1936 |
« Staline défend non pas des idées progressives, mais les privilèges de caste de la nouvelle couche sociale, de la bureaucratie soviétique, qui, depuis longtemps déjà, est devenue un frein au développement socialiste de l'U.R.S.S. Il est impossible de défendre ces privilèges par les méthodes de la démocratie prolétarienne ; on ne peut les défendre qu'à l'aide de falsifications, de calomnies et d'une sanglante répression. » |
Le procès de Moscou était en fait, en tout das devait être, une révision du premier procès des 15 et 16 janvier 1935 où Zinoviev, Kamenev, Evdokimov, Bakaïev et autres furent condamnés à de longues années d'emprisonnement. Le verdict du procès de janvier 1935 disait que « l'enquête n'avait pu établir de faits qui donnassent les éléments permettant d'accurser directement les membres du « centre de Moscou » d'avoir donné leur accord à l'organisation de l'acte terroriste dirigé contre le camarade Kirov ou d'avoir donné quelques instructions à ce sujet. »
Ces « faits » sont, paraît-il, établis maintenant. De là le nouveau procès. Telle est la version officielle. On révise l' « affaire » Zinoviev.
On aurait pu croire que le jugement dût s'appuyer sur les éléments du premier procès, sur toute sa « structure », en élargissant et en complétant ce qui n'avait pas été « établi » dans le passé, en corrigeant ouvertement, sans oublier d'en expliquer les raisons, l' « erreur » du premier procès.
Rien de tel ! Le tribunal n'a même pas essayé d'établir la relation — c'eût été peine perdue ! — entre le premier et le second procès, de s'appuyer sur les éléments du premier procès, etc. Il le rejette simplement comme une vieillerie inutile, faisant apparaître par cela même ce premier procès comme une machination policière, qui avait pu être utile autrefois, mais ne l'était plus maintenant. Elle est extrêmement instructive, la comparaison des deux procès. Elle dévoile tout le mensonge des « constructions » judiciaires stalinistes.
Au premier procès, toute l'accusation tournait autour du prétendu « Centre de Moscou » (zinoviévistes) dont faisaient partie, d'après les termes de l'accusation, Charov, Koukline, Guertik, Fédorov, Gorchénine, Zinoviev, Kamenev, Evdokimov et Bakaïev, c'est-à-dire exclusivement des zinoviévistes. Des « trotskistes », non seulement des véritables, mais même de ceux qui ont capitulé, comme Smirnov, Mratchkovski (pseudo-trotskistes), il ne fut pas dit un mot dans l'affaire.
Au procès actuel on a presque complètement oublié le Centre de Moscou et l'accusation est construite exclusivement sur l'activité du soi-disant « Centre unifié » (d'un composition tout autre). Au premier procès, ce Centre unifié ne fut nullement mentionné pour la simple raison que la Guépéou n'avait pas encore réussi à l'inventer.
Ni le tribunal, ni le procureur ne font aucune tentative d'éclaircir quelles furent les relations politiques et organisationnelles entre le soi-disant Centre de Moscou1 et le soi-disant Centre unifié. Cependant, cette question aurait dû présenter un immense intérêt pour l'accusation, d'autant plus que dans le premier centre est entrée une série d'hommes qui n'étaient pas dans le second et quelques-uns, comme Zinoviev, Kamenev, Bakaïev et Evdokimov étaient entrés dans les deux centres.
Selon l'explication du procureur, Zinoviev, Kamenev et autres (19 accusés en tout, à qui il faut encore ajouter les 14 fusillés de l'affaire Nikolaïev) ont simplement caché en décembre 1934 et janvier 1935 l'existence du Centre unifié, reconnaissant pour le reste tout ce qu'on exigeait d'eux. Inconcevable ! Zinoviev, Kamenev et les autres n'avaient épargné ni eux-mêmes ni leurs proches ; pourquoi auraient-ils dissimulé le rôle des « trotskistes » précisément, pour qui ils n'avaient jamais nourri de sentiments particulièrement tendres et dont la mise en cause pouvait alors alléger réellement le sort de Zinoviev et de Kamenev, car le principal coup de la Guépéou aurait été, évidemment, pour le trotskisme.
Au premier procès de Zinoviev et autres furent condamnés 19 personnes. En voici la liste :
Zinoviev, 10 ans d'emprisonnement, comme « principal organisateur et dirigeant du Centre de Moscou » ;
Guertik, A.N. ;
Koukline, A.S. et
Sakhov, B.N., comme « participants les plus actifs », 10 ans d'emprisonnement ;
Charov, I.V. ;
Evdokimov, G.E. ;
Bakaïev, I.P. ;
Gorchénine, I.S. et
Tsarkov, A.N., 8 ans d'emprisonnement ;
Fédotov, G.V. ;
Hertzberg, A.V. ;
Hessen, S.M. ;
Tarassov, I.I. ;
Périmov, A.V. ;
Anichev, A.I. et
Faïvilovitch, L.I., six années chacun ;
Kamenev, L.B. ;
Bachkirov, A.S. et
Bravo, B.L., comme « participants les moins actifs » à 5 ans d'emprisonnement.
En liaison avec cette affaire, furent condamnés à l'internement dans un camp de concentration pendant quatre à cinq années Zaloutski, Vardine, etc., 49 personnes en tout, et à la déportation, de deux à cinq années, 29 personnes. Au total 97 personnes, anciens dirigeants de l'ex-opposition zinoviéviste.
Des 19 condamnés du premier procès, on ne retrouve dans le procès actuel, choisis avec l'arbitraire le plus complet, que quatre seulement. Pourquoi les 15 autres ne furent-ils pas cités, fût-ce seulement comme témoins ? Qu'est-il advenu de ces 15 hommes ? Pourquoi quatre seulement furent-ils mis en cause et pourquoi ceux-là précisément ? Rappelons-le encore une fois : le verdict cite, parmi les plus « actifs », à côté de Zinoviev, Guertik, Koukline et Sakhov (10 ans d'isolateur), tandis qu'Evdokimov et Bakaïev avaient été mis dans la catégorie de gens déjà moins actifs et Kamenev dans la catégorie des moins actifs (cinq ans d'isolateur « seulement »).
Il s'avère maintenant que Kamenev avait été, à côté de Zinoviev, Bakaïev et Evdokimov, un des principaux dirigeants ; d'autre part, Guertik, Koukline et quelques autres, quoique mentionnés à plusieurs reprises dans le procès actuel comme des terroristes dirigeants, ne sont pas sur le banc des accusés ! Beaucoup, parmi les « 19 », ne sont même pas mentionnés du tout dans la nouvelle affaire. Il faut supposer qu'en ce qui les concernait, il y avait eu en 1935 une erreur judiciaire. Il fallait soit les mettre en cause, soit les réhabiliter, en tout cas les citer en tant que témoins.
D'abord 19 bolchéviks sont condamnés à de longues peines d'emprisonnement pour avoir participé, quoique « cela ne soit pas établi », à l'assassinat de Kirov, puis quatre d'entre eux, sur le choix de Staline, sont impliqués dans un nouveau procès et fusillés. Le sort des autres reste inconnu. Et il s'est trouvé malgré tout un individu, l'avocat anglais Pritt, pour avoir le front de caractériser la « procédure » de ce procès comme un « exemple pour le monde entier ! ».
Les quatre zinoviévistes arbitrairement impliqués dans le procès — Zinoviev, Kamenev, Evodokimov et Bakaïev — furent impliqués non pas évidemmnet dans l'intérêt de la justice, mais pour des considérations politiques et policières. Zinoviev et Kamenev étaient nécessaires à Staline pour donner à ce procès toute son importance politique. Bakaïev et Evdokimov furent, vraisemblablement, ce'ux que l'on a pu briser et sans qui la mise en cause des seuls Zinoviev et Kamenev eût été difficile. Le fait que Koukline et Guertik, surtout, n'aient pas été mis en cause dans le procès ne peut s'expliquer , à ce qu'il semble, que parce qu'on n'est pas parvenu à les briser. C'est pour cette raison qu'ils convenaient fort peu à Staline, même en tant que témoins, devant ce tribunal « modèle ». Il n'est pas exclu non plus que certains d'entre eux constituent les réserves de Staline pour de nouveaux procès.
Au procès de Moscou, aucun document, aucune preuve matérielle (on ne peut prendre au sérieux le passeport du Honduras d'Olberg) ne furent produits, aucun témoin qui ne fût directement impliqué dans l'affaire ne fut cité. Le dernier procès, tout comme le premier de 1935, fut construit exclusivement par les dépositions mensongères des inculpés eux-mêmes, qui furent en même temps les (faux) témoins de l'accusation. Quatre d'entre eux, Zinoviev, Kamenev, Evdokimov et Bakaïev avaient déjà fait des dépositions au premier procès.
Comparons-les :
Janvier 1935 KAMENEV reconnait qu'il « n'a pas n'a pas lutté assez activement ni assez énergiquement contre la décomposition qui était la conséquence de la lutte contre le parti et sur le terrain de laquelle une bande de brigands (Nikolaïev et autres) a pu naître et réaliser son crime » …Reconnait qu' « il n'a pas rompu définitivement tous ses rapports avec Zinoviev » (Quel crime effroyable !)
BAKAÏEV déclare qu' « il n'y avait (parmi les zinoviévistes) qu'une critique malveillante et hostile des mesures les plus importantes prises par le parti ». Pas un mont sur les attentats, la terreur, le « Centre unifié », etc., etc.
ZINOVIEV (sous la menace du revolver) dit que « ...le parti a absolument raison quand il parle de la responsabilité politique de l'ancien groupe « zinoviéviste » anti-parti dans l'assassinat qui vient d'être accompli. » Cette formule vague et stéréotypée montre à elle seule le caractère forcé de l' « aveu ».
EVDOKIMOV : Nous devons en porter la responsabilité (de l'assassinat de Kirov), car c'est le venin dont nous avons intoxiqué cuex qui nous entouraient au cours d'une dizaine d'années, qui a rendu possible la réalisation de ce crime. » |
Août 1936 VYCHINSKI : Vous confirmez par conséquent qu'il existait chez vous un tel plan monstrueux (la prise du pouvoir par la terreur) ? KAMENEV : Oui, ce plan monstrueux existait. VYCHINSKI : L'assassinat de Kirov a-t-il été votre œuvre directe ? KAMENEV : Oui.
VICHINSKY: Ce centre était-il composé de vous, de Kamenev, etc. ? ZINOVIEV (de nouveau sous la menace du revolver): Oui. VYCHINSKI : Alors, c'est vous tous, qui avez organisé l'assassinat de Kirov ? ZINOVIEV : Oui.
VYCHINSKI : Reconnaissez-vous que c'est avec votre collaboration qu'a été préparé l'assassinat de Kirov ? EVDOKIMOV : Oui, je l'avoue. |
Après avoir faussement pris sur eux en 1935 la responsabilité politique de l'assassinat de Kirov, Zinoviev et autres, commençant de céder au chantage de Staline, acceptent en 1936 l'accusation encore plus monstrueuse d'avoir assassiné Kirov et préparé d'autres attentats. Ces hommes ont dit une contre-vérité et en 1935 et en 1936. Mais leur contre de 1935 — la reconnaissance de la « responsabilité politique » de l'assassinat de Kirov — n'était rien en comparaison de l'effroyable mensonge de 1936, dont le caractère est combien pénible et forcé ! Ces « oui », « oui », répétés à chaque question du procureur, cela seulement ne dévoile-t-il pas tout le mensonge des aveux ? Vychinski lui-même qualifie les dépositions des inculpés de « tromperie, mensonge, ...dissimulation », les juge « indignes de la moindre confiance ».
Nous demandons : Quelle valeur ont les aveux d'inculpés qui « ont menti jusqu'à maintenant comme ils mentent maintenant... » (procureur Vychinski) ? Et quelle valeur a ce procès basé exclusivement sur ces aveux, c'est-à-dire que la « tromperie, le mensonge... la dissimulation » ?
En liaison avec le premier procès, Zinoviev et Kamenev avaient été accusés d'être pour le retour au capitalisme, pour la « restauration capitaliste ». C'est avec ce refrain que les journaux soviétiques de l'époque (début 1935) ont poursuivi Zinoviev et Kamenev.
Si l'on ne pouvait alors établir le caractère de l'activité de Zinoviev et de Kamenev (la terreur), on avait du moins nettement établi leur but : le rétablissement du capitalisme.
Au second procès, le « rétablissement du capitalisme » est tout à fait oublié. On apporte une nouvelle version : « ...Il est établi d'un façon irréfutable que le seul motif de l'organisation du bloc trotskiste-zinoviéviste fut la tendance à s'emparer coûte que coûte du pouvoir »2. Le procureur le répéta des dizaines de fois : « Pour le pouvoir, le pouvoir à tout prix, la soif du pouvoir personnel, voilà toute l'idéologie de cette bande »3.
Le verdict est rendu, les inculpés sont condamnés et fusillés pour le fait d'avoir, en tendant au pouvoir personnel, employé la terreur. Et soudain, quelques semaines après ce procès, Staline donne l'ordre de revenir à la première version, la jugeant sans doute plus « heureuse ». La Pravda du 12 septembre publie un tonitruant article selon lequel les accusés « … ont tenté de cacher le véritable but de leur lutte. Ils ont donné la version qu'ils n'avaient aucun programme. En fait, leur programme existait. C'était le programme de l'écrasement du socialisme et du rétablissement du capitalisme ». Et maintenant toute la « campagne » se fait dans ce sens. Une des questions les plus importantes — le mobile des inculpés — est révisée par des articles de journaux, en négligeant complètement tout ce qui fut dit devant le tribunal !
Quand Staline a besoin de démontrer que les inculpés sont des gens sans principes, il déclare qu'ils n'ont aucun programme et qu'ils étaient menés par la « soif du pouvoir ». Quand il lui faut démontrer leur caractère contre-révolutionnaire, il annonce sans se troubler qu'ils tendaient non pas au pouvoir pour le pouvoir, mais au rétablissement du capitalisme. A quelle désinvolture une domination incontrôlée de dix années n'a-t-elle pas habitué ces gens là !
Un impliquant en 1935 dans l'assassinat de Kirov le groupede Zinoviev, Staline voulait avant tout, par l'intermédiaire de ce groupe, frapper le « trotskisme ». C'était son but principal. En même temps, la tentative fut faite de mêler aussi directement le nom de Trotsky à l'affaire Nikolaïev.
Au vingtième jour (!) d'interrogatoir (le 20 décembre 1934), Nikolaïev indiquait enfin qu'un consul anonyme, qu'il fréquentait, « lui avait dit qu'il pouvait établir une liaison avec Trotsky, s'il (Nikolaïev) lui confiait quelque lettre du groupe pour Trotsky ». Et c'est tout.
Comme on le voit, l'initiative de cette proposition venait du consul anonyme ; d'ailleurs, au procès de Nikolaïev, l'accusation et le tribunal ne jugèrent même pas nécessaire d'éclaircir si une lettre quelconque avait été écrite et transmise à Trotsky, si Trotsky avait répondu, etc. : la Guépéou préféra ne pas entrer dans ces détails, craignant à juste titre de se compromettre et de discréditer son amalgame.
Le 29 décembre 1934, le Temps communiquait que « les milieux étrangers de Moscou... se perdent en conjectures sur la nationalité de ce diplomate ». Le 30 décembre, une agence télégraphique communiquait qu' « une conférence des consuls s'était tenue, à laquelle il fut décidé... d'exiger des autorités soviétiques de donner publiquement le nom du consul soupçonné ».
Staline fut alors contraint, le 2 janvier 1935, de donner le nom du consul. « Le consul étranger mentionné dans l'acte d'accusation de l'affaire de l'assassinat de Kirov est le consul letton, M. Bisenieks ». Et le lendemain, 3 janvier, l'agence Tass communiquait que le consul mentionné avait été rappelé par son gouvernement.
Le consul ne jugea pas nécessaire de démentir ni de donner une information quelconque. Il ne jugea même pas nécessaire d'indiquer pourquoi il avait eu besoin d'une lettre du terroriste Nikolaïev pour Trotsky. Il avait sans doute de sérieuses raisons non seulement pour couvrir l'amalgame de la Guépéou, mais même pour y participer.
A Moscou, on comprit bien vite que l'amalgame avec le consul n'avait pas eu de succès et qu'il valait mieux se taire sur son compte. Aussi c'est avec d'autant plus d'insistance que Moscou ordonna à ses laquais français de pourchasser Trotsky, pour lui créer un particulier des difficultés en France où il vivait alors (ce qui n'a pas réussi en France à ce moment-là, vient de réussir en Norvège). C'est avec une impudence encore inégalée que Duclos écrivit dans l'Humanité, le 29 décembre 1934 : « Il est démontré maintenant (Où ? Quand ? Comment?) qu'entre l'assassin Nikolaïev, ses associés, Trotsky et un représentant diplomatique d'une puissance impérialiste (la Lettonie !) des liaisons (??) existaient qui permettent d'établir la responsabilité de Trotsky dans l'assassinat de Kirov » ; « le consul, poursuivait l'Humanité, servit de trait d'union entre Trotsky et le groupe des assassins de Léningrad ».
Le consul était en 1935 l'unique « base » pour accuser Trotsky d'avoir participé à l'assassinat de Kirov. « Les mains de Trotsky sont rouges du sang d'un chef prolétarien (Kirov) » ! hurlait l'Humanité. La preuve ? Le consul !
Or, au procès de Moscou on a purement et simplement oublié ce consul. Lui, qui avait été le « trait d'union », qui avait prouvé qu'entre Trotsky et Nikolaïev existait une liaison, etc..., soudain plus un mot ! L'amalgame, qui avait échoué, fut sans gène jeté à l'égout etc... remplacé par un autre.
Peut-on se compromettre davantage ? A quelle confiance peuvent prétendre ces gens quand ils se démasquent eux mêmes comme des calomniateurs et des falsificateurs ?
Notes
1 Sans aucun doute, le Centre de Moscou n'a jamais existé au monde. Liés par de longues années d'un travail commun, des hommes se sont rencontrés, ont eu des entretiens, ont communiqué... et c'est tout. Vychinsky, par exemple, communique que Kamenev a déclaré en janvier 1935 qu'il ignorait l'existence du « Centre de Moscou » : « ...il (Kamenev) dit que du moment (?) que l'existence (??) de ce centre est démontrée (???), il en prend la responsabilité. »! (Le procès..., p. 149).
2 Dans l'acte d'accusation, Le procès..., p. 12.
3 Ibidem, p. 125, entre autres.