1920

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1920

Alfred Rosmer

X: Au Kremlin - Lénine

Le jour même de mon retour à Moscou, j’étais appelé par Lénine au Kremlin. Il était impatient de prendre un contact direct avec les délégués, de faire la connaissance personnelle de chacun d’eux, de les questionner ; dès leur arrivée il préparait l’entrevue. Je ne l’avais encore jamais vu. Une des choses qui me frappèrent le plus en cette première rencontre, c’est l’aisance qui s’était établie dès le début de la conversation et se maintint tout au long. Aussi sa simplicité, la façon dont il put me dire à moi qu’il connaissait à peine : “ J’ai dû écrire une bêtise. ”

Le Comité exécutif de l’Internationale communiste avait lancé un appel “ A tous les communistes, à tous les révolutionnaires ! ” leur demandant d’envoyer des délégués au 2e congrès, dont la date et le lieu étaient audacieusement fixés : le 15 juillet à Moscou. Mais pour ceux-là le blocus subsistait et chaque frontière était un sérieux obstacle.

En ce mois de juin 1920, l’atmosphère de Moscou avait quelque chose d’exaltant ; on sentait encore le frémissement de la Révolution en armes. Parmi les délégués, venus de tous les pays et de tous les horizons politiques, certains se connaissaient déjà ; la plupart se rencontraient là pour la première fois. Une vraie camaraderie naissait spontanément entre eux ; les discussions étaient ardentes car les points de divergences ne manquaient pas, mais ce qui les dominait, c’était chez tous un attachement absolu à la Révolution et au communisme naissant.

De son observatoire du Kremlin, Lénine suivait attentivement les travaux préliminaires du congrès ; deux des principales thèses avaient été écrites par lui ; il comptait participer activement aux délibérations en commission et en séance plénière. Pour la première fois depuis la Révolution, il lui était donné de prendre contact avec des communistes d’Europe, d’Amérique, d’Asie. Aussi s’empressait-il de les interroger ; à peine était-on arrivé qu’il vous faisait venir dans son bureau du Kremlin.

Sur le chemin de l’hôtel au Kremlin, on se demandait quel homme on allait trouver. Ses oeuvres, les dernières exceptées, nous étaient mal connues, ou pas connues du tout, et on ne possédait que d’assez vagues notions sur les luttes passionnées qui avaient mis aux prises, jadis les diverses tendances de la social-démocratie russe. Ses écrits révélaient un révolutionnaire d’un type nouveau : un étonnant mélange de “ dogmatisme ” - il vaudrait mieux dire d’attachement inébranlable à certains principes fondamentaux - et d’extrême réalisme ; l’importance attachée à la manœuvre, au “ louvoiement ” - expression typiquement léniniste - dans la bataille contre la bourgeoisie. On préparait des questions, des ripostes, et puis, tout d’un coup, on se trouvait déjà en pleine conversation cordiale, familière, avec un homme qu’on voyait pour la première fois comme si on le connaissait depuis longtemps. Cette simplicité et cette aisance de l’accueil ne pouvaient manquer d’impressionner vivement les délégués, et on pouvait être sûr qu’au retour c’est par la mention de cette impression qu’ils commenceraient et achèveraient le récit de leur visite.

Avant d’atteindre son cabinet, il fallait traverser son secrétariat, une grande pièce carrée, et on avait juste le temps de noter au passage que les communistes qui y travaillaient étaient presque exclusivement des femmes. L’une d’elle se leva pour me conduire, mais Lénine était déjà là pour me recevoir. Quand j’entrai, il venait d’interrompre un entretien avec deux attachés du Commissariat de la Guerre qui lui apportaient les dernières dépêches des opérations militaires. “ Je vais vous faire attendre un peu, dit-il, excusez-moi. ” Puis il retourna rapidement vers ses visiteurs demeurés devant la grande carte sur laquelle ils suivaient le mouvement des armées.

En ces jours, l’Armée rouge poursuivait les soldats de Pilsudski après les avoir délogés des positions où, une fois de plus, ils s’étaient accrochés, lors d’une nouvelle invasion de l’Ukraine. L’avance de l’Armée rouge était foudroyante ; elle se développait à une allure qui déroutait les militaires professionnels, et comme seule une armée portée par l’enthousiasme révolutionnaire est capable de le faire.

La conversation se poursuivit devant la carte pendant quelques minutes encore, puis Lénine vint s’asseoir devant moi. En quelques mots, il me communiqua l’essentiel des dépêches du front qu’on venait de lui apporter. Bien qu’il s’agissait d’une campagne dont les conséquences pouvaient être décisives pour la Révolution, il était parfaitement calme, tout à fait maître de soi, prêt à passer sans transition à un autre sujet, car il m’interrogea tout de suite sur la situation en France.

Sur le moment je ne pris pas de notes de cette première conversation, et quand je cherche aujourd’hui à la reconstituer fidèlement je me souviens que, de sa part, elle se borna à de brèves questions, posées toujours fort à propos et montrant qu’il s’orientait parfaitement dans une situation compliquée. Mais une remarque qu’il fit soudain allait me permettre de pénétrer d’un coup le secret de la position exceptionnelle qu’il occupait dans son parti, de l’influence prédominante qu’il y avait acquise. Comme nous parlions de la minorité zimmerwaldienne du Parti socialiste français et de ses perspectives, il me dit : “ Il est temps maintenant qu’elle sorte du parti pour former le Parti communiste français ; elle a déjà trop attendu. ” Je lui répondis que tel n’était pas l’avis des dirigeants de cette minorité ; que, antérieurement, ils avaient parfois été impatients de quitter le parti en bloc mais que le récent congrès de Strasbourg leur avait été si favorable qu’ils étaient maintenant opposés au départ ; ils pouvaient espérer devenir rapidement majorité. “ S’il en est ainsi, remarqua-t-il, j’ai dû écrire une bêtise dans ma thèse ; demandez-en une copie au secrétariat de l’Internationale communiste, et envoyez-moi les corrections que vous proposez. ”

Tel était l’homme. Il ne prétendait pas tout savoir ; pourtant il savait beaucoup, sa compréhension du mouvement ouvrier d’Occident était rare ; car si beaucoup d’autres révolutionnaires connaissaient, comme lui, des langues étrangères et avaient passé des longues années en exil, il n’y en avait que quelques uns qui s’étaient mêlés intimement à la vie des divers pays d’Europe où ils vivaient ainsi que lui l’avait toujours fait. Cela lui permettait de suivre les événements qui s’y déroulaient et de leur donner leur juste valeur, leur exacte signification. Mais précisément parce qu’il savait beaucoup il était capable de compléter ses connaissances quand l’occasion s’en présentait, et aussi, chose inhabituelle chez un “ chef ”, de reconnaître très simplement s’être trompé.

Par la suite, j’eus beaucoup d’autres occasions d’observer Lénine, d’abord au congrès, puis dans les commissions. Le travail en commission était, avec lui, particulièrement agréable. Il suivait la discussion de bout en bout, écoutant attentivement chacun, interrompant de temps à autre, le regard toujours vif et malicieux.

On sait qu’il pouvait être, s’il le fallait, impitoyable et dur, même avec ses collaborateurs les plus proches, quand il s’agissait de questions décisives, selon lui, pour l’avenir de la révolution. Alors il n’hésitait pas à porter les jugements les plus sévères et à défendre les décisions les plus brutales. Mais il expliquait d’abord patiemment ; il voulait convaincre. Dès son arrivée à Pétrograd et jusqu’aux grandes journées d’Octobre, il dut souvent batailler très durement contre une fraction du Comité central de son parti. En 1920, son autorité était immense ; les événements avaient montré que dans toutes les circonstances graves il avait vu juste ; il apparaissait aux yeux de tous comme le guide le plus sûr de la Révolution, mais il était toujours le même homme, très simple, cordial, prêt à expliquer pour convaincre.


Quelques exemplaires d’un livre de Lénine intitulé : L’Etat et la Révolution étaient parvenus en France au début de 1920. C’était un livre extraordinaire et son destin était singulier : Lénine, marxiste et social-démocrate, était honni par les théoriciens des partis socialistes qui se réclamaient du marxisme : “ Ce n’est pas du marxisme ! ” s’écriaient-ils, c’est un mélange d’anarchisme, de blanquisme - du “ blanquisme à la sauce tartare ”, écrivait l’un d’eux pour faire un mot d’esprit. Par contre, ce blanquisme et sa sauce étaient pour les révolutionnaires situés hors du marxisme orthodoxe, syndicalistes et anarchistes, une agréable révélation. Jamais pareil langage ne sortait de la bouche des marxistes qu’ils connaissaient. Ils lisaient et relisaient cette interprétation de Marx à laquelle ils n’étaient pas accoutumés. En France, le marxisme initial de Guesde et de Lafargue s’était singulièrement appauvri. Au sein du Parti socialiste unifié, constitué en 1905, les tendances pouvaient continuer à se heurter, la polémique pouvait être acerbe ; on restait d’accord sur l’essentiel : réaliser progressivement le socialisme par la réforme ; on parlait encore de révolution, mais ce n’était plus qu’un cliché, une évocation conventionnelle pour clore un appel. (Le mot n’avait pas encore été galvaudé comme il l’a été depuis le fascisme ; il signifiait violence ouvrière et insurrection.) Il n’en allait pas autrement en Allemagne, considérée terre d’élection du marxisme et où Kautsky faisait figure de défenseur de la vraie doctrine.

Mais le caractère révolutionnaire du marxisme, c’était précisément cela qu’on trouvait dans L’Etat et la Révolution ; des textes de Marx et d’Engels, et les commentaires de Lénine. Pour lui aussi, d’ailleurs, ces textes avaient été en quelque sorte une découverte. “ Voilà cinquante ans, remarquait-il, que ces choses furent écrites, et il faut presque des fouilles pour retrouver et livrer à la connaissance des masses ce marxisme non frelaté. ” Mais pourquoi poser la question de l’Etat alors qu’on était en pleine guerre ? C’est que, écrivait Lénine dès les premières lignes de son étude “ la question de l’Etat revêt de nos jours une importance particulière, tant au point de vue de la théorie que de la pratique. La guerre impérialiste a accéléré et avivé au plus haut point le processus de transformation du capitalisme des monopoles en capitalisme de monopoles d’Etat... La révolution prolétarienne mûrit et la question de ses rapports avec l’Etat revêt un caractère d’actualité pratique - d’actualité brûlante. ” Puis il citait ce texte fondamental d’Engels, puisé dans l’Anti-Dühring : “ Le premier acte par lequel l’Etat se manifeste réellement comme représentant de la société tout entière, à savoir la prise de possession des moyens de production au nom de la société, est, en même temps, le dernier acte propre de l’Etat. L’intervention de l’Etat dans les affaires sociales devient superflue dans un domaine après l’autre et s’endort ensuite elle-même. Au gouvernement des personnes se substituent l’administration des choses et la direction du processus de production. L’Etat n’est pas “ aboli ”, il “ meurt ”.

Lénine commente ce texte phrase par phrase, puis il écrit : “ Le prolétariat a besoin d’un Etat, rabâchent tous les opportunistes, les social-chauvins et les kautskistes, assurant que telle est la doctrine de Marx, mais oubliant tout d’abord d’ajouter qu’il ne faut au prolétariat qu’un Etat en voie de dépérissement, c’est-à-dire constitué de telle sorte qu’il commence sans délai à dépérir et qu’il ne puisse pas ne pas dépérir. ” “ Cet Etat prolétarien commence à dépérir dès le lendemain de sa victoire, l’Etat étant inutile et impossible dans une société d’où les antagonismes de classes sont exclus... “ Destruction du pouvoir central ”, cette “ excroissance parasitaire ”, “ amputation ”, “ démolition ” de ce pouvoir central “ devenu maintenant superflu ” - c’est en ces termes que Marx, jugeant et analysant l’expérience de la Commune de 1871, parle de l’Etat. ” Et enfin “ le prolétariat n’a besoin de l’Etat que pour un temps. Nous ne nous séparons nullement des anarchistes sur la suppression de l’Etat comme but ”.

Ainsi, pour Lénine, la révolution socialiste n’était plus un objectif lointain, un vague idéal réalisé morceau par morceau, dans la plus stricte légalité de la démocratie bourgeoise ; c’était un problème concret, le problème d’aujourd’hui, celui que la guerre posait et que la classe ouvrière allait résoudre. Outre ces textes où ils pouvaient trouver un langage voisin du leur, une conception du socialisme parente de la leur, ce qui plaisait particulièrement aux révolutionnaires, syndicalistes et anarchistes, et les portait vers le bolchévisme, c’était la condamnation impitoyable de l’opportunisme, aussi bien des opportunistes avérés, des social-chauvins qui avaient épaulé leurs gouvernements impérialistes pendant la guerre, que de ceux qui, s’arrêtant à mi-chemin, critiquaient la politique gouvernementale mais n’osaient pas tirer les conséquences logiques de leur critique.

Pour Lénine, l’effondrement de l’Internationale socialiste à la déclaration de guerre, en août 1914, devait marquer le début d’une ère nouvelle. Tandis que Kautsky voulait préserver l’organisation dont la faillite était patente, disant que l’Internationale ne valait que pour le temps de paix, Lénine s’écriait : “ La 2e Internationale est morte ! Vive la nouvelle Internationale ! ” C’est à la constituer qu’il faut travailler tout de suite, en rassemblant les prolétaires restés fidèles dans la tourmente. Et comme la révolution suivra la guerre, il faut se mettre dès à présent à l’étude des problèmes de la construction socialiste.

L’Etat et la Révolution n’a été rédigé qu’en août-septembre 1917, quand Lénine, traqué par Kérensky et ses ministres socialistes, accusé de trahison, devait se cacher en Finlande, mais toute son ossature, les textes essentiels qui le composent, Lénine les avait apportés de Suisse. C’est en Suisse, pendant la guerre, qu’il avait entrepris de les grouper et de les commenter. Peu avant son départ de Suisse, le 17 février 1917, il écrivait de Zurich à Alexandra Kollontaï : “ Je suis en train de préparer (j’ai pratiquement achevé) une étude sur la question des relations du marxisme avec l’Etat. ” Et il attachait à ce travail une importance si grande que lors des Journées de Juillet, quand le bolchévisme traversa une passe difficile, il écrivait à Kaménev - à Kaménev que Staline devait livrer au bourreau : “ Camarade Kaménev, entre nous, si je devais être tué, je vous prie de publier un cahier intitulé Le Marxisme et l’Etat (il est resté à Stockholm en sûreté). Couverture bleue, relié. Il y a là, rassemblées, toutes les citations de Marx et d’Engels et aussi celles de Kautsky contre Pannekoek. En outre une série de remarques et de notices. Il ne reste plus qu’à rédiger. Je pense que ce travail pourrait être publié en une semaine. Je le tiens pour important, car il n’y a pas que Plékhanov et Kautsky qui aient déraillé. Une condition : tout ceci absolument entre nous. ”

Sans doute entre Lénine et ses nouveaux partisans, des divergences subsistaient. Si on était d’accord sur le dépérissement de l’Etat, restait la période transitoire durant laquelle il faudrait le conserver sous la forme de dictature du prolétariat. Mais les socialistes russes n’avaient pas hésité à faire les révisions que l’effondrement de la social-démocratie imposait ; les syndicalistes devraient, de leur côté, tenir compte de l’expérience : de l’expérience de la guerre où le syndicalisme avait partiellement sombré, et de l ’expérience de la Révolution russe. Jusqu’alors ils avaient négligé l’étude sérieuse de cette période transitoire ; le livre de Lénine, mais plus encore les actes du bolchévisme au pouvoir avaient créé un climat favorable au rapprochement. Nous avons déjà vu que les anarcho-syndicalistes de la C.N.T. espagnole s’étaient prononcés, en congrès, pour la dictature du prolétariat [7].


Peu de jours après notre arrivée à Moscou, nous reçûmes deux livres que les éditions de l’Internationale communiste venaient de publier. C’étaient Le communisme de gauche, maladie infantile du communisme, de Lénine, et Terrorisme et communisme, une riposte de Trotsky à un ouvrage de Kautsky paru sous le même titre. L’un et l’autre formaient une sorte d’introduction et de commentaire aux Thèses préparées pour le congrès.

Le contenu du Communisme de gauche m’était déjà connu par les conversations et discussions que j’avais entendues au cours de mon voyage, particulièrement en Allemagne : Parti, syndicats, parlementarisme - c’était là-dessus que la scission s’était faite chez les communistes allemands. À la lecture du livre, je retrouvais le vrai Lénine, celui de L’Etat et la Révolution, mais ici l’adversaire n’était plus l’opportuniste, le social-chauvin, le centriste ; c’était un communiste, le communiste que Lénine qualifiait de “ gauchiste ”. Mais plutôt que d’une maladie par laquelle passent la plupart des enfants, il s’agissait, dans l’esprit de Lénine, d’enfantillage dans le sens de facile, peu compliqué. Il parle d’ailleurs à plusieurs reprises de “ simplicité enfantine ”, de “ facilité ”, de l’ “ enfantillage de l’antiparlementarisme ”.

Selon lui cette tendance se manifestait fréquemment dans les nouveaux groupements et partis communistes. On voulait, en hâte, faire du neuf, créer des organisations distinctes de toutes celles d’une époque qu’on considérait comme une ère révolue. On abandonnait les syndicats pour créer des assemblées ouvrières de masse ; on ne voulait plus entendre parler de démocratie ou de parlement ; on gardait le parti mais à condition qu’il fût “ un parti de masse ” qui attend d’en-bas l’initiative et le développement de la lutte révolutionnaire, et non un “ parti de chefs ”, conduisant la lutte d’en-haut, faisant des compromis et siégeant dans les parlements. Nous avons vu que le Parti communiste ouvrier d’Allemagne s’était constitué sur ces bases, et on trouvait partout des groupements engagés sur la même voie, entièrement ou partiellement ; le groupe du Kommunismus à Vienne, les Hollandais avec Görter, les bordiguistes en Italie. En France on avait vu se former une Fédération des Soviets, un Parti communiste où le syndicaliste Péricat voisinait avec des anarchistes.

C’est contre cette tendance que Lénine se dresse, lui barre la route, la combat avec la même vigueur qu’il a combattu opportunistes et centristes dans L’Etat et la Révolution. Ceux-là sont cependant des amis, des défenseurs de la Révolution d’Octobre, des partisans de la 3e Internationale. Et certes, Lénine fait la distinction mais cela ne le retient nullement de critiquer rudement des conceptions qu’il sait erronées, et dangereuses parce qu’elles sont susceptibles de provoquer un gaspillage des forces dont la classe ouvrière a besoin pour vaincre.

Bien que de caractère critique et polémique, le livre n’en était pas moins riche de contenu. Les délégués le lisaient avec attention ; il leur apportait ample matière à réflexion et à discussion. La démonstration était solidement étayée ; nul souci de la forme ou même de la construction, mais l’absence de cette construction à laquelle nous sommes accoutumés est justement la manière dont Lénine conduit ses démonstrations ; il revient sans se lasser au point central du débat, trouve de nouveaux arguments et de nouveaux développements, frappant sur le même clou, n’hésitant pas quand son antagoniste est déjà mal en point à lui assener le coup de grâce. Le livre s’ouvre d’ailleurs par des considérations générales sur “ la portée internationale de la Révolution russe ”, souligne “ une des causes fondamentales du succès des bolchéviks ”, esquisse “ les principales étapes de l’histoire du bolchévisme ” ; et ce n’est qu’après ce substantiel préambule qu’il aborde l’examen critique du communisme de gauche en Allemagne, dont on connaît déjà les traits principaux. Sur l’antiparlementarisme Lénine s’exprimait ainsi :

“ Ne manifester son “ révolutionnarisme ” que par des injures à l’adresse de l’opportunisme parlementaire, que par l’antiparlementarisme est très facile, mais précisément parce que cela est très facile cela ne résout pas le problème ardu et même très ardu. Il est infiniment plus malaisé qu’en Russie de créer dans les Parlements occidentaux une fraction parlementaire authentiquement révolutionnaire. Certes, mais ce n’est là qu’un aspect de cette vérité générale qu’il fut facile dans la Russie de 1917, avec sa situation historique concrète extrêmement originale, de commencer la révolution socialiste, alors qu’il sera plus difficile en Russie que dans les pays occidentaux de la continuer et de la mener à son terme. J’ai déjà eu l’occasion, au début de 1918, d’indiquer ce fait, et une expérience de deux années a entièrement confirmé la justesse de mes considérations. ” Et, enfin, l’argument de fait, l’argument le plus difficile à réfuter, c’était : “ Liebknecht, en Allemagne ; et Höglund, en Suède, ont su donner un exemple de l’utilisation réellement révolutionnaire des parlements réactionnaires. ”

Des abstentionnistes italiens, il disait seulement dans une note : “ J’ai eu trop peu le moyen de me familiariser avec le communisme de gauche d’Italie. Sans doute Bordiga et sa fraction de “ communistes abstentionnistes ” ont-ils tort de préconiser la non-participation au Parlement. ” Notons une fois encore, à ce propos, l’honnêteté intellectuelle scrupuleuse de Lénine. Pas suffisamment informé, il reste réservé ; rien de commun avec l’attitude du “ chef ” qui sait tout, décide de tout, ne se trompe jamais, est infaillible.

Non seulement les communistes devaient rester dans les syndicats réformistes et y batailler pour faire triompher leurs idées, mais ils devaient s’y cramponner quand les chefs réformistes voulaient les en chasser, et ruser pour y pénétrer quand ils prétendaient leur en défendre l’entrée. “ Des millions d’ouvriers en France, en Angleterre, en Allemagne passent pour la première fois de l’inorganisation aux formes élémentaires (les plus simples et les plus accessibles pour ceux qui sont encore imbus des préjugés bourgeois-démocratiques) de l’organisation, à celle des syndicats, et les communistes “ de gauche ”, révolutionnaires mais déraisonnables, tout en ne cessant pas de parler des “ masses ” se refusent à militer dans les syndicats, en prétextant leur “ réactionnarisme ” ! et ils inventent, toute neuve, proprette, innocente des péchés bourgeois-démocratiques - mais coupable par contre des péchés corporatifs et d’étroitesse professionnelle - la “ Ligue ouvrière ”, qui sera (qui sera !) disent-ils, large, et pour l’adhésion à laquelle il suffira de (il suffira de !) “ reconnaître le système des soviets et la dictature du prolétariat ”... Point n’est besoin d’en douter, Messieurs Gompers, Henderson, Jouhaux, Legien sont très reconnaissants à ces révolutionnaires “ de gauche ” qui, comme ceux de l’ “ opposition de principe ” allemande (nous préserve le ciel de semblables principes) ou comme certains militants américains des “ Travailleurs industriels du monde ” (I.W.W.) prêchent la sortie des ouvriers des syndicats réactionnaires et se refusent à y travailler. N’en doutons pas, les leaders de l’opportunisme auront recours à toutes les ressources de la diplomatie bourgeoise, au concours des gouvernements bourgeois, du clergé, de la police, des tribunaux, pour fermer aux communistes l’entrée aux syndicats, pour les en chasser, pour les accabler d’ennuis et d’insultes, de tracas et de persécutions, pour leur rendre la situation intenable. ” Et c’est à ce propos que Lénine écrivait ces lignes où on a voulu voir une apologie du mensonge comme s’il était le fondement de la propagande et de l’activité bolchévistes : “ Il faut savoir résister à tout cela, consentir à tous les sacrifices, user même - en cas de nécessité - de tous les stratagèmes, user de ruse, adopter des procédés illégaux, se taire parfois, celer parfois la vérité, à seule fin de pénétrer dans les syndicats, d’y rester et d’y accomplir malgré tout la tâche communiste. ”

Il est très significatif de constater, au sujet de cette phrase désormais fameuse, qu’elle ne choquait aucun des délégués qui la lisaient alors pour la première fois. Pourquoi ? Etaient-ils donc tous des menteurs invétérés, des précurseurs de la clique hitlérienne qui consacra cyniquement l’usage du mensonge énorme et quotidien ? C’était tout le contraire ; ils parlaient et agissaient avec franchise, leur langage était clair et direct, le camouflage leur était inconnu ; ils étaient trop fiers de se montrer tels qu’ils étaient. Mais il faut se replacer à l’époque, en 1920. Ces chefs réformistes que Lénine dénonce, ils ont abandonné les ouvriers en 1914, ils ont trahi le socialisme, ils ont collaboré avec leurs gouvernements impérialistes, ils ont pendant la guerre endossé tous les mensonges - et tous les crimes - de la propagande chauvine. Ils se sont opposés à toute possibilité de “ paix prématurée ”. Après la guerre ils ont employé tous les moyens pour briser la poussée révolutionnaire ; dans les syndicats, en particulier, ils n’ont jamais hésité à violer les règles de cette démocratie dont ils prétendent être les défenseurs chaque fois qu’ils se sont sentis menacés par une opposition se développant au grand jour, à user de violence pour garder la direction contre la volonté nettement exprimée de la majorité, à poursuivre hypocritement une politique de scission syndicale. Il faut comprendre qu’une telle situation est tout de même une situation exceptionnelle, c’est un état de guerre, et la guerre comporte la ruse, surtout quand il faut se battre contre un adversaire lui-même camouflé et disposant de tout l’appareil de répression de l’Etat.

L’ouvrage de Lénine était remarquable, mais ce n’était pas dans cette dissimulation occasionnelle de la vérité que résidait son originalité. Ce qui était nouveau c’était l’insistance sur la tactique. “ Les partis révolutionnaires sont tenus de compléter leur instruction. Ils ont appris à attaquer. Ils doivent comprendre maintenant que cette science doit être complétée par celle des manœuvres de retraite les mieux appropriées. ” Un des mots d’ordre des “ gauchistes ” allemands était “ Jamais de compromis ” et on trouvait quelque chose d’analogue chez les Britanniques. Lénine y répond en rappelant d’abord ce que Engels écrivait, en 1874, à propos d’un manifeste de 33 Communards blanquistes : “ Nous sommes communistes ”, avaient déclaré ceux-ci, “ parce que nous voulons arriver à notre but sans passer par les étapes intermédiaires et par les compromis qui ne font qu’éloigner le jour de la victoire, et prolonger la période d’esclavage ”. Quelle naïveté enfantine que d’ériger sa propre impatience en argument historique. ” Puis il ajoute pour son propre compte : “ Se lier à l’avance, dire tout haut à un ennemi mieux armé que nous en ce moment si nous allons lui faire la guerre et à quel moment, c’est bêtise et non ardeur révolutionnaire. Accepter le combat lorsqu’il n’est manifestement avantageux qu’à l’ennemi, c’est un crime, et ceux qui ne savent pas procéder par “ louvoiement, accords et compromis ” pour éviter un combat reconnu désavantageux sont de pitoyables dirigeants politiques de la classe révolutionnaire. ”

Ainsi, avec Lénine toutes les questions se posent d’une manière nouvelle. Les mots même prennent un autre sens, ou retrouvent leur sens véritable. “ Compromis ”, pour Lénine, est un acte intelligent de défense, de préservation des forces exigé par les circonstances, pour empêcher les travailleurs de tomber dans les traquenards, de se prendre au piège que tend un adversaire mieux armé. Le livre revêtait le caractère d’un manuel de stratégie et de tactique révolutionnaires. Sans doute, les divers mouvements socialistes, le syndicalisme en particulier, ne les avaient jamais complètement ignorées ; la pratique même de leurs luttes avait enseigné aux ouvriers qu’il est des moments favorables pour déclencher une grève, tandis que dans certaines conditions, l’échec est certain ; qu’il faut savoir parfois se contenter de satisfactions partielles, même prendre des engagements. Mais ce qu’on savait aussi c’est qu’ils se défendaient mal contre les manœuvres patronales, et plus d’une fois, une grande victoire ouvrière avait été suivie d’une défaite par laquelle les ouvriers perdaient d’un coup plus qu’ils n’avaient gagné parce qu’ils n’avaient pas su refuser un combat où ils étaient d’avance vaincus. Mais c’était ici que pour la première fois les règles et les principes fondamentaux de la tactique étaient dégagés et formulés si nettement, disons si brutalement. A la différence des socialistes parlementaires, plus soucieux d’éloigner la révolution socialiste que de l’aider, et pour qui la lutte de classe n’est plus qu’une formule de style, Lénine ne se meut que dans la révolution, et la lutte de classe est une bataille de chaque jour dans laquelle la classe ouvrière paie lourdement pour les fautes des hommes qui la dirigent. Conclusion : il faut apprendre à manœuvrer.

Contre cette substitution de la technique à l’empirisme, il n’y avait rien à dire. Ce point particulier de l’ouvrage de Lénine était celui qui ne soulevait aucune critique. Et c’était justement celui qui recélait un danger. C’est le terme qu’employa alors un communiste - c’était le Belge War Van Overstraeten : “ Quel livre dangereux, me dit-il ; avec Lénine il n’y a pas de risque ; avec lui la manœuvre servira toujours la classe ouvrière, et le compromis sera toujours conclu dans son intérêt ; mais songeons aux jeunes communistes, - sans expérience ni pratique des batailles ouvrières... Ils ne prendront dans ce manuel que l’accessoire, ce qui sera pour eux le plus facile et le plus commode ; ils négligeront le travail et l’étude. Ne possédant pas la base socialiste solide sur laquelle doivent s’ancrer manœuvres et compromis, ils seront portés à voir dans ceux-ci l’essentiel, une justification aisée de tous leurs actes [8]. ” Qu’un tel danger ne fût pas illusoire, il n’y eut pas longtemps à attendre pour s’en convaincre : la “ bolchévisation zinoviéviste ” entreprise aussitôt après la disparition de Lénine, le fit surgir dans toutes les sections de l’Internationale communiste, et sous Staline, le “ communisme ” allait se réduire à la manœuvre.

Le livre comportait une importante annexe. Après que le manuscrit eut été envoyé à l’imprimerie, Lénine reçut de nouvelles informations qui l’amenèrent à penser que le “ gauchisme ” était décidément plus fort qu’il ne l’avait cru, moins localisé, et que la polémique menée contre lui serait insuffisante pour en guérir le mouvement communiste. Voici alors ce qu’il en écrivait : “ On peut craindre que la scission des “ gauches ” antiparlementaires, et souvent aussi antipolitiques, adversaires de tout parti politique et de l’action dans les syndicats ne devienne un phénomène international, comme la scission entre les “ centristes ”, kautskistes, longuettistes, “ indépendants ”, etc. Admettons qu’il en soit ainsi. La scission vaudra mieux qu’une situation confuse entravant le développement doctrinal, théorique et révolutionnaire du Parti, comme aussi sa croissance, et son travail pratique vraiment organisé et unanime de préparation réelle à la dictature du prolétariat.

“ Libre aux “ gauches ” d’affronter l’épreuve de la réalité dans chaque pays et dans le monde entier ; libre à eux d’essayer de préparer et ensuite de réaliser la dictature du prolétariat sans parti rigoureusement centralisé et possédant une discipline de fer, sans savoir prendre possession de toutes les carrières, branches et variétés du travail politique et culturel. L’expérience pratique les instruira rapidement.
“ Il faut seulement appliquer tous nos efforts à ce que la scission avec les “ gauches ” n’entrave pas, ou entrave le moins possible, la fusion inévitable et nécessaire dans un avenir prochain de tous les participants du mouvement ouvrier, sincèrement et honnêtement partisans du pouvoir des soviets et de la dictature du prolétariat, en un seul parti. L’insigne honneur des bolchéviks de Russie a été d’avoir quinze années pour systématiser et mener à bonne fin leur double lutte contre les menchéviks, c’est-à-dire les opportunistes et les centristes, et contre les “ gauches ” bien longtemps avant l’action directe des masses pour la dictature du prolétariat. En Europe et en Amérique on est obligé aujourd’hui d’accomplir le même travail “ à marches forcées ”. Certaines personnalités, surtout parmi les prétendants malheureux au rôle de chefs, pourront (si l’esprit de discipline prolétarienne et la “ franchise envers eux-mêmes ” leur font défaut dans une certaine mesure) se cramponner longtemps à leurs erreurs, mais les masses ouvrières réaliseront facilement, le moment venu, leur propre union et celle de tous les communistes sincères dans un parti unique, capable d’instituer le régime soviétique et la dictature du prolétariat. ”

Quelques semaines seulement après qu’il eut écrit ces lignes, Lénine pouvait se convaincre que ses craintes avaient été exagérées. Le “ gauchisme ” subsista, surtout en Allemagne, mais il ne rassembla jamais en un bloc tous les éléments susceptibles de s’y rattacher, et l’organisation la plus importante, le Parti communiste ouvrier d’Allemagne, fut admise dans l’Internationale communiste comme membre sympathisant.


Le livre de Trotsky, Terrorisme et Communisme, l’Anti-Kautsky, était d’un tout autre caractère. Nous retrouvions là une forme, une construction, un contenu qui nous étaient plus familiers. Tandis que Lénine concentrait son attention sur le Parti, sur la tactique, mettait en garde contre l’enfantillage révolutionnaire et le gaspillage des forces dans la guerre des classes, Trotsky s’attaquait aux problèmes théoriques et pratiques posés par la révolution, par la guerre civile, par l’édification de la société nouvelle.

Jusqu’au déclenchement de la guerre mondiale, Kautsky était généralement considéré, dans la 2e Internationale, comme le grand-maître du marxisme. Son prestige était considérable, même auprès des socialistes russes, bolchéviks aussi bien que menchéviks ; il n’y avait guère que Rosa Luxemburg pour oser mettre en doute la qualité de son révolutionnarisme, pour parler de lui avec irrévérence ; elle avait longtemps travaillé près de lui, s’était heurtée plus d’une fois à sa timidité dans les batailles ouvrières ; elle le connaissait mieux que quiconque. Son autorité consacrée ne l’avait pas empêché de sombrer en 1914, en compagnie de ses adversaires révisionnistes, avec la majorité des dirigeants social-démocrates allemands, et durant la guerre, quand la solidarité avec les ultras devint insupportable, il n’alla pas plus loin que ce centrisme qui se bornait à faire des réserves sur les responsabilités du conflit, à critiquer les chefs qui, comme Scheidemann, avaient rallié le gouvernement impérial, mais pour se retrouver en fin de compte avec eux dans chaque phase importante de la guerre, pour voter comme eux, et s’unir à eux pour combattre le spartakisme.

Dans la misérable Allemagne weimarienne, arrêtée elle aussi à mi-chemin entre le régime des Hohenzollern et la révolution socialiste, avec ses gouvernements panachés de socialistes, de libéraux, de chrétiens, et au sommet, le “ sellier ” Ebert, Kautsky tentait de reprendre ses hautes fonctions de mainteneur de l’orthodoxie marxiste. C’est en son nom qu’il décrétait que la Russie n’était pas encore mûre pour la révolution socialiste ; que le “ rapport des forces ” ne le permettait pas. Il parlait de la “ terreur rouge ” comme les historiens bourgeois parlent de la terreur sous la Révolution française ; traçait un sombre tableau de l’économie soviétique ; critiquait doctoralement la Révolution en marche comme il avait entrepris autrefois la réfutation du révisionnisme bernsteinien - de son fauteuil.

Trotsky dictait sa riposte dans son train ; on comprend qu’elle ait un certain ton. Il en poursuivait l’achèvement, l’interrompant et la reprenant dans la mesure où les Blancs - dirigés parfois par des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires, et soutenus par les grandes démocraties que Kautsky maintenant admirait - lui en laissaient le loisir. On ne peut être surpris par sa véhémence, par sa brûlante ironie, par la passion révolutionnaire que Trotsky apporte dans la défense de la Révolution [9].

Les socialistes hostiles à la Révolution d’Octobre accusaient généralement le bolchévisme d’être non du marxisme mais du blanquisme ; Kautsky y découvrait en outre du proudhonisme. À propos de la terreur, il n’hésitait pas à faire état des mensonges les plus grossiers et les plus stupides qui traînaient dans les journaux bourgeois et que fabriquaient les correspondants de Riga et de Stockholm. Il avait recueilli, entre autres, une “ information ” concernant une soi-disant “ socialisation des femmes ”. Il était facile de montrer qu’il s’agissait d’un faux. Nous avions pu, de notre côté, déceler une fabrication de ce genre. Trotsky lui rappelait les conditions dans lesquelles était née et s’était développée la terreur : “ La conquête du pouvoir par les soviets, au début de novembre 1917, s’est accomplie au prix de pertes insignifiantes... À Petrograd, le gouvernement de Kérensky fut renversé presque sans combat. À Moscou, la résistance se prolongea surtout par suite du caractère indécis de nos propres actions. Dans la plupart des villes de province, le pouvoir passa aux soviets sur un simple télégramme de Petrograd ou de Moscou. Si les choses en étaient restées là, il n’y aurait jamais eu de terreur rouge... Le degré d’acharnement de la lutte dépendit de tout un ensemble de conditions intérieures et internationales... Plus la résistance de l’ennemi de classe vaincu se montrera acharnée et dangereuse, plus inévitablement le système de coercition se transformera en système de terreur. L’attaque menée par Kérensky-Krasnov contre Petrograd, mais suscitée par l’Entente, devait naturellement introduire dans la lutte les premiers éléments d’acharnement. Le général Krasnov fut néanmoins remis en liberté sur parole... Si notre Révolution d’Octobre s’était produite quelques mois ou même quelques semaines après la conquête du pouvoir par le prolétariat en Allemagne, en France et en Angleterre, il ne peut y avoir de doute que notre révolution eût été la plus pacifique, la moins “ sanglante ” des révolutions possibles ici-bas. Mais cet ordre historique, à première vue le plus naturel, et en tout cas le plus avantageux pour la classe révolutionnaire russe, n’a pas été enfreint par notre faute ; au lieu d’être le dernier, le prolétariat russe a été le premier. C’est précisément cette circonstance qui a donné, après la première période de confusion, un caractère très acharné à la résistance des anciennes classes dominantes de Russie et qui a obligé le prolétariat russe, à l’heure des plus grands dangers, des agressions de l’extérieur, de complots et de révoltes à l’intérieur, à recourir aux cruelles mesures de la terreur gouvernementale. ”

La partie du livre de Trotsky, pour nous la plus neuve et la plus attachante, était celle où l’auteur opposait le tableau véritable de l’économie soviétique à la caricature qu’en avait tracée Kautsky : organisation du travail, rôle des soviets, des syndicats, utilisation des spécialistes. Ici, Trotsky, pour répondre à Kautsky, se borne à reproduire le rapport qu’il avait présenté au 3e Congrès panrusse des syndicats, complété par des nombreux passages empruntés à d’autres rapports soumis par lui au congrès panrusse des soviets de l’économie populaire et au 9e Congrès du Parti communiste russe. Un chapitre intéressant concernait les armées de travail ; elles n’eurent qu’une brève existence puisqu’elles devaient disparaître dès la fin de la guerre civile. Mais le chapitre sans doute le plus remarquable était celui qui traitait du plan économique. Il faut se rappeler ici que nous sommes en mars 1920. Trotsky écrivait alors : “ Ce plan doit être calculé pour un certain nombre d’années. Il est naturel qu’il se divise en périodes concordant avec les étapes inévitables du relèvement de l’économie du pays. Il nous faudra commencer par les tâches à la fois les plus simples et les plus fondamentales... Ce plan revêt une importance considérable, non seulement en tant qu’orientation générale de nos organes économiques, mais encore comme ligne de conduite pour la propagande concernant nos tâches économiques parmi les masses ouvrières. Nos mobilisations de travail resteront lettre morte si nous ne touchons pas le point sensible de tout ce qui honnête, conscient, enthousiaste dans la classe ouvrière. Nous devons dire aux masses toute la vérité sur notre situation et sur nos intentions, et leur déclarer franchement que notre plan économique, même avec l’effort maximum des travailleurs, ne nous donnera ni demain ni après-demain monts et merveilles, car au cours de la période la plus proche, nous orienterons notre activité principale vers l’amélioration des moyens de production en vue d’une plus grande productivité... Point n’est besoin de dire que nous ne tendons nullement vers un étroit communisme national ; la levée du blocus, et la révolution européenne plus encore, auraient apporté de profondes modifications à notre plan économique en abrégeant la durée des phases de son développement et en les rapprochant les unes des autres. Mais nous ne pouvons pas prévoir quand ces événements se produiront. Et c’est pourquoi nous devons agir de façon à nous maintenir, et à nous fortifier, en dépit du développement peu favorable, c’est-à-dire très lent, de la révolution européenne et mondiale. ”

Bien d’autres passages, ceux évoquant le développement de l’édification de la société nouvelle telle que Trotsky la préfigurait alors, retenaient notre attention ; mais la prévision qui paraissait la plus audacieuse était celle-ci : “ Si le capitalisme russe s’est développé sans passer de degré en degré, mais par bonds, construisant en pleine steppe des usines à l’américaine, raison de plus pour que pareille marche forcée soit possible à l’économie socialiste. Dès que nous aurons vaincu notre terrible misère, accumulé quelques réserves de matières premières et de denrées, amélioré les transports, nous aurons, n’étant plus liés par les chaînes de la propriété privée, la possibilité de franchir d’un bond plusieurs degrés et de subordonner toutes les entreprises et toutes les ressources économiques au plan unique pour l’ensemble du pays. Nous pourrons ainsi introduire à coup sûr l’électrification dans toutes les branches fondamentales de l’industrie et dans la sphère de la consommation personnelle sans avoir à passer de nouveau par l’âge de la vapeur. ”

Ces “ livres de circonstance ” n’ont rien perdu de leur valeur. On peut les lire aujourd’hui avec profit, et pas seulement pour l’intérêt historique qu’ils offrent ; bien des problèmes qu’ils étudient sont encore actuels. En 1920, à Moscou, c’étaient pour les délégués des textes d’une incomparable richesse ; ils les étudiaient et les discutaient avec ferveur. Leurs auteurs jouissaient auprès d’eux d’un grand prestige. Lénine et Trotsky dominaient d’une tête les hommes de la Révolution d’Octobre. Un jour que j’en faisais la remarque devant un groupe de délégués parmi lesquels était John Reed, celui-ci, content d’entendre exprimer un jugement qui était depuis longtemps le sien s’écria : “ Vous le pensez aussi ! ” Nous en étions tous persuadés ; la Révolution les avait grandis comme elle avait grandi tous les militants. Il m’était facile de le constater puisque je retrouvais à Moscou des hommes que j’avais connus à Paris. Le cas le plus typique dans ce domaine était celui de Dridzo-Losovsky. À Paris je l’avais beaucoup fréquenté ; il s’était toujours montré bon camarade, appliqué et sérieux. Qu’il ne fût pas de grande envergure ni de caractère ferme, les événements d’après 1924 devaient le confirmer ; mais chez le Moscovite de 1920 je remarquais une assurance, une confiance en soi, une décision, des certitudes, qui étaient des traits nouveaux.


Notes

[7] L’anarchiste allemand Eric Musham écrivait, en septembre 1920, de la forteresse d’Augsbach où il était emprisonné : “ Les thèses théoriques et pratiques de Lénine sur l’accomplissement de la révolution et des tâches communistes du prolétariat ont donné à notre action une nouvelle base… Plus d’obstacles insurmontables à une unification du prolétariat révolutionnaire tout entier. Les anarchistes communistes ont dû, il est vrai, céder sur le point le plus important de désaccord entre les deux grandes tendances du socialisme ; ils ont dû renoncer à l’attitude négative de Bakounine devant la dictature du prolétariat et se rendre sur ce point à l’opinion de Marx… L’unité du prolétariat révolutionnaire est nécessaire et ne doit pas être retardée. La seule organisation capable de la réaliser c’est le Parti communiste allemand. J’espère que les camarades anarchistes qui voient dans le communisme le fondement d’un ordre social équitable suivront mon exemple. ” (Bulletin communiste, 22 juillet 1920.)

[8] Quand le livre fut publié à Paris, Jacques Mesnil émit une opinion analogue : “ Lénine ne dissimule jamais les difficultés de la tâche à accomplir. Ce livre est un livre pour tous les militants conscients et réfléchis. Les méthodes de Lénine entre les mains du premier venu pourraient donner les résultats les plus déplorables. Il ne faut pas l’imiter servilement mais tout ce qu’il dit mérite d’être médité et offre matière à réflexion. ” Bulletin communiste, 10 mars 1921.

[9] Après avoir présenté son ouvrage comme “ une contribution à l’histoire des révolutions ”, Kautsky écrivait : “ Noske emboîte résolument le pas à Trotsky, avec cette différence que lui-même ne considère pas sa dictature comme celle du prolétariat. ” Pour dégager la signification de la Commune de 1871, il s’appuie sur Louis Dubreuilh, “ le bon révolutionnaire ”, dont l’histoire est la plus banale de celles écrites par des socialistes, et qui, en 1914, sombra dans l’ultra-chauvinisme. Puis, en pédant invétéré, il ajoutait : “ Ceux qui ont exactement compris la théorie de Marx ont toujours été peu nombreux. Cette théorie suppose un trop grand travail intellectuel, une trop grande subordination des désirs et des besoins personnels à l’examen des conditions objectives. ” Enfin : “ Si l’actuelle Assemblée allemande a un caractère bourgeois, la faute en revient non pour le moins à la propagande des bolchéviks. ”


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