1979 |
"(...) Est-il possible qu'au cours de la nouvelle période de la révolution, de cette période qui va voir se multiplier les « circonstances exceptionnelles », à nouveau des partis petits-bourgeois, y compris staliniens, soient contraints d'aller plus loin qu'ils ne le voudraient sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie ? Vraisemblablement oui." Un article de "La Vérité" n°588 (Septembre 1979) |
A propos d'une possibilité théorique et de la lutte pour la dictature du prolétariat
Le cas particulier de
l'Europe de l'Est
En Europe de l'Est et en Corée du Nord, que les armées de la bureaucratie du Kremlin ont occupées à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, de profonds et radicaux bouleversements économiques, sociaux et politiques ont également eu lieu entre 1944 et 1945. Dans ces pays aussi, les appareils d'Etat bourgeois ont été détruits, de nouveaux appareils d'Etat ont été édifiés, le capital a été exproprié. Mais les processus sont très différents de ceux qui ont eu lieu en Yougoslavie, en Chine, en Indochine. Encore qu'au point de départ, il y ait eu un véritable krach de la société bourgeoise, de véritables effondrements des appareils d'Etat bourgeois, leur dislocation.
Dès mars 1939, déjà fortement ébranlé par la cession des Sudètes à l'Allemagne, l'Etat tchécoslovaque était détruit par l'invasion hitlérienne. A sa place, l'Allemagne nazie constituait le protectorat de Bohême‑Moravie et un Etat slovaque croupion vassal, les deux dépendant directement de l'appareil d'Etat bourgeois allemand. En septembre 1939, à son tour, l'Etat polonais était détruit sous l'action conjuguée de l'armée hitlérienne et de l'armée de la bureaucratie du Kremlin. Une partie de la Pologne était directement incorporée à l'URSS, l'autre partie devenant le « gouvernement général de Pologne », prolongement de l'Etat bourgeois allemand. En août 1940, l'armée de la bureaucratie du Kremlin ayant occupé les Etats baltes, ceux-ci étaient intégrés à l'URSS. Ils y seront de la même façon réintégrés en 1944. La Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie sont devenues les alliés de l'Allemagne. Leurs appareils d'Etat, dont l'ossature était comme toujours l'armée et l'appareil de répression, étaient restés formellement indépendants de l'appareil d'Etat allemand. Mais cette indépendance était toute relative. En réalité, ils devenaient des Etats satellites. Leurs armées comme leurs appareils de répression étaient étroitement subordonnés à ceux de l'Allemagne, y compris dans le cas de la Bulgarie qui n'avait pas déclaré la guerre à l'URSS, pas plus qu'elle n'y avait participé contre elle.
Au cours de la guerre, le pilier du maintien de l'ordre bourgeois en Europe fut en général, mais plus particulièrement et directement à l'Est de l'Europe l'impérialisme allemand, l'armée allemande, l'appareil de répression allemand. La défaite de l'Allemagne au cours de la guerre a entraîné l'effondrement de l'Etat bourgeois allemand, de son armée, de son appareil de répression. Du même coup, en Allemagne, en Pologne, en Tchécoslovaquie, du point de vue de la bourgeoisie se créait un vide politique total. Certes, la situation n'était pas identique en ce qui concerne la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie. Pourtant la défaite allemande et leur propre défaite entraînaient nécessairement une véritable dislocation de leurs appareils d'Etat. La signature d'un un armistice entre la Roumanie et l'URSS, en août 1944, permit de maintenir la façade de l'appareil d'Etat bourgeois, le roi Michel de Roumanie continuant formellement à régner.
Devant l'inéluctable défaite, le régent de Hongrie, l'amiral Horty, nommait le 29 août . 1944 un gouvernement qui devait tenter de signer l'armistice avec l'URSS. Le 15 octobre, Horty annonçait qu'il demandait l'armistice. Tout aussitôt l'armée allemande occupait la Hongrie. Horty démissionnait. Le gouvernement des « croix fléchées » était installé au pouvoir. L'armée hongroise et l'appareil d'Etat furent entraînés à la débâcle et à la dislocation au cours de violents combats qui durèrent plusieurs mois, aboutissant à la retraite allemande sous le choc de l'armée de l'URSS. En décembre 1944, un gouvernement était formé à Debrecen, dans la zone déjà occupée par l'armée de l'URSS. Il siégea à Budapest en janvier 1945.
Étant donné que la Bulgarie n'avait pas déclaré la guerre à l'URSS, la situation aurait pu être quelque peu différente. Le 2 septembre 1944, le conseil de régence institué à la mort du roi Boris en août 1943 constituait un nouveau gouvernement pour négocier un armistice avec l'Angleterre et les USA, avec lesquels la Bulgarie était en guerre. Mais, le 5 septembre, le Kremlin déclara la guerre à la Bulgarie. Le gouvernement bulgare déclara de son côté la guerre à l'Allemagne. Le 8 septembre, les troupes de l'URSS entraient en Bulgarie. Le 9, un coup d'Etat soutenu par une puissante manifestation portait au pouvoir le « Front patriotique », c'est-à-dire un « front » que dominait et contrôlait le PC de Bulgarie, agent de la bureaucratie du Kremlin.
Tous ces pays étaient totalement occupés. On ne peut négliger le maintien de la façade de leurs Etats bourgeois, d'autant que les organes de ceux-ci n'avaient pas disparu, ce qui devait engendrer de sérieuses contradictions et soulever de difficiles problèmes à la bureaucratie du Kremlin. Cependant, le pouvoir politique réel n'avait d'assises qu'appuyé sur la bureaucratie du Kremlin, sur son armée, Ses organes répressifs installés au cœur de tous les organes de l'Etat. Rapidement, une « épuration » les nettoya des « irrécupérables ». De plus en plus, les gouvernements qui se sont succédé ont été ouvertement dirigés par les agences du Kremlin que sont les PC, sous la couverture d'une pseudo‑démocratie parlementaire. En Hongrie, les choses faillirent mal tourner. Les élections de novembre 1945, relativement libres, donnèrent la majorité au parti des petits propriétaires, 59% des voix, 246 sièges, contre 70 aux social-démocrates, 47 au PC et 23 au parti paysan. Derrière le « parti paysan », la réaction se regroupait. Rapidement le parti des petits propriétaires fut « épuré », son nombre de sièges réduit à 190, de nouvelles élections organisées, élections où il perdit la majorité. Ni en Bulgarie, ni en Roumanie, une pareille aventure ne se reproduisit. Les partis bourgeois furent noyautés, domestiqués, et finalement détruits. De même que furent détruits les partis social‑démocrates obligés en dernier ressort de fusionner avec les PC.
Les mêmes méthodes ont été appliquées en Pologne et en Tchécoslovaquie, compte tenu toutefois de circonstances différentes. Il existait à Londres un gouvernement polonais en exil sous la présidence du général Sykorski. Il refusait d'entériner l'intégration à l'Ukraine des territoires que l'armée de l'URSS avait occupés en 1939. Ces territoires étaient ceux qui avaient été annexés en 1920 à la Pologne, à la suite de la défaite de l'Armée rouge au cours de la guerre entre l'URSS et la Pologne, que les impérialismes français et anglais avaient suscitée, et où ils avaient soutenu la Pologne.
En 1943, le Kremlin rompait ses relations diplomatiques avec ce gouvernement. En 1944, un « comité de libération polonais » était constitué à Moscou. Le stalinien polonais Boleslaw Bierut le présidait. La bureaucratie du Kremlin organisa, lorsque ses armées contrôlèrent la Pologne, une « Assemblée populaire nationale » qui investit ce « comité de libération polonais ». Après l'entrée de l'armée de l'URSS à Varsovie, ce comité fut transformé en gouvernement provisoire. Ce n'est qu'après que Mikalajezijw, leader du parti paysan polonais devenu par la mort de Sykorski président du cabinet polonais de Londres, ait reconnu « la Pologne de la ligne Curzon à l'Oder et à la Neisse » qu'il entra, ainsi que d'anciens membres de son gouvernement, dans le gouvernement provisoire. En Pologne, il n y avait plus d'appareil d'Etat à la fin de la guerre. Par contre, un puissant mouvement de résistance existait. Les staliniens, discrédités par le pacte germano-soviétique de 1939, ne le contrôlaient pas. Il était en liaison avec le gouvernement polonais en exil à Londres. Mais ce mouvement fut particulièrement éprouvé en 1944. Le 11 mars 1944, avant que les troupes de l'URSS n'entrent à Varsovie, il organisa l'insurrection de la ville. Il constitua un « comité de libération nationale » qui assuma le pouvoir. Pendant soixante-trois jours, il tint tête aux Allemands. L'armée de l'URSS campait de l'autre côté de la Vistule. Elle laissa les Allemands écraser l'insurrection. De leur côté, ni l'impérialisme US, ni l'impérialisme anglais ne levèrent le petit doigt pour venir en aide à l'insurrection de Varsovie.
Ni les impérialismes, ni le Kremlin n'entendaient qu'en Pologne le pouvoir surgisse d'une insurrection populaire. Il leur fallait que cette insurrection soit écrasée.
Dans la Pologne de 1944, le nouveau pouvoir, le nouvel appareil d'Etat procédèrent directement de l'occupation et furent constitués par les agents directs du Kremlin. Le parti paysan n'en disposait pas moins d'une base de masse. Après avoir constitué elle-même un « parti paysan », la bureaucratie du Kremlin allait briser par la terreur celui de Mikalaiezijw. Les dirigeants de ce parti étaient arrêtés. Au « parti paysan » que la bureaucratie du Kremlin avait constitué furent dévolus les locaux, les journaux et les fichiers du véritable parti paysan. De même, la bureaucratie du Kremlin et ses agents constituèrent de toutes pièces un parti social‑démocrate qui devait ultérieurement « fusionner » avec l'actuel Parti ouvrier polonais.
En ce qui concerne la Tchécoslovaquie, un « comité tchécoslovaque » s'était constitué à Londres au commencement de la guerre, sous la direction de Benes, comité qui fut reconnu en juillet 1940 comme gouvernement provisoire par le gouvernement anglais. Mais la bureaucratie du Kremlin constitua un « comité de libération nationale ». Au début 1945, les armées de l'URSS occupèrent une partie de la Tchécoslovaquie. Avant de revenir en Tchécoslovaquie, Benes séjourna en URSS, et il y signa une charte de collaboration avec le « comité de libération nationale ». Pourtant, d'importantes différences ont existé entre ce qui s'est passé en Tchécoslovaquie et ce qui s'est passé dans les autres pays de l'Europe de l'Est. Les troupes américaines auraient pu libérer la quasi-totalité du pays si les accords de Yalta n'avaient attribué la Tchécoslovaquie à la zone d'influence du Kremlin. Mais, surtout, l'Allemagne était déjà entièrement occupée, elle avait officiellement capitulé, lorsque, le 5 mai 1945, l'insurrection a éclaté à Prague. Les avant-gardes de l'armée russe étaient à 200 km et les troupes américaines stationnaient à 40 km de Prague. L'armée de l'URSS ne devait arriver à Prague que douze heures après la capitulation des nazis. A Prague, pendant quelque temps, le pouvoir a été exercé par les syndicats.
En Slovaquie, l'impérialisme allemand avait constitué un Etat « indépendant » sous la direction d'un évêque, Mgr Tiso, qui bénéficiait aussi du soutien du Vatican. Mais, en août 1943, une insurrection populaire avait éclaté, obligeant l'armée allemande à investir le pays. La guerre de partisans se poursuivit jusqu'à l'arrivée de l'URSS au nord du pays, où un « conseil national » slovaque fut constitué. Là aussi, ce qui existait encore des structures politiques bourgeoises s'effondra et, comme en de nombreuses villes et localités de Bohême‑Moravie, des comités ouvriers se constituèrent. Une situation très particulière se nouait. Le gouvernement qui s'installait à Prague après l'occupation était un gouvernement de coalition dépendant du Kremlin. Les six partis autorisés - la social démocratie, le Parti socialiste tchèque, le Parti populiste, les deux PC (tchèque et slovaque), le Parti démocrate slovaque - étaient groupés dans le « Front national ». Le gouvernement était dirigé par Freilinger, un agent du Kremlin qui fera fusionner en 1948 le parti qu'il dirige, la social-démocratie, avec le PC. Celui-ci disposait des postes clés : l'Intérieur, l'Education, l'Information, l'Agriculture. Masaryk, ministre des Affaires étrangères, était doublé par un membre du PC, Clementis. Ludvic Svoboda (sans parti, agent de Moscou) était ministre de la Défense. Benes devenait président de la République. Le gouvernement et ses partis s'employèrent à reconstruire des organismes d'Etat bourgeois, le PC à se subordonner entièrement les syndicats, les comités et à noyauter l'armée, la police, les organes de l'Etat en reconstruction.
Néanmoins, les partis n'étaient pas artificiels : tous avaient des racines réelles, plus ou moins profondes. Mais le mouvement ouvrier, syndicats et partis (social-démocratie et Parti communiste), pesait d'un poids politique déterminant dans le pays, et plus particulièrement le PCT. Aux élections de 1945, qui, pour les partis du Front national, furent des élections libres, le PCT obtenait au total 38 % des suffrages, dont 43,3 % en Bohême-Moravie. Par contre, seulement 30,4 % en Slovaquie où le Parti démocrate obtenait 62 % des suffrages.
En Allemagne, l'effondrement des nazis et la destruction de l'armée amenaient la destruction de l'Etat bourgeois. Spontanément, dans toute l'Allemagne, les masses ouvrières ont commencé, au niveau des usines, des localités, à réorganiser la vie, à s'organiser. Elles ont constitué des organes embryonnaires de pouvoir. Plus brutalement encore que dans les zones que les troupes américaines, anglaises, françaises occupèrent, l'armée de l'URSS a exercé directement le pouvoir et réprimé dans sa zone d'occupation, détruisant toute organisation, toute forme politique prolétarienne.
Ce ne sont pas seulement les structures politiques et étatiques des pays que l'armée de l'URSS a occupés qui ont été plus ou moins rapidement bouleversées : les rapports économiques et sociaux l'ont été tout autant. Mais, là aussi, avec la défaite allemande et ses conséquences, au point de départ, de véritables vides se sont produits. En Allemagne de l'Est, en Pologne, en Tchécoslovaquie, c'est l'évidence. En Allemagne de l'Est, en Prusse orientale, en Silésie, devant l'avance de l'armée de l'URSS, capitalistes et grands propriétaires fonciers ont fui en s'efforçant de rejoindre les lignes américaines, anglaises ou françaises. La partie déterminante de l'économie devenait sans propriétaire. Dès 1945, en Allemagne occupée par l'URSS, 200 très grosses entreprises devenaient « Propriétés soviétiques », 40 % de la capacité de production industrielle étaient mis « en régie » sous le contrôle des autorités d'occupation, 30 % seulement de la propriété industrielle restaient propriété privée (ces 30 % comprenaient des entreprises n'occupant pas plus de cinquante ouvriers). Toujours dans cette zone d'occupation, la bureaucratie du Kremlin a procédé à des démontages d'usines considérables, dont l'outillage était envoyé en URSS. En Tchécoslovaquie et en Pologne, le capital allemand a pris, entre 1939 et 1945, le contrôle de l'essentiel de l'économie. En Tchécoslovaquie, dès 1946, 2 200 entreprises industrielles importantes sur un total de 17 000, soit une proportion de 65 % de la capacité totale de production de cette époque, étaient déjà nationalisées. En Pologne, toutes les entreprises allemandes ou les sociétés anonymes à capital allemand, ainsi que celles dont les propriétaires avaient fui, ont été nationalisées, plus toutes les entreprises représentant un intérêt national (mines, pétrole, industries d'armement). La limite des entreprises privées fut fixée à cinquante personnes par équipes de roulement. Au total, compte tenu de l'échelle réduite des entreprises industrielles dans l'ancienne Pologne, 55% de la production industrielle étaient nationalisés.
A propos des pays satellites de l'Allemagne, la Bulgarie, la Hongrie, la Roumanie, Nicolas Clarion écrivait en juin 1948 dans « Le Glacis soviétique » (dont sont extraites nombre de données de cet article) :
« Après la guerre, la pénétration du capital allemand dans les pays satellites prit principalement les formes suivantes : achat des actions du portefeuille belge ou français dans les banques hongroises et roumaines; achat des actions ou participation directe des capitaux allemands dans l'industrie; formation de sociétés mixtes avec la participation du capital national sur la base de concessions d'exploitations minières ou de brevets allemands; concentration de certaines entreprises (exploitations pétrolifères, transports, etc.)...
( .. ) Dans les pays satellites, en conformité avec les décisions de Potsdam et les revendications soviétiques, l'ensemble de la succession allemande revint à l'URSS. »
En Hongrie, en outre, les deux tiers de la production de l'industrie lourde provenaient en 1946-1947 d'entreprises étatisées, mais seulement 20 % de l'industrie légère. En Bulgarie, 65 % de la production industrielle provenaient encore de l'industrie privée. En Roumanie, hors la Banque nationale étatisée et la « propriété soviétique », le reste de l'industrie restait propriété privée. Le système bancaire et de crédit de l'ensemble des pays que l'URSS Occupait était également nationalisé. La bourgeoisie gardait cependant de très fortes positions, notamment dans le secteur commercial.
Le bouleversement économique et social n'était pas moins considérable en ce qui concerne l'agriculture. Avant 1939, la population agraire s'élevait à 58 % de la population totale en Hongrie, 80 % en Roumanie, 81 % en Bulgarie, 85 % en Yougoslavie. Citons à nouveau Nicolas Clarion :
« En Hongrie, la grande propriété s'étendait sur près de 50 % des terres; les domaines au-dessus de 1000 hectares s'étendaient à eux seuls sur 18 % de la superficie cultivée et étaient en la possession de 0,1% seulement des propriétaires terriens. Par contre, la petite propriété de 0 à 10 hectares, extrêmement divisée, jusqu'à des parcelles de 0,5 hectares et même au‑dessous, n'occupait que 20 % de la terre au profit de 76,6 % des propriétaires. Le nombre des domestiques de ferme et des travailleurs agricoles était très élevé.
La réforme décrétée le 17 mars 1945 par le gouvernement hongrois a changé profondément la structure des campagnes. En voici les modalités :
confiscation de la totalité des terres et du cheptel mort ou vif des « criminels de guerre, des traîtres et des ennemis du peuple » (ce dernier qualificatif s'appliquant à tous les Allemands de l'Ouest - 470 000 personnes - sans distinction d'origine sociale);
expropriation, en principe avec indemnisation, des terres de la gentry au-dessus de 50 hectares et de celles de la paysannerie au-dessus de 100 hectares; expropriation des terres de l'Église au-dessus de 50 hectares (en contrepartie, les églises domaniales ont été dotées de terres couvrant au total 13 000 hectares);
fixation du plafond de la propriété à 100 hectares avec dérogation pour les combattants qui se sont distingués dans la lutte contre les Allemands (150 hectares) et pour les « fermes modèles »;
les bénéficiaires de la réforme paient leur lopin en dix annuités dans les mêmes conditions que celles que nous avons vues en Allemagne.
En octobre 1945, un peu plus de 500 000 familles - dont 41 % de travailleurs agricoles, 28 % de domestiques de fermes, 31 % de petits paysans - ont reçu des lopins de terre variant de 2,5 à 4,5 hectares. La distribution a porté sur près de 1500 000 hectares.
En Roumanie, les campagnes présentaient avant-guerre la structure suivante :
La propriété agraire en Roumanie avant la réforme actuelle |
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Propriétés |
||||||
Jusqu'à 5 ha |
De 5 à 10 ha |
De 10 à 50 ha |
De 50 à 250 ha |
Au-dessus |
% |
|
Nombres de propriétaires |
86.1% |
9.7% |
3.6% |
0.5% |
0.1% |
100% |
Superficie |
44.6% |
18.5% |
16.2% |
10.9% |
9.8% |
100% |
Chiffres calculés uniquement pour le « Vieux Royaume » et la Transylvanie |
Contrairement à ce qui s'était passé en Allemagne et en Pologne, la nouvelle réforme a été instituée seulement par la loi du 22 mars 1945, c'est-à-dire plusieurs mois après l'entrée des Russes dans le pays. Les tergiversations du gouvernement royal donnèrent ici au Parti communiste une occasion d'appeler les masses à procéder d'elles-mêmes au partage.
A peine cette initiative fut-elle prise que la législation agraire fut votée en hâte.
La loi créa un fonds agraire sur les bases suivantes :
expropriation sans indemnité de la totalité de la propriété des "Allemands (la colonie pluri-séculaire des Allemands de Transylvanie), des traîtres à la patrie, des criminels de guerre et des émigrés en pays ennemis";
expropriation de la fraction au‑dessus de 50 hectares des terres arables des domaines dépassant cette étendue, à l'exception des domaines de l'Église, des institutions étatiques et de la Couronne. Les domaines de la Couronne, représentant à eux seuls 132 112 hectares, n'ont été expropriés qu'après l'abdication du roi Michel en décembre 1947.
La Bulgarie avait devancé de loin et depuis longtemps les autres pays balkaniques en ce qui concerne la liquidation des vestiges féodaux. La révolution nationale en 1878, en éliminant la caste des beys turcs, avait créé un véritable régime de petite propriété à la campagne. Le régime de la « démocratie agraire », instauré entre 1920 et 1923 par le Parti agrarien, consacrait « la propriété foncière basée sur le travail » et fixait déjà le plafond de la propriété terrienne à 30 hectares maximum. Ce régime se montra politiquement peu viable. Après son renversement par un coup d'Etat, on assista à un faible regroupement de domaines dépassant les 30 hectares, notamment pour les terres des banques. La structure de la propriété se présentait comme suit avant la Deuxième Guerre mondiale :
La propriété agraire en Bulgarie | |||||
Propriétés |
|||||
Jusqu'à 5 ha |
De 5 à 10 ha |
De 10 à 30 ha |
Au-dessus de 30 ha |
% |
|
Nombre de propriétaires |
63.1% |
26.2% |
10.3% |
0.4% |
100% |
Superficie |
30% |
36.9% |
29.5% |
3.6% |
100% |
La nouvelle réforme instituée à la fin de 1944 et complétée en 1946 (avril) fixa la superficie maxima de la propriété privée, pour une famille paysanne, à 30 hectares en Dobroudja et à 20 hectares dans le reste de la Bulgarie. Les terres dépassant cette superficie furent rachetées par l'Etat aux prix de 1936 avec des obligations remboursables en dix ans. La surface ainsi récupérée s'est élevée à 157 756 hectares pour les terres au-dessus de 30 hectares et à un peu moins de 200 000 hectares pour les autres.
Or, 500 000 paysans réclamant la terre, l'Etat a tout juste de quoi satisfaire 40 % des demandes, ceci dans un pays de cultures maraîchères, où la grande propriété est inconnue.
La propriété agraire en Tchécoslovaquie avant les réformes actuelles | ||||||
Propriétés |
||||||
|
Jusqu'à 5 ha |
De 5 à 10 ha |
De 10 à 50 ha |
De 50 à 100 ha |
Plus de 100 ha |
% |
Nombre de propriétaires |
70.8% |
12.7% |
12.5% |
0.4% |
0.6% |
100% |
Superficie |
15.4% |
13.6% |
27.6% |
3.7% |
39.7% |
100% |
Le partage des terres, entrepris sur la base des réformes décidées en 1919 et en 1920, n'entama donc nullement les positions de la grande propriété, si importantes en Tchécoslovaquie.
La nouvelle réforme se fit en trois étapes.
Une loi publiée le 21 juin 1945 décida tout d'abord :
l'expropriation sans indemnité des biens des « Allemands, des Hongrois et des traîtres à la patrie » (terres et installations comprises), et le passage de ces propriétés sous la gérance d’un Office national foncier;
l'expropriation des forêts et des bois au-dessus de 100 hectares;
la répartition en faveur des ouvriers agricoles et des petits propriétaires - (attribution jusqu'à 8 hectares) -, des paysans ayant une famille nombreuses - (attribution jusqu'à 12 hectares) -, des fonctionnaires et artisans pour des jardins ( 0.5 hectare), en échange d'un prix égal à la valeur de la récolte d'une année du lopin cédé.
La réforme vise donc dans sa phase initiale à la destruction sans distinction de classes des deux minorités nationales représentant d'après les statistiques tchèques d'avant-guerre respectivement 21 % (Allemands des Sudètes) et près de 5 % (Hongrois de Slovaquie) de l'ensemble de la population.
La seconde étape de la réforme fut ouverte en juillet 1947. L'Assemblée constituante adopta une loi prévoyant la révision de la première réforme volée en 1919. La loi de juillet 1947 fixa le plafond de la propriété foncière à 50 hectares. Elle décida qu'au-dessus de 50 hectares l'expropriation serait effectuée avec indemnisation.
Selon le rapport du délégué du Parti communiste tchécoslovaque, Slansky à la « Conférence des neuf partis communistes » réunis en Pologne en septembre 1947, à cette date avaient été distribués en Tchécoslovaquie, en vertu des premières dispositions de la réforme, 1 700 000 hectares à 170 000 familles « pour la plupart paysans pauvres ou sans terre ».
500 000 autres hectares récupérés en vertu de la loi de juillet 1947, sur les propriétés au-dessus de 50 hectares étaient en cours de distribution.
Aucun pays européen, à part l'Allemagne, n'a été autant bouleversé que la Pologne. Territorialement - et dans une certaine mesure socialement -, la Pologne émerge comme une entité nouvelle. Avant 1938, sur 34,5 millions d'habitants, 11 millions vivaient à l'est de la ligne Curzon, région de la très grande propriété, (domaines des princes Radzivill - dont l'un comptait 170 000 hectares -, des comtes Potocki, Zamoyski, etc.). Ce territoire a été annexé par les Russes.
Le recensement effectué en 1946 indique une population globale de 23,6 millions d’âmes, dont 18,6 millions dans les territoires anciens jusqu'à la ligne Curzon et 5,02 dans les territoires pris aux Allemands. Plus de 6 millions de Polonais - dont 3 271 000 Juifs sur un total de 3 351 000 - ont été tués pendant la guerre. Les territoires occupés par les Ukrainiens étant annexés par l'URSS, la très grande propriété ne se trouvait guère désormais en Pologne nouvelle que dans les anciennes provinces allemandes où elle occupait 45 % de la superficie cultivable.
La réforme agraire, instituée par les décrets du 6 septembre 1944 et du 17 janvier 1945, comportait les mesures suivantes :
institution d'un fonds national agraire constitué par les propriétés dépassant 50 hectares de terre arable à l'est, 100 hectares (arables ou non) à l'ouest, et indemnisation des propriétaires;
confiscation de toutes les terres ayant appartenu « aux Allemands et aux traîtres » et saisie de l'outillage et du cheptel;
exemption de tout partage des terres de l'Église jusqu'à la réunion de l'Assemblée constituante qui statuera;
cession des lopins de terre, en échange d'un prix représentant la valeur moyenne d'une année de la récolte du lopin cédé.
Dans les anciens territoires polonais ont été enregistrés, en, vue de la distribution, 2 131 285 hectares. Une statistique officielle du 1° janvier 1947, portant sur la distribution de 1 155 397 hectares, indique que tes bénéficiaires se répartissaient ainsi :
Les bénéficiaires de la réforme agraire actuelle dans les anciens territoires polonais. |
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Catégorie des bénéficiaires |
Nombre de familles |
Superficie |
Ouvriers agricoles |
26.9 |
48.8 |
Paysans sans terre |
13.9 |
16.6 |
Propriétaires "nains" |
23.5 |
12.6 |
Petits paysans |
33.7 |
21.4 |
Jardiniers, artisans |
2.0 |
0.6 |
A la même date, dans les territoires de l'Ouest, 413 056 exploitations de moins de 100 hectares (anciennes propriétés paysannes allemandes), totalisant une superficie de 4 509 346 hectares, avaient été ainsi réparties :
Les bénéficiaires de la réforme agraire dans les territoires annexés |
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Catégories des bénéficiaires |
Superficie |
Ouvriers agricoles |
0.02 |
Paysans autochtones |
3.95 |
Paysans transférés et "rapatriés" |
67.5 |
Soldats |
7.8 |
Réservés pour le ravitaillement |
0.43 |
Non encore attribués |
20.3 |
Dans le Mecklembourg, le Brandebourg, la Saxe, l'Anhalt, la Thuringe, la grande propriété occupait une place capitale, comme on peut le voir d'après le tableau suivant, que nous empruntons à l'Economist (3 novembre 1945).
Structure des campagnes en Allemagne, avant l'occupation soviétique et les annexions polonaises. |
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Terres arables et pâturages |
Fermes dépassant 100 ha |
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Régions |
Ha en milliers |
Nombres de fermes |
Ha en milliers |
% du total |
Nombres de fermes |
Poméranie |
2 353 |
129 |
1 019 |
43.3 |
3 600 |
Mecklembourg |
1 011 |
46 |
547 |
54.1 |
1 600 |
Brandebourg |
1 940 |
154 |
642 |
33.1 |
2 794 |
Saxe( province ) |
1 602 |
162 |
420 |
26.2 |
2 176 |
Anhalt |
141 |
13 |
51 |
35.9 |
222 |
Thuringe |
612 |
101 |
68 |
11.2 |
336 |
Saxe (Etat libre) |
918 |
100 |
132 |
14.3 |
1 042 |
Les décrets de réforme prévoyaient :
la confiscation de l'ensemble des terres et du cheptel « des nazis, des criminels de guerre et des traîtres »;
la fixation de la superficie maxima de la propriété terrienne à 100 hectares par exploitation, sauf pour la propriété des églises, des coopératives et des propriétés dites « modèles »;
la distribution des terres aux travailleurs agricoles, aux petits paysans et aux réfugiés de l'Est par parcelles de 5 hectares (en moyenne). Le prix du lopin de terre ainsi cédé fut estimé égal à la valeur d'une récolte moyenne annuelle, dont les 10 % payables à l'installation, le reste en neuf annuités.
Selon les chiffres fournis le 11 septembre 1947 (après l'achèvement de la réforme) par le colonel Kahanov, chef des services de l'Agriculture de l'Administration militaire soviétique, ont été expropriées : 6 986 grandes propriétés (dont 3 280 exploitations ayant appartenu à des criminels de guerre et 2 089 propriétés de l'Etat nazi); le fond de la réforme a embrassé, dans les cinq provinces de la zone d'occupation, une superficie de 3 041 500 hectares (dont 51% de terres labourables). »
Il s'agit donc bien d'un gigantesque bouleversement économique, social et politique, dont l'origine est le krach que la défaite et l'effondrement de l'armée allemande ainsi que la victoire de l'URSS ont signifie pour la société bourgeoise à l'Est de l'Europe.
Partout, sous une forme ou sous une autre, plus ou moins puissamment, les masses se sont mises en mouvement, et la révolution prolétarienne était à l'ordre du jour non seulement à l'Est, mais dans toute l'Europe. Les « Alliés » étaient hantés par la crainte de la révolution en Allemagne. Dès 1943, ils ont conjointement et systématiquement tout mis en œuvre pour qu'elle ne se produise pas : bombardements systématiques des villes allemandes pour terroriser et pulvériser les masses prolétariennes; affirmation de la responsabilité collective du peuple allemand, Ilya Ehrenbourg déclarant qu'il n'y a de bons Allemands que ceux qui sont morts; déportations massives de populations; partage de l'Allemagne en zones d'occupation où l'autorité militaire abat son poing de fer.
La politique de la bureaucratie du Kremlin a d'abord été motivée, dès que les armées de l'URSS ont pénétré en Pologne, en Roumanie, en Bulgarie, en Hongrie, par la volonté de faire barrage aux masses, de les contenir, de les faire refluer, pour que n'éclate pas la révolution. Lorsqu'elles entrent en Roumanie au mois d'août 1944, Molotov déclare :
« L'URSS n'entend nullement changer les bases sociales de la Roumanie. »
Partout, le Kremlin s'efforça de maintenir ce qui subsistait des Etats bourgeois, de l'ordre bourgeois, Les nationalisations affaiblissaient énormément, économiquement et socialement, la bourgeoisie, déjà très faible comme classe. Telles qu'elles ont été réalisées, elles restaient cependant dans le cadre du mode de production capitaliste. Les entreprises nationalisées fonctionnaient par rapport au marché et à ses lois. La terre n'était pas nationalisée. Aujourd'hui, même si les bourgeoisies ne peuvent réaliser de réforme agraire radicale, celle-ci reste pourtant par nature une réforme bourgeoise. Elle ne supprime pas la propriété privée des moyens de production et les rapports de production bourgeois; au contraire, elle les généralise. Elle ne supprime pas les différentes formes de rentes. La réforme agraire, sans que soit mis à la disposition de la paysannerie pauvre un système de crédit à bon marché, aboutit très rapidement à son endettement et à sa subordination aux maîtres du crédit. La réforme agraire ne résout pas le problème de la commercialisation. L'inéluctable différenciation économique fait surgir une couche sociale, les koulaks ou paysans riches, qui se subordonne la paysannerie pauvre.
Il faut ajouter qu'en principe, les avoirs américains, anglais et français en Europe de l'Est n'étaient pas nationalisés, pas plus, bien entendu, que ceux que la bureaucratie du Kremlin s'était appropriés.
Ainsi, la Grande-Bretagne réclamait à la Pologne 15 millions de livres sterling, et la France 23 milliards de francs 1938. En Yougoslavie, l'Angleterre estimait ses « créances » à 15 millions de livres de l'époque. Des « dettes » semblables étaient réclamées aux différents pays de l'Europe de l'Est.
Envahissant l'Europe de l'Est, la bureaucratie du Kremlin se fixait un second objectif : le pillage systématique de l'économie de ces pays. La Finlande et la Roumanie, signant l'armistice avec l'URSS, s'engageaient chacune à verser à l'URSS et à ses alliés 300 millions de dollars-or de réparations. L'Allemagne devait payer 10 milliards de dollars-or de réparations à l'URSS. En plus des biens allemands saisis pour payer ces sommes, un prélèvement énorme était effectué sur la production courante des pays occupés. Les « pays alliés », Pologne, Tchécoslovaquie, n'échappaient pas non plus au pillage, notamment par la constitution de « sociétés mixtes » comme dans les pays ennemis, par des échanges inégaux, etc.
Mais, pour de multiples raisons, il était indispensable à la bureaucratie du Kremlin d'être la cheville ouvrière de la reconstruction de l'Etat là où l'Etat bourgeois avait été totalement détruit : en Allemagne de l'Est, en Pologne, en Tchécoslovaquie. Là où la façade de l'Etat bourgeois avait pu être maintenue, il était non moins indispensable qu'il ne s'agisse pas d'une simple occupation, mais d'une pénétration, d'une prise en charge du fonctionnement de l'Etat et de ses organes par la bureaucratie du Kremlin, ses agents des PC, et d'autres « partis ». C'était indispensable par rapport aux masses et contre elles : la bourgeoisie était bien incapable de les endiguer ou de les faire refluer par ses propres moyens, de les empêcher d'abattre un Etat en ruines, sans l'apport de l'appareil du Kremlin, ou même d'empêcher que cet Etat ne s'effondre sur lui-même. C'était indispensable pour contrôler la bourgeoisie restante elle-même. C'était indispensable pour pouvoir piller à ce point et sous ces formes l'économie de ces pays. C'était indispensable pour qu'à plus ou moins brève échéance, ces pays ne retombent pas sous le contrôle de l'impérialisme, américain notamment, mais restent des bastions économiques, politiques, militaires, de la bureaucratie du Kremlin.
Il serait inexact de prétendre que dès le début de l'occupation de ces pays, la bureaucratie du Kremlin avait comme objectif d'aligner leur mode de production sur celui de l'URSS. Tout prouve le contraire. C'est empiriquement que le Kremlin a été amené à cette solution. En moins de trois ans, il s'est révélé qu'il était socialement et politiquement impossible de maintenir ce type de régimes. Tout naturellement la tendance des bourgeoisies restantes dans ces pays était de récupérer leurs anciennes positions économiques, d'en conquérir de nouvelles, de récupérer la maîtrise de l'appareil d'Etat, de l'« épurer » à son tour et de le faire fonctionner directement et par rapport à leurs seuls intérêts, de faire sa jonction avec l'impérialisme. A la campagne, la différenciation sociale s'accentuait, la paysannerie nouvellement constituée sous cette forme par les réformes agraires fournissait une base de masse à la bourgeoisie. L'anarchie économique, consécutive au pillage, à un fonctionnement incohérent, sévissait, traduite notamment par une inflation fantastique. Dans la mesure où la bureaucratie du Kremlin tire ses privilèges de l'économie planifiée sur la base des rapports de production que la révolution d'Octobre 1917 a institués, qu'elle est incapable de les renverser, il lui faut les défendre à sa manière. Les rapports de production, les rapports sociaux et politiques de l'URSS et ceux existant dans le « glacis » étaient incompatibles. Les conflits entre les bourgeoisies restantes, dans une certaine mesure renaissantes, et la bureaucratie du Kremlin n'ont pas cessé et se sont accentués. La bureaucratie du Kremlin les surmontait par de nouvelles « épurations ». A partir de 1947, ces conflits ont pris un tour aigu en relation avec la politique que l'impérialisme américain impulsait désormais : il visait à refouler la bureaucratie du Kremlin de l'Europe de l'Est, et éventuellement à s'ouvrir une voie de pénétration en URSS même.
Le 12 mars 1947, Truman formulait à la tribune du Congrès américain sa « doctrine » de « soutien aux pays libres ». Les USA n'acceptaient plus aucune nouvelle modification du statu quo européen. Ils accordaient à la Grèce une aide financière de 300 millions de dollars pour combattre les partisans du Parti communiste grec qui luttaient encore les armes à la main au nord du pays, à la frontière yougoslave, et une aide de 100 millions de dollars à la Turquie. Le 5 juin, le général Marshall formulait les grandes lignes du plan qui devait porter son nom : proposition était faite d'accorder une aide s'élevant entre 15 et 20 milliards de dollars à vingt-deux pays européens, au cours des quatre à cinq années suivantes. Bien entendu, l'effort économique de ces pays devait être coordonné sous l'égide de l'impérialisme américain. L'offre était faite aussi bien aux pays de l'Est de l'Europe qu'à ceux de l'Ouest. Le plan Marshall était tout à la fois l'instrument de la réorganisation de l'économie capitaliste, l'instrument de la pénétration américaine à l'Est et le ciment d'un bloc politique et militaire sous l'égide de l'impérialisme américain dirigé contre l'URSS. Il allait préparer le pacte et l'alliance Atlantiques.
Il faut suivre la chronologie. Le 10 février 1947, les traités de paix avec les pays satellites de l'Allemagne, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie, la Finlande, sont signés à Paris. Le 12 mars, Truman énonce sa « doctrine ». Le 5 juin, Marshall formule son plan. Cela forme un tout cohérent et percutant. Le plan Marshall devait fonctionner de la façon suivante : l'ensemble des Etats européens devaient se réunir faire le bilan de leurs échanges réciproques et des perspectives de ces échanges, ainsi que de leurs échanges avec les USA. Les pays européens s'efforçaient de combler leurs déficits réciproques et avec les Etats-Unis dans toute la mesure du possible; les crédits Marshall réglaient les soldes. En d'autres termes, il s'agissait de régulariser les échanges européens et mondiaux, en incluant l'Europe de l'Est, en ouvrant une porte sur l'URSS, sous l'égide de l'impérialisme américain.
La bureaucratie du Kremlin n'a pas repoussé sans hésitations, et encore bien moins celle des pays de l'Europe de l'Est, la participation au plan Marshall. Molotov participa à la Conférence de Paris du 27 juin, réunissant les ministres des Affaires étrangères d'Angleterre, de France, d'URSS, qui discutait de la proposition Marshall. Mais Molotov, sans dire non, mit en cause le contrôle que les pays capitalistes, surtout l'impérialisme américain, exerceraient plus ou moins directement sur l'économie de l'URSS et de l'Europe de l'Est, en cas d'acceptation du plan Marshall.
« Tous les pays de l'Est ne furent pas de l'avis de Molotov. Lorsque après le départ de ce dernier, la France et la Grande-Bretagne lancèrent des invitations à vingt-deux pays européens, les pays de l'Est y compris, un flottement significatif se manifesta dans les milieux dirigeants de la Tchécoslovaquie et de la Pologne jusque dans les rangs communistes... Le 4 juillet 1947, le conseil de cabinet tchécoslovaque se prononça pour l'acceptation de l'aide. Les Polonais se préparaient à faire de même. Mais, le 8 juillet, le jour même où le gouvernement de Varsovie délibérait sur la question, la radio de Moscou annonçait que la Pologne et la Roumanie « ont refusé » de participer à la Conférence de Paris. Le lendemain, Varsovie déclina officiellement l'invitation. Le même jour, une délégation tchécoslovaque partait pour Moscou. »
C'est ce qu'explique François Fejtö dans son « Histoire des démocraties Populaires ». Le 10 juillet, le gouvernement tchécoslovaque renonçait à participer à la Conférence de Paris sur le plan Marshall.
C'est que la dépendance financière et économique de ces pays par rapport aux grandes puissances capitalistes restait extrêmement grande, et tendait à s'accentuer dans le cadre d'une économie fonctionnant encore en grande partie selon les lois qui s'expriment sur le marché; en outre, il est évident que les forces bourgeoises subsistantes poussaient politiquement de toutes leurs forces dans ce sens. L'aide que la Yougoslavie a reçue de l'UNRRA, organisme d'assistance économique du gouvernement américain, s'est élevée entre avril 1945 et juin 1947 à 415 millions de dollars (de l'époque), à 481 millions pour la Pologne, à 261 millions pour la Tchécoslovaquie. De plus, la Pologne avait obtenu à la fin de 1946 un crédit de 40 millions de dollars de l'Export-Import Bank, et de 50 millions de dollars de la part des Etats‑Unis. La Roumanie, 50 millions de la Chase Bank, la Hongrie 10 millions. Du point de vue des échanges, François Fejtö cite l'exemple suivant :
« La tendance a accroître les échanges avec l'Ouest est encore plus nette en Tchécoslovaquie : parmi les cinq Etats d'où la Tchécoslovaquie a importé au cours du premier trimestre pour plus de 300 millions de couronnes de marchandises, il n'y en a pas un de l'Europe orientale; parmi ses six clients les plus importants, l'Union soviétique occupe le sixième rang. »
Plus loin :
« En 1946, les exportations tchécoslovaques aux Etats-Unis ont dépassé les importations de 230 millions de couronnes, laissant à son actif une créance de 4,6 millions de dollars, mais cet excédent est absorbé par le déficit d'un seul mois (avril 1947) et, pour les quatre premiers mois de 1947, mois décisifs, la balance commerciale avec les Etats‑Unis présente un déficit de 677 millions de couronnes. »
La proposition Marshall répondait à des besoins brûlants. Elle correspondait à des tendances économiques, sociales et politiques profondes existant en Europe de l'Est. La bureaucratie du Kremlin convoitait également avidement les crédits Marshall.
Molotov, au nom de la bureaucratie du Kremlin, reconnaissait que l'aide américaine serait précieuse pour les pays de l'Est de l'Europe et l'URSS. Mais il ne pouvait accepter la dépendance et le contrôle que la proposition Marshall mettait en avant, qui établissaient de fait la subordination financière et économique des pays de l'Europe de l'Est et de l'URSS (dans ce pays, la destruction des rapports de production nés de la révolution d'Octobre). Car, au fond, c'est cela qui était en cause. L'hésitation de la bureaucratie du Kremlin n'en est pas moins significative. Il fallait choisir : ou laisser les puissances impérialistes reprendre le contrôle de l'Est de l'Europe, ouvrir la porte à la pénétration capitaliste en URSS, ou aligner les rapports de production de ces pays sur ceux de l'URSS.
Finalement, ce n'est que dans les derniers mois de 1947 que le Kremlin décida définitivement d'aligner les rapports économiques, sociaux et politiques de la Roumanie, de la Bulgarie, de la Hongrie, de la Pologne et de la Tchécoslovaquie sur ceux de l'URSS. En Bulgarie, à partir du décret du 23 décembre 1947, l'essentiel de l'industrie, de la banque, du commerce extérieur dépendirent de l'Etat. En Hongrie, c'est à partir de la loi du 29 avril 1949. En Pologne, c'est à partir de la fin 1947-début 1948 que l'opération eut lieu. En Roumanie, c'est à partir d'une loi votée le 18 juin 1948. En Tchécoslovaquie, le coup d'Etat de février va faire passer tout le pouvoir entre les mains des staliniens. Il va être le point de départ de l'opération. Pour ce qui concerne l'Est de l'Allemagne, la proclamation, le 11 octobre 1949, de la République démocratique allemande et la constitution d'un gouvernement, le gouvernement Grotewohl, marquent le tournant décisif. Désormais, le moteur de l'économie de ces pays ne sera plus le profit, mais la satisfaction des besoins sociaux tels que les plans les exprimeront, c'est-à-dire avant tout les besoins de la bureaucratie, celle du Kremlin en premier lieu, avec les immenses contradictions, insolubles, explosives, que cela implique.
Le saut définitif d'un type de société à un autre ne s'est pas fait de façon indolore. En Tchécoslovaquie, qui officiellement n'était plus occupée depuis la fin 1945, mais dont tous les organes de l'Etat étaient noyautés par les staliniens, cela va exiger une certaine mobilisation des masses, contrôlée par le PC, l'élimination quelque fois physique des ministres et du personnel politique bourgeois. Ensuite, toute une épuration des organes d'Etat a encore été nécessaire. A des degrés divers, le même processus s'est produit en Roumanie, en Bulgarie, en Pologne, en Hongrie, mais dans ces pays l'armée de l'URSS était directement à pied d'œuvre. En Allemagne, l'appareil d'Etat en place n'était qu'une simple projection de celui de l'URSS, de ses agents. Par contre, pour la Finlande, que l'armée de l'URSS n'a jamais occupée, ce sont les staliniens qui, en juin 1948, ont été expulsés du gouvernement et de l'appareil d'Etat.
Le processus de transformation des rapports économiques, sociaux et politiques en Europe de l'Est n'a pas été identique à celui qui s'est produit en Yougoslavie (qui n'a jamais non plus été occupée par l'armée de la bureaucratie du Kremlin) - auquel on peut apparenter les développements qui ont eu lieu en Albanie jusqu'à la rupture entre Tito et Staline, alors que les développements en Corée du Nord, occupée par l'URSS en août 1945, peuvent être apparentés à ceux qui se sont produits dans les pays européens occupés. Il n'en reste pas moins que, comme en Yougoslavie, en Chine, au Vietnam, la possibilité théorique en était formulée dans ce fameux passage du programme de fondation de la IV° Internationale. Beaucoup plus précisément, Trotsky donnait au début de la Deuxième Guerre mondiale la clé de la compréhension de ces développements. Polémiquant à propos d'une résolution émanant de la minorité du SWP, il écrivait :
« Pour mieux châtier les staliniens de leurs incontestables crimes, la résolution, à la suite des démocrates petits-bourgeois de toutes nuances, ne souffle mot de ce que l'Armée rouge en Finlande exproprie les propriétaires terriens et introduit le contrôle ouvrier, préparant ainsi l'expropriation des capitalistes.
Demain, les staliniens étrangleront les ouvriers finlandais. Mais aujourd'hui ils donnent, ils sont contraints de donner une formidable impulsion à la lutte de classe sous sa forme la plus aiguë. Les chefs d l'opposition fondent leur politique non sur le processus « concret », tel qu'il se développe en Finlande, mais sur des abstractions démocratiques et de nobles sentiments.
La guerre soviéto-finlandaise commence déjà, visiblement, à se prolonger par une guerre civile, où l'Armée rouge - pour l'instant - est dans le même camp que les petits paysans et les ouvriers, tandis que l'armée finlandaise bénéficie du soutien des classes possédantes, de la bureaucratie ouvrière conservatrice et des impérialistes anglo-saxons. Les espoirs, qu'éveille l'Armée rouge chez les masses pauvres finlandaises ne seront, en l'absence de révolution internationale, qu'une illusion; la collaboration de l'Armée rouge avec les masses exploitées sera temporaire; le Kremlin peut très vite se retourner contre les ouvriers et les paysans finlandais. »
(L'opposition petite-bourgeoise du SWP - le 15 décembre 1939.)
Quelques semaines plus tôt, il avait déjà écrit :
« Au moment où j'écris ces lignes, le sort des territoires occupés par l'Armée rouge reste toujours obscur. Les dépêches se contredisent, car les deux parties mentent à l'envi. Mais les rapports de forces sur le terrain sont sans aucun doute toujours fort incertains. Une partie des territoires occupés sera indubitablement incorporée à l'URSS. Sous quelle forme, précisément ?
Supposons un instant que, conformément au pacte conclu avec Hitler, le gouvernement de Moscou conserve intacts les droits de la propriété privée dans les territoires occupés et se borne au « contrôle » sur le modèle fasciste. Une telle concession revêtirait sur le plan des principes une très grande importance et pourrait constituer le point de départ d'un nouveau chapitre de l'histoire du régime soviétique et donc d'une nouvelle appréciation, de notre point de vue, de la nature de l'Etat soviétique.
Il est plus vraisemblable, cependant, que dans les territoires qui doivent être incorporés à l'URSS, le gouvernement de Moscou procédera à l'expropriation des grands propriétaires et à l'étatisation des moyens de production. Cette orientation est plus probable, non parce que la bureaucratie reste fidèle au programme socialiste, mais parce qu'elle ne veut ni ne peut partager le pouvoir et les privilèges qui en découlent avec les anciennes classes dirigeantes dans les territoires occupés. Ici, une analogie se présente d'elle-même. Le premier Bonaparte arrêta la révolution au moyen d'une dictature militaire. Toutefois, lorsque les troupes françaises envahirent la Pologne, Napoléon signa un décret stipulant : « Le servage est aboli. » Cette mesure n'était dictée ni par les sympathies de Napoléon pour les paysans, ni par des principes démocratiques, mais par le fait que la dictature bonapartiste s'appuyait sur les rapports de propriété bourgeois et non féodaux. Etant donné que la dictature bonapartiste de Staline s'appuie sur la propriété d'Etat et non sur la propriété privée, l'invasion de la Pologne par l'Armée rouge doit, dans ces conditions, entraîner l'abolition de la propriété privée capitaliste, afin d'aligner le régime des territoires occupés sur celui de l'URSS.
Mesure révolutionnaire par sa nature, l'« expropriation des expropriateurs » s'effectue dans ce cas de manière militaro-bureaucratique. Tout appel à une action indépendante des masses - mais sans un tel appel, fût-il très prudent, il est impossible d'établir un nouveau régime - sera, sans nul doute, étouffé le lendemain même par d'impitoyables mesures de police, afin d'assurer la prépondérance de la bureaucratie sur les masses révolutionnaires en éveil. C'est là un aspect de la question. Mais il y en a un autre. Pour avoir la possibilité d'occuper la Pologne au moyen d'une alliance militaire avec Hitler, le Kremlin a depuis longtemps trompé et continue de tromper les masses en URSS et dans le monde entier et a, de ce fait, provoqué la décomposition complète des rangs de sa propre Internationale communiste. Le critère politique essentiel pour nous n'est pas la transformation des rapports de propriété dans cette région ou une autre, si importants qu'il puissent être par eux-mêmes, mais le changement à opérer dans la conscience et l'organisation du prolétariat mondial, l'accroissement de sa capacité à défendre les conquêtes antérieures et à en réaliser de nouvelles. De ce seul point de vue décisif, la politique de Moscou, considérée globalement, conserve entièrement son caractère réactionnaire et demeure le principal obstacle sur la voie de la révolution internationale.
Notre appréciation générale du Kremlin et de l'Internationale communiste ne modifie pas, cependant, le fait particulier que l'étatisation des formes de la propriété dans les territoires occupés constitue en soi une mesure progressiste. Il faut le reconnaître ouvertement. Si Hitler lançait demain ses armées à l'assaut de l'Est afin de rétablir l'« ordre » dans la Pologne orientale, les travailleurs d'avant-garde défendraient contre Hitler ces nouvelles formes de propriété établies par la bureaucratie bonapartiste soviétique. »
(L'URSS en guerre - 18 octobre 1939.)
L'OCI [1] a caractérisé les Etats yougoslave, chinois, vietnamien, du Laos, du Cambodge, ceux des pays que la bureaucratie du Kremlin a occupés à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, comme des Etats ouvriers bureaucratiques dès leur origine. Mais, pour reconnaître la mutation d'Etats bourgeois à Etats ouvriers bureaucratiques, la méthode à utiliser ne peut être purement économique. Elle doit être celle de la thèse IX des « Dix thèses » que Germain avait écrites en décembre 1950 et janvier 1951, et que le PCI a adoptées et soumises au III° Congrès mondial de la IV° Internationale :
« La méthode au moyen de laquelle notre mouvement a résolu la question de la nature de classe de la Yougoslavie, dans la résolution adoptée par le IX° Plénum du CEI, se rattache en ligne droite à sa tradition marxiste-léniniste, déjà défendue avec succès dans sa solution de la question de l'URSS. La résolution du IX° Plénum résout la question yougoslave en partant des forces réelles de classe et non de rapports de propriété isolés de leur origine historique. Elle « légalise » en même temps l'utilisation de la formule de « gouvernement ouvrier et paysan » pour désigner certaines étapes transitoires entre la décomposition du pouvoir de la bourgeoisie et l'établissement de la dictature du prolétariat, la construction d'un appareil d'Etat d'un type nouveau. Cette formule, inscrite dans notre « Programme de transition », a depuis démontré toute son utilité dans le cas de la Chine, où notre mouvement l'utilise pour caractériser l'étape actuelle de développement de la révolution chinoise. Elle fait partie de notre bagage programmatique nécessaire pour comprendre des phénomènes de transition propres à notre époque.
La discussion internationale actuellement en cours au sujet de la nature de classe des pays du glacis ne pourra être conclue positivement qu'à condition que ne soit pas abandonné l'acquis théorique qui a constitué son point de départ. Tout le monde ayant admis, au début de la discussion, que nous avions affaire, dans le glacis, avec des pays dominés par la bureaucratie soviétique depuis 1944. Au cours de cette domination, des transformations de structure ont été opérées dans ces pays dans le cadre de la politique d'assimilation structurelle poursuivie par la bureaucratie. La difficulté consiste en ceci : déterminer à quel moment, dans ce processus d'assimilation structurelle, s'opère la transformation de quantité en qualité. Au cas où une révolution prolétarienne se produit dans un pays, le fait même de cette révolution nous dispense de rechercher d'autres critères pour démontrer le changement de domination d'une classe vers une autre : l'exemple yougoslave en est une nouvelle preuve. Nous pouvons très bien concevoir que le prolétariat, après la prise du pouvoir dans certains pays, y maintienne la propriété privée des moyens de production dans certains secteurs pendant toute une période. La nationalisation complète des moyens de production n'est même pas un fait en URSS. Une nationalisation généralisée peut seulement servir de preuve de l'existence d'un Etat ouvrier, aucun Etat bourgeois n'étant censé pouvoir prendre ces mesures. Dans le glacis, le problème est tout autre : il n'y a pas eu de révolution prolétarienne, et la question à déterminer - la forme du passage du pouvoir d'une classe à l'autre - est compliquée du fait que la bureaucratie y a exercé effectivement le pouvoir dès le début. C'est dans ce sens (pour déterminer le moment de l'assimilation structurelle) que nous avons soulevé la question de la planification et de la suppression des frontières effectives, et nullement pour limiter les possibilités d'action des révolutions victorieuses dans des petits pays, ou pour introduire de nouveaux critères d'une victoire révolutionnaire.
Il est par conséquent nécessaire d'admettre que la bourgeoisie a perdu très tôt - les dates diffèrent d'un pays à l'autre - le pouvoir politique qui est passé aux PC, s'appuyant sur les forces militaires et policières de la bureaucratie, et qui ont régné pendant toute une époque sans transformer radicalement la structure de la propriété privée et de l'appareil d'Etat. Les changements qui sont apparus dernièrement dans plusieurs pays dans les appareils d'Etat marquent une étape nouvelle dans la transformation de ces gouvernements ouvriers et paysans en Etats ouvriers déformés. En même temps, cette transformation s'accompagne d'un contrôle toujours plus strict et plus direct de la bureaucratie soviétique sur toute la vie sociale de ces pays. L'aboutissement de ce processus est l'intégration effective de leur économie dans la planification soviétique, de leur armée dans l'armée soviétique, qui terminera le processus d'assimilation structurelle. Aussi longtemps que ce processus n'est pas terminé, la situation de chaque pays du glacis reste instable et transitoire, et soumise aux oscillations des rapports de forces internationaux (les exemples de l'Allemagne et de l'Autriche l'ont encore récemment démontré). On peut discuter si concrètement ce processus est déjà achevé dans tel ou tel pays (il paraît le plus avancé en Pologne et en Bulgarie). Mais il faudra bien admettre que le critère des rapports de propriété, si important et décisif qu'il soit, ne permet pas à lui seul de résoudre la question, s'il est isolé de tout son contexte historique. »
Avec le temps, évidemment, il apparaît que certaines appréciations demandent à être quelque peu rectifiées. Des termes comme « assimilation structurelle » prêtent à équivoque. S'il s'agit d'une relative identité de structure économique et sociale par rapport à l'URSS, on peut les admettre. S'il s'agit d'intégration économique, politique et militaire à l'URSS, ils ne conviennent manifestement pas. Une autre formulation doit être rectifiée : l'égalité qui semble être posée entre Etat ouvrier et dictature du prolétariat. Inversement, il convient de souligner ceci : un gouvernement peut ne plus être un gouvernement ouvrier et paysan, mais déjà être l'expression et diriger un Etat ouvrier, sans que pour autant l'ensemble de la bourgeoisie soit expropriée, que l'économie fonctionne selon un plan. Chacun le sait, ce n'est qu'au cours de l'été 1918 que le gouvernement bolchévique commença à vraiment exproprier la bourgeoisie. Ce gouvernement était pourtant bien la réalisation de la dictature du prolétariat à la tête d'un Etat ouvrier, et non un gouvernement ouvrier et paysan au sens que le « Programme de transition » donne à cette formule. La Commune de Paris (« la forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat » - Karl Marx), le premier Etat ouvrier qui ait existé dans le monde, n'a que peu attenté à la propriété privée des moyens de production.
Inversement, il faudrait dire qu'« une nationalisation généralisée qui se maintient durablement peut seulement servir de preuve de l'existence d'un Etat ouvrier ».
Il semble que la dislocation plus ou moins grande des Etats bourgeois (quelquefois leur anéantissement au cours de la guerre), l'occupation militaire, la pénétration, le noyautage des organismes d'Etat bourgeois qui subsistaient - là où il en subsistait - par la bureaucratie du Kremlin et ses agents nationaux, et les épurations aient abouti très tôt au changement de la nature sociale des appareils d'Etat dans le « glacis », et à la construction de nouveaux appareils d'Etat, même si ceux-ci utilisaient des matériaux de l'ancien appareil d'Etat, bien avant que l'ensemble de l'industrie, de la banque, du commerce, n'échappe à la propriété privée des moyens de production. D'ailleurs, étant donné que l'action des masses a été en un premier temps contenue et refoulée, que, plus tard, l'action des masses a tout de même été limitée et canalisée, y compris en Tchécoslovaquie en février 1948, la question est posée : qui a donc fini de liquider politiquement et d'exproprier économiquement la bourgeoisie, sinon un Etat qu'il faut bien caractériser comme ouvrier, au sens très général et historique du terme.
Le fait que des pans entiers de l'ancien appareil d'Etat bourgeois aient été utilisés, que la façade de ceux-ci ait été maintenue un temps en Roumanie, en Bulgarie, en Hongrie, que même en Tchécoslovaquie et en Pologne des organismes typiques d'un Etat bourgeois, la façade d'un appareil d'Etat bourgeois aient été reconstruits, que tout un personnel politique bourgeois ait été utilisé, témoigne du compromis passé entre la bourgeoisie et la bureaucratie du Kremlin. Mais la bureaucratie du Kremlin détint dès le début, sinon sans partage, l'essentiel du pouvoir. Elle ne s'est pas contentée de contrôler, à partir de l'occupation militaire, des appareils d'Etat bourgeois plus ou moins solidement constitués. Elle a étayé, centralisé, pénétré ce qu'il en restait. La coopération contre‑révolutionnaire entre la bureaucratie du Kremlin et la bourgeoisie de ces pays, la conservation ou la reconstruction d'organismes et de façades d'Etat bourgeois ont été possibles et nécessaires pour faire face à la révolution prolétarienne menaçante, et en vue de la coopération avec l'impérialisme. Il devait en résulter ultérieurement de violents conflits à l'intérieur des appareils d'Etat.
Tout cela est conforme au caractère contre‑révolutionnaire de la bureaucratie du Kremlin. Nombre d'éléments bourgeois, de membres du personnel politique bourgeois n'avaient d'ailleurs aucun mal à se mettre au service de la caste de nature petite‑bourgeoise du Kremlin. En outre, du point de vue formel, il n'y a pas de différence entre les organismes de l'Etat ouvrier dégénéré et les organismes d'un Etat bourgeois. La différence réside dans leur origine historique et dans les rapports sociaux de la société dont ils émanent, qu'ils gèrent et qu'ils doivent défendre. Nombre de membres de l'ancien appareil d'Etat bourgeois, des organismes comme tels de l'Etat bourgeois, peuvent être intégrés à un Etat ouvrier dégénéré ou bureaucratique dès son origine. La bureaucratie du Kremlin a construit des Etats ouvriers à son image, avec le personnel politique disponible, donc énormément d'éléments bourgeois. Il lui fallait du temps pour constituer des appareils bureaucratiques « nationaux » autour des noyaux centraux nationaux que furent les PC, lesquels étaient parfois extrêmement faibles. Vouloir déterminer dans chaque cas le moment précis où il est possible de caractériser tel ou tel Etat comme un Etat ouvrier bureaucratique ou dégénéré semble bien difficile et de peu d'intérêt.
« Au cas où une révolution prolétarienne se produit dans un pays, le fait même de cette révolution nous dispense de rechercher d'autres critères pour démontrer le changement de domination d'une classe vers une autre : l'exemple yougoslave en est une nouvelle preuve. Nous pouvons très bien concevoir que le prolétariat, dans certains pays, après la prise du pouvoir, y maintienne la propriété privée des moyens de production dans certains secteurs pendant toute une période », lit-on dans la neuvième des Dix thèses.
C'est vrai, mais quelques précisions sont néanmoins nécessaires. La révolution ne suffit pas. La destruction de l'ancien appareil d'Etat bourgeois ne suffit pas non plus. Il faut encore qu'un nouveau pouvoir, qu'un nouvel Etat se construise. Il faut savoir qui construit le nouvel appareil d'Etat et comment, par quels processus sociaux et politiques. Ni la construction d'un Etat ouvrier, bureaucratique dès l'origine ou non, ni l'expropriation de la bourgeoisie ne résultent automatiquement de la destruction ou de l'effondrement de l'Etat bourgeois. Par contre, il peut se constituer dans le cours et pour la destruction de l'Etat bourgeois, au cours et pour l'expropriation de la bourgeoisie. Par exemple, il est évident que l'Etat ouvrier yougoslave, bureaucratique dès son origine, a été constitué au cours de la guerre révolutionnaire entre. 1941 et 1944 sous l'action et autour du PC yougoslave et de l'armée des partisans qu'il a organisée et dirigée.
En Chine, c'est également à partir et autour du PC chinois et de l'armée que l'Etat ouvrier s'est construit pendant les années 1947 à 1950.
Au Vietnam, c'est aussi de cette façon que s'est constitué entre 1946 et 1954 l'Etat ouvrier bureaucratique. De même, au Laos et au Cambodge, un processus similaire a eu lieu au cours de la deuxième guerre d'Indochine. C'est pourquoi la thèse IX a parfaitement raison d'affirmer :
« Une nationalisation généralisée peut seulement servir de preuve de l'existence d'un Etat ouvrier, aucun Etat bourgeois n'étant censé pouvoir prendre ces mesures. »
Notes
[1] OCI : Organisation Communiste Internationaliste. S. Just en était l'un des principaux dirigeants.