1922 |
Publié dans Socialisme ou Barbarie, n°26 (novembre 1958). |
Téléchargement fichier winzip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré |
|
Par Cornélius Castoriadis
Le livre de Georg Lukàcs, Histoire et conscience de classe, a été publié en 1923; les textes qui le composent furent écrits entre 1919 et 1922, en pleine période révolutionnaire. L'évolution ultérieure de son auteur qui, pour rester au sein de l'Internationale Communiste, a renié son livre et en a interdit la réédition, ne peut pas effacer le fait qu'il s'agit d'un ouvrage théorique d'une signification capitale et qui, sur le plan philosophique reste à peu près la seule contribution importante du marxisme depuis Marx lui-même.
Les “ Remarques critiques ” sur la Révolution russe de Rosa Luxembourg posent, à travers la défense de la politique bolchevique entreprise par Lukàcs, l'essentiel des problèmes d'une politique révolutionnaire en période de renversement du régime d'exploitation. Il va sans dire que nous publions ce texte comme une contribution à la discussion de ces problèmes, sans pour autant partager nécessairement les vues de l'auteur. Ce n'est pas ici le lieu d'en entreprendre la discussion systématique; les lecteurs de Socialisme ou Barbarie peuvent s'ils désirent connaître notre point de vue, se référer aux nombreux textes déjà publiés par la revue sur ces questions. Sur un point, cependant, le texte de Lukàcs appelle un commentaire qu'il est nécessaire de faire ici même.
Lukàcs critique à juste titre Rosa pour sa conception "organique" de la révolution, son oubli de tirer toutes les implications qui découlent de l'idée de la révolution violente. Il rappelle que, à l'opposé de la révolution bourgeoise qui n'a qu'à supprimer les obstacles empêchant l'épanouissement complet d'une production capitaliste déjà développée, la révolution prolétarienne doit entreprendre la transformation consciente des rapports de production, transformation pour laquelle le capitalisme ne crée que “ les présuppositions objectives ” (c'est-à-dire matérielles) d'un côté, le prolétariat comme classe révolutionnaire, de l'autre. Il laisse cependant à son tour complètement dans l'ombre la question de savoir en quoi consiste cette transformation. Lorsqu'il dit par exemple que, aussi poussée que soit la concentration du capital, il reste toujours un saut qualitatif à effectuer pour passer au socialisme, le contenu de ce saut reste entièrement indéterminé: le contexte, et le fait que tout cela vise à défendre la politique bolchevique, laisse entendre qu'il s'agirait de pousser cette concentration à sa limite (par la nationalisation ou étatisation) et de supprimer les bourgeois comme propriétaires privés des moyens de production. Or en réalité, le saut qualitatif en question consiste en la transformation du contenu des rapports de production capitalistes, la suppression de la division en dirigeants et exécutants, en un mot: la gestion ouvrière de la production. La maturation du prolétariat comme classe révolutionnaire, condition évidente de toute révolution qui n'est pas un simple putsch militaire, prend alors un sens nouveau. Sans doute, elle ne peut toujours pas être considérée comme le produit “ spontané ” et simplement “ organique ” de l'évolution du capitalisme, séparé de l'activité des éléments les plus conscients et d'une organisation révolutionnaire; mais c'est une maturation par rapport non pas au simple soulèvement, mais par rapport à la gestion de la production, de l'économie, de la société dans son ensemble, sans laquelle parler de révolution socialiste est entièrement dépourvu de sens. Le rôle du parti ne consiste alors absolument pas à être l'accoucheur par la violence de la nouvelle société, mais d'aider cette maturation-là, sans laquelle sa violence ne pourrait conduire qu'à des résultats opposés aux fins qu'il poursuit. Or, à cet égard, il faut rappeler que le parti bolchevique non seulement n'a pas été aidé, mais s'est la plupart du temps opposé aux tentatives de s'emparer de la gestion des usines faites par les Comités de fabrique russes en 1917-18.
Vue sous cet angle, et aussi bien entendu à la lumière de l'évolution ultérieure de la révolution russe, la distinction entre dictature du parti et dictature de la classe que Lukàcs écarte dédaigneusement, prend toute son importance; il ne s'agit même pas de deux conceptions différentes du socialisme; il s'agit de deux régimes sociaux diamétralement opposés. Car, quelles que soient les intentions et la volonté des personnes, des groupes et des organisations, la dictature du parti ne peut que conduire inévitablement à la dictature d'une nouvelle classe bureaucratique.
C'est dans ce contexte que le problème de la “ liberté ” prend son vrai sens. Seuls les organismes de masse du prolétariat peuvent décider si tel ou tel courant politique doit être libre ou non; qu'ils puissent se tromper, c'est certain, mais personne sur terre ne peut les protéger contre de telles erreurs. Il est trop facile de se borner à dire que le règne du prolétariat n'a pas comme but de servir la liberté, mais le prolétariat lui-même. L'essentiel de l'expérience est qu'en Russie ni la liberté, ni le règne du prolétariat n'ont été sauvés de cette façon. Dire qu'ils ne pouvaient pas l'être, vu les circonstances, c'est une autre discussion. Mais il ne faut pas ériger ce que les bolcheviks ont - et peut-être contraints - fait dans des circonstances données et qui préparait objectivement l'avènement du contraire du socialisme en principe général de la révolution; car alors la voie est ouverte à l'identification de Kornilov à Kronstadt - effectuée par Trotsky et reprise ici par Lukàcs - qui a tôt fait de conduire à l'identification de Kornilov à Trotsky et à Lukàcs lui-même, dont se sont chargés par la suite Staline et ses successeurs.
par Georg Lukàcs
Paul Levi a cru opportun de publier une brochure rédigée à la hâte par la camarade Rosa Luxembourg dans la prison de Breslau et restée à l'état de fragment. Cette publication s'est faite au moment des attaques les plus violentes contre le P.C. allemand et la III� Internationale; elle constitue une étape de cette lutte, au même titre que les révélations du Vorwärts et la brochure de Friesland ; elle sert seulement des buts différents, plus profonds. Ce ne sont plus, cette fois-ci, l'autorité du P.C.A. ni la confiance en la politique de la III� Internationale qui doivent être ébranlées, mais les fondements théoriques de l'organisation et de la tactique bolcheviques. L'autorité respectable de Rosa Luxembourg doit être mise au service de cette cause. Son œuvre posthume doit fournir la base théorique à la liquidation de la IIIe Internationale et de ses sections. C'est pourquoi il ne suffit pas de faire remarquer que Rosa Luxembourg a, par la suite, modifié ses vues. Il s'agit de bien voir dans quelle mesure elle a raison ou tort. Car il serait tout à fait possible - dans l'abstrait - qu'au cours des premiers mois de la Révolution elle ait évolué dans une mauvaise direction, que le changement constaté dans ses vues par les camarades Warski et Zetkin ait représenté une tendance erronée. La discussion doit donc avant tout partir des vues transcrites par Rosa Luxembourg dans cette brochure - indépendamment de son attitude ultérieure à leur égard. D'autant plus que déjà, dans la brochure signée Junius et la critique qu'en fit Lénine, et même déjà dans la critique que Rosa Luxembourg avait publiée en 1904 dans la Neue Zeit sur le livre de Lénine Un pas en avant, deux pas en arrière, quelques-unes des oppositions évoquées ici entre Rosa Luxembourg et les bolcheviks se sont déjà manifestées et qu'elles interviennent encore en partie dans la rédaction du programme de Spartacus.
Notes
[1] Lukàcs entreprend ici la critique de La révolution russe, de Rosa Luxembourg (1922), publiée en français en 1946 par les éditions Spartacus (Note des trad. dans S. ou B.).
|