1920 |
Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste. |
Moscou sous Lénine
1920
IX : Trotsky
Comme nous rentrions à lhôtel, lintendant me dit que Trotsky avait téléphoné, me demandant daller le voir dès que je serais libre ; le voyage était déjà tout arrangé ; je devais aller dabord au Kremlin. Lauto quitta bientôt la ville et ce fut alors à travers la campagne, une course folle ; cétait la manière de conduire habituelle des chauffeurs moscovites comme je le vis par la suite, mais sur une chaussée en mauvais état cela provoquait dincessants soubresauts ; la route traversa plusieurs villages aux isbas plantées en bordure de larges avenues. Nous roulions à cette allure depuis sans doute une demi-heure quand nous nous engageâmes à travers bois et, bientôt, la voiture ralentit : Trotsky était sur le bord de la route, avec son fils aîné, Léon. Javais eu raison de ne pas minquiéter : je navais pas devant moi un malade.
La maison où la famille était logée avait été lhabitation princière dun riche Moscovite. Limmense salon du rez-de-chaussée avait été transformé en musée public ; on y avait rassemblé toutes les toiles trouvées dans la maison : pas de peintures rares dailleurs, dinévitables Canaletto. Trotsky et les siens disposaient au premier étage de deux grandes pièces où la vue sétendait au loin dans la campagne environnante jusquaux collines qui, à lhorizon, bordaient la plaine. Lescalier dhonneur avait été condamné ; le gel avait endommagé partout la tuyauterie de sorte que le confort de ce palais nétait que très relatif. Ce nétait habitable que lété ; on accédait à létage par une sorte déchelle, juste ce qui convenait pour les nouveaux maîtres soviétiques , selon le commentaire ironique de Trotsky.
Il mavait accueilli par un reproche amical : Eh ! bien, vous ne vous êtes pas pressé de venir ; des révolutionnaires, des journalistes nous arrivaient de partout sauf de France. Quand nous fûmes tous autour de la table pour le repas du soir, Natalia Ivanovna remarqua : Nous voilà de nouveau comme à Paris. - Oui, dis-je, mais il sest passé quelque chose dans lintervalle. Et nous évoquâmes nos souvenirs du temps de la guerre ; la pension de la rue de lAmiral-Mouchez, la petite maison de Sèvres à la lisière du bois, le modeste logement de la rue Oudry et linsupportable surveillance policière qui précéda lexpulsion. Nous eûmes deux pleines journées pour essayer de répondre aux questions que nous nous posions mutuellement. Trotsky minterrogeait sur les hommes quil avait connus à Paris. Deux dentre eux, Monatte et Loriot étaient en prison depuis trois mois et allaient passer devant les Assises : inquiet des progrès du communisme, Millerand avait imaginé un complot contre la sûreté de lEtat - formule habituelle pour ces sortes dopérations policières. Une grève des cheminots mal engagée, et confiée pour lorganisation de la solidarité ouvrière aux dirigeants de la C.G.T. qui, au fond, ne souhaitaient que léchec, avait fourni au gouvernement le prétexte quil attendait pour mettre en prison les militants socialistes et syndicalistes qui, en France, sétaient fait les défenseurs de la Révolution dOctobre et de lInternationale communiste. Sur les événements eux-mêmes, je navais pas grand-chose à lui apprendre : les deux années quil avait passées à Paris lui avaient permis de connaître du dedans la politique française et ses hommes et, bien entendu, le développement des diverses tendances existant à lintérieur de la C.G.T. et du Parti socialiste. Il lui suffisait de prendre un paquet de journaux de temps à autre pour se mettre tout à fait au courant.
Mais moi, javais beaucoup à apprendre, car sur les grandes étapes de la Révolution, sur linsurrection, sur Brest-Litovsk, sur lArmée rouge et la guerre civile, sur lorganisation et le fonctionnement des soviets, nous navions eu que des informations trop vagues, trop générales. La Conférence de Brest-Litovsk avait eu un retentissement considérable partout, dans les pays de lEntente comme dans les Empires centraux ; les porte-parole de la bourgeoisie navaient pas manqué de la présenter comme une trahison et des ouvriers en avaient été troublés ; la rencontre autour dune même table des représentants de la Russie soviétique et des hommes du Hohenzollern pour discuter les conditions de la paix et finalement la signer, avait été exploitée à fond, surtout par ceux des socialistes qui avaient trahi la classe ouvrière en août 1914. Trotsky me précisa ce qui avait été alors sa tactique ; une chose était certaine : la Russie nétait plus en mesure de rester dans la guerre ; les vivres manquaient ; léquipement des armées était de plus en plus insuffisant ; les soldats ne voulaient plus se battre. Il ne nous restait que la ressource de tirer le maximum de notre appel à la paix. La réponse navait pas été négligeable ; insuffisante malheureusement puisque les grèves qui éclatèrent alors en Allemagne nallèrent pas jusquau soulèvement général contre le gouvernement ; les chefs socialistes et syndicaux, de Scheidemann à Legien, donnèrent de toutes leurs forces pour freiner le mouvement. La position prise par Lénine devenait inévitable : il fallait accepter les conditions imposées par les Allemands. Mais une discussion passionnée sensuivit ; à lintérieur du Parti, au Comité central, une opposition restait irréductible, exigeant la guerre révolutionnaire contre lAllemagne ; les socialistes-révolutionnaires de gauche, qui étaient au gouvernement avec les bolchéviks, rompirent violemment laccord, abandonnèrent leurs commissariats. Trotsky me fit un vivant portrait des hommes quil avait trouvés devant lui à Brest-Litovsk : le général Hoffmann, stupide, borné, mais donnant du point sur la table quand il comprit ce que voulait et faisait la délégation bolchéviste ; von Kuhlmann, intelligent, souple, belles manières ( Je suis content que vous soyez venu ; cest tellement plus agréable davoir affaire aux chefs ) ; non sans inquiétude quant à lissue de la guerre.
Mais sur les discussions à lintérieur du Parti, sur les divergences qui pouvaient sy manifester, il fut très discret. Il navait aucun goût pour les bavardages, pour les anecdotes, et il observait scrupuleusement les règles volontairement acceptées par les adhérents dun parti. Je ne sus rien alors de lâpre lutte quil avait dû soutenir contre Staline et sa clique pendant tout le temps de la guerre civile, et il ne me dit rien non plus de son désaccord avec Lénine au sujet des opérations militaires si importantes qui se déroulaient en ce moment même contre la Pologne. Ce nest que bien plus tard, quand la discussion au sein du Parti ly obligea, quil rappela son hostilité à la marche sur Varsovie.
Pour les petites histoires, javais trouvé à Moscou un informateur excellent : Henri Guilbeaux. Parti pour Genève en 1915 comme pacifiste et rollandiste , il avait évolué progressivement jusquau bolchévisme sous linfluence des révolutionnaires russes quil avait rencontrés en Suisse. Il connaissait personnellement bon nombre de leaders soviétiques, et il était empressé à recueillir racontars et anecdotes, portant plus dintérêt aux individus quaux idées, mû par des sympathies et des antipathies également prononcées ; il était avant tout un écrivain. Ses classifications étaient en conséquence très sommaires. Au cours dune conversation il mavait dit : Lénine (cétait sa grande admiration) cest la gauche ; Zinoviev et Kamenev, la droite, mais Lénine tient à les avoir au Bureau politique précisément pour cela ; Trotsky, inclassable ; la vraie gauche cest Boukharine. Un jour que je rapportais ces propos à Trotsky, il me dit : Cest à peu près ainsi ; Boukharine est toujours en avant mais il tourne fréquemment la tête et regarde derrière lui pour sassurer que Lénine nest pas loin. Quand je connus bien les deux hommes je pus imaginer une scène correspondant à ces appréciations : Lénine solide, trapu, avançant dun pas égal, et Boukharine, menu, galopant devant lui, mais ayant toujours besoin de sentir sa présence.