1922

Publié dans Socialisme ou Barbarie, n°26 (novembre 1958).

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Remarques critiques sur la critique de la révolution russe de R. Luxembourg

Georg Lukàcs


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En opposant de façon tranchée l'appréciation “ organique ” et l'appréciation dialectique révolutionnaire de la situation, nous pouvons pénétrer plus profondément encore dans les démarches de pensée de Rosa Luxembourg, jusqu'au problème du rôle du parti dans la révolution, et, par là, jusqu'à l'attitude à l'égard de la conception bolchevique du parti et ses conséquences tactiques et organisationnelles.

L'opposition entre Lénine et Rosa Luxembourg remonte assez loin dans le passé. On sait que, lors de la première querelle entre mencheviks et bolcheviks sur l'organisation, Rosa Luxembourg a pris parti contre ces derniers. Elle ne s'opposait pas à eux sur le plan politique et tactique, mais sur le plan purement organisationnel. Dans presque toutes les questions de tactique (grève de masses, jugement sur la révolution de 1905, impérialisme, lutte contre la guerre mondiale qui venait, etc.), Rosa Luxembourg et les bolcheviks suivaient toujours un chemin commun. C'est ainsi qu'à Stuttgart, précisément dans la résolution décisive sur la guerre, elle fut la représentante des bolcheviks Et pourtant leur opposition est beaucoup moins épisodique que de si nombreux accords politiques et tactiques pourraient en donner l'impression, même si, par ailleurs, il ne faut pas en conclure que leurs chemins se séparent rigoureusement. L'opposition entre Lénine et Rosa Luxembourg était donc la suivante : la lutte contre l'opportunisme, sur laquelle ils étaient d'accord politiquement et par principe, est-elle une lutte intellectuelle à l'intérieur du parti révolutionnaire du prolétariat, ou bien cette lutte doit-elle se décider sur le terrain de l'organisation ? Rosa Luxembourg combat cette dernière conception. D'abord, elle aperçoit une exagération dans le rôle central que les bolcheviks accordent aux questions d'organisation comme garantes de l'esprit révolutionnaire dans le mouvement ouvrier. Elle est d'avis que le principe réellement révolutionnaire doit être cherché exclusivement dans la spontanéité élémentaire des masses, par rapport auxquelles les organisations centrales du parti ont toujours un rôle conservateur et inhibiteur. Elle croit qu'une centralisation effectivement réalisée ne ferait qu'accentuer la “ scission entre l'élan des masses et les hésitations de la social-démocratie ” [1]. Ensuite, elle considère la forme même de l'organisation comme quelque chose qui croît organiquement, non comme quelque chose de “ fabriqué ”. “ Dans le mouvement social-démocrate l'organisation aussi... est un produit historique de la lutte des classes dans lequel la social-démocratie introduit simplement la conscience politique ” [2]. Et cette conception à son tour est portée par la conception d'ensemble qu'a Rosa Luxembourg du déroulement prévisible du mouvement révolutionnaire, conception dont nous avons déjà vu les conséquences pratiques dans la critique de la réforme agraire bolchevique et du mot d'ordre du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Elle dit : “ Le principe, qui fait de la social-démocratie la représentante de la classe prolétarienne, mais en même temps la représentante de l'ensemble des intérêts progressifs de la société et de toutes les victimes opprimées de l'ordre social bourgeois, ne signifie pas seulement que, dans le programme de la social-démocratie, tous ces intérêts sont réunis en tant qu'idées. Ce principe devient vérité sous la forme de l'évolution historique, en vertu de laquelle la social-démocratie, en tant que parti politique, devient peu à peu le refuge des éléments insatisfaits les plus divers, devient vraiment le parti du peuple contre une infime minorité de la bourgeoisie régnante ” [3]. Il en ressort que d'après les vues de Rosa Luxembourg les fronts de la révolution et de la contre-révolution se dessinent peu à peu et “ organiquement ” (avant même que la révolution soit devenue actuelle) et que le parti devient le point de ralliement organisationnel de toutes les couches mises en mouvement contre la bourgeoisie par le cours de l'évolution. Il s'agit seulement d'empêcher que l'idée de la lutte des classes en soit affadie et subisse des déformations petites-bourgeoises. Ici la centralisation organisationnelle peut et doit apporter son aide, mais seulement dans le sens où elle est “ simplement un puissant moyen extérieur, pour la majorité révolutionnaire effectivement existante dans le parti, d'exercer l'influence déterminante ” [4].

Rosa Luxembourg part donc, d'une part, de l'idée que la classe ouvrière entrera dans la révolution en formant un bloc uniformément révolutionnaire, sans être contaminée ou détournée du droit chemin par les illusions démocratiques de la société bourgeoise [5]. Elle semble, d'autre part, admettre que les couches petites-bourgeoises de la société bourgeoise, menacées mortellement, dans leur existence sociale, par l'aggravation révolutionnaire de la situation économique, s'uniront aussi sur le plan du parti, sur le plan organisationnel, avec le prolétariat combattant. Si cette supposition est correcte, il en découle, de façon évidente, le rejet de la conception bolchevique du parti ; le fondement politique de cette conception c'est justement que le prolétariat doit faire la révolution en alliance, certes, mais pas dans l'unité organisationnelle avec les autres couches combattant la bourgeoisie, et qu'il doit nécessairement entrer en conflit avec certaines couches prolétariennes combattant aux côtés de la bourgeoisie contre le prolétariat révolutionnaire. Il ne faut pas oublier que la première rupture avec les mencheviks ne s'est pas faite seulement sur la question des statuts de l'organisation, mais aussi sur le problème de l'alliance avec la bourgeoisie “ progressiste ” (ce qui a signifié pratiquement, entre autres choses, l'abandon du mouvement paysan révolutionnaire), sur le problème de la coalition avec cette bourgeoisie pour accomplir et consolider la révolution bourgeoise.

 

On voit pourquoi, bien qu'elle ait marché, dans toutes les questions de tactique politique, avec les bolcheviks contre leurs adversaires opportunistes et bien qu'elle ait toujours démasqué tout opportunisme de la façon non seulement la plus pénétrante et la plus ardente, mais aussi la plus profonde et la plus radicale, Rosa Luxembourg devait nécessairement suivre d'autres chemins dans l'appréciation du, danger opportuniste et par suite dans la méthode pour le combattre. Car, si la lutte contre l'opportunisme est saisie exclusivement comme une lutte intellectuelle à l'intérieur du parti, elle doit bien entendu être conduite de sorte que tout le poids porte sur l'effort de persuasion auprès des partisans de l'opportunisme, sur l'obtention d'une majorité à l'intérieur du parti. Il est naturel que, de cette manière, la lutte contre l'opportunisme se fractionne en une série de combats particuliers isolés, dans lesquels les alliés d'hier peuvent devenir les adversaires d'aujourd'hui, et inversement. Un combat contre l'opportunisme comme orientation ne peut pas se cristalliser de cette façon : le terrain de la “ lutte intellectuelle ” change de question en question et avec lui la composition des groupes qui se combattent. (Kautsky dans la lutte contre Bernstein et le débat sur la grève de masses ; Pannekoek dans ce dernier et dans la querelle sur la question de l'accumulation ; l'attitude de Lensch dans cette question et pendant la guerre, etc.) Ce déroulement non organisé n'a pas pu empêcher complètement, même dans les partis non russes, la formation d'une droite, d'un centre et d'une gauche. Mais le caractère simplement occasionnel de ces regroupements a empêché que ces oppositions se dégagent clairement sur le plan intellectuel et organisationnel (et donc de parti), et il devait, par suite, nécessairement, conduire à des regroupements entièrement faux et, quand ils se sont enfin consolidés sur le plan de l'organisation, susciter des obstacles importants à la clarification à l'intérieur de la classe ouvrière. (Stroebel dans le groupe de l' “ Internationale ” ; le “ pacifisme ” comme facteur de la séparation d'avec les droitiers ; Bernstein dans le Parti Socialiste Indépendant ; Serrati à Zimmerwald ; Clara Zetkin à la Conférence internationale des femmes.) Ces dangers ont cependant été accrus par le fait que la lutte non organisée, simplement intellectuelle, contre l'opportunisme, est devenue très facilement et souvent - comme en Europe centrale et occidentale l'appareil du parti était le plus souvent aux mains de la droite ou du centre - une lutte contre le parti en général comme forme d'organisation. (Pannekoek, Rühle, etc.)

Au temps du premier débat entre Rosa Luxembourg et Lénine et immédiatement après, ces dangers n'étaient, il est vrai, pas clairement visibles, au moins pour ceux qui n'étaient pas en état d'utiliser de façon critique l'expérience de la première révolution russe. Pourtant, Rosa Luxembourg était justement parmi les meilleurs connaisseurs de la situation russe. Qu'elle ait ici adopté pour l'essentiel le point de vue de la gauche non russe, laquelle se recrutait principalement dans cette couche radicale du mouvement ouvrier qui n'avait aucune expérience révolutionnaire pratique, ne peut se comprendre qu'à partir de sa conception d'ensemble “ organique ”. On voit avec évidence, à partir des explications données jusqu'ici, pourquoi, dans son analyse, par ailleurs magistrale, des mouvements de grèves de masses dans la première révolution russe, elle ne parle pas du tout du rôle des mencheviks dans les mouvements politiques de ces années. Avec cela, elle a toujours vu clairement et combattu énergiquement les dangers tactiques et politiques de toute attitude opportuniste. Mais elle était d'avis que de telles oscillations vers la droite doivent être et sont effectivement liquidées, en quelque sorte spontanément, par l'évolution “ organique ” du mouvement ouvrier. Elle conclut donc son article polémique contre Lénine par ces paroles : “ Et enfin, soit dit franchement entre nous : les erreurs qu'un véritable mouvement ouvrier révolutionnaire commet, sont historiquement d'une fécondité et d'une valeur incomparablement plus grandes que l'infaillibilité du meilleur des comités centraux ” [6].


Notes

[1] Neue Zeit, XXII, 2° volume, p. 491.

[2] Ibid., p. 486 (souligné par G. Lukàcs).

[3] Ibid., p. 533-4.

[4] Ibid., p. 534.

[5] Grève de masses. (La grève de masses, le parti et les syndicats est une brochure écrite par R. Luxembourg en août 1905 ; elle fut publiée aux éditions Spartacus en 1947. Note des Trad. dans S. ou B.)

[6] Ibid.


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