1909

1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original.


1905

Léon Trotsky

LE 18 OCTOBRE


Le 18 octobre fut une journée de grande perplexité. D'immenses foules allaient et venaient, d'un air indécis, par les rues de Pétersbourg. On avait obtenu une constitution. Qu'allait‑il se passer ? Qu'est‑ce qui était permis ? Qu'est‑ce qui était interdit ? Dans l'insécurité des journées précédentes, je couchais chez un de mes amis, fonctionnaire de l'Etat [1]. Dans la matinée du 18, il vint à moi, tenant à la main la dernière feuille du Pravitelstvenny Vestnik (“Le Moniteur”). Un sourire d'allégresse et d'enthousiasme, que cherchait d'ailleurs à réprimer son scepticisme, se jouait sur son fin visage.

“On a publié le manifeste constitutionnel !

– Pas possible!

– Lisez ”

Nous nous mîmes à lire à haute voix. Le document exprimait d'abord l'affliction d'un cœur paternel à la vue des troubles ; il affirmait ensuite que “la douleur du peuple est aussi notre douleur” ; enfin, il promettait catégoriquement toutes les libertés, le droit de légiférer pour la Douma et l'extension du droit électoral.

Nous nous regardâmes en silence. Il était difficile d'exprimer les pensées et les sentiments contradictoires que faisait naître en nous le manifeste. La liberté de réunion, l'inviolabilité des personnes, le contrôle sur l'administration... Bien entendu, ce n'étaient là que des mots. Mais enfin, ce n'étaient pas les mots d'une résolution émise par des libéraux, c'étaient les paroles mêmes du tsar. Nicolas Romanov, le très auguste patron des pogromistes, le Télémaque de Trepov était l'auteur de ces paroles ! Et ce miracle avait été obtenu par la grève générale. Lorsque les libéraux, onze ans auparavant, demandaient modestement qu'il y eût communion entre le monarque autocrate et son peuple, ce junker couronné leur avait tiré les oreilles, comme à des gamins, pour leurs “absurdes rêveries”. Ces mots‑là aussi étaient de lui ! Et maintenant, il se tenait bien droit, les mains à la couture du pantalon, devant le prolétariat en grève.

“ Qu'en pensez‑vous ? demandai‑je à mon ami.

– Ils ont eu peur, les imbéciles ! ” répondit‑il.

C'était une phrase classique, en son genre. Nous lûmes ensuite le “très respectueux” rapport de Witte, contresigné par le tsar de cette remarque : A prendre en considération. ”

“ Vous avez raison, dis‑je, les imbéciles ont eu vraiment peur. ”

Cinq minutes plus tard, j'étais dans la rue. Le premier passant que je rencontrai fut un étudiant essoufflé qui tenait sa casquette à la main. C'était un camarade de parti [2]. Il me reconnut.

“ Cette nuit, les troupes ont tiré sur l'Institut technologique. On prétend qu'une bombe avait été lancée sur eux de l'Institut... C'est une provocation, évidemment... A l'instant, une patrouille vient de disperser à coups de sabre une petite réunion sur la perspective Zabalkansky. Le professeur Tarlé qui avait pris la parole a été grièvement blessé. On dit qu'il est mort...

– Tiens, tiens... Pas mal pour un début.

Il y a une foule de gens qui déambulent de tous côtés. On attend des orateurs. Je cours à l'instant à la réunion des agitateurs du parti. Qu'en pensez‑vous ? De quoi faudra‑t‑il parler ? Le thème principal, maintenant, ce doit être l’amnistie ?

– Tout le monde parlera bien sans nous de l'amnistie. Exigez plutôt que les troupes soient éloignées de Pétersbourg. Pas un soldat à vingt‑cinq verstes à la ronde... ”

L'étudiant poursuivit sa route en courant et en agitant sa casquette. Une patrouille à cheval passa devant moi. Trepov tenait donc encore en selle. La fusillade dirigée sur l'Institut était le commentaire qu'il ajoutait au manifeste. Ces gaillards s'étaient immédiatement chargés de réduire à néant les rêves de constitution.

Je passai devant l'Institut technologique. Il était toujours fermé et gardé par des soldats. Sur le mur était encore affichée la promesse de Trepov de “ne pas ménager les cartouches”. A côté de cette déclaration, quelqu'un avait collé le manifeste du tsar. Sur les trottoirs, la foule se rassemblait par petits groupes.

“ Allez à l'université ! cria une voix. Là‑bas, on parlera. ”

Je suivis les autres. On marchait vite et en silence. La foule augmentait de minute en minute. On ne remarquait aucun signe de joie ; plutôt de l'incertitude et de l'inquiétude... Les patrouilles ne se montraient plus. Des agents de police isolés s'écartaient timidement de la foule. Les rues étaient pavoisées de drapeaux nationaux.

“ Ah ! ah ! notre Hérode, s'écria un ouvrier, il a la frousse, à présent... ”

Des rires d'assentiment lui répondirent. L'animation grandis­sait visiblement. Un adolescent arracha d'une porte cochère le drapeau tricolore avec sa hampe, déchira la bande bleue et la blanche et brandit bien haut le morceau rouge qui restait de l'étendard “national” au‑dessus des têtes. Des dizaines de per­sonnes l'imitèrent. Quelques minutes plus tard une multitude de drapeaux rouges flottaient sur la foule. Les lambeaux bleus et blancs traînaient çà et là, on les foulait aux pieds... Nous tra­versâmes le pont et nous entrâmes dans Vassilievsky Ostrov. Sur le quai s'était formé un immense entonnoir à travers lequel l'innombrable foule se coulait avec impatience. Tout le monde tâchait de s'approcher du balcon du haut duquel devaient parler les orateurs. Ce balcon les fenêtres et la flèche de l'université étaient ornés de drapeaux rouges. J'eus du mal à pénétrer dans l'édifice. Je dus prendre la parole le troisième ou le quatrième. Un étonnant spectacle se découvrait du balcon. La rue était complètement barrée par le peuple entassé. Les casquettes bleues des étudiants et les drapeaux rouges mettaient des taches claires sur cette multitude de cent mille âmes. Un silence absolu régnait, tout le monde voulait entendre les orateurs.

“ Citoyens ! maintenant que nous avons mis le pied sur la poitrine des bandits qui nous gouvernent, on nous promet la liberté. On nous promet les droits électoraux, le pouvoir légis­latif. Qui nous promet cela ? Nicolas II. Est‑ce de bon gré ? Est‑ce de bon cœur ? Personne n'oserait le prétendre. Il a com­mencé son règne en remerciant les cosaques d'avoir tiré sur les ouvriers d'Iaroslavl et, de cadavres en cadavres, il en est arrivé au Dimanche rouge du 9 janvier. Et nous avons contraint l'infatigable bourreau que nous avons sur le trône à nous pro­mettre la liberté. Quel triomphe pour nous ? Mais ne chantez pas victoire trop tôt : elle n'est pas complète. Une promesse de paiement ne vaut pas une pièce d'or. Croyez‑vous qu'une pro­messe de liberté soit déjà la liberté ? Celui d'entre vous qui croit aux promesses du tsar, que celui‑là vienne le dire tout haut : nous serons heureux de contempler cet original. Regardez autour de vous, citoyens. Quelque chose a‑t‑il changé depuis hier ? Est‑ce que les portes de nos prisons se sont ouvertes ? Est‑ce que la forteresse de Pierre‑et‑Paul ne domine plus la capitale ? N'entendez‑vous pas, comme auparavant, les gémisse­ments et les grincements de dents qui retentissent dans ses murailles maudites ? Est‑ce que nos frères sont revenus à leurs foyers, du fond des déserts de la Sibérie ?...

– Amnistie ! Amnistie ! Amnistie ! cria‑t‑on d'en bas.

– …Si le gouvernement avait sincèrement voulu se récon­cilier avec le peuple, il aurait commencé par accorder l'amnistie. Mais, citoyens, croyez‑vous que l'amnistie soit tout ? On laissera sortir aujourd'hui une centaine de militants politiques pour en arrêter un millier demain. N'avez‑vous pas vu, à côté du mani­feste sur les libertés, l'ordre de ne pas épargner les cartouches ? N'a‑t‑on pas tiré, cette nuit, sur l'Institut technologique ? N'a‑t‑on pas aujourd'hui chargé le peuple qui écoutait tranquil­lement un orateur ? Ce bourreau de Trepov, n'est‑il pas encore le maître de Pétersbourg ?

– A bas Trepov ! cria‑t‑on d'en bas.

– …A bas Trepov ! Mais croyez‑vous qu'il soit seul ? N'y a‑t‑il pas dans les réserves de la bureaucratie beaucoup d'autres coquins qui peuvent le remplacer ? Trepov nous gouverne avec l'aide des troupes. Les soldats de la garde, couverts du sang du 9 janvier, voilà son appui et sa force. C'est à eux qu'il ordonne de ne pas ménager les cartouches pour vos têtes et vos poitrines. Nous ne pouvons plus, nous ne voulons plus, nous ne devons plus vivre sous le régime du fusil ! Citoyens, exigeons maintenant qu’on éloigne les troupes de Pétersbourg ! Qu'à vingt‑cinq verstes à la ronde, il ne reste plus un soldat. Les libres citoyens se char­geront de maintenir l'ordre. Personne n'aura à souffrir ni arbi­traire ni violence. Le peuple prendra tout le monde et chacun sous sa protection.

– Qu'on éloigne les troupes de Pétersbourg !

– Citoyens ! Notre force est en nous‑mêmes. Le glaive à la main, nous devons prendre la garde de la liberté. Quant au manifeste du tsar, voyez ! Ce n'est qu'une feuille de papier ! Le voici devant vous et, tenez ! j'en fais un chiffon ! On nous l'a donné aujourd'hui, on nous le reprendra demain pour le mettre en morceaux, comme je déchire en ce moment, sous vos yeux, cette paperasse de liberté ! … ”

Deux ou trois orateurs parlèrent encore et tous terminèrent leurs discours en invitant la foule à se rassembler, à quatre heures, sur la perspective Nevsky, en face de la cathédrale de Kazan, pour aller, de là, devant les prisons, réclamer l'amnistie.

Notes

[1] A. A. Litkens, médecin-chef à l’Ecole d’Artillerie Constantin. (1909)

[2] A. Litkens, fils cadet du médecin, jeune bolchevik, qui devait mourir peu après, après de dures épreuves. (1909)


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