1909 |
1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original. |
1905
Le 17 octobre le gouvernement du tsar, couvert du sang et des malédictions des siècles, avait capitulé devant le soulèvement des masses ouvrières en grève. Aucune tentative de restauration ne pourrait jamais effacer de l'histoire cet événement considérable. Sur la couronne sacrée de l'absolutisme, la botte du prolétaire avait appliqué sa marque ineffaçable.
Le messager de la capitulation dans la guerre intérieure comme dans la guerre étrangère, fut le comte Witte. C'était un plébéien, un parvenu, un intrus dans la haute bureaucratie comme les gens de ce milieu, il était imperméable aux idées générales, aux principes moraux et politiques ; mais, vis‑à‑vis de ses rivaux, il avait l'avantage de n'être lié par aucune des traditions de la noblesse, de la cour et de ses écuries. Cela lui avait permis de prendre de l'importance, de devenir un bureaucrate idéal, d'avoir ses coudées franches à l'égard non seulement de la nationalité, de la religion, de la conscience et de l'honneur, mais aussi des préjugés de sa classe. Il s'adaptait ainsi plus aisément aux exigences élémentaires.
Messager de la capitulation, dans la guerre intérieure des grands veneurs, il apparut comme un génie politique.
La carrière constitutionnelle du comte Witte repose tout entière sur la révolution. Il avait, pendant dix ans, tenu sans contrôle les livres et les caisses de l'autocratie, puis il avait été, en 1902, relégué par son adversaire Plehve au poste sans importance de président du conseil des ministres. Lorsque Plehve lui-même eut été “mis à la retraite” par la bombe d'un terroriste, Witte réussit à se faire valoir, avec le concours de journalistes zélés, dans le rôle de sauveur de la Russie. On racontait d'un air entendu qu'il soutenait toutes les démarches libérales de Sviatopolk‑Mirsky. Lors des défaites que nous subîmes en Orient, cet homme perspicace hochait la tête. A la veille du 9 janvier, il répondit aux libéraux effrayés : “Vous savez que je ne dispose pas du pouvoir. ” Ainsi, les attentats terroristes, les victoires japonaises et les événements révolutionnaires lui frayèrent la route. De Portsmouth, où il avait apposé son paraphe sous un traité dicté par la finance mondiale et ses agents politiques, il revint en triomphateur. On aurait pu croire que c'était lui, Witte, et non le maréchal Oyama, qui avait remporté toutes les victoires d'Extrême‑Orient. Sur cet homme providentiel se concentrait l'attention du monde bourgeois tout entier. A Paris, le journal Le Matin avait exposé en vitrine un morceau de buvard que Witte avait appliqué sur sa signature à Portsmouth. Tout en lui excitait l'intérêt des badauds : sa stature colossale, son pantalon disgracieux, et même son nez à demi écrasé. L'audience qu'il obtint de l'empereur Guillaume fixa plus solidement encore sur sa tête l'auréole de grand homme politique. D'autre part, son entretien secret avec l'émigré Strouvé montrait qu'il pourrait réussir à apprivoiser le libéralisme le plus “séditieux”. Les banquiers étaient transportés de joie : cet homme saurait leur assurer le paiement régulier de leurs intérêts. De retour en Russie, Witte reprit d'un air satisfait et sûr de lui‑même son poste sans autorité ; il prononça des discours libéraux et, spéculant visiblement sur les troubles, déclara que la députation des cheminots en grève représentait “les meilleures forces du pays”. Il ne s'était pas trompé dans ses calculs : la grève d'octobre l'éleva au rang de ministre autocrate de la Russie constitutionnelle.
Witte donna sa note la plus libérale dans le “très respectueux rapport” où il exposait son programme. Il tente ici de s'élever du point de vue de l'antichambre et du courtisan, du point de vue des bureaux et du fisc, à la hauteur des idées politiques les plus générales. Le rapport reconnaît en effet que l'agitation qui s'est emparée du pays n'est pas simplement le fait de meneurs ; qu'elle provient de ce que l’équilibre a été rompu entre les tendances de la “société” pensante et les formes extérieures de son existence. Si, pourtant, on fait abstraction du niveau intellectuel du milieu pour lequel ce rapport était écrit, si on le considère comme le programme d'un “homme d'Etat”, on est frappé de l'indigence de la pensée, de la tournure évasive et lâche de la forme, du manque de précision de ce langage, vraiment fait pour les bureaux. La déclaration sur les libertés publiques est présentée sous un aspect confus qui souligne d'autant plus l'énergie avec laquelle Witte limite ces mêmes libertés dans ses commentaires. Lorsqu'il se risque à prendre l'initiative d'une réforme constitutionnelle, Witte ne prononce même pas le mot de constitution. Il espère la mettre insensiblement en pratique en s'appuyant sur des gens qui n'en peuvent même pas tolérer le nom. Mais, pour cela, il a besoin de tranquillité. Il déclare donc que, désormais, les arrestations, les confiscations et les exécutions auront lieu, bien que sur la base des anciennes lois, “dans l'esprit” du manifeste du 17 octobre. Naïf et roublard, il espérait que la révolution capitulerait immédiatement devant son libéralisme comme, la veille, l'autocratie avait capitulé devant la révolution. Ici, il se trompait grossièrement.
Si Witte reçut le pouvoir grâce à la victoire ou, pour mieux dire, grâce à la demi‑victoire de la grève d'octobre, les circonstances mêmes qui lui procuraient de l'avancement le placèrent dans une situation sans issue. La révolution ne se montra pas assez forte pour mettre à bas la vieille machine gouvernementale et en construire une nouvelle avec les éléments de sa propre organisation. L'armée restait dans les mêmes mains. Tous les vieux administrateurs, depuis les gouverneurs de province jusqu'aux brigadiers de police, qui avaient été choisis pour le service de l'autocratie, conservèrent leurs postes. Les anciennes lois restèrent également en vigueur, jusqu'à la promulgation de nouvelles. De cette manière, l'absolutisme, en tant que fait matériel, subsistait intégralement. Le titre même en restait, puisque le nom d'autocrate resta accolé à celui de tsar. Il est vrai que les autorités reçurent l'ordre d'appliquer les lois de l'absolutisme “dans l'esprit” du manifeste du 17 octobre. Mais c'était comme si l'on avait proposé à Falstaff de se livrer à la débauche “dans un esprit de chasteté”. Le résultat fut que les autocrates locaux des soixante satrapies russes perdirent complètement la tête. Tantôt, ils se mettaient à la queue des manifestations révolutionnaires et saluaient militairement le drapeau rouge, tantôt ils parodiaient Gessler, exigeant que la population se découvrît devant eux, comme devant les représentants de la personne sacrée de Sa Majesté, tantôt ils autorisaient des social-démocrates à demander aux troupes de prêter serment, tantôt ils organisaient ouvertement les massacres contre-révolutionnaires. Une anarchie complète s'ensuivit. Il n'y avait pas de pouvoir législatif. On ne savait même pas à quelle époque et comment les représentants de ce pouvoir seraient convoqués.
On doutait de plus en plus que l’Assemblée fût jamais réunie. Au‑dessus de ce chaos, le comte Witte gardait son équilibre, s'efforçant de mystifier et Peterhof et la révolution, et, peut‑être, se mystifiant lui‑même plus que les autres. Il accueillait d'innombrables députations, radicales et réactionnaires, se montrait aussi prévenant avec celles‑ci qu'avec celles‑là, développait des plans confus devant les correspondants de l'Europe, rédigeait tous es jours des communications gouvernementales dans lesquelles il suppliait d'un ton larmoyant les élèves des lycées de ne pas participer aux manifestations organisées contre le pouvoir et recommandait à toutes les classes des lycées et à toutes les classes de la société de se maîtriser et de revenir à un travail régulier... En un mot, il faisait toutes les bêtises imaginables.
En revanche, les éléments contre‑révolutionnaires de la bureaucratie ne perdaient pas leur temps. Ils avaient appris à leurs dépens à apprécier l'aide des “forces sociales” : partout, ils suscitaient des organisations de pogromistes, et sans se soucier de la hiérarchie bureaucratique officielle, se rapprochaient étroitement. Ils avaient un homme à eux dans le ministère même, un homme qui s'appelait Dournovo. C'était un des plus vils représentants de la vile bureaucratie russe, un concussionnaire que l'inoubliable Alexandre III lui‑même avait été obligé de faire jeter dehors en disant : “Otez de ma vue ce cochon‑là ! ” On tira Dournovo de la boîte à ordures pour qu'il serve, en qualité de ministre de l'intérieur, de contrepoids au chef “libéral” du cabinet. Witte accepta cette collaboration, déshonorante même pour lui. Et c'est ainsi que son rôle ne fut plus qu'une fiction, de même que dans la pratique le manifeste était vidé de son sens par les manœuvres bureaucratiques. Après avoir publié une série de grimoires, rédigés selon l'esprit libéral des bureaux et fatigants pour tout le monde, Witte en vint à cette conclusion que la société russe manquait du sens politique le plus rudimentaire, de toute force morale et d'instincts sociaux. Il constata sa propre faillite et prévit qu'une sanglante politique de répression deviendrait inévitable, comme “mesures préparatoires” pour l'instauration du nouveau régime. Mais il ne se jugeait pas appelé à accomplir cette œuvre, il croyait manquer des “capacités nécessaires” et promit de céder sa place à un autre. Il mentait encore en cette occasion. Premier ministre sans autorité, méprisé de tous, il conserva son poste durant toute la période de décembre et janvier, tandis que le maître de la situation, Dournovo, les manches retroussées, accomplissait son travail de boucher contre‑révolutionnaire.