1936

« Staline défend non pas des idées progressives, mais les privilèges de caste de la nouvelle couche sociale, de la bureaucratie soviétique, qui, depuis longtemps déjà, est devenue un frein au développement socialiste de l'U.R.S.S. Il est impossible de défendre ces privilèges par les méthodes de la démocratie prolétarienne ; on ne peut les défendre qu'à l'aide de falsifications, de calomnies et d'une sanglante répression. »

Lev Sedov

Le livre rouge du procès de Moscou

Les inculpés et leur attitude devant le tribunal

Les accusés se divisent en deux groupes bien distincts. Le noyau principal du premier groupe, ce sont de vieux bolchéviks, connus de tout le monde, Zinoviev, Kamenev, Smirnov, etc. Le second groupe, ce sont des jeunes gens inconnus, au nombre desquels il y a aussi des agents directs de la Guépéou ; ils étaient nécessaires au procès pour démontrer que Trotsky avait pris part à l'activité terroriste, pour établir une liaison entre Trotsky et Zinoviev, une liaison avec la Gestapo. Si, pour avoir rempli les tâches confiées par la Guépéou, ils ont été malgré tout fusillés, c'est parce que Staline ne pouvait laisser en vie des témoins si bien informés.

La réunion artificielle de ces deux groupes au procès représente un amalgame typique.

La conduite même des deux groupes devant le tribunal fut aussi différente que leur composition. Les vieux bolchéviks paraissent absolument brisés, écrasés, répondent d'une voix éteinte, pleurent même. Zinoviev est défait, voûté, blanchi, les joues creusées. Mratchkovski crache le sang, perd connaissance, il faut l'emporter. Ils apparaissent tous comme des gens traqués et complètement épuisés. Mais les jeunes comparses se conduisent avec aisance et désinvolture, ils ont le visage frais, presque serein. Ils se sentent comme à une fête. C'est avec un contentement non dissimulé qu'ils font le récit de leurs rapports avec la Gestapo et de toutes les autres fables1.

Les accusés du premier groupe

  1. ZINOVIEV, G.E. (né en 1883), bolchévik depuis la formation de la fraction bolchévik en 1903, collaborateur le plus proche, pendant de nombreuses années, de Lénine dans l'émigration. Membre du Comité central et du Bureau politique, président du Soviet de Pétersbourg après la révolution d'octobre et l'un des fondateurs de l'Internationale communiste, son président permanent pendant de nombreuses années. S'est séparé de l'opposition de gauche en janvier 1928.

  2. KAMENEV, L.B. (né en 1883), comme Zinoviev, membre du parti depuis 1901, bolchévik depuis la formation de la fraction au deuxième Congrès du Partis social-démocrate russe, collaborateur de Lénine pendant de nombreuses années dans l'émigration, ancien membre du Comité central et du Bureau politique. Président du Soviet de Moscou et Président du Conseil du Travail et de la Défense, Président suppléant du Conseil des Commissaires du peuple. S'est séparé du l'opposition en janvier 1928.

  3. EVDOKIMOV, G.E. (né en 1884), l'un des plus anciens bolchéviks ouvriers, dirigeant du Soviet de Léningrad et de l'organisation du parti à Léningrad. Ancien membre du Comité central et du Bureau d'organisation du Comité central. Zinoviéviste, s'est séparé de l'opposition en janvier 1928.

  4. BAKAÏEV, I.P. (né en 1884), l'un des plus anciens bolchéviks ouvriers, ancien membre de la Commission centrale de contrôle, a pris une part marquante à la guerre civile, dirigea un moment la Tchéka de Leningrad. Zinoviéviste, s'est séparé de l'opposition en janvier 1928.

  5. SMIRNOV, I.N. (né en 1880), membre du parti depuis 1899, l'un des plus vieux bolchéviks, connut à diverses reprises la prison et la déportation sous le tsarisme ; prit une part active à la révolution d'Octobre ; dirigeant de la Ve Armée, qui écrasa Koltchak. A dirigé toute l'activité des Soviets et du parti en Sibérie après la victoire. Membre du Comité central et Commissaire du peuple aux Postes et Télégraphes. Oppositionnel de gauche depuis 1923, il s'est séparé de l'opposition en 1929.

  6. MRATCHKOVSKI, S.V. (né en 1883), ouvrier de l'Oural, de famille révolutionnaire (il est né en prison), vieux bolchévik, l'un des héros de la guerre civile. Après la victoire, accomplit des tâches militaires responsables, commanda la région militaire de la Volga, etc. Oppositionnel de gauche depuis 1923, il s'est séparé de l'opposition en 1929.

  7. TER-VAGANIAN, V.A. (né en 1893), vieux bolchévik et écrivain marxiste, fondateur de la revue Sous le drapeau du marxisme ; auteur d'une série de travaux, en particulier sur Plékhanov, Lénine, etc. Oppositionnel de gauche depuis 1923, il s'est séparé de l'opposition en 1929.

  8. GOLTZMAN, E.S. (né en 1882), vieux bolchévik, travailla dans le domaine de l'économie. Il ne fut jamais un oppositionnel actif. Sympathisa avec l'opposition en 1926-1927.

  9. PIKEL, R.V. (né en 1896), membre du parti depuis le début de la révolution, chef de cabinet de Zinoviev. Ecrivain. Zinoviéviste, il s'est séparé de l'opposition en janvier 1928.

  10. DREITZER, E.A. (né en 1894), membre du parti depuis 1917, participa activement à la guerre civile. Oppositionnel de gauche depuis 1923, il s'est séparé de l'opposition en 1929.

  11. REINGOLD, I.I. (né en 1897), membre du parti depuis 1917. Durant une certaine période, Commissaire du peuple adjoint au Finances et membre du Collège de ce Commissariat. N'a jamais été un oppositionnel actif. Zinoviéviste, il s'est séparé de l'opposition en janvier 1928.

Le second groupe

  1. BERMAN-IOURINE, K.B.2 (né en 1901), N'A JAMAIS APPARTENU À L'OPPOSITION DE GAUCHE, NI JAMAIS EU AUCUN RAPPORT AVEC ELLE ; a travaillé dans l'appareil staliniste, tant durant son séjour en Allemagne qu'après son retour en Russie. Le nom de Berman-Iourine est tout à fait inconnu en Occident. Seule une information parue dans le journal des stalinistes allemands, Die deutsche Volkszeitung (du 6 septembre 1936), où il était indiqué que Berman-Iourine se faisait aussi appeler STAUER, a permis d'établir que Berman-Iourine-Stauer a bien réellement existé.

  2. FRITZ DAVID, I.I. (né en 1897), N'A JAMAIS APPARTENU À L'OPPOSITION DE GAUCHE, NI JAMAIS RIEN EU DE COMMUN AVEC ELLE ; a travaillé dans l'appareil staliniste, dans l'appareil syndical en particulier, ancien théoricien du Parti communiste allemand dans les questions syndicales et rédacteur de l'organe central des syndicats rouges (R.G.O.), dans lequel il s'attaqua plus d'une fois au trotskisme. Collaborateur de la Rote Fahne, des Izvestia, et de la Pravda de Moscou jusqu'à une époque récente.

  3. LOURIÉ, M.I. (EMEL) (né en 1897), membre du Parti communiste allemand et fonctionnaire de ce parti. A appartenu à l'opposition zinoviéviste, mais a capitulé au moment du XVe Congrès du Parti communiste russe (en janvier 1928), ne fut pas exclu du parti. Depuis lors, il avait non seulement rompu avec l'opposition et était devenu un partisan de la « ligne générale », mais il s'était même « spécialisé » dans les articles les plus acharnés et les plus ignobles contre le trotskisme.

    Surmontant notre répugnance, citons un article d'Emel (Lourié) paru dans le numéro 96 de la Correspondance Internationale (édition allemande) de novembre 1932 : « CETTE COMMANDE (de fournir à la bourgeoisie des calomnies contre l'Union soviétique) EST MAINTENANT EXÉCUTÉE PAR LÉON TROTSKY... Dans la Pologne de Pilsudski, Trotsky bénéficie d'une sympathie particulière de la part de la police politique. » Tous commentaires seraient superflus. L'organe central de l'opposition de gauche allemande, Die permanente Revolution, dans ses numéros 32 et 34, publia alors deux notes sur la production anti-trotskiste de cet individu.

    Dans les écrits de Fritz David on peut aussi, naturellement, trouver des perles semblables. Et ces gens figurent au procès comme « trotskistes » !

    Le Comité central du Parti communiste allemand vient d'exclure de ses rangs ces trois « trotskistes », Fritz David, Moïse Lourié et Berman-Iourine, un mois et demi après leur éxécution (Die deutsche Volkszeitung, 11 octobre 1936).

  4. LOURIÉ, N.L. (né en 1901), absolument inconnu de tout le monde ; aucune donnée sur lui ni aucune trace sur lui n'ont été trouvées jusqu'à maintenant.

    Les quatre individus mentionnés ci-dessus n'étaient pas seulement inconnus personnellement de Trotsky, de Sédov et de leurs plus proches amis, mais Trotsky et Sédov n'apprirent leurs noms que par les informations de presse sur le procès de Moscou.

  5. OLBERG, V.P. (né en 1907), tente en 1930 d'adhérer à l'opposition de gauche allemande à Berlin (qui portait alors le nom de « Minorité du Leninbund »). Cependant, il essuie un refus, car il n'inspire pas confiance (il reste dans le Parti communiste allemand, collabore à des éditions stalinistes, etc.). Olberg s'adresse alors à l' « Opposition de Wedding » (groupe Landau), où il est accepté. A la suite de l'unification des deux groupes, Olberg réussit à pénétrer dans l'organisation allemande de l'opposition de gauche. C'est à ce moment-là qu'il propose ses services comme secrétaire de L. Trotsky. Des amis berlinois de Trotsky, les Pfemfert (Pfemfert, éditeur révolutionnaire bien connu en Allemagne et rédacteur de la revue Die Aktion) font à cette occasion la connaissance d'Olberg. Voici ce que Pfemfert écrit de lui dans une lettre du 1er avril 1930 à Trotsky : « Olberg a produit sur moi une impression très défavorable. Il n'inspire pas confiance ». Dans cette même lettre, Pfemfert communique quelle impression désagréable et suspecte a produit sur lui l'intérêt exagéré qu'Olberg manifestait pour l'opposition russe, pour Trotsky, sa vie, etc. Bien entendu, il n'est plus question d'un voyage d'Olberg auprès de Trotsky.

    En avril-mai 1931, Olberg, en même temps que le groupe Landau, est mis hors des rangs de l'opposition de gauche allemande. En février 1932, il fait une déclaration, demandant sa réadmission dans l'organisation. Cette demande est rejetée. Citons ici l'une des dépositions que nous avons sur Olberg et dont l'auteur est E. Bauer, actuellement membre du S.A.P. (Parti socialiste ouvrier d'Allemagne), qui a appartenu à l'organisation trotskiste et qui était alors secrétaire de l'opposition allemande. Voici ce qu'écrit Bauer : « La déclaration d'Olberg (de février 1932) demandant son retour dans l'organisation fut repoussée dans une lettre écrite de ma main. Depuis lors, aucun de nous n'a plus entendu parler d'Olberg ».

    Sédov s'est rencontré de temps en temps, à titre personnel, avec Olberg dans la seconde moitié de 1931 et au début de 1932. L'objet de ces rencontres était surtout matériel : Olberg procurait des livres, des coupures de journaux, etc. Ces rencontres n'avaient pas de caractère politique, au véritable sens du mot, ni encore moins organisationnel, Olberg n'étant pas membre de l'organisation et Sédov se tenant à l'écart du travail de l'opposition allemande.

    Depuis 1932, nous le répétons, personne, ni Sédov, ni aucun trotskiste allemand, n'a eu de rapports avec Olberg. Depuis 1932, c'est-à-dire depuis plus de quatre ans, ils avaient complètement perdu Olberg de vue, jusqu'au moment du dernier procès. Cette déclaration ne manquerait pas de preuves. Il y a dans l'émigration plusieurs dizaines de gens qui faisaient partie de l'opposition de gauche allemande ou qui l'ont touchée de près, sans compter ceux qui lui étaient politiquement hostiles. Sans aucun doute, ils confirmeraient tous notre déclaration ; certains l'ont déjà fait, en particulier l'émigration allemande de Prague, où Olberg a vécu dans ces dernières années, sans entrer en liaison avec aucun des trotskystes allemands, qui sont pourtant un certain nombre à Prague.

    Et cet homme prétend qu'il fut un « émissaire » de Trotsky en Allemagne, que Trotsky avait en lui une « confiance absolue », qu'il lui fut donné de l'argent3 par l'opposition pour se procurer un passeport, etc.

* * *

Il faut dire encore quelques mots sur le rôle absolument différent qu'ont joué durant l'instruction ces deux groupes d'inculpés : les vieux bolchéviks et les jeunes inconnus.

Tout d'abord, les dépositions de la majorité des vieux bolchéviks se limitent à quelques pages. En effet, les dépositions citées sont celles d'Evdokimov, de la page 6 à la page 10, de Zinoviev, de la page 16 à la page 38, de Kaménev, de la page 10 à la page 34, de Ter-Vaganian, de la page 11 à la page 32, etc.;de plus, les dates des dépositions sont de fin juillet, début août, jusqu'au 14 août.

Il en est tout autrement avec les « jeunes », Olberg, par exemple, a commencé ses dépositions dés janvier (le 21 février il avait déjà pu arriver aux pages 77-78). Le 9 mai, l'instruction pour Olberg était déjà terminée. Ses dépositions forment un volume de 262 pages ; ce n'est d'ailleurs qu'à la dernière page qu'Olberg se souvient enfin de la liaison des trotskistes avec la Gestapo, au dernier jour de l'interrogatoire4. Ainsi, l'instruction de l'affaire Olberg fut terminée presque trois mois avant que les vieux, Kamenev, Ter-Vaganian, Evdokimov, Smirnov, etc., aient fait leurs premiers « aveux ». Le 21 juillet, M. Lourié était déjà arrivé aux pages 243-244 ; d'ailleurs, c'est une nouvelle fois dans les dernières pages seulement qu'il y a sa déposition sur sa liaison avec la Gestapo, le même jour que M. Lourié, le 21 juillet, à la page 142.

Il faut noter que les dépositions de Dreitzer et surtout de Reingold, qui se conduisit au procès comme un agent de la Guépéou, accablant tout le monde, forment aussi un fort volume. Aux pages 102-103, Dreitzer « se souvient » que Trotsky lui a envoyé une lettre écrite de sa propre main et, à la page 195, qu'il a préparé des actes terroristes en commun avec Schmidt et d'autres.

Ce sont les dépositions de Reingold qui sont le plus souvent citées. Elles constituent les matériaux fondamentaux de l'accusation, en particulier, pour accabler les autres inculpés.

Parmi les accusés du procès de Moscou, il n'y a pas un seul véritable bolchévik-léniniste. L'opposition de gauche avait rompu avec les zinoviévistes en janvier 1928, quand ils avaient capitulé devant la bureaucratie staliniste. Smirnov, Mratchkovski, Ter-Vaganian et Dreitzer s'étaient séparés de l'opposition deux ans plus tard, à la fin de l'année 1929.

Depuis janvier 1928, Trotsky n'avait entretenu aucun rapport avec les zinoviévistes, ni personnellement, ni par l'intermédiaire de qui que ce soit ; il ne leur avait pas écrit une seule fois, n'avait pas reçu d'eux une seule lettre. Et cela se comprend. La voie de l'opposition de gauche, celle d'une lutte implacable contre le stalinisme, et la voie des groupes capitulards devant le stalinisme divergeaient complètement.

* * *

Zinoviev et Kamenev avaient formé avec Staline en 1922-1923 ce qu'on avait appelé la troïka, aux mains de laquelle se trouvait pratiquement tout le pouvoir au moment de la maladie de Lénine et, surtout, après sa mort. A l'aide de l'appareil du parti, la troïka prépara et mena la lutte contre Trotsky et le « trotskisme ». Mais bientôt elle-même se scindait, Zinoviev et Kamenev, avec leur éducation internationale, leur expérience de l'émigration, et en partie sous l'influence des ouvriers de Léningrad, entrèrent en opposition avec Staline, avec sa politique nationale de construction du socialisme en un seul pays, d'espoir dans le koulak, etc. Zinoviev et Kamenev s'appuyaient d'ailleurs sur l'appareil du parti à Léningrad, qui, évidemment, n'était pas en mesure de venir à bout de l'appareil de l'Union entière, que Staline fit alors entrer automatiquement en lutte contre Zinoviev et Kamenev. Bientôt, Zinoviev et Kamenev, malgré leur lutte passée contre le « trotskisme », se mettaient en 1926 sur la plate-forme de l'opposition de gauche, reconnaissant sa justesse. Le passage dans le camp de l'opposition de gauche des « inventeurs » du trotskisme, en tant que tendance idéologique hostile au léninisme, porta à cette légende du trotskisme un coup irréparable. Mais l'opposition zinoviéviste, qui avait son origine dans l'appareil, penchait beaucoup pour la diplomatie, les combinaisons, les manœuvres tactiques, les compromis, les capitulations, etc. Dès janvier 1928, au XVe Congrès du Parti communiste russe, Zinoviev, Kamenev et leurs amis capitulaient devant la fraction staliniste, capitulaient non seulement par manque de courage politique, mais aussi avec la conviction sincère qu'il était impossible de pousser la lutte jusqu'à la scission.

Par la suite, Zinoviev, Kamenev et leurs amis capitulèrent encore deux fois. A chaque nouvelle capitulation, ils firent des concessions toujours plus grandes à Staline et, tombant de plus en plus bas, ils devinrent ses prisonniers. Staline resserra de plus en plus l'étau sur eux. Si, au début, ils reconnaissaient « seulement » le caractère d'hostilité au parti de leur activité, ils furent bientôt contraints d'avouer leur esprit « contre-révolutionnaire », d'encenser Staline et plus tard (sous la menace du revolver) de prendre sur eux la « responsabilité politique et morale » de l'assassinat de Kirov. Avouant tout ce que Staline exigeait d'eux, se chargeant de la plus monstrueuse accusation lancée contre eux-mêmes, contre leur camarades, contre le parti, ils étaient devenus le jouet des sommets stalinistes bonapartistes.

Quoique à un degré moindre, mais au fond pareillement, Smirnov, Mratchkovski, etc., ont suivi la même voie. Après avoir capitulé devant Staline, ils ont tous reconnu en 1929 qu'ils n'étaient plus des combattants révolutionnaires, mais des gens épuisés, qui avaient un grand passé, mais plus d'avenir. La capitulation les avait intérieurement brisés pour toujours.

La conduite des accusés au cours du procès ne fut que le parachèvement tragique, la dernière étape de leur chute.

* * *

Tout ce que nous venons d'expliquer, on l'oublie en Occident (non en U.R.S.S. ; là-bas, on le comprend malheureusement trop bien), quand on se demande comment des hommes tels que Zinoviev, Kamenev et surtout Smirnov et Mratchkovski, vieux militants révolutionnaires, ont pu tomber aussi bas. On se représente le Zinoviev ou le Smirnov des années héroïques de la révolution russe. Or, depuis, il s'est passé près de vingt années, dont plus de la moitié sous le régime thermidorien et corrompu de Staline. Non, sur le banc des accusés, ce n'étaient que les ombres du Smirnov de la guerre civile ou du Zinoviev des premières années de l'Internationale communiste. Sur le banc des accusés, c'étaient des hommes brisés, écrasés, finis. Avant de les tuer physiquement, Staline les avait brisés et tués moralement.

La capitulation est un plan incliné. Nul n'a encore réussi à s'y maintenir. Une fois qu'on y est, il faut glisser jusqu'au bout. Rakovski qui a résisté plus longtemps que les autres vieux bolchéviks, — il n'a capitulé qu'en 1934, — en est arrivé à réclamer aujourd'hui l'exécution de Zinoviev, de Kamenev et de Trotsky ! Une telle attitude, précisément de la part de Rakovski, a rencontré une incompréhension toute particulière en Occident : un homme honnête, d'une grande pureté morale, et soudain... Comment s'expliquer cela ? Comme si Rakovski pouvait s'échapper de dessous la pesante meule bureaucratique, qui a broyé les anciens révolutionnaires ! Il faudrait plutôt se demander comment Rakovski, qui fut à la tête de l'opposition jusqu'en 1934, a pu tout ignorer du terrorisme, si celui-ci avait réellement existé ? Resté dans l'opposition jusqu'en 1934. Rakovski se réfère, comme preuve de l'existence de la « terreur », à... Zinoviev, Kamenev, etc., avec qui l'opposition avait rompu depuis 1928. L'absolutisme staliniste n'admet pas de demi-capitulations : tout ou rien, il n'y a pas de milieu.

L' « art » de Staline de briser les caractères révolutionnaires consiste à aller prudemment, progressivement, en poussant les gens de degré en degré, toujours de plus en plus bas... Et quel stimulant ces hommes pouvaient-ils avoir pour lutter ? Ils avaient non seulement renoncé à leurs propres idées, mais aidé Staline à les traîner dans la boue. Si le mouvement ouvrier international ne s'était pas trouvé à un niveau si bas, sans aucun doute ces gens se seraient conduits tout autrement. Isolés du mouvement révolutionnaire, et même du monde en général, ils ne voyaient que la montée et le renforcement du fascisme, et en U.R.S.S. la nuit opaque du stalinisme. La misérable conduite des accusés est avant tout l'expression du profond désespoir qui enlevait toute perspective à ces hommes.

Et comment des hommes de l'U.R.S.S., même les meilleurs, ne pourraient-ils pas se démoraliser ? Est-ce que des révolutionnaires se sont jamais forgés dans le vide ? Non, il faut pour cela un travail collectif, des relations mutuelles, des rapports avec la masse, une formation théorique, etc. Ce n'est que dans de telles conditions qu'a pu se former le type du révolutionnaire et du bolchévik. Mais c'est un passé lointain. Dans les dix dernières années, il se produit en U.R.S.S. un processus inverse. L'absence de vie sociale, de pensée libre et d'action collective soudée par une discipline consciente et non pas servile, — tout cela ne peut pas ne pas mettre les vieux au rancart et, en même temps, empêcher la formation des jeunes.

C'est pourquoi comparer la conduite des incullpés de Moscou à celle de certains militants courageux devant les bourreaux fascistes, c'est pêcher par superficialité. Ces militants-ci n'étaient pas brisés par dix années de domination staliniste ; ils n'étaient pas isolés comme les victimes de Staline, ils sentaient derrière eux le soutien du prolétariat mondial. L'opposition était aussi beaucoup plus marquée : fascisme et communisme. Or, au procès du Moscou, Zinoviev et Kamenev, quoiqu'ils se trouvassent devant un tribunal thermidorien d'usurpateurs stalinistes, étaient devant un tribunal qui dans sa phraséologie faisait appel — quelle audace monstrueuse ! — à la révolution d'Octobre et au socialisme. Outre d'effroyables tortures morales, les inquisiteurs de la Guépéou ont utilisé aussi cette phraséologie et, en particulier, le danger de guerre ; cela ne pouvait manquer d'aider à briser ces malheureux accusés.

La comparaison avec les hommes de la Révolution française est aussi superficielle. Ces hommes étaient dans l'épanouissement de leur force, les événements se passaient avec une vitesse de kaléïdoscope, personne ne pouvait compter obtenir grâce et, surtout, tout cela se passait à l'époque de la montée puissante d'une révolution telle qu'il n'y en avait pas encore eu dans l'histoire. La Révolution russe a connu aussi pareille époque (1917-1922), mais c'est précisément dans ces années-là que les Smirnov et les Mratchkovski luttaient et périssaient héroïquement sur les fronts de la guerre civile. Si l'on recherche des comparaisons historiques avec la conduite des jacobins, ce n'est pas en 1789-1794 qu'il faut les prendre, mais dix ans plus tard, à l'époque de l'Empire, quand beaucoup d'entre eux étaient devenus des préfets et autres dignitaires de Napoléon.

Mais comment expliquer malgré tout que tous les onze vieux (en laissant de côté les cinq jeunes) aient eu une telle conduite devant le tribunal ? Il ne faut pas oublier que ces onze n'étaient pas des inculpés pris au hasard, mais qu'ils avaient été choisis au cours d'une longue et terrible instruction parmi 50 autres prisonniers ou même plus, que Staline n'a pu réussir à briser. Ce sont précisément ceux qui ont pu être brisés qui ont été impliqués dans le procès. Ce qu'il est advenu des autres, on n'en sait rien ; on a fusillé ceux qui n'ont pas cédé au chantage de Staline ; ils ont été fusillés « pour l'édification » des autres. Outre la torture de l'interrogatoire, — la même question est posée du matin au soir, des semaines durant, à l'accusé qui reste debout, — outre le tourment quant au sort de leurs familles et autres tortures prises dans l'arsenal de l'Inquisition la plus noire et la plus terrible, le passage par les armes d'un certain nombre d'accusés fut un des « arguments » les plus décisifs de l'instruction staliniste. On disait à Smirnov ou à Evdokimov : aujourd'hui on a fusillé un tel (par exemple Koukline ou Guertik), demain on fusillera un tel, car ils n'ont pas fait les dépositions exigées, et ensuite ce sera votre tour. (Ce n'est là, bien entendu, qu'une hypothèse).

Le revolver sur la tempe, Zinoviev et Kamenev se disent : si nous ne signons pas ces infamies que veut nous extorquer Staline, il nous fusillera secrètement, sans jugement. Mais si nous signons, nous avons malgré tout une chance de salut. Peut-être Staline ne nous trompe-t-il pas en nous promettant la vie sauve pour prix de nos aveux. La série précédente de procès, construits aussi pour la plupart sur de faux aveux et où les accusés avaient subi des condamnations légères ou fictives, renforçait leurs espoirs. Les accusés ne pensaient d'ailleurs pas seulement au salut de leur vie, mais vaoyaient dans ce salut la seule possibilité de démasquer plus tard, dans une situation nouvelle, l'amalgame staliniste et ainsi de se réhabiliter, ne fût-ce que partiellement. Ils ont commis une erreur tragique et cette erreur n'était pas fortuite, elle découlait de toute leur conduite antérieure, comme nous nous sommes efforcés de le démontrer.

Mais même chez ces inculpés il s'est trouvé un dernier reste de forces, une dernière goutte de dignité. Si brisés qu'ils fussent, aucun des vieux bolchéviks n'a pris, ne pouvait prendre sur lui l'accusation d'être « en liaison avec la Gestapo ».

Nous pensons — et cela peut sembler paradoxal à qui juge les choses superficiellement — que la force morale intérieure de Zinoviev et de Kamenev dépassait considérablement le niveau moyen, quoique elle se soit trouvée insuffisante dans des conditions absolument exceptionnelles. Des centaines et des milliers de chefs communistes, socialistes et autres, qui s'adaptent à la bureaucratie soviétique ou au capitalisme, auraient été incapables de supporter même la centième partie de la pression continue et effroyable à laquelle furent soumis Zinoviev, Kamenev et les autres.

Encore un point. Les discours des inculpés ne se distinguent en rien des discours du procureur, ne se distinguent en rien des milliers d'articles assoiffés de sang qui remplissent la presse. Par leurs discours où ils s'accusent sans faits ni preuves, par leur répétition littérale de ce que leur dictait le procureur, par leur empressement à se noircir, les inculpés ont en quelque sorte voulu dire au monde entier : ne nous croyez pas ; est-ce que vous ne voyez pas que tout cela est mensonge, mensonge du commencement jusqu'à la fin ?

* * *

Oui, la génération des vieux bolchéviks, à quelques exceptions près, s'est épuisée jusqu'au bout. Ils ont eu trop à porter sur leurs épaules, — trois révolutions, le travail illégal, la prison, la guerre civile. Les forces leur ont manqué, leurs nerfs n'ont pas tenu.

Mais il y a malgré tout en U.R.S.S. des révolutionnaires inébranlables, quelques milliers de bolchéviks-léninistes. Eux, Staline ne pourra pas les attirer dans ses procès, quoiqu'il puisse les exterminer l'un après l'autre, les exterminer, mais non pas les briser. Ces combattants révolutionnaires ne sont pas entrés et n'entreront pas dans la voie funeste de la capitulation, car ils croient en la justesse de leur cause. Ils préfèrent périr dans les caves de la Guépéou, inconnus, sans soutien et sans sympathies. Ce sont eux qui assurent la continuité révolutionnaire et sauvent l'honneur révolutionnaire du mouvement ouvrier soviétique !

Notes

1 Nous avons puisé ces renseignements dans les compte-rendus des journalistes anglais qui assistèrent au procès.

2 Ces trois stalinistes germano-russes (Berman-Iourine, M. Lourié, Fritz David) appartenaient, comme on nous le communique, à l'intérieur du Parti communiste allemand, à la clique de Neumann, étroitement liée dans le passé à la Guépéou, l'une des cliques les plus répugnantes qu'il y ait jamais eu dans la Troisième Internationale.
Selon des renseignements parvenus à l'étranger, Moscou aurait liquidé le groupe Neumann avec l'aide de la Guépéou. (L'emploi de la Guépéou, comme instrument de lutte intérieure dans les sections de la Troisième Internationale, est devenu depuis longtemps un phénomène courant, qui a conduit l'appareil de la Troisième Internationale jusqu'à la limite de la décomposition). Il n'est pas exclu, par conséquent, que la mise en cause dans le procès des anciens agents de Staline, F. David, Berman-Iourine et M. Lourié, ait été faite en relation avec la liquidation du groupe Neumann.

3 Sur l'origine de cet argent, comme sur toute l'histoire du passeport du Honduras d'Olberg, nous disposons de renseignements fort intéressants que nous ne jugeons possible de rendre publics qu'après une vérification précise.

4Cela découle avec une certitude absolue du fait qu'Olberg fut inculpé de liaison avec la Gestapo le 31 juillet, c'est-à-dire plus de deux mois et demi après sa déposition du 9 mai et que sa déposition du 31 juillet porte les numéros des pages 263 et 264.

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