1979 |
"(...) Est-il possible qu'au cours de la nouvelle période de la révolution, de cette période qui va voir se multiplier les « circonstances exceptionnelles », à nouveau des partis petits-bourgeois, y compris staliniens, soient contraints d'aller plus loin qu'ils ne le voudraient sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie ? Vraisemblablement oui." Un article de "La Vérité" n°588 (Septembre 1979) |
A propos d'une possibilité théorique et de la lutte pour la dictature du prolétariat
L'Indochine, un autre
exemple
Au Vietnam, au Laos, au Cambodge, tout est beaucoup plus clair. La colonisation française commence dès 1860 avec la conquête de la Cochinchine. Elle s'achève en 1890. Toutes les conquêtes coloniales françaises sont placées sous l'autorité du Gouvernement général de l'Indochine qui dépend du ministère des Colonies. Le Gouvernement général exerce l'administration directe. L'appareil d'Etat est l'appareil d'Etat français. L'Indochine est considérée comme « territoire français ». Cependant une royauté fantoche est maintenue : l'empereur d'Annam « règne » sur le Tonkin et l’Annam, qui sont formellement « protectorats français ». Sa capitale est à Hué. Il nomme ses « ministres ». Au Laos et au Cambodge aussi la monarchie est maintenue. Par contre, la Cochinchine a été « cédée » à la France, en toute souveraineté, par l'empereur d'Annam, dès 1874. Elle est considérée comme colonie française, ainsi que le deviendront en 1888 Hanoï, Haiphong et Tourane.
Le maintien des monarchies répond à certaines exigences : utiliser les anciennes classes dominantes au profit de la colonisation française. Ce sont les mandarins, les anciens notables communaux, les anciens seigneurs, qui deviennent les agents de la colonisation et de l'administration française. La Cochinchine, « bénéficiant » du statut colonial, est dotée en 1880 d'une Assemblée élue, le Conseil colonial, où siègent quelques Annamites désignés par les chambres de commerce et d'agriculture. Le suffrage et l'éligibilité sont réservés aux citoyens français, et les Annamites, « sujets français », n'accèdent à la citoyenneté que par un acte analogue à la naturalisation (on ne comptait au total dans les trois pays annamites que 2 555 « nationalisés » français, dont les trois cinquièmes en Cochinchine, en 1937 - «Histoire du Vietnam », Philippe Devillers). Plus tard, le Conseil colonial et les principales municipalités seront élus sur la base du double collège. En même temps, un nombre relativement important de Vietnamiens seront intégrés à l'administration coloniale.
Dans leur ensemble, après leur capitulation face à l'impérialisme français, les anciennes classes dominantes de ce pays féodal sont devenues ses agents. Mais la colonisation a bouleversé les rapports de production qui, de féodaux, sont devenus capitalistes. Lorsque les anciens rapports de production n'étaient pas radicalement éliminés, ils étaient transformés, subordonnés dans le sillage de la colonisation, en fonction des intérêts de l'impérialisme français, aux rapports de production capitalistes. Une bourgeoisie autochtone se constituait et se développait dans le processus de la transformation des rapports de production. C'est d'elle, de ses éléments petits-bourgeois notamment, que surgirent les premiers mouvements de lutte contre l'impérialisme français. Très rapidement, en raison de la dépendance de cette bourgeoisie coloniale par rapport à l'impérialisme d'un côté, de sa peur du prolétariat de l'autre, la bourgeoisie vietnamienne atteint l'étroite limite de sa lutte contre l'impérialisme. L'échec du mouvement insurrectionnel de février 1930 que le Parti national annamite avait organisé porta un coup mortel au mouvement révolutionnaire impulsé par la petite bourgeoisie.
Les grandes entreprises capitalistes sont sous le contrôle de la Banque d'Indochine et de la Banque Franco-chinoise qui détiennent une partie plus ou moins importante du capital et appartiennent exclusivement à des sociétés françaises. Même dans l'agriculture il en est ainsi. En 1937, par exemple :
« 700 européens, une poignée de colons et quelques grandes sociétés possèdent un cinquième de la surface des terres des trois pays d'Indochine et en laissent la moitié sans la mettre en valeur, alors que 17 millions d'indigènes végètent sur une terre trop petite, ou peinent et meurent de faim au service des grands propriétaires. » (Mouvements nationaux et lutte des classes au Vietnam - Anh Van et Jacqueline Roussel).
La bourgeoisie indigène industrielle et commerçante est faible. Elle a ses racines dans le contexte de la « mise en valeur » des pays d'Indochine par le capital français; de plus, ses intérêts sont étroitement imbriqués à ceux des propriétaires fonciers, car la possession de la terre est un refuge sûr pour ses capitaux. L'usure est aussi un de ses « débouchés ».
Les grands propriétaires fonciers au Tonkin possédaient 16,6% des terres. En Cochinchine centrale, 1% des propriétaires possèdent 31,3% du sol; dans la Cochinchine occidentale, 9,6% possèdent 65,5% du sol. Et surtout, bourgeois et propriétaires fonciers sont les bénéficiaires des prêts usuraires aux paysans « propriétaires » endettés jusqu'au cou.
A la veille de la guerre la paysannerie représentait 92 % du total de la population. La plus grande partie, les deux tiers, était composée de coolies agricoles sans terre, une autre partie extrêmement importante était composée de paysans terriblement endettés mais possédant de misérables lopins de terre. A côté d'une petite bourgeoisie très diversifiée, la classe ouvrière, familles comprises, représentait 5% de la population.
Telle apparaissait, au moment où l'impérialisme français était défait, en juin 1940, par l'impérialisme allemand, « l'Indochine française ». Dès le 19 juin, les Japonais exigeaient le contrôle des transports entre Haïphong et la frontière chinoise. Le 29 septembre, un accord était conclu : une force de 6 000 hommes devait permettre à l'armée japonaise, au Kwang-Si, d'utiliser les moyens de communication du Tonkin et de les couper aux armées chinoises. Le 29 juillet 1941, un accord Darlan-Kato intégra l'Indochine qui resta, sous la souveraineté de la France, dans le système militaire japonais. L'effectif des troupes japonaises stationnées en Indochine s'élèvera aux environs de 35 000 hommes. Mais elles laissèrent l'administration française fonctionner et les troupes françaises assurer l'« ordre » en Indochine.
La liquidation du gouvernement de Vichy en 1944 en France a amené l'armée française d'Indochine à changer de camp, tandis que le retournement de la situation militaire dans le Pacifique faisait redouter aux Japonais un débarquement américain en Indochine avec l'armée française dans le dos. Dans la nuit du 9 au 10 mars 1945, les Japonais attaquent les troupes françaises et en vingt-quatre heures liquident leur résistance. Les Japonais n'ont pas les moyens d'improviser une administration de l'Indochine. ils demandent aux fonctionnaires français ou appartenant à l'administration française de rester en place, nommant en Cochinchine, en Annam et au Tonkin des gouverneurs qui se substituent aux gouverneurs français. L'« empereur » Bao Daï incarnera le pouvoir central au Vietnam. A cet effet, Bao Daï constitue un nouveau « gouvernement » : le gouvernement Tran Trong Kim, instrument des Japonais.
L'essentiel est cependant que le coup de force japonais du 10 mars a fait s'effondrer l'appareil administratif et militaire français et ouvert un vide politique immense que le « gouvernement impérial » est incapable de combler. A la capitulation du Japon, le 14 août, les troupes japonaises sont chargées du maintien de l'ordre jusqu'à l'arrivée des troupes chinoises au nord du 16° parallèle, et anglaises au sud. Mais la révolution déferle, non impulsée par la politique du Vietminh, mais en dépit d'elle.
En ces temps où beaucoup font l'apologie du Parti communiste vietnamien et de sa direction, il n'est pas inutile de faire un bref récapitulatif de sa politique avant, pendant et à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Au Vietnam, très rapidement, les partis bourgeois et petits-bourgeois ont été déconsidérés. Dès le début des années 1930, le Parti communiste du Vietnam comptait plusieurs centaines de membres et plusieurs milliers à la veille de la guerre. A la même période, sous la direction de Tha Tu Thau, qui venait d'être expulsé de France, un groupe trotskyste se constituait en Cochinchine. Il allait avoir au cours des années suivantes un puissant rayonnement.
La ligne du PCV a suivi rigoureusement jusqu'en 1947-1949 la ligne que Staline dictait. Jusqu'en 1932, cette ligne est gauchiste. En 1933, l'influence grandissante du groupe trotskyste impose la réalisation d'un front unique entre staliniens et trotskystes. Ils présentent en commun une liste aux suffrages du deuxième collège de Saïgon, lors d'une élection municipale, soutenue par un organe commun, « La Lutte ». Deux candidats de « La Lutte » sont élus. Pour le PCV, ce n'était qu'une transition. En 1935, il applique au Vietnam la ligne du front populaire qui, non seulement tendait la main à la bourgeoisie dite « nationale » vietnamienne, mais, au nom de la défense de la démocratie, soutenait l'impérialisme français contre la « menace fasciste » japonaise. Cette ligne, les staliniens vietnamiens l'appliquèrent jusqu'au pacte germano-russe d'août 1939. Aux élections de 1937 le journal « La Lutte » présentait encore une liste de front unique entre staliniens et trotskystes, dont trois des candidats furent élus. Cependant le 14 juin 1937, les staliniens refusaient de voter une résolution anti-impérialiste que Tha Tu Thau leur soumettait. Ce fut la rupture. Les trotskystes gagnèrent la majorité au sein du groupe « La Lutte » et poursuivirent la parution du journal sur leur orientation. Au Conseil municipal de Saigon, en 1939, les staliniens votaient un nouvel impôt destiné à financer la défense nationale de l'impérialisme français.
« Aussi, au cours des élections au Conseil colonial de Cochinchine le 30 avril 1939, Tha Tu Thau et Tran Van Trach, candidats trotskystes, furent-ils élus (au deuxième collège) bien que ce fut au suffrage restreint dont beaucoup de travailleurs étaient exclus... 80 % des voix, staliniens et bourgeois se partageant le reste. » (op. cit.) Bientôt, le pacte Hitler-Staline fut le prétexte d'une terrible répression dont furent victimes aussi bien les staliniens que les trotskystes, qui, alors que la guerre éclatait, restèrent fermes sur la ligne du défaitisme révolutionnaire.
Pendant la guerre, la ligne du PCV correspond absolument à celle de la bureaucratie du Kremlin. Deux mois après l'intégration de l'Indochine dans le système militaire japonais, deux mois et demi après l'attaque hitlérienne contre l'URSS, alors que visiblement le Japon prépare la guerre, le 8 septembre 1941, Ho Chi Minh annonce la constitution d'un front national : le Front de l'indépendance du Vietnam, ou Vietminh. Le 25 octobre, le « Vietminh » lance son premier manifeste :
« Union de toutes les couches sociales, de toutes les organisations révolutionnaires, de toutes les minorités ethniques. Alliance avec tous les peuples opprimés de l'Indochine. Collaboration avec tous les éléments anti-fascistes français. »
Sous la couverture du Vietminh, le PCV va pouvoir se réorganiser. A la différence des trotskystes complètement isolés et sans moyens, il bénéficie de l'appui du Kremlin. Il peut même utiliser le territoire chinois comme base arrière. Ho Chi Minh, qui s'appelle alors Nguyen Ai Duoc, collabore avec les services chinois. Un moment arrêté, il sera relâché sous l'identité de Ho Chi Minh en février 1943. Philippe Devillers précise : « Il recevra désormais les 100 000 dollars chinois par mois attribués jusqu'alors à Nguyen Kai Thau. » La propagande et l'organisation du Vietminh progressent, notamment au Tonkin. En 1944, il commence la guérilla. La ligne officielle est celle de l'indépendance. Elle correspond aux positions d'alors de l'impérialisme américain qui vise à substituer son influence à la colonisation française et à la ligne de partage du monde en zones d'influence élaborée à Yalta par Staline, Roosevelt et Churchill, réduisant l'impérialisme français à la portion congrue, et contre laquelle se dresse de Gaulle.
Après le 10 mars 1945, le Vietminh opère sans difficultés hors des gros centres et bénéficie du soutien de la population qui espère que l'heure de la fin du colonialisme est proche. Les Américains lui parachutent des armes. Le Vietminh est aussi en relation, par la médiation de Sainteny, avec le gouvernement de De Gaulle. Sainteny en mission en Chine s'efforce de regrouper les débris du corps expéditionnaire français en Indochine qui ont échappé aux Japonais, et de préparer le retour de l'impérialisme français en Indochine. Il envoie selon ses moyens des instructeurs militaires et des armes au Vietminh.
Le Vietminh fait transmettre en juillet 1945, par l'intermédiaire de l'OSS, un aide-mémoire où il résume ses vues sur « l'Indochine française future » :
« Nous, Ligue du Vietminh, demandons que les points suivants soient annoncés par les Français et observés dans la politique future en Indochine française :
1. Un parlement sera élu au suffrage universel. Il légiférera pour le pays. Un gouverneur français exercera les fonctions de président jusqu'à ce que l'indépendance nous soit assurée. Ce président choisira un cabinet ou un groupe de conseillers acceptés par le parlement. Les pouvoirs précis de tous ces organes pourront être mis au point dans l'avenir.
2. L'indépendance sera donnée à ce pays dans un minimum de cinq ans et un maximum de dix.
3. Les ressources naturelles de ce pays retourneront à ses habitants après un dédommagement équitable des détenteurs présents. La France bénéficiera d'avantages économiques.
4. Toutes les libertés proclamées par les Nations-Unies seront garanties aux Indochinois.
5. La vente de l'opium sera interdite.
Nous espérons que ces conditions seront jugées acceptables par le gouvernement français. »
Le 16 août 1945, après la capitulation, les Japonais transfèrent le pouvoir au délégué de l'« empereur » Bao Daï, à Hanoï. Le mouvement des masses va déferler. Philippe Devillers raconte :
« Le 16, conformément aux engagements pris, les Japonais transfèrent au délégué impérial Phan Ke Toai les services du Gouvernement général et libèrent les prisonniers politiques. La « Révolution » va maintenant pouvoir se dérouler sans heurts.
Dans la matinée du 17 août, tandis que se réunit à la Résidence supérieure l'Assemblée consultative du Tonkin convoquée d'urgence, les manifestations commencent. Dans l'après-midi, à l'appel du Comité central des fonctionnaires, 20 000 manifestants se rassemblent devant le Théâtre municipal. Pour la première fois, le Front Vietminh apparaît alors ouvertement devant la foule. Des leaders Vietminh se mettent soudain au balcon du théâtre, culbutent le drapeau impérial, hissent au milieu des acclamations le drapeau rouge à étoile d'or. Partout dans la ville, les drapeaux rouges apparaissent. Les Japonais demeurent impassibles. Les manifestations s'amplifient le 18. Les rues sont pleines de drapeaux, de tracts, de mégaphones et de gens qui hurlent. Phan Ke Toai, tremblant devant l'émeute, sommé de se démettre, s'exécute, passe le pouvoir à un Comité directeur provisoire.
Le 19, les nationalistes se sont évanouis. Il n'y a plus dans la ville que des Vietminh. Leurs harangues enflammées ménagent curieusement les Japonais. Les « sections d'assaut » Vietminh occupent les bâtiments publics, sans susciter aucune réaction des Nippons. Ceux-ci, après quelques heures de négociations, cèdent aux insurgés les armes de la Garde indochinoise.
Le 20, le Vietminh, sans lutte, est maître de toute l'administration, de tous les services de Hanoï. Mais les manifestations violentes continuent. De nombreux Français sont molestés, deux disparaissent, beaucoup sont arrêtés. Un massacre sera évité de justesse.
Le 21, la révolution politique gagne en puissance.
Tandis que dans tout le pays, dans les bourgs et villages, les Comités populaires, évinçant les notables, s'installent dans les maisons communes, à Hanoi des intellectuels "gauchistes", sans instructions du Comité central du Vietminh, prennent de grandes initiatives.
Réunis à la Cité universitaire sur la convocation de l'Association générale des étudiants, des "représentants de tous les partis et de toutes les couches de. la Population " votent la motion suivante :
" Vu la nécessité d'unifier, dans les circonstances actuelles, toutes les forces nationales du Tonkin, de l'Annam et de la Cochinchine sous l'égide d'un gouvernement bénéficiant de l'appui des masses, en vue d'établir des relations diplomatiques avec les États étrangers et de consolider l'indépendance nationale,
Vu que le Vietminh a lancé le mot d'ordre de l'insurrection générale et a pris le pouvoir dans le Nord,
Vu qu'en Annam et en Cochinchine tous les partis espèrent que le Vietminh prendra le pouvoir en ses mains :
1. Exigent l'abdication de l'empereur d'Annam, l'instauration du régime républicain, la remise du pouvoir à un gouvernement provisoire formé par le Vietminh;
2. Demandent au Front Vietminh d'ouvrir immédiatement les négociations avec les autres partis en vue de former un gouvernement provisoire;
3. Appellent tous les partis, toutes les couches de la population et les plus larges masses du peuple à soutenir le gouvernement provisoire afin de commencer l'œuvre de consolidation de l'indépendance nationale. "
La motion est transmise, par télégramme, à Hué.
A Hué, la capitulation du Japon a placé le gouvernement Tran Trong Kim devant l'échéance prévue. Les difficultés auxquelles il se heurtait l'avaient déjà amené, le 7 août, à offrir sa démission, mais Bao Daï l'avait prié de continuer à expédier les affaires courantes. Le 16 août, Tran Trong Kim, qui n'est pas encore autorisé par les Japonais à diffuser la nouvelle de la capitulation, affirme son intention de défendre l'indépendance acquise le 9 mars. "Les peuples du Vietnam, dit-il en substance, refusent d'être assujettis de nouveau à la France sous la contrainte de qui ils ont longtemps souffert ", et il demande l'union de tous dans la lutte pour l'indépendance. Le 18, il crée un Comité de salut national, groupant tous les partis politiques, en vue de diriger cette lutte.
L'objectif est maintenant d'obtenir des puissances alliées la reconnaissance de l'indépendance du Vietnam. Sur les conseils de son ministre des Affaires étrangères, Bao Daï adresse des messages en ce sens au président Truman, au roi d'Angleterre, au maréchal Tchang Kaï-chek, au général de Gaulle. Ce dernier message, par son accent, présente un intérêt particulier :
« Je m'adresse au peuple de France, au pays de ma jeunesse. Je m'adresse aussi à son chef et libérateur et je veux parler en ami plus qu'en chef d'Etat.
Vous avez trop souffert pendant quatre mortelles années pour ne pas comprendre que le peuple vietnamien, qui a vingt siècles d'histoire et un passé souvent glorieux, ne veut plus, ne peut plus supporter aucune domination ni aucune administration étrangère.
Vous comprendriez encore mieux si vous pouviez voir ce qui se passe ici, si vous pouviez sentir cette indépendance qui couvait au fond de tous les cœurs et qu'aucune force humaine ne peut plus comprimer. Même si vous arriviez à rétablir ici une administration française, elle ne serait plus obéie : chaque village serait un nid de résistance, chaque ancien collaborateur un ennemi, et vos fonctionnaires et vos colons eux-mêmes demanderaient à sortir de cette atmosphère irrespirable.
Je vous prie de, comprendre que le seul moyen de sauvegarder les intérêts français et l'influence spirituelle de la France en Indochine est de reconnaître franchement l'indépendance du Vietnam et de renoncer à toute idée de rétablir ici la souveraineté ou une administration française sous quelque forme que ce soit.
Nous pourrions si facilement nous entendre et devenir des amis si vous vouliez cesser de prétendre à redevenir nos maîtres.
Faisant appel à l'idéalisme bien connu du peuple français et à la grande sagesse de son chef, nous espérons que la paix et la joie qui ont sonné pour tous les peuples du monde seront assurées également à tous les habitants tant autochtones qu'étrangers en Indochine.
BAO DAÏ
Mais à Hué même, la pression du Vietminh se fait sentir. Le bruit court qu'à Hanoï le Vietminh, soutenu par les Alliés, a pris le pouvoir et qu'il a reçu de ceux-ci toutes garanties quant à l'indépendance du Vietnam. Le 22 août, Bao Daï décide alors de charger le Vietminh de former le nouveau gouvernement en remplacement du cabinet Tran Trong Kim, démissionnaire en bloc. Mais le télégramme de Hanoi, exigeant l'abdication, arrive sur ces entrefaites. Les Vietminh locaux en ont immédiatement connaissance.
Bao Daï, sous la pression d'une partie de son entourage, cède. Le 24, il fait répondre par son Conseil privé qu'il a déjà pris la décision d'abdiquer, de s'effacer, pour ne pas être un obstacle à la libération du pays. Il désire cependant que le peuple soit consulté. En attendant, désireux de céder légalement ses pouvoirs, il demande que les chefs du Vietminh viennent le plus tôt possible à Hué pour la cérémonie de transfert.
Le 25, les deux représentants du Vietminh, Tran Huy Lieu, vice-Président du Comité de libération, et Cu Huy Can, arrivent à Hué. Sans le moindre incident, le régime impérial disparaît. Bao Daï remet les sceaux impériaux et, tandis que le drapeau rouge monte au mât du " Cavalier du Roi ", l'acte d'abdication est signé. »
Au Sud, la révolution va aussi prendre son essor. Voici le récit qu'en fait Devillers :
« Le 14 août se constitue, en présence de représentants nippons, un "Front national unifié". Il groupe, avec le "Parti vietnamien de l'indépendance" de Ho Van Nga, les "Jeunesses d'avant-garde", le "Groupe des intellectuels", les syndicats de fonctionnaires, les Caodaïstes, les Phuc Quoc, les Hoa Hao, enfin le groupe trotskyste « La Lutte ». Ce front dispose de forces importantes. Les groupes de choc caodaïstes et les "Jeunesses d'avant-garde" en forment l'essentiel.
Le 16, un "exécutif" est formé. Le nouveau délégué impérial, Nguyen Van Sam, n'est pas encore arrivé de Hué, mais peu importe. Ho Van Nga, le chef du Parti de l'indépendance, s'installe comme délégué (Kharn Soi) intérimaire, Trait Van An comme "Président du Conseil de Cochinchine", Khê Van Can comme préfet de Saigon-Cholon, et c'est à eux que dans la journée les Japonais commencent à transférer pouvoirs et services. Des manifestations se dessinent. Quelques "Jeunesses d'avant-garde" en profitent pour opérer des perquisitions chez les Européens " sous prétexte d'y découvrir des armes ". Des incidents surgissent.
Le Vietminh choisit ce moment pour sortir de l'ombre. Il répand le 21, dans l'agglomération saïgonnaise, des tracts où il se présente comme un puissant mouvement de résistance vietnamien, soutenu par l'URSS, la Chine et l'Amérique, aux côtés de qui il a combattu Français et Japonais.
Entre communistes et nationalistes, une lutte de vitesse s'engage. Nguyen Van Sam, parvenu à Saïgon le 19, est immédiatement entré en rapport avec l'état-major nippon pour obtenir des armes pour les partis nationalistes et leurs milices. Les communistes, au courant de ces tractations, réalisent le danger : s'ils laissent l'armement nippon passer aux nationalistes,. ils devront abandonner tout espoir de diriger la révolution. Le 22, les Vietminh passent à l'action, provoquent une réunion avec les dirigeants du "Front national unifié". Ils leur démontrent combien leur position, née de la force et de la volonté nippone, est précaire et gênante au moment où est attendue à Saïgon la Commission d'armistice alliée. Si un changement de front n'est pas rapidement opéré, font-ils valoir, le mouvement vietnamien d'indépendance risque fort de se voir traiter par les Alliés comme une pure création japonaise et il sera sans doute écrasé. Pour permettre au peuple vietnamien de conserver l'indépendance qu'il vient de conquérir, il faut que les autres partis s'effacent devant le Vietminh qui, lui, par les titres qu'il s'est acquis à la reconnaissance des Alliés, pourra négocier utilement avec eux.
Cédant à cette subtile argumentation, les chefs nationalistes décident de s'effacer et de faire adhérer leurs partis et groupes au Front Vietminh qui devient ainsi en quelque sorte un "front national" très élargi. Ils croient d'ailleurs que ce changement d'étiquette leur profitera beaucoup plus qu'aux communistes dont ils savent la faiblesse.
Une grande manifestation consacre le 25 août le succès de la révolution. Un défilé monstre, de 9 heures à 18 heures, permet aux nationalistes et au Vietminh d'étaler leurs forces. La manifestation, admirablement orchestrée, se déroule dans un ordre parfait et même impressionnant, sans le moindre incident, devant les Français médusés. Les drapeaux jaunes des nationalistes ont disparu, et tandis que partout surgissent les bannières rouges du Vietminh, un "Comité exécutif provisoire du Sud du Vietnam" s'installe au palais du Gouvernement de Cochinchine. Sur 9 membres, il compte 7 communistes : Giau en assume la présidence et les affaires militaires. Le Dr Thach est commissaire aux Affaires étrangères, Nguyen Van Tao, le leader syndicaliste de 1937, qui vient de purger une peine de cinq ans à Poulo-Condore, est secrétaire général et commissaire à l'Intérieur. Huynh Van Tieng, lui aussi militant syndicaliste, très actif de 1936-1939, à la Propagande. Duong Bach Mai et Nguyen Van Tay (le lieutenant de Giau) sont enfin commissaires aux Affaires politiques et administratives, respectivement de l'Est et de l'Ouest.
Le 25 août 1945, dix jours après la capitulation japonaise, le Vietminh domine ainsi tout le pays vietnamien. Avec une facilité déconcertante, par l'effet conjugué de la négociation, du noyautage, de la propagande et de l'intimidation, grâce à la "neutralité " japonaise surtout, il a conquis le pouvoir. Son drapeau flotte maintenant partout, du Nord au Sud, de Hanoï à la pointe de Camau. »
Le 29, Ho Chi Minh formait à Hanoï un gouvernement provisoire. Le 2 septembre, il proclamait la République démocratique du Vietnam. Pendant ce temps, les troupes chinoises occupaient le Nord-Vietnam jusqu'au 16° parallèle. Dès septembre, les premières troupes anglaises chargées d'occuper provisoirement le Sud-Vietnam arrivaient à Saïgon. Le Vietminh engage alors des discussions de son propre chef avec le représentant du gouvernement français, le colonel Cédile, qui a été parachuté fin août au Sud. Une puissante manifestation a lieu le 2 septembre où se produisent des incidents. Le 4 septembre, Giau, représentant du Vietminh, les désavoue et prêche l'apaisement dans son journal « Le Peuple ». Philippe Devillers écrit :
« Les Vietminh sont alors ouvertement accusés de trahison. Caodaïstes et trotskystes ordonnent à la population de ne pas livrer ses armes. La pression sur les communistes devient intense. Le 10 septembre, Giau doit céder. Il abandonne la présidence du Comité exécutif du Nambô à un "sans parti", Pham Van Bach. Le comité est élargi. Alors que dans sa première formule il comprenait 6 communistes sur 9 membres, il n'en comporte plus désormais que 4 sur 13. Trois "sans parti", deux nationalistes, un caodaïste, un trotskyste, et le chef des Hoa Hao, le bonze Huynh Phu So, faisaient leur entrée. Cet élargissement consacrait l'abandon tactique par les communistes de la direction réelle du mouvement et l'orientation de plus en plus nationaliste du Comité du Nambô. »
Un peu plus loin, il écrit
« Le renforcement progressif des "forces de l'ordre" faisait en effet espérer, dans un avenir proche, un "assainissement" de la situation.
Depuis son entretien malheureux avec les chefs communistes, Cédile a été soumis à l'influence déterminante d'un groupe : celui que forment Bocquel et ses amis, en particulier le planteur Bazé, un Eurasien, et un avocat, Me Béziat. Il a repris contact également avec certains administrateurs des Services civils, dont quelques-uns, comme Lalanne, sont pourtant très discutés par les résistants. Tous pressent Cédile de ne pas traiter avec les "aventuriers" du Vietminh, ces "bagnards", ces "bandits" et "agitateurs" compromis avec les Japs, etc. Cette agitation, lui dit-on, est absolument artificielle et provoquée. Elle n'est qu'un bluff fantastique. Il faut réarmer les soldats, agir. "Les Annamites sont des lâches. Dès que vous vous montrerez fermes, et que vous sortirez la trique, broutt', ils f..ront le camp comme des moineaux (sic)."
Taper dans le tas ! Du côté français comme du côté vietnamien, la formule a ses partisans. Le capitaine de frégate de Riencourt, chef de la DGER à Saigon, en est un des plus ardents. Cédile n'abandonne cependant pas l'espoir de négocier. Partisan convaincu des nouvelles formules coloniales, il s'efforce de ne pas céder à ces instances. Mais que disent ses instructions ? Rétablir l'ordre. Réinstaller la souveraineté française. Prévoir une consultation populaire générale pour trouver les délégués représentant réellement la nation avant l'établissement du futur régime.
Avec de telles directives, est-il possible de convaincre les Annamites de la générosité de la France ? Entre celui qui a pour mission de rétablir la souveraineté française et ceux qui n'ont qu'un but, défendre l'indépendance conquise, il est clair que le dialogue est difficile, sinon impossible. Plutôt que de risquer une nouvelle Saint-Barthélémy, mieux vaut brusquer les choses. Le prétexte ? Cédile l'énonce froidement dans sa conférence de presse du 19 septembre :
"Le Vietminh, dit-il, ne représente pas l'opinion populaire. Il est incapable de maintenir l'ordre et d'éviter le pillage. Il faut d'abord que l'ordre règne, puis nous constituerons un gouvernement conformément à la déclaration du 24 mars." »
Dès lors, les Français se livrent à de multiples exactions contre les Vietnamiens. L'insurrection et la grève générale se déclenchent à Saigon. Mais le 2 octobre, les dirigeants Vietminh du Nambô acceptent la « trêve » : en d'autres termes, ils brisent la grève générale et liquident l'insurrection. A partir du 5 octobre, les premières troupes françaises, que commande Leclerc, arrivent à Saigon. Comme l'écrit Devillers, « il (Leclerc) ne croit pas à la vertu de la trêve ». Immédiatement, il engage les opérations militaires et la répression la plus brutale. Il réoccupe les points principaux de la Cochinchine, du Sud-Annam et du Cambodge. L'occupation dure jusqu'en février 1946. Quelque temps après Leclerc, est arrivé à Saigon le « moine sanglant », l'amiral Thierry d'Argenlieu, que le général de Gaulle a nommé haut-commissaire en Indochine.
C'est au cours de ces événements, que le Vietminh a assassiné Tha Tu Thau et des centaines de militants trotskystes.
Le réinvestissement de la Cochinchine, du Sud-Annam et du Cambodge n'était que le point de départ pour le réinvestissement total de l'Indochine. Cependant, au Nord, la présence de l'armée chinoise complique encore la situation, déjà difficile.
La révolution a volatilisé les anciennes structures politiques et administratives. Partout se sont constitués des comités. Le programme du Vietminh et celui du gouvernement ne comprennent aucune disposition allant au-delà de la république bourgeoise : ils respectaient et légitimaient la propriété privée des moyens de production. Le gouvernement ne fait qu'entériner le résultat de l'action révolutionnaire des masses lorsqu'il décide la suppression du mandarinat et de toute la hiérarchie administrative et politique coloniale. Par contre, dans les villes et les villages, les comités qui se sont constitués devront s'ouvrir aux représentants de la bourgeoisie et des classes possédantes. Le gouvernement ne décrète que des réformes inéluctables et pratiquement déjà réalisées de fait : assiette de l'impôt, condamnation de l'usure, servitudes héritées du mandarinat. Alors, voyons ce qu'en dit Devillers :
« Ce qui compte en effet pour le moment, c'est moins ce qui se dit ou s'écrit dans les villes comme Hanoï ou Hué, où arrivent des missions alliées, où par conséquent le gouvernement doit sauver les apparences et maintenir l'ordre, que ce qui se passe dans les campagnes.
La révolution y a pris d'emblée un caractère absolu, radical. Avant même que les instructions sur les comités du peuple aient été élaborées, la révolution, la vraie, y a commencé.
Dans les villages et les bourgs, notables et mandarins sont, par centaines, pris à partie, molestés, arrêtés, voire massacrés, par des groupes déchaînés, menés par des agitateurs le plus souvent inconnus, sans que la population, en général terrorisée mais parfois consentante, réagisse. Toutes les prisons, tous les bagnes, simultanément ouverts, déversaient sur le pays, ivres de liberté et de revanche, "politiques" et condamnés de droit commun. Le chaos, la confusion eurent d'autant moins de peine à s'instaurer que depuis plusieurs mois l'autorité du gouvernement, ailleurs que dans les centres, n'avait plus qu'un caractère nominal.
On ne compta bientôt plus les pillages et les perquisitions, les extorsions de fonds, les "confiscations de biens des bourgeois fascistes et contre-révolutionnaires", les arrestations arbitraires et les assassinats après (ou sans) simulacre de jugement par des "tribunaux populaires" hâtivement mis sur pied. Les militants du PCV croyaient l'heure venue d'appliquer le programme "d'élimination du capitalisme fasciste" qui leur avait été enseigné dans les manuels d'agitateurs professionnels. Dans de nombreux centres de province et villages, notamment dans le Nord-Annam (Nghê An, Ha Tinh, Thanh Hoa) et au Tonkin (Bac Ninh, Thai Binh), les comités du peuple, sous leur direction, ordonnèrent la suppression des cérémonies rituelles, le partage des terres, la confiscation des biens des riches.
Les Comités du peuple avaient pris en main les villages et les tyranneaux qui les composaient faisaient régner la terreur. Partout, le pouvoir effectif appartenait à des communistes (souvent étrangers au village) ou à des individus se prétendant tels.
La révolution prenait ainsi au départ un caractère extrêmement violent de lutte sociale. Elle s'affirmait, dans la plupart des régions, comme d'essence communiste, se déroulant sur les lignes absolues du schéma léniniste. »
Ensuite, Devillers expose la situation difficile et la politique des dirigeants du PCV :
« Ces excès ne pouvaient que déconsidérer la révolution, la faire sombrer dans le chaos. Les dirigeants communistes le sentent immédiatement. L'un d'eux, Duong Bach Mai, me dira bien plus tard (en mars 1947) comment, en sa qualité d'inspecteur des Affaires politiques et administratives de l'Est du Nambô (Cochinchine), il s'était employé à calmer les ardeurs intempestives des militants de la base, en leur montrant que la tâche du moment n'était pas de faire une révolution prolétarienne, mais d'abattre le "colonialisme" en appelant tout le peuple à lutter contre lui. ( ... )
Leur seul espoir de se maintenir et de survivre, c'était de prendre la tête de la lame de fond patriotique, en se portant à la pointe du combat pour l'indépendance. Non seulement ils étaient sûrs de rallier ainsi l'immense majorité de la population, mais ils bénéficieraient aussi, les premiers, du soutien des représentants des deux pays alliés, Chine et Etats‑Unis, dont ils connaissaient déjà les sentiments à l'égard de la colonisation, de celle de la France en particulier. Le discours que Giap prononce le 2 septembre à Hanoï ne traduit pas seulement une volonté passionnée d'indépendance; il montre que les dirigeants Vietminh ont clairement en vue ces deux aspects du problème.
Réprimer les excès, obtenir l'union du peuple : c'est à ces deux objectifs que Ho Chi Minh et son équipe s'emploient immédiatement. Ho Chi Minh reste en effet convaincu, comme en 1930 lorsqu'il fonda le Parti, de l'impossibilité d'une instauration brutale du socialisme au Vietnam. Le peuple n'y est absolument pas préparé, à la fois de par ses traditions et de par son esprit. Pendant de longues années, le Vietnam devra s'acheminer lentement vers le socialisme par l'apprentissage et la pratique de la démocratie. Ce qui importe avant tout, c'est l'indépendance sans laquelle il n'est pas de régime réellement démocratique possible. Le peuple vietnamien doit pouvoir librement décider de son destin sans intervention étrangère. Le socialisme sera son but. Mais le chemin sera long qui y mènera, car il faudra des années pour consolider le régime "démocratique", liquider les tendances réactionnaires, jeter les bases d'une économie et d'une "vie" nouvelles. Pendant cette période, l'union de toutes les classes, de toutes les couches de la population est indispensable. Du reste, la prépondérance écrasante de la classe paysanne ne permet pas d'édifier au Vietnam un régime de dictature de la classe ouvrière. Celle-ci est trop peu nombreuse (3 %de la population active) et elle n'est pas préparée du tout à jouer un rôle dirigeant. Le régime démocratique ne peut se permettre au départ de rejeter des intellectuels et des techniciens sous prétexte qu'ils sont d'origine bourgeoise. L'important est de sceller en toute confiance et de façon indissoluble l'alliance de la bourgeoisie nationale, de la paysannerie et de la classe ouvrière.
Cette clarté de vue, cette conscience des réalités et des nécessités vietnamiennes ce sens de l'évolution historique, cette absence de sectarisme, font sans conteste de Ho Chi Minh un des leaders les plus remarquables du mouvement de libération asiatique. Sa vaste culture, sa connaissance des mondes occidental, russe et chinois, font de lui un homme à part dans le communisme jaune. Il est certes marxiste, profondément marxiste, et cependant il ne donne pas l'impression de croire au matérialisme de la dialectique. Ses paroles, ses actes sont en effet marqués d'un sens profond de l'humain. Toute sa vie il a lutté. Il a été traqué, pourchassé, emprisonné même. Il garde cependant une sérénité impressionnante. Cet homme frêle, ascétique, de santé fragile, nourrissait l'ambition de devenir le Gandhi de l'Indochine ? Certains, qui l'ont beaucoup approché, l'assurent. Il était en tous cas indiscutablement un adversaire de la violence, surtout inutile.
Le zèle excessif des "militants de la base" avait maintenant plongé le Vietnam dans le chaos. Pour reprendre le contrôle, Ho Chi Minh ne disposait que d'une équipe réduite, quelques dizaines de "têtes" à Hanoï, à peine autant dans toutes les provinces. La Propagande, la persuasion (car la force n'existe pas encore) sont les seuls moyens sur lesquels il puisse compter.
Un puissant effort d'organisation est immédiatement entrepris. Faute de base sur qui on puisse compter, la reprise en main s'opérera de haut en bas. L'autorité dans les villes sera assez rapidement consolidée. Des comités exécutifs, composés ou contrôlés par des militants sûrs, assumeront vite les responsabilités à la tête de chaque ky et de chaque province. Mais les difficultés s'accuseront au fur et à mesure que l'autorité pénétrera dans les campagnes. »
Le gouvernement ne veut surtout pas que se réunisse un congrès des comités. Il lui oppose l'élection d'une Assemblée constituante. Il fait appel à la hiérarchie catholique. Il s'emploie à se constituer une armée régulière : « au noyau très sûr de guérilleros armés à l'américaine de la "zone affranchie", il adjoindra peu à peu, après un tri sévère, d'anciens tirailleurs de l'armée française, instruits et disciplinés, d'anciens "gardes indochinois", des auxiliaires japonais, des jeunesses du commandement Ducoroy. » En d'autres termes, il s'emploie à constituer un appareil capable de contenir et de refouler la révolution.
Au Tonkin, la bourgeoisie « indigène » et les propriétaires fonciers, qui bénéficiaient de l'appui des autorités chinoises, se regroupèrent et s'organisèrent très vite. Ils formèrent le Bloc nationaliste. Le PC indochinois multipliait les concessions : le 11 novembre 1945, il alla même jusqu'à proclamer sa propre dissolution ! Les élections furent d'abord reportées, mais on vota le 6 janvier 1946 dans les zones contrôlées par le Vietminh. Les résultats furent un triomphe pour celui-ci, mais, sous le prétexte que les partis bourgeois n'avaient pu se constituer à temps, soixante-dix sièges sur trois cent cinquante furent d'office attribués à l' « opposition ». Un peu plus tard, le Vietminh forma un nouveau gouvernement, dit d'Union nationale, auquel le Bloc nationaliste participait. Bao Daï restait « conseiller suprême du gouvernement ». Le contact était déjà établi entre Sainteny, « commissaire pour le Tonkin » du gouvernement français, et Ho Chi Minh.
Les négociations entre les gouvernements chinois et français aboutirent d'autre part, le 28 février 1946, à la signature d'un traité franco-chinois : l'impérialisme français abandonnait ses « droits » en Chine et s'engageait à protéger les commerçants chinois en Indochine; en échange, les troupes françaises relèveraient les troupes chinoises occupant le Tonkin entre le 1° et le 15 mars 1946 ! L'opération devait être terminée le 30 mars.
Cependant, le 6 mars 1946, la flotte française se présenta devant Haïphong et bombarda la ville sous le prétexte que des canons chinois auraient tiré sur elle; le même jour, Ho Chi Minh et son gouvernement signèrent avec Sainteny une convention qui stipulait notamment :
« 1° Le gouvernement français reconnaît la République du Vietnam comme un Etat libre ayant son gouvernement, son parlement, son armée et ses finances, faisant partie de la Fédération indochinoise et de l'Union française.
En ce qui concerne les "Trois Ky" (le Tonkin, l'Annam, la Cochinchine), le gouvernement français s'engage à entériner les décisions prises par la population consultée par référendum.
2° Le gouvernement du Vietnam se déclare prêt à accueillir amicalement l'armée française lorsque, conformément aux accords internationaux, elle relèvera les troupes chinoises. »
C'est dans ces conditions que les troupes françaises reprirent pied au Tonkin. Au nom de l'« Unité nationale », indispensable, selon lui, à la lutte pour l'indépendance nationale, le Vietminh avait subordonné les intérêts des ouvriers et des paysans à son alliance avec la bourgeoisie et les grands propriétaires fonciers; maintenant, il renonçait à l'indépendance! Sainteny n'avait pas accepté de signer un texte où figurât ce vocable, il consentait seulement à ce que les mots « Etat libre » y soient portés. En contrepartie, Ho Chi Minh acceptait que son « Etat libre » soit subordonné au double carcan de l'Union indochinoise et de l'Union française. Enfin et surtout, il accueillait « amicalement » au Tonkin l'armée française, qui venait de se faire la main en Cochinchine.
Ho Chi Minh partit pour la France à la tête d'une délégation de son gouvernement. Après de longues négociations à Fontainebleau, qui n'aboutirent pas, il signa au dernier moment, le 14 septembre 1946, juste avant de repartir pour Hanoï, un modus vivendi. Les termes mêmes du modus vivendi étaient significatifs. Ho Chi Minh entérinait la « proclamation », intervenue le 1er juin à Dalat, sous l'égide de Thierry d'Argenlieu, d'une « République autonome de Cochinchine »; il acceptait également ces lignes :
« Les deux gouvernements s'engagent à mettre fin de part et d'autre aux actes d'hostilité et de violence en Cochinchine et en Annam du Sud. »
Autrement dit, il acceptait que les combattants vietnamiens s'engagent à mettre bas les armes, tandis que le maintien des troupes françaises au Tonkin faisait tout naturellement partie du modus vivendi. En outre :
« Le Vietnam accepte le principe de l'unité monétaire et douanière de l'Indochine. La piastre indochinoise fera partie de la zone franc... Le statut des biens et entreprises françaises au Vietnam ne pourra être modifié que d'un commun accord entre les deux gouvernements. Les biens réquisitionnés par le gouvernement vietnamien seront rendus à leurs propriétaires. »
Et ceci encore :
« Le Vietnam s'engage à faire appel en priorité aux ressortissants, français chaque fois qu'il aura besoin de conseillers, de techniciens, d'experts. Cette priorité ne cessera de jouer qu'au cas d'impossibilité pour la France de fournir le personnel demandé. »
La déclaration du gouvernement provisoire du Vietnam, formé le 3 septembre 1945 par ce même Ho Chi Minh qui signait maintenant ce modus vivendi, était bien loin. N'y lisait-on pas :
« Nous, membres du gouvernement provisoire représentant la population entière du Vietnam, déclarons n'avoir désormais aucun rapport avec la France impérialiste, annuler tous les traités que la France a signés au sujet du Vietnam, abolir tous les privilèges que les Français se sont arrogés sur notre territoire. »
La politique suivie par le Vietminh comportait des conséquences inévitables : même ses alliés nationalistes bourgeois n'acceptaient pas cette capitulation, soit par manœuvre, soit parce que réellement partisans de l'indépendance. La répression s'abattit sur eux et l'une des armes utilisées pour les éliminer fut l'assassinat politique. Le gouvernement d'Union nationale démissionna devant l'Assemblée constituante, où deux cent dix députés seulement étaient présents, dont vingt députés de l'opposition.
Ho Chi Minh forma un nouveau gouvernement le 3 novembre : un gouvernement de « Bloc national ». Cependant, le « citoyen » Vinh-Thuey restait encore « conseiller suprême du gouvernement ». Il était impossible au Vietminh, dans ces conditions, de laisser les trotskystes défendre leur politique et s'organiser : on comprend dès lors que l'assassinat de Tha Tu Thau et de centaines de trotskystes combattant contre l'impérialisme français en Cochinchine était pour Ho Chi Minh et le Vietminh une mesure indispensable dans le cadre de leur politique.
Mais tout cela ne suffisait pas encore à l'impérialisme français.
Le 23 novembre 1946, la flotte française bombardait Haïphong; cette fois, les pièces de marine, arrosant d'obus les quartiers indigènes de la ville, firent des milliers et des milliers de morts. Le prétexte de ce bombardement ? Le contrôle des douanes. La raison véritable ? Le contrôle total par l'armée française de la région militaire de Haïphong. Ce n'était manifestement là qu'une étape vers l'occupation totale du Tonkin.
Et, le 19 décembre 1946, sous couleur de prévenir une attaque contre les troupes françaises que l'armée vietnamienne était censée préparer, celles-ci renouvelèrent à Hanoï le coup de Haïphong : elles occupèrent le siège du gouvernement vietnamien, qui dut s'enfuir.
Comme le Parti communiste chinois en 1946, le Vietminh, en réalité le PCV, n'avait plus d'autre recours : ou être liquidé physiquement, ou combattre les armes à la main.
C'est alors seulement que le Vietminh appela les Vietnamiens au combat. La guerre d'Indochine commençait. Le Vietminh ne modifiait pas pour autant l'axe de sa politique; le 19 avril 1947, dans un message adressé au gouvernement français, le gouvernement de Ho Chi Minh affirmait encore :
« L'intérêt des deux peuples est de collaborer fraternellement au sein de l'Union française, association de peuples libres, qui se comprennent et qui s'aiment (sic). ( ... ) Pour prouver le sincère attachement du Vietnam à la paix et son amitié pour le peuple de France, le gouvernement vietnamien propose la cessation immédiate des hostilités et l'ouverture de négociations en vue d'un règlement pacifique du conflit. »
Cette politique ne pouvait qu'affaiblir la lutte du peuple vietnamien et le Vietminh lui-même.
Bien que la guérilla n'ait pas cessé dans une grande partie de la Cochinchine, du delta tonkinois et en nombre de régions du Vietnam,, la situation militaire du Vietminh deviendra extrêmement difficile à la fin de 1947, en 1948 et en 1949.
La défaite de Tchang Kaï-chek et la constitution de la République populaire de Chine vont changer radicalement les rapports. Le 18 janvier 1950, le gouvernement chinois reconnaît le gouvernement de Ho Chi Minh. Le 31, l'agence Tass annonçait également la reconnaissance de la RDV par le gouvernement de l'URSS (ce qu'il n'avait pas fait en 1945 et depuis).
La victoire de la guerre révolutionnaire en Chine donnait obligatoirement une puissante impulsion au combat contre l'impérialisme français au Vietnam. De plus, la guerre de Corée et la menace américaine vont non seulement obliger le gouvernement chinois à intervenir directement en Corée, mais aussi à apporter un puissant soutien au PCV. En octobre 1950, une première offensive vietminh aboutit à la défaite française de Cao-bang, et le Vietminh va contrôler toute la région des hauts plateaux tonkinois. Désormais, il menace directement le delta tonkinois. Au début 1951, grâce aux renforts, de Lattre de Tassigny bloqua une première tentative du Vietminh d'envahir le delta. Mais la guerre allait se poursuivre désormais en d'autres conditions, sans espoir de victoire pour l'impérialisme français. A la fin de 1953 et au début de 1954, l'appui militaire de la Chine est sans conteste un élément déterminant de la défaite française de Dien Bien Phu. Ce n'est qu'en 1952, trois ans après la victoire de la révolution chinoise, que le PCV, officiellement reconstitué sous le nom de Parti du travail, a adopté un programme qui impliquait l'expropriation de l'impérialisme, des grands propriétaires terriens et de la bourgeoisie compradore, le programme d'un gouvernement ouvrier et paysan.
Les huit années de guerre en Indochine, loin de permettre le rétablissement de l'ancien ordre colonial, ont fini de le miner définitivement. Alors même qu'il tentait désespérément de reconquérir l'Indochine, l'impérialisme français a été contraint de constituer sous l'égide de Bao Daï la fiction d'un Etat vietnamien. Formellement, le gouvernement français abandonnait le 30 décembre 1949 sa souveraineté sur le Vietnam.
La défaite de Dien Bien Phu a surtout une importance politique. Elle intervient après la grève générale spontanée d'août 1953 en France, alors que l'agitation pour l'indépendance prend une dimension considérable en Tunisie et au Maroc, à la veille de l'insurrection algérienne du 1° novembre 1954. Elle intervient également au moment où la révolution politique frappe son premier coup en Europe de l'Est. A son tour, elle est un facteur de crise politique de l'impérialisme français. Au Vietnam, toutes les structures artificiellement construites après 1946 par les Français se décomposent. L'« Etat » de Bao Daï s'effondre. Le pourrissement économique et social est impensable. L'armée française est totalement démoralisée. Les accords de Genève que, de concert, la bureaucratie du Kremlin et la bureaucratie chinoise imposent au PCV, sauvent du désastre l'armée française. Ils imposent la partition du Vietnam en deux, à la hauteur du 17° parallèle. Tandis que l'armée française se retire au Sud, les partisans du Vietminh doivent évacuer le Sud, le Laos et le Cambodge. Mais ces circonstances extraordinaires, succédant à celles de huit années de guerre révolutionnaire, à la révolution de 1945 au Vietnam, font du gouvernement de Ho Chi Minh le type de gouvernement ouvrier et paysan dont le « Programme de transition » prévoit la possibilité théorique.
Au Sud, par contre, le maintien des troupes françaises à un premier stade, le soutien massif de l'impérialisme américain, la liquidation des sectes caodaïstes, Hoa Hao, des pirates Bin Xuyen, et surtout le coup politique que constitue le retrait au nord du 17° parallèle des combattants et des militants du Vietminh, vont permettre, ainsi qu'au Laos et au Cambodge, de constituer un Etat compradore qui dépend étroitement de l'impérialisme américain.
Nous reprenons ici ce que « La Vérité » écrivait en faisant un premier bilan de la deuxième guerre révolutionnaire et de l'intervention américaine au Vietnam (n° 567, mai 1975)
Au moment où cet article est écrit, les troupes du Nord-Vietnam et du GRP entrent à Saigon. La présidence du général Minh, représentant de la soi-disant « troisième composante », n'aura été que très provisoire. Il a accepté la capitulation militaire sans conditions que le gouvernement de Hanoï et le GRP ont finalement exigée. Visiblement, il a assuré l'intérim de « l'autorité » entre le départ de Thieu et l'arrivée du GRP. Il y a eu transmission de pouvoir afin d'éviter au maximum le vide politique.
Cette guerre, révolutionnaire et juste du côté des masses du Vietnam et d'Indochine, se termine par une très dure défaite de l'impérialisme, de l'impérialisme américain en particulier. Les gouvernements compradores du Cambodge et du Sud-Vietnam ont été écrasés, liquidés. Leurs armées, leurs administrations, leurs « Etats » se sont totalement désagrégés. Rien n'a pu les sauver. Sous une forme déterminée, la révolution prolétarienne mondiale a remporté une victoire au Vietnam et en Indochine.
Mais à l'heure actuelle, tout n'est pas encore dit à Saïgon. Le gouvernement de Hanoï et le GRP, après avoir exigé la transmission du pouvoir et la capitulation militaire, va-t-il s'ouvrir à des ministres représentant la soi-disant « troisième composante » ? Malgré le désastre total des gouvernements compradores, la pression de l'impérialisme américain se manifeste encore par la présence de la Vll° Flotte au large des côtes sud‑vietnamiennes, et surtout la pression du Kremlin et de Pékin continue à s'exercer sur le GRP et le gouvernement de Hanoï.
Le programme du FNL n'a pas été déclaré caduc. Or il garantit la propriété privée des moyens de production et, de ce seul fait, la division du Vietnam en deux. Déjà, sous la pression du Kremlin et de Pékin et au nom de la politique de coexistence pacifique, d'union nationale, furent signés en 1954 les accords de Genève et, il y a deux ans, les accords de Paris. Le peuple vietnamien et les peuples d'Indochine ont payé d'un prix effroyable la signature des accords de Genève en 1954 et de ceux de Paris en janvier 1973, comme ils avaient déjà payé terriblement cher les accords de Fontainebleau d'août 1946 et la politique d'intégration à l'Union française que Ho Chi Minh et le Vietnam pratiquèrent jusqu'en 1947-1949.
Les millions de morts de cette guerre de trente ans, les incommensurables sacrifices des peuples du Vietnam et d'Indochine, les terribles destructions, les plaies et innombrables séquelles exigent impérieusement que le principe des droits des peuples à disposer d'eux-mêmes soit pleinement et totalement appliqué au Vietnam et en Indochine. Les masses de ces pays reconnaissent dans le GRP, le gouvernement de Hanoï, le FNL et le Parti des travailleurs vietnamiens leur direction politique, mais elles veulent en finir avec la bourgeoisie compradore, les propriétaires fonciers, elles veulent l'unité du Vietnam et de l'Indochine.
Les régimes bourgeois compradores du Sud‑Vietnam et du Cambodge se sont effondrés. Les classes exploiteuses de toutes ces régions d'Indochine sont socialement et politiquement décomposées. Un vide politique et social béant est ouvert, quelle que soit la précaution prise de la transmission du pouvoir à Saïgon. Les masses, au Cambodge et au Vietnam du Sud, respecteront-elles la propriété privée des moyens de production et de la terre ? Sera-t-il possible de leur imposer la présence politique, au gouvernement et dans le pays, de leurs bourreaux d'hier et de maintenir la division du pays ? Au niveau le plus élevé du FNL, du Parti des travailleurs vietnamiens, du gouvernement de Hanoï et du GRP, ces aspirations des masses trouveront une expression parmi les cadres dirigeants. Il est impossible qu'elles puissent être étouffées. Les dirigeants du FNL et du Parti des travailleurs vietnamiens ont déjà été contraints, à de nombreuses reprises, d'aller plus loin qu'ils ne le voulaient sur la voie de la rupture avec l'impérialisme et la bourgeoisie. Ils ont dû, notamment, passer finalement outre aux « accords de Paris ». Le GRP et le FNL sont entrés à Saïgon et y assurent le pouvoir. Ils seront obligés, compte tenu de la situation, d'abandonner en pratique le programme du FNL et de s'engager politiquement beaucoup plus loin que celui-ci ne le prévoyait. A cela se mesure la victoire de la révolution prolétarienne.
En dernière analyse, les accords de Paris de 1973 n'ont pu empêcher l'irrémédiable défaite du gouvernement compradore de l'impérialisme américain. Certains, pablistes, staliniens et autres, ont affirmé qu'il était donc juste et nécessaire de soutenir la conclusion de ces accords. Encore ces dernières semaines, le spécialiste maison, Pierre Rousset, écrivait dans « Rouge » qu'il fallait exiger l'application des accords de Paris. Ce raisonnement revient à tout confondre, la maladie et sa guérison. A ce compte, il faudrait dire que les accords de Fontainebleau d'août 1946, qui subordonnaient le Vietnam à l'« Union française », ont été une bonne chose puisqu'en fin de compte ils n'ont pu empêcher Dien Bien Phu et que, dans une certaine mesure, ils y ont même abouti. Les accords de Genève auraient été également une bonne chose. Ils organisaient la partition du Vietnam, à la hauteur du 17°° parallèle, le retrait du Vietminh au Nord de cette ligne, retrait militaire et politique. Mais à l'issue d'une nouvelle guerre révolutionnaire, les troupes du GRP et de la RDVN sont entrées, le 30 avril 1975, à Saigon. Donc, la conclusion étant impliquée dans les prémisses : c'est grâce aux accords de Genève.
Que les dirigeants du peuple vietnamien aient été contraints de signer de semblables accords, s'ils n'avaient pas les moyens politiques et militaires de s'y opposer, se discute et peut se justifier. Lénine et Trotsky ont bien été contraints de signer, en 1918, le traité de Brest-Litovsk qui cédait l'Ukraine à l'Allemagne. Il faut pourtant se rappeler que Ho Chi Minh acceptait, en 1945-1946, le cadre de l'Union française, conformément à la politique du Kremlin; que lui, Ho Chi Minh, acceptait le partage du monde en zones d'influence et la défense du système impérialiste mondial. C'est l'impérialisme français qui a contraint le Vietminh et Ho Chi Minh au combat, en prenant l'offensive politiquement et militairement, en bombardant Haiphong le 23 novembre 1946 et en occupant ensuite à Hanoï le siège du gouvernement de la république du Vietnam.
Le Vietminh dirigeait alors la guerre révolutionnaire du peuple vietnamien. A partir de 1949, sous l'effet de la révolution chinoise victorieuse, le Vietminh reprenait l'initiative politique et militaire. En 1954, c'était Dien Bien Phu. Ensuite, le gouvernement de la RDVN et le Parti des travailleurs vietnamiens se sont pour le moins accommodés de la partition du Vietnam. La décomposition sociale et politique des classes possédantes au Sud, du gouvernement de Ngo Dinh Diem, ont suscité et nourri sur place les premiers mouvements de la nouvelle guerre révolutionnaire. La situation politique qui se créait et l'intervention directe des troupes américaines ont amené Hanoï à s'engager et à commencer à intervenir militairement en 1960. Il n'y a pas lieu, pour autant, de célébrer ainsi qu'une grande victoire les accords de Genève qui frustraient les masses vietnamiennes de leur victoire de 1954 et leur imposaient une nouvelle guerre révolutionnaire de plus de quinze ans.
Les défenseurs des accords de Genève affirment : ces accords prévoyaient des « élections libres dans les deux ans »; si cette clause avait été appliquée, tout se serait passé différemment. Dès 1954, chacun savait que c'était là une pure et simple fioriture diplomatique. Le fait essentiel, déterminant, était : la partition du Vietnam, le retrait du Vietnam du Nord, la concentration de l'armée française au Sud, l'établissement au Sud d'une structure gouvernementale et étatique compradore entièrement sous le contrôle de l'impérialisme américain relayant l'impérialisme français.
Les accords de Paris de 1973 doivent être considérés sous le même angle. Ils consacraient la renonciation de l'impérialisme américain à sa stratégie antérieure des années soixante qui conjuguait l'intervention américaine au Vietnam, plus de 550 000 soldats au Sud et la guerre aérienne au Nord, à la préparation de la guerre contre la Chine. A ce propos, il faut détruire une légende, car elle a de redoutables et multiples implications politiques : il est faux que l'impérialisme US ait été battu militairement au Vietnam. Après l'offensive du Têt de 1968, les forces américaines ont contrôlé militairement l'ensemble du Sud; les troupes US étaient pour ainsi dire plaquées sans racines sur le sol vietnamien, bien que le FNL ait subi une terrible saignée.
Mais la situation politique mondiale et celle aux USA étaient telles que, politiquement, préparer la guerre contre la Chine devenait une folie. Il aurait fallu que le prolétariat des principaux pays capitalistes d'Europe soit écrasé, que le régime du talon de fer soit institué aux USA, que la bourgeoisie américaine et toutes les bourgeoisies des grandes puissances impérialistes soient étroitement soumises et disciplinées.
Avant la grève générale de mai-juin 1968 en France et le processus de révolution politique en Tchécoslovaquie, ces conditions étaient à établir. L'impérialisme US pouvait peut-être espérer qu'elles le seraient au cours de la préparation de cette guerre. Tout au contraire, en 1968, une nouvelle période révolutionnaire s'est ouverte en Europe. La coalition impérialiste était déchirée de contradictions. Les rapports sociaux et politiques aux USA étaient extrêmement instables. On était loin de l'État et du gouvernement forts. Dès lors, l'impérialisme américain a dû réorienter sa stratégie mondiale. Il a noué une nouvelle Sainte Alliance contre-révolutionnaire pour faire face à la révolution montante en Europe et dans le monde. La bureaucratie du Kremlin est toujours disponible pour ce genre d'accord. Celle de Pékin se révélera tout aussi disponible. Ce sera le voyage de Nixon à Pékin et ensuite à Moscou. Nixon ne pouvait plus maintenir d'importants contingents an Vietnam. Il s'orientera vers la « vietnarnisation ».
L'impérialisme US pouvait compter sur Pékin et Moscou pour imposer au gouvernement de Hanoï et au FNL une « solution » qui respecte ses intérêts. Le programme du FNL permet les ouvertures politiques allant dans ce sens. Ce furent les accords de Paris de janvier 1973.
Tout comme pour les accords de Genève, on peut trouver dans ces accords tel ou tel paragraphe qui, isolé du contexte, peut faire prendre des vessies pour des lanternes. La réalité politique concrète était que l'armée américaine se retirait du Vietnam mais que le gouvernement et l'administration de Thieu étaient reconnus ainsi que ceux du Vietnam du Sud. Les centaines de milliers de prisonniers politiques restaient dans leurs geôles. La constitution d'un gouvernement à « trois composantes » cher au GRP était renvoyée aux calendes grecques.
Le cessez-le-feu intervenait alors que le FNL n'occupait aucune ville importante (pas un chef-lieu de province) et qu'il était repoussé dans des campagnes plus ou moins désertiques. Les USA fournissaient à l'armée du Sud‑Vietnam un fantastique arsenal. Des milliers de « conseillers » américains restaient. La puissance de feu de l'armée sud‑vietnamienne était une des plus fortes du monde, son aviation la quatrième du monde.
En réalité, les accords de Paris ont mis en place un dispositif politico‑militaire qui n'avait d'autre but que de broyer le FNL et le GRP. Les accords de Paris à peine signés, Thieu s'est employé à réaliser le plan que contenaient en pratique ces accords. Partout, l'armée sud-vietnamienne a attaqué les partisans du FNL, en même temps que la terreur policière s'étendait et se renforçait. Seul le soutien du Nord au FNL lui a permis de tenir au cours de la première année qui a suivi la conclusion des accords de Paris. Le prix sanglant des accords de Paris, ce sont des centaines de milliers de morts supplémentaires au cours des deux années qui ont suivi leur signature, un nouveau cortège de souffrances inouïes que subirent les Vietnamiens du Sud, et aussi du Nord, an cours des bombardements US. De quoi « réjouir » Pierre Rousset... Et puis c'est l'effondrement.
Toute la presse en convient : il n'y a pas eu d'offensive d'importance comparable, par exemple, à celle du Têt en 1968 ou à celle du printemps de 1972. La RDVN n'a pas envoyé d'importantes troupes puissamment armées au Sud en ce début d'année 1975. Ainsi la presse a rapporté que le premier chef-lieu de province occupé sur les hauts plateaux l'a été par 1 500 maquisards descendus des montagnes, très mal armés, qui ont mis en fuite 15 000 soldats de l'armée de Thieu, armés jusqu'aux dents. Thieu a donné l'ordre, alors, d'abandonner les hauts plateaux pour regrouper ses forces. Ce fut la débandade pratiquement sans combat.
Le régime Thieu (ainsi que celui de Lon Nol au Cambodge) s'est littéralement effondré sur lui-même, pourri de l'intérieur. Cela rappelle, en pire, l'effondrement de Tchang Kaï-chek en Chine, en 1947-1949. Les troupes, les officiers, ont abandonné sur place, sans combat, armes et bagages. L'administration, l'armée, se sont dissoutes. L'armée du Nord et du GRP a récupéré des centaines de millions de dollars d'armes, d'équipements militaires les plus modernes intacts et jusqu'à des centaines d'avions en état de vol, abandonnés sur les champs d'aviation. Désormais, l'armée du Nord-Vietnam et du GRP dispose d'un armement considérable et moderne qu'elle n'a jamais eu auparavant.
Manifestement, le gouvernement de la RDVN, le FNL, le GRP ont été surpris de cette victoire, sans offensive réelle, sans combats d'envergure, et cela leur pose des problèmes qui les embarrassent. Alors que les troupes du Nord et du FNL étaient à quelques portées de canon de Saïgon, ils affirmaient encore qu'ils voulaient l'application des accords de Paris. Au nom de ces accords, ils demandaient à Saïgon de réaliser les conditions de la constitution d'un « gouvernement à trois composantes », dernière formule qui pouvait sauver ce qui n'était plus déjà qu'un tragique souvenir : le maintien d'un pouvoir et d'un gouvernement faisant place aux représentants de la bourgeoisie compradore. Tout s'effondrait, ce n'était déjà plus possible. Et alors que Pierre Rousset, toujours au nom des accords de Paris, réclamait encore la constitution d'un « gouvernement à trois composantes », l'effondrement du gouvernement et de l'Etat compradores aboutissait à la réalisation des aspirations des masses : le GRP à Saïgon, à la victoire sous une forme donnée de la révolution prolétarienne.
C'est une terrible défaite de l'impérialisme américain, de l'impérialisme en général, et, au-delà, de la politique de coexistence pacifique, de la Sainte‑Alliance contre‑révolutionnaire. L'impérialisme américain, obligé de modifier sa stratégie et de se retirer militairement du Vietnam, subissait déjà un dur échec. Mais la politique de coexistence pacifique le limitait, en imposant au peuple vietnamien les accords de Paris. L'effondrement du gouvernement et de l'Etat compradores du Sud‑Vietnam, et de ceux du Cambodge, est une catastrophe. Pendant vingt-cinq ans, l'impérialisme américain s'est acharné à maintenir sa présence en Indochine : il a fait de son maintien au Vietnam une question centrale de sa politique mondiale. Depuis plus de vingt ans, il s'est engagé directement, et il est balayé. La plus grande puissance impérialiste du monde est défaite sur un terrain qu'elle considérait comme déterminant. Plus encore, la Sainte‑Alliance contre‑révolutionnaire n'est pas parvenue à le garantir, à empêcher cette défaite et la victoire des ouvriers et des paysans du Vietnam et d'Indochine.
La façon dont cette défaite s'est produite et les raisons profondes qui en sont la cause sont tout aussi importantes. Jamais l'impérialisme n'est parvenu à structurer un Etat réel, implanté dans le sol national du Vietnam (et dans les pays d'Indochine). L'impérialisme français n'y est pas parvenu. Le gouvernement et l'administration de Bao Daï n'étaient que des fantômes. Après les accords de Genève de 1954, au Sud, le gouvernement et l'Etat de Ngo Dhin Diem ont eu raison, grâce ait soutien des Arnéricains, des bandes pillardes des Hoa Hao, des Bixuens, des Caodaïstes, des bouddhistes; mais l'armée, la police, l'administration de Diem ne formaient pas un Etat. Elles ne le cédaient en rien aux bandes de pillards qu'elles éliminaient.
Les coups d'Etat des années 1963 à 1965, au cours desquels Diem a été renversé et où Thieu a accédé au pouvoir, la nécessité de l'intervention américaine étant donné la décomposition des forces de Diem et de Thieu confrontées à une guerre révolutionnaire qui se rallumait, mais que les combattants du FNL menaient avec des moyens dérisoires, démontraient qu'il n'y avait pas d'Etat sud‑vietnamien. Par contre, lorsque les armées américaines eurent pris le contrôle militaire du Vietnam en 1968, constitué et armé une armée sud‑vietnamienne apparemment puissante, l'illusion de la constitution d'un Etat sud-vietnamien fort naîtra. Pourtant, des signes importants démontraient le peu d'efficacité et de solidité de l'administration, de l'armée, de l'Etat et du gouvernement compradores de Thieu.
Tout en procédant à la réduction des forces armées américaines, après avoir cessé les bombardements du Nord et engagé des négociations, ayant le contrôle militaire du Sud‑Vietnam, Nixon a voulu acculer le Nord. La CIA a organisé au mois de mars 1970 un coup d'Etat au Cambodge. il s'agissait d'attaquer et de chasser du Cambodge les troupes du Nord‑Vietnam qui y stationnaient et y circulaient en direction du Sud‑Vietnam. Une opération militaire conjointe, armée américaine‑armée sud‑vietnamienne, fut montée. Les résultats furent médiocres, bien que la voie fluviale du Mékong ait été dégagée. Après que les troupes américaines aient été retirées du Cambodge en juin 1970, les opérations sud-vietnamiennes échouèrent. Poursuivant toujours le même but, l'impérialisme US lança les troupes d'élite du Sud‑Vietnam, en février 1970, au Laos et au Cambodge, en vue de couper la « piste Ho Chi Minh ». Aux premiers, engagements sérieux, les « troupes d'élite » étaient mises en déroute et ne durent leur salut qu'à l'intervention de l'aviation américaine.
En mars 1972, après le voyage de Nixon à Pékin et avant son voyage à Moscou, le FNL et l'armée du Nord ont déclenché leur première offensive puissante depuis celle du Têt en 1968. L'armée de terre américaine n'intervenant plus dans les combats, les troupes au sol sud-vietnamiennes ont eu à faire face toutes seules. Une fois encore, elles ont été mises en déroute. L'aviation américaine intervint alors avec une telle puissance qu'elle obligea les troupes du Nord et du FNL à renoncer à atteindre les objectifs de leur offensive : Hué, Kontum, Pleiku, An Loc. Elles durent reculer et évacuer Quang Tri, seule ville qu'elles avaient réussi à prendre. « La Vérité » écrivait en septembre 1973, en commentant les accords de Paris :
« Bien que le FNL et le GRP soient dans une situation très difficile, rien n'est encore stabilisé sérieusement. Le gouvernement Thieu est corrompu, son administration et son armée sont pourries et incapables. Les masses tout entières lui sont hostiles. Il n'est pas impossible qu'il se désagrège purement et simplement. »
Le FNL, la RDVN ne pouvaient abandonner le Sud‑Vietnam purement et simplement à Thieu. Ils n'ont pourtant mené aucune grande offensive. ils ont seulement résisté aux attaques de Thieu. La haine des masses n'a cessé de grandir contre Thieu. Thieu et son gouvernement n'aboutissaient pas. La situation économique devenait catastrophique. La corruption, la démoralisation, l'incompétence gagnaient,.. gagnaient sans cesse plus profondément. Cela a suffi pour que se décompose l'administration et la « formidable » ( sur le papier ) armée de Thieu.
Après quatre-vingts ans de colonialisme, trente ans de guerre révolutionnaire, il a été impossible, malgré les énormes moyens que l'impérialisme a mis en œuvre, de construire un Etat bourgeois au Sud ayant des fondations sur le sol national. La simple présence de l'Etat ouvrier du Nord-Vietnam, si déformé soit-il, minait toute base déjà extrêmement faible. L'appareil constitué à grands renforts de dollars a pourri sur lui-même et s'est effondré subitement ainsi qu'une vieille bâtisse, sous son propre poids, sous l'impact d'une très faible secousse. La Sainte-Alliance contre‑révolutionnaire n'a pu le sauver.
D'énormes conséquences en résultent. Au Vietnam et en Indochine, les limites du programme du FNL, du FUNK, ne peuvent plus être respectées. Les gouvernements du Nord et du Sud‑Vietnam seront amenés à exproprier le capital, les propriétaires fonciers, à unifier le Vietnam, à constituer la Fédération indochinoise, c'est-à-dire à réaliser certaines tâches qu'un gouvernement ouvrier et paysan doit réaliser, à instituer un Etat ouvrier extrêmement déformé, tout en faisant barrage à la constitution d'une authentique dictature du prolétariat.
Ils s'efforceront cependant de maintenir, en la rajustant, en Asie du Sud‑Est et dans le monde, la politique dite de « coexistence pacifique ». De toute façon, cette terrible défaite que l'impérialisme américain vient de subir, cette extraordinaire victoire que viennent de remporter les masses exploitées d'Indochine, même si le prolétariat de ces pays ne peut saisir et exercer directement le pouvoir politique, donneront une nouvelle et puissante impulsion à la lutte de classe du prolétariat mondial. Tous les peuples d'Asie, d'Amérique latine, d'Afrique, soumis à l'impérialisme, à commencer par ceux du Sud-Est asiatique et de l'Inde, seront poussés à engager la lutte. La victoire des ouvriers et paysans d'Indochine annonce et prépare un nouveau bond en avant de la révolution en Asie évidemment, mais aussi en Amérique latine, au Moyen-Orient [1].
Le gouvernement de la RDV a exercé dès le début le pouvoir réel au Sud-Vietnam après l'effondrement du gouvernement et de l'Etat, compradore de Thieu. Il a surtout évité que les masses n'agissent sur leur propre plan et selon leurs propres moyens. C'est l'armée vietnamienne qui a été l'instrument du maintien de l'ordre, en attendant qu'un appareil bureaucratique, prolongation de l'Etat existant au Nord et constitué dans son ossature de bureaucrates envoyés du Nord au Sud, soit constitué. La tentative de maintenir au Sud les rapports de propriété bourgeois était destinée à échouer, car ils sont incompatibles avec les rapports de propriété existant au Nord, de même que la division du pays en deux, alors que l'appareil d'Etat est le même. Aujourd'hui, il n'en reste plus rien.
Au Laos et au Cambodge, l'effondrement des appareils d'Etat compradores a été tout aussi brutal qu'au Sud-Vietnam. Dans le contexte de la défaite de l'impérialisme américain, là aussi, l'expropriation des grands propriétaires fonciers, et des capitalistes était inévitable. Mais la peur du prolétariat, des masses urbaines, a provoqué de la part des « Khmers rouges » des mesures d'une brutalité sans précédent : chasser les masses des villes, à commencer par les habitants de Phnom Penh.
Notes
[1] Fin de la reprise du texte de mai 1975, La Vérité n° 567.