposer à la fondation d'une Internationale où n'existerait pas de contrepoids suffisant à l'influence des bolcheviks [49]. Rien de cela cependant ne transparaît en séance et Levi est élu à l'exécutif, suppléant d'Ernst Meyer, premier élu par le congrès et qui va rester à Moscou, où il travaillera au sein du « petit bureau ».
Une autre décision du 2° congrès aura d'importantes conséquences pour l'avenir du mouvement ouvrier allemand. La question syndicale y est, comme dit Rosmer, « longuement discutée, sans ampleur et sans profit » [50], sur la base d'un rapport de Radek, notoirement incompétent [51]. La résolution, adoptée après un vif débat et malgré l'opposition des Anglais et des Américains, reprend la ligne définie auparavant par l'exécutif et résumée dans les vingt et une conditions. Quoique le congrès ne se prononce pas formellement sur la création d'une nouvelle Internationale syndicale, c'est au cours même de ses travaux que se constitue, sous la présidence de Lozovski, un « comité international provisoire » pour la convocation et la préparation d'un « congrès international des syndicats rouges » destiné à engager, à l'échelle mondiale, la lutte contre l'Internationale syndicale « jaune » d'Amsterdam. « Décision fatale », commente l'historien britannique E.-H. Carr [52], prise dans la confusion en tout cas, et qui servira de prétexte aux social-démocrates pour mener à bien dans les syndicats une scission qui est souvent leur ultime recours, mais dont ils peuvent ainsi rejeter la responsabilité sur les communistes, liés, à partir de cette date, à l'Internationale syndicale rouge.
Les débats du 2° congrès avaient été dominés par les soucis allemands des dirigeants de l'Internationale et les vingt et une conditions élaborées dans le but d'éliminer les indépendants de droite. Dans la bataille politique qui suit le 2° congrès mondial, l'exécutif de l'Internationale voit le premier d'une série de combats pour conquérir les ouvriers adhérents des partis socialistes et centristes, étape décisive sur la voie de la construction de « partis communistes de masses ».
L'exécutif jette dans la balance tout son poids et son prestige afin de conquérir la majorité du parti indépendant, ce parti ouvrier de plus de 800 000 membres, avec ses organisations de tout type, ses cinquante-quatre quotidiens et, surtout, ses cadres ouvriers. Le problème n'est pas un problème allemand, mais un problème international, traité en quelque sorte de puissance à puissance entre le parti social-démocrate indépendant et l'Internationale, elle-même émanation du parti et de la révolution russe. Le KP.D. (S) né de Spartakus est refoulé au second plan : ce sont les militants de la Russie d'octobre 1917 qui s'adressent directement aux indépendants allemands. C'est le problème de Moscou que posent partisans et adversaires.
La délégation des indépendants est revenue de Moscou divisée. Däumig et Stoecker se sont prononcés pour l'acceptation pure et simple des vingt et une conditions, ce qui implique une fusion à court terme avec le K.P.D. (S). Dittmann et Crispien, eux, demandent aux militants de rejeter ces conditions et, avec elles, le « centralisme » et la « dictature de Moscou ». Une conférence préparatoire au congrès montre que le parti est divisé en deux tendances sensiblement égales [53]. L'appareil dans sa quasi-totalité, la presse du parti, ses élus et une importante fraction des responsables syndicaux sont contre l'acceptation des vingt et une conditions. Mais le courant en faveur de « Moscou » est chaque jour plus fort. L'appui direct qu'il prend sur le K.P.D. (S) lui permet de réagir en rendant coup pour coup, opposant direction à direction, appareil à appareil [54]. La droite comprend que le temps travaille pour les partisans de l'Internationale : elle accélère les préparatifs afin de mettre rapidement fin à une discussion qui l'accule à la défensive. Le congrès sera « préparé » en cinq semaines, sa date étant finalement avancée de huit jours, du 20 octobre primitivement prévu, au 12 [55].
Le 29 septembre, le présidium de l'exécutif adresse à tous les membres du parti social-démocrate indépendant une lettre ouverte dans laquelle il dresse le bilan des pourparlers. Il explique qu'un processus de différenciation est en cours dans le monde entier au sein de tous les partis « centristes », et qu'il est du devoir de l'Internationale communiste de l'accentuer et de l'accélérer afin de libérer les militants ouvriers de ces partis de l'emprise des dirigeants réformistes. Il affirme :
« Nous ne pouvons accepter dans l'Internationale communiste tous ceux qui manifestent le désir de la rejoindre. D'une certaine façon, l'Internationale communiste est devenue une mode. Nous ne voulons pas que notre Internationale communiste ressemble à la II° Internationale banqueroutière. Nous ouvrons largement nos portes à toute organisation révolutionnaire prolétarienne de masse, mais nous réfléchirons plus de dix fois avant d'ouvrir les portes de l'Internationale communiste à des nouveaux venus du camp des dirigeants petits bourgeois, bureaucrates, opportunistes comme Hilferding et Crispien » [56].
Après avoir insisté sur la nécessité de l'existence et de l'action de partis communistes puissants et centralisés capables de conduire victorieusement le prolétariat dans la guerre civile, la lettre ouverte de l'exécutif poursuit :
« Le principe du centralisme est également valable à l'échelle internationale. L'Internationale communiste sera une association centralisée d'organisations ou ne sera pas. (...) La guerre impérialiste a créé une situation dans laquelle la classe ouvrière d'aucun pays ne peut faire aucun pas sérieux en avant qui n'ait de répercussions dans le mouvement tout entier et dans la lutte de classe des ouvriers dans tous les autres pays. Toutes les questions fondamentales de notre vie se décident maintenant à l'échelle internationale. Nous avons besoin d'une Internationale qui agisse comme un état-major international des prolétaires de tous les pays. Nous ne pouvons transformer l'Internationale communiste en une simple boîte à lettres. ( ... )
Il y a des circonstances historiques dans lesquelles la scission est le devoir sacré de tout révolutionnaire. »
Et elle conclut que les circonstances exigent précisément cette scission, « si nous voulons, au moment décisif, être fermes, unis, résolus » [57].
Dans toutes les villes d'Allemagne, les deux tendances s'affrontent passionnément. La presse communiste est le principal soutien de la gauche des indépendants, qui n'ont pour eux que quelques journaux c'est seulement le 1° octobre que va paraître leur organe Kommunistiscbe Rundschau. A gauche, Paul Levi dirige la bataille avec Däumig, Stoecker, Curt Geyer, Wilhelm Koenen. De l'autre côté, avec Crispien et Dittmann, le dirigent des métaux Robert Dissmann [58], un ancien de l'aile gauche pourtant, est l'âme de la résistance. Il mobilise dans tout le parti les cadres syndicaux contre les « diviseurs » de Moscou qui, dit-il, préparent, avec leur conférence des syndicats rouges, la scission des syndicats après celle des partis.
Chacun se détermine, suivant la formule de Clara Zetkin, que la droite fait également sienne, « pour ou contre Moscou » [59]. Toutes les questions pendantes du mouvement ouvrier sont passionnément débattues sous les formes les plus polémiques. Pour la droite, le choix est entre l'« indépendance », l'« autodétermination des partis socialistes », la « liberté d'opinion », et le « diktat des papes de Moscou », la « colonisation » et même la « barbarie asiatique ». Pour la gauche, il est entre l'« opportunisme », le « réformisme » et la « collaboration de classes » et l'« organisation révolutionnaire centralisée », la « discipline » et la « conscience de classe ». La droite rappelle la faillite de la social-démocratie majoritaire due, assure-t-elle, à la centralisation bureaucratique et à l'omnipotence de l'appareil. La gauche — et les communistes — rétorquent que c'est la mentalité opportuniste, bourgeoise et réformiste qui a permis que les moyens prévalent sur la fin, qui a placé les armes précieuses que constituent la centralisation et la discipline au service d'une politique de trahison de la classe ouvrière. La droite rappelle le rôle des communistes dans le déclenchement des putschs en 1919 : les communistes ripostent en rappelant le rôle joué par Ledebour lors du soulèvement de janvier 1919 à Berlin [60].
L'enjeu du combat est international, et chaque camp mobilise ses alliés dans tous les pays. Finalement, les principaux protagonistes de cette bataille ne sont pas Allemands. Pour le représenter en Allemagne, l'exécutif de l'Internationale communiste délègue Zinoviev lui-même, Lozovsky, déjà sur place, et Boukharine [61] qui, en définitive, ne viendra pas. De son côté, la droite reçoit l'appoint du menchevik Jules Martov, l'ancien compagnon, puis adversaire de Lénine, récemment exilé de Russie, de socialistes français, depuis le « social-chauvin » Grumbach jusqu'au « centriste » Jean Longuet, petit-fils de Marx. Les votes pour la désignation des délégués se déroulent dans une atmosphère tendue et donnent lieu à des résultats extrêmement serrés dans presque toutes les localités importantes. A Berlin, les partisans de l'acceptation des vingt et une conditions l'emportent par 15 531 voix contre 13 856, ce qui représente pour le congrès douze délégués de la gauche contre onze. Parmi les premiers, les anciens délégués révolutionnaires, Heinrich Malzahn, qui conduit la liste, Paul Eckert, Paul Scholze [62]. Dans plusieurs congrès de district ou d'Etat, c'est la scission, avant même le congrès national : ainsi dans le Wurtemberg, où les partisans de la gauche, que dirige Bottcher, se retirent en signe de protestation [63], en Basse-Rhénanie, où les partisans de Crispien quittent le congrès qu'ils jugent « illégal » et « antistatutaire » après y avoir été mis en minorité [64].
Pourtant, lorsque Zinoviev débarque à Stettin du vapeur esthonien Wasa, Curt Geyer peut lui annoncer triomphalement : « Nous avons la majorité! » [65] Une majorité faible, estimée par la gauche elle-même, à la veille de l'ouverture du congrès, à un peu moins de 50 000 voix au total [66].
Quand le congrès extraordinaire du parti social-démocrate indépendant s'ouvre à Halle le 12 octobre, la lutte pour les mandats qui s'est déroulée pendant les semaines précédentes a pratiquement consommé la scission. Zinoviev, en pénétrant dans la salle du congrès, constate qu'il y a en réalité « deux partis dans la salle » [67]. Spectacle étonnant d'ailleurs que la reconnaissance officielle de cet état de fait par les deux tendances qui en ont, d'avance, tiré les conséquences : le présidium du congrès est lui-même constitué sur une base paritaire, et le congrès a donc en permanence deux présidents, Dittmann, pour la droite, et Otto Brass, pour la gauche. Les indépendants de gauche l'expliquent à Zinoviev : ils ont accepté la parité de tous les organismes du congrès, présidium et commission des mandats compris, car ils redoutent que la droite ne saisisse le premier prétexte venu pour rompre avant qu'il y ait eu discussion sur le fond, et pouvoir incriminer ainsi les « méthodes » et la « dictature » des partisans de Moscou [68]. La discussion se déroule dans une atmosphère survoltée, interrompue parfois par de violents tumultes mais, le plus souvent, passionnément suivie par des délégués qui, quelle que soit leur tendance, ont conscience de vivre un événement d'une importance historique pour l'avenir du mouvement ouvrier.
Le congrès débute par les interventions des délégués du parti au 2° congrès mondial : dans l'ordre, Crispien, Däumig, Dittmann et Stoecker. Ce ne sont encore qu'escarmouches. La lutte commence véritablement quand Zinoviev monte à la tribune. Il va parler plus de quatre heures, en allemand, avec beaucoup de difficultés et une certaine appréhension, au début, puis avec une autorité qui lui permet de remporter le plus grand succès oratoire d'une carrière déjà bien remplie. Il discute les quatre points sur lesquels les indépendants de droite affirment avoir des divergences avec les communistes : la politique agraire des bolcheviks, la politique nationale en Orient, la question syndicale, la terreur et le rôle des soviets. Il affirme que les bolcheviks ont, en matière agraire, suivi la seule politique qui pouvait mener à la victoire de la révolution. En s'opposant, « au nom du marxisme », au mot d'ordre du partage des terres, les opportunistes révèlent l'étroitesse de leurs vues et surtout leur incapacité à saisir le caractère mondial de la révolution. Car il n'y aura pas de révolution prolétarienne internationale sans révolution nationale et agraire en Orient et en Extrême-Orient, pas de révolution prolétarienne en Europe sans soulèvement armé des paysans de la Chine et de l'Inde. En niant les problèmes coloniaux, les opportunistes, comme les social-démocrates, soutiennent en fait l'impérialisme. C'est la même attitude fondamentale qui explique leurs diatribes contre la « terreur rouge » et la « dictature » du parti, car ils n'ont pas mis du tout la même énergie à défendre le prolétariat russe contre la « terreur blanche » déclenchée par des « gouvernements » que soutenaient leurs frères social-démocrates. Après la faillite de la II° Internationale, la bourgeoisie conserve dans le mouvement ouvrier un bastion : « la prétendue Internationale syndicale » d'Amsterdam, devenu aujourd'hui l'ennemi numéro un des révolutionnaires dans le mouvement ouvrier.
En réalité, selon Zinoviev, les véritables divergences ne se situent pas autour des vingt et une conditions posées par l'Internationale communiste :
« Nous sommes en train de réaliser la scission, non parce que vous voulez, au lieu de vingt et une, dix-huit conditions, mais parce que nous sommes en désaccord sur la question de la révolution mondiale, de la démocratie et de la dictature du prolétariat » [69].
Ce congrès, dit Zinoviev, lui rappelle les congrès des social-démocrates russes de années qui suivaient 1905, dans lesquels s'affrontaient mencheviks et bolcheviks. Car c'est de cela qu'il s'agit : « communisme mondial ou réformisme ». Aux côtés de Hilferding se tiennent tous les chefs de file du réformisme, Kautsky et Dittmann, les anciens collaborateurs d'Ebert, et Salomon Grumbach, le social-chauvin français, Jules Martov, bien entendu, et les « mencheviks anglais », Henderson et MacDonald. A tous Zinoviev dit que la peur de la révolution est la seule motivation de leur politique, même quand ils tentent de le dissimuler derrière des phrases sur le « chaos » ou la « famine », et tout ce qui se passe, selon eux, en Russie. Crispien, en rendant compte du 2° congrès de l'Internationale, a dit qu'à son avis le mouvement socialiste se trouvait aujourd'hui dans la même situation que Marx et ses camarades en 1849, « comme si, précise Zinoviev la révolution mondiale ne pouvait plus se produire dans un avenir proche » [70].
La vérité est que la droite bâtit ses perspectives sur celle d'un développement pacifique, depuis longtemps dépassé. Elle ne croit pas à la révolution mondiale. Elle ironise sur le « fanatisme », la « naïveté », les « illusions » des révolutionnaires :
« Peut-on douter que, sans ce prétendu « fanatisme » des masses, la libération de la classe ouvrière serait du domaine de l'impossible ? » [71].
La vérité est autre. Le président de l'Internationale proclame : « Nous sommes en 1847 ! » La révolution frappe à la porte, aussi bien dans les Balkans qu'en Grande-Bretagne, mais particulièrement ici, en Allemagne. Dans toute l'Europe occidentale, la situation est objectivement révolutionnaire : l'unique rempart qui assure encore la défense de la bourgeoisie, c'est l'aristocratie ouvrière, avec ses « chefs » syndicaux et politiques qui paralysent la classe ouvrière de l'intérieur. C'est ce « fer de lance de la bourgeoisie » qu'il faut détruire aujourd'hui afin de pouvoir vaincre demain. L'acceptation par le congrès du parti social-démocrate indépendant des vingt et une conditions sera le premier pas vers la victoire de la révolution prolétarienne en Allemagne.
A Hilferding revient la lourde tâche de réfuter des arguments qui ont incontestablement porté sur le congrès. Théoricien subtil, le disciple de Kautsky n'est pas un tribun, et l'attaque dévastatrice de l'orateur bolchevique le contraint à la défensive. Pour combattre la conception d'une Internationale et de partis centralisés, il invoque l'autorité de Rosa Luxemburg et cite longuement sa polémique contre Lénine en 1904. Pour défendre la politique des indépendants en 1918-1920, il plaide en faveur du « réalisme », s'abrite même derrière Lénine pour qui « la république vaut mieux que la monarchie, et une république bourgeoise avec une assemblée constituante (...) mieux qu'une république sans assemblée constituante ». Pour lui, la politique préconisée par les bolcheviks est un « jeu de banco, un pari sur lequel on ne peut pas construire un parti » [72]. Il est faux de dire que les adversaires des vingt et une conditions sont les adversaires de la révolution prolétarienne ou même qu'ils nient la montée révolutionnaire actuelle. Il affirme :
« Il existe bien des tendances à un développement révolutionnaire dans l'Europe occidentale d'aujourd'hui, et il est de notre devoir de les diriger et de les conduire plus loin. Mais, camarades, le cours du développement révolutionnaire ne peut pas être déterminé de l'extérieur ; il dépend des rapports de forces économiques et sociale, entre les classes dans les pays donnés, et il est utopique de supposer qu'on puisse l'accélérer par quelque mot d'ordre, sous une impulsion externe [73]».
Il dénonce pour finir la politique de scission des communistes comme une catastrophe pour le mouvement ouvrier et l'Internationale centralisée comme une dangereuse utopie.
Les ténors ont parlé, les jeux sont faits. L'intervention de Martov, toute brûlante de la passion du vieux lutteur menchevique pour qui « les bolcheviks emploient tous les moyens, même les plus équivoques et les plus douteux afin de se maintenir au pouvoir » [74] et ne désirent une Internationale que pour pouvoir disposer d'un instrument docile, est trop « russe » pour convaincre les délégués. Celle de Lozovski, tout entière dirigée contre les « dirigeants jaunes » de l'Internationale syndicale d'Amsterdam, provoque les protestations indignées de Dissmann et de ses amis, inquiète certainement ceux qui, gagnés pour l'essentiel aux thèses communistes, demeurent attachés au principe de l'unité syndicale. Finalement, par 237 voix contre 156, le congrès vote l'acceptation des vingt et une conditions d'adhésion à l'Internationale communiste et le début des négociations pour la fusion avec le parti communiste allemand.
C'est la scission, immédiatement annoncée par les dirigeants de l'aile droite qui contestent le droit du congrès de mettre fin à l'existence du parti et décident de le continuer [75]. Mais, sur le moment, c'est avant tout un triomphe pour l'Internationale communiste, et même un triomphe personnel pour son président Zinoviev. Expulsé d'Allemagne, où il ne sera finalement resté que douze jours, il exulte dans le récit qu'il fait de son voyage :
« On peut le dire, on doit le dire, le prolétariat allemand s'est, le premier en Europe, tiré d'une crise sans précédent, et a resserré ses rangs. La vieille école l'a emporté. Le travail des meilleurs révolutionnaires allemands n'a pas été vain. Un grand parti communiste est né en Allemagne. Cela va entraîner des événements d'une signification historique sans précédent » [76].
Le président de l'Internationale souligne que les prolétaires constituent en Allemagne la majorité de la population et qu'ils sont mieux organisés que partout ailleurs. Jusqu'à maintenant, il manquait une orientation révolutionnaire aux masses ouvrières organisées qui n'ont pas une claire conscience de leurs buts. La cause en est dans l'existence de l' « aristocratie ouvrière » [77], ces 100 000 fonctionnaires syndicaux qui sont « la meilleure garde blanche du capital allemand » [78]. Il était nécessaire de les exclure pour pouvoir mener la lutte révolutionnaire :
« La scission était nécessaire, inévitable : elle s'est produite. Il nous reste à dire : mieux vaut tard que jamais! » [79].
Cette scission nécessaire ouvre en réalité la voie de la reconstruction de l'unité révolutionnaire : un parti communiste fort de 5 à 600 000 membres viendra à bout des chefs réactionnaires de l'aristocratie ouvrière [80]. Une page est tournée dans l'histoire de la classe ouvrière d'Europe.
Le parti communiste était prêt. Quelques semaines après le 2° congrès mondial, il avait modifié son titre, supprimé la référence, désormais historique, à Spartakus, et arboré le sous-titre de « section allemande de l'Internationale communiste ». Dans Die Rote Fahne Levi célèbre comme un événement naturel et nécessaire « la fin de l'U.S.P.D. ». Les ouvriers social-démocrates qui avaient au cours de la guerre, « cette première partie de la révolution », coupé les liens avec le vieux parti avaient entraîné avec eux une partie de ses dirigeants, pacifistes et socialistes conservateurs, pour qui « c'était l'alpha et l'oméga que de revenir au programme d'Erfurt, « la base » de l'unification de tous les socialistes » :
« C'est à Halle qu'a été définitivement enterré le programme d'Erfurt, avec sa démocratie formelle, ses « revendications immédiates », sa révolution comme perspective pour l'éternité, sa « stratégie de l'usure » et son réformisme, Il a fait son œuvre, Qu'il repose en paix ! » [81].
La minorité de l'U.S.P.D. qui demeure autour des dirigeants avec la plus grande partie de l'appareil, de la presse, des élus et, bien entendu, la caisse, a son avenir dans la social-démocratie majoritaire. Quant à la gauche, elle s'est ralliée au communisme et l'heure est venue du rassemblement des combattants révolutionnaires séparés depuis 1919. Levi écrit :
« Fin de l'U.S.P.D.! jubile le Vorwärts. Oui, l'U.S.P.D. est mort avec le programme d'Erfurt. Mais le communisme est là ! » [82].
Le 23 octobre, le comité central du K.P.D. (S) salue la rupture consommée à Halle entre la majorité du parti indépendant et sa minorité de droite, et se prononce pour la fusion la plus rapide possible des deux organisations révolutionnaires allemandes en un « parti communiste unifié » [83]. Le 24, la direction élue à Halle, les indépendants de gauche, lancent un appel au parti et aux militants. Rejetant sur la droite le « crime » d'avoir délibérément organisé la scission afin de briser le front du prolétariat, ils affirment : « Nous sommes le parti ! » et poursuivent néanmoins :
« La voie de l'unification du prolétariat révolutionnaire conscient, la voie de la construction d'une puissante section allemande de l'Internationale communiste est ouverte, et nous la suivrons » [84].
Le 27 octobre paraît le numéro 1 du quotidien Die Internationale, « organe de l'U.S.P.D. (gauche) ».
Mais l'exécutif continue à souhaiter une unification totale des forces révolutionnaires allemandes, c'est-à-dire du parti indépendant fidèle aux décisions prises à Halle et des deux partis communistes, K.P.D. (S.) et K.A.P.D. Il l'écrit dans une lettre adressée à ces trois organisations :
« Pratiquement, dans l'Europe entière, les forces de la classe ouvrière sont aujourd'hui si grandes que la victoire du prolétariat ne présenterait que peu de difficulté si la classe ouvrière était suffisamment préparée à remplir sa mission historique. Ce dont la classe ouvrière manque aujourd'hui, c'est d'une orientation théorique claire, de la conscience de ses propres buts, de la claire compréhension de sa voie révolutionnaire » [85].
L'obstacle principal qui se dressait en Allemagne sur la voie de cette prise de conscience, c'était, et c'est encore, les 100 000 fonctionnaires syndicaux permanents. En libérant le mouvement ouvrier de l'emprise de cette couche au service de la bourgeoisie, le congrès de Halle a « frayé la voie à la victoire de la révolution prolétarienne » [86].
Il est de ce point de vue significatif que le K.A.P.D. lui-même ait traduit dans ses prises de position l'énorme impression produite sur ses militants par les décisions et surtout les promesses de Halle. Au cours de son congrès, tenu du 1° au 4 août 1920, il avait finalement dû se résoudre à lever la principale hypothèque pesant jusque-là sur ses rapports avec l'exécutif en excluant de ses rangs Wolffheim et Laufenberg ainsi que leurs camarades partisans du national-bolchevisme [87]. La hargne antibolchevique et anti-Internationale d'Otto Rühle, revenu de Moscou en adversaire déterminé de l'adhésion à l'Internationale, en dénonciateur acharné de la « dictature de parti » à la russe et de « l'Internationale des chefs » avait regroupé contre la tendance qu'il animait avec Franz Pfemfert un courant ouvertement favorable à l'adhésion : une large majorité, inspirée essentiellement par Karl Schröder et le groupe de Berlin avait condamné comme une « lourde faute » le comportement de Merges et Rühle à Moscou et leur refus de participer au 2° congrès mondial. A la session de son comité central des 30 et 31 octobre et à la suite de discussions menées au début du mois avec Zinoviev, la majorité du K.A.P.D. fait un autre pas en avant : d'une part, elle exclut Rühle — comme le lui demandait depuis juillet l'exécutif — en l'accusant d'activité visant à détruire le parti, d'autre part, elle décide l'envoi à Moscou pour des négociations directes avec l'exécutif d'une délégation solide et représentative de la nouvelle majorité et de son orientation nouvelle : Karl Schröder, Hermann Gorter et Rasch partent à leur tour pour Moscou [88], ouvrant ainsi la perspective de la fin de la scission à gauche.
En attendant, la fusion se réalise en quelques semaines entre les indépendants de gauche et le parti communiste. Elle ne se produit certes pas dans les formes espérées par l'exécutif. Dans la bataille juridique qui suit le congrès, en effet, l'appareil indépendant, en d'autres termes, la droite, réussit à préserver l'essentiel de ses ressources matérielles, caisses, locaux, journaux. Lors du congrès de fusion en décembre, on estime en outre que, sur les 800 000 adhérents du parti social-démocrate indépendant à la veille de la scission [89], 400 000 environ ont rallié le parti unifié [90] : le reste s'est dispersé entre les individus et les groupes qui reviennent à la social-démocratie majoritaire, le parti-croupion resté autour de Crispien, dont l'appareil est désormais trop lourd pour les masses qui ont à le supporter [91] et ceux — plusieurs centaines de milliers — qui, brisés par la violence du conflit ou profondément déchirés, ont décidé d'abandonner tout militantisme politique.
A travers les congrès préparatoires qui se tiennent en novembre est progressivement mis en place le processus de fusion qui culminera dans le congrès d'unification du 4 au 7 décembre 1920. Ainsi se trouve réalisé le rassemblement en un seul parti des éléments révolutionnaires dont la division et la dispersion avaient été si cruellement ressenties en 1918-1919. Le congrès d'unification constitue le correctif du congrès de Gotha de 1917, la revanche de l'échec, en janvier 1919, des pourparlers entre spartakistes et délégués révolutionnaires de Berlin. Il semble qu'il permette de surmonter les conséquences de la fondation d'un parti communiste dans des conditions qui étaient, en janvier 1919, loin d'avoir été favorables. Au sein du nouveau parti unifié se retrouvent les hommes de la vieille garde des radicaux d'avant guerre, le noyau des fidèles de Rosa Luxemburg, mais aussi les social-démocrates de gauche de toujours, les Ernst Däumig, Friedrich Geyer, Adolf Hoffmann, Emil Eichhorn, dont Lénine disait qu'ils étaient « les anneaux vivants qui relient le parti aux larges masses ouvrières dont ils possèdent la confiance » [92]. Avec eux, les militants ouvriers, les cadres organisateurs de la classe, les dirigeants des grandes grèves de masses de Berlin pendant la guerre, les constructeurs des conseils ouvriers, le noyau des délégués révolutionnaires berlinois de la guerre et de la révolution, Richard Müller lui-même, et les Wegmann, Paul Eckert, Scholze, Heinrich Malzahn et Paul Neumann, dont Lénine dit que « ce sont des gens comme eux qui forment les larges colonnes aux rangs solides du prolétariat révolutionnaire », et que « c'est sur leur force indomptable que tout repose dans les usines et dans les syndicats » [93]. Tous ces hommes retrouvent la vieille garde spartakiste qui cohabite désormais, dans le nouveau parti, avec les militants de toutes les régions d'Allemagne qui ont, depuis 1917, dirigé les combats révolutionnaires, Erich Wollenberg, rescapé de l'armée rouge des conseils de Bavière, Hermann Remmele, le métallo de Mannheim, les frères Bernhard et Wilhelm Koenen, de Halle, le typographe saxon Paul Bottcher, Bernhard Düwell, de Zeitz, le docker Ernst Thaelmann, de Hambourg, le métallo de Remscheid Otto Brass, et Curt Geyer, l'ancien président du conseil ouvrier de Leipzig en 1919.
Ruth Fischer, parlant du congrès d'unification, écrit qu'il se tint « dans une atmosphère d'ambiguïté et d'obscurité » [94]. Elle estime que les ouvriers venus avec les indépendants de gauche toléraient les théoriciens spartakistes comme d'inévitables appendices de l'Internationale, et que, de l'autre côté, les intellectuels spartakistes se contentaient d'accueillir, au nom de la nécessité historique, un matériel humain longtemps convoité mais trop fruste à leur goût. Tableau d'un équilibre trop simpliste pour être vrai. Le maçon Brandler n'est pas moins représentatif des spartakistes que son ami le philosophe Thalheimer ; et l'universitaire Karl Korsch, l'historien de l'antiquité Arthur Rosenberg, sont des produits typiques du parti indépendant au même titre que le fruste « Teddy » Thaelmann, dont les fougueuses interventions déclenchent parfois l'hilarité. Le problème posé était celui d'une fusion rapide dans le cours d'un combat commun d'organisations qui s'étaient jusqu'alors battues séparément: toute construction d'un parti passe par de telles difficultés, ni plus ni moins considérables que les problèmes de générations ou de milieux professionnels différents.
Au sein de la nouvelle centrale, mixte [95], que complète un secrétariat, le congrès d'unification installait deux présidents. L'un était l'ancien indépendant Däumig, l'autre Levi, exigé par les indépendants [96]. L'homme qui s'était voulu le trait d'union entre Rosa Luxemburg et Lénine, le champion de la conquête des ouvriers révolutionnaires du parti indépendant au communisme, était effectivement le symbole de cette unification et sans doute sa meilleure chance. Malgré son désir, nettement exprimé, de se retirer de la vie politique active, il le comprit et accepta [97].
Notes
[1] Protokoll des II ... , p. 14.
[2] Compte rendu sténographique du 10° congrès du P.C.R. (b), p. 271, cité par E. H. Carr, Bolshevik Revolution. t. III. p. 188.
[3] Protokoll des II ... , p. 370.
[4] Œuvres, t. XXXI, p. 191.
[5] Protokoll des II…, pp. 751-752. E. Meyer précise devant le congrès du K. P. D. que ce tournant a été dicté par « la situation de crise révolutionnaire créée par l'offensive contre Varsovie » (Bericht 5 ... , p. 118).
[6] Œuvres, t. XXXI, pp. 210. 211.
[7] Protokoll des II..., p. 696.
[8] D'après le texte publié dans Œuvres, t. XXXI, pp. 210·215.
[9] Ibidem, p. 211.
[10] Ibidem, p. 212.
[11] Ibidem, p. 213.
[12] Ibidem, p. 214.
[13] Ibidem.
[14] Ibidem, p. 215.
[15] Ibidem, p. 215.
[16] Ibidem, pp. 215-216.
[17] Discours prononcé an meeting commun des délégués du congrès, des membres du soviet de Moscou, des représentants des syndicats et des comités d'usine le 7 août 1920, traduit par J. Degras, Communist International, t. I, p. 110.
[18] Bock, op. cit., pp. 254-255.
[19] Ibidem, p. 255.
[20] Ibidem, p. 255.
[21] Ibidem.
[22] Bericht 5 ... , pp. 27-29 et 36.
[23] Compte rendu de débats de la commission sur l'adhésion de l'U. S. P. D. à l'I. C. du 25 juillet, Die Rote Fahne 2 septembre 1920.
[24] Ibidem.
[25] Ibidem.
[26] Ibidem.
[27] Ibidem.
[28] Ibidem.
[29] Protokoll des II..., pp. 245-250.
[30] Ibidem, pp. 256-261.
[31] Ibidem. pp. 293-298.
[32] Ibidem, pp. 310-320.
[33] Ibidem, pp. 320-329.
[34] Ibidem, p. 334.
[35] Ibidem, pp. 346-353.
[36] Ibidem, pp. 353-362.
[37] Ibidem, pp. 366-373.
[38] Ibidem, pp. 374-382.
[39] Ibidem, pp. 742-745. Il est intéressant de relever le rôle joué par Bordiga, l'un des plus notoires représentants du courant gauchiste dans l'Internationale.
[40] Compte rendu de l'entretien du 10 août, Die Rote Fahne, 10 octobre 1920.
[41] Compte rendu du 2° congrès mondial, Archives Levi, P 55/7, p. 8.
[42] E. Meyer, Die Rote Fahne, 22 janvier 1922.
[43] M. Buber-Neumann, Von Potsdam nach Moskau, p. 81.
[44] E. Meyer, Bericht 5... , p. 125, 27- 28.
[45] Rosmer, Moscou sous Lénine, p. 116.
[46] Rosmer, op, cit., p. 118.
[47] Meyer, Bericht 5... , p. 28,
[48] Levi, ibidem, p. 35.
[49] « Journal de Russie » de W. Herzog, Forum, V, 7 avril 1921, p. 278 ; déclarations de Brandler et Geyer à R. Lowenthal,« The Bolshevisation of the Spartacus League », International Communism, St Antony's Papers, Projet n°9, p. 44.
[50] Rosmer, op. cit., p. 107.
[51] Protokoll des II ... , pp. 482 sq.
[52] E. H. Carr, op. cit., p. 207.
[53] E. Prager (Geschichte der U.S.P.D., p. 222) affirme, lui, que l'écrasante majorité allait se prononcer pour le rejet des conditions.
[54] L'argument est utilisé au maximum par la droite; les « néo-communistes », comme elle dit, agissent en traîtres au parti, en agents du K.P.D.(S). A la conférence nationale du 6 septembre, Dittmann raconte avec indignation comment il a « surpris » au Reichstag une réunion entre Levi, Gever et W. Koenen (U. S. P.D. Protokoll des Reichskonferenz 1920, p. 176).
[55] Freiheit, 17 septembre 1920, La gauche vote contre et adresse à la presse une protestation, dont ]a publication dans Die Rote Fahne, le 21 septembre 1920, sera dénoncée comme une preuve de « trahison ». L'exécutif se joindra à la protestation (Ibidem, 30 septembre 1920).
[56] Die Rote Fahne, 12 octobre 1920.
[57] Ibidem. 14 octobre 1920.
[58] La ligne de clivage à l'égard de Moscou passe, dans les syndicats, au milieu de l'aile gauche des indépendants. Otto Tost, Schliestedt, Urich, Ziska, sont avec Dissmmn, contre Moscou, et recevront bientôt le renfort d'un transfuge du parti communiste, Paul Lange. Oskar Rusch. Niederkirchner, Grylewicz, Richard Müller, Malzahn, Keumann, Bottcher, sont pour. La gauche perd d'importantes positions, comme la commission locale des syndicats berlinois et la rédaction du Metallarbeiter-Zeitung, enlevée à R. Müller en juillet.
[59] CI. Zetkin, « Der Weg nach Moskau », Die Rote Fahne, 3 octo bre 1920.
[60] « Georg Ledebour, die Revolution und die anderen », Die Rote Fahne, 5 septembre 1920, et la réponse de Ledebour (Freiheit, matin, 25 septembre 1920) fournissent des détails intéressants sur les événements de janvier 1919.
[61] Lettre de Zinoviev datée du 30 septembre, Die Rote Fahne, 2 Octobre 1920.
[62] Freiheit (matin), 5 octobre 1920.
[63] Freiheit, 6 octobre 1920.
[64] Freiheit, 12 octobre 1920.
[65] Zinoviev, Zwöff Tage in Deutschland, p. 5.
[66] Ibidem, p. 11.
[67] Ibidem, p. 13.
[68] Ibidem, p. 13.
[69] Protokoll U, S. P. D" Halle, p. 156.
[70] Ibidem, pp. 47-148.
[71] Ibidem, p. 148.
[72] Ibidem, p. 184.
[73] Ibidem, p. 188.
[74] Ibidem, p. 213.
[75] Prager (op. cit., pp. 226-229) donne un bref compte rendu de ce débat avec le texte intégral du « Manifeste de la social-démocratie indépendante au prolétariat allemand », proposé par Crispien et adopté àl'unanimité.
[76] Zwölf Tage in Deutschland, p. 57.
[77] Ibidem, p. 82.
[78] Ibidem, p. 87.
[79] Ibidem, p. 84.
[80] Ibidem, p. 86.
[81] Die Rote Fahne, 19 octobre 1920.
[82] Ibidem.
[83] Die Rote Fahne, 24 octobre 1920.
[84] Die Rote Fahne, 24 octobre 1920 ; Degras, op, cit., t. I, pp, 202-203.
[85] Die Rote Fahne, 25 octobre 1920.
[86] Ibidem.
[87] Bock, op. cit., p. 280.
[88] Ibidem, p. 256-257.
[89] Jahrbuch für Politik-Wirtschaft Arbeiterbewegung 1922-1923 (Pieck) donne le chiffre de 893 000, dont 135 000 femmes.
[90] Au cours du 3° congrès de l'Internationale, Radek devait préciser que, dans les rapports de la centrale adressés à l'exécutif au moment de l'unification en décembre 1921, il y avait eu une certane tendance à surestimer les effectifs, évalués à 500 000 membres environ. Selon lui, ils ne devaient pas en réalité dépasser les 350 000 (Protokoll des III ... , p. 457). De son côté, Pieck (Jahrbuch 1922-1923) parle de 300 000 indépendants seulement qui auraient effectivement rejoint le V.K.P.D. (p. 647).
[91] Les dirigeants du parti social·démocrate indépendant annonçaient 300 000 membres en 1922, chiffre vraisemblablement excessif (Ibidem, p. 643). De toute façon, réduit au tiers ou au quart de ses effectifs et ressources en cotisations, le parti indépendant avait les plus grandes difficultés à conserver permanents, journaux, écoles qu'avait entretenus un parti de presque un million de membres.
[92] Cité par Cl. Zetkin, Souvenirs sur Lénine, p. 57.
[93] Ibidem, pp. 48-49.
[94] R. Fischer, op. cit., p. 146.
[95] Indépendants : Däumig, Brass, Gäbel, Geyer, Hoffmann, Koenen, Remmele, Stoecker. Spartakistes : Levi, Brandler, Heckert, Pieck, Clara Zetkin.
[96] Radek dira au III° congrès de l'Internationale que la présence de Levi à la tête de la centrale constituait de la part des indépendants une exigence en forme d'ultimatum (« ultimatiue Forderung »), Protokoll du III ... , p. 550.
[97] Là encore, le témoignage de Radek est précieux malgré sa malveillance. Avant le congrès de Halle, il avait déjà écrit à la centrale allemande pour recommander un travail « fraternel » avec Levi. A son retour de Halle, Zinoviev insista pour qu'il conserve la direction, car il jouissait de la confiance des indépendants de gauche. Thalheimer et Radek eurent à le convaincre de ne pas se retirer à Francfort, comme il le désirait, leur répétant : « On ne peut par porter un chien à la chasse dans les bras » (Soll die V.K.P.D, pp, 104-105).