1979

"(...) Est-il possible qu'au cours de la nouvelle période de la révolution, de cette période qui va voir se multiplier les « circonstances exceptionnelles », à nouveau des partis petits-bourgeois, y compris staliniens, soient contraints d'aller plus loin qu'ils ne le voudraient sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie ? Vraisemblablement oui." Un article de "La Vérité" n°588 (Septembre 1979)


A propos d'une possibilité théorique et de la lutte pour la dictature du prolétariat

Stéphane Just


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La révolution cubaine et le nouvel Etat

A Cuba aussi, la possibilité théorique que formulait le programme de fondation de la IV° Internationale s'est concrétisée : une organisation petite-bourgeoise est allée beaucoup plus loin qu'elle ne le voulait sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie, cela en fonction de circonstances exceptionnelles.

A la fin de 1959 et au début de 1960, Fidel Castro et les dirigeants du Mouvement du 26 juillet déclaraient toujours se situer dans les limites du régime capitaliste. Pourtant, très rapidement, l'impérialisme américain et la bourgeoisie cubaine ont été expropriés. A la lecture de maints commentaires et analyses de la révolution cubaine, il semblerait que la destruction du régime de Batista, l'entrée des colonnes militaires de Fidel Castro à La Havane, et ultérieurement l'expropriation du capitalisme sont venues d'en haut, ont en quelque sorte été apportées au prolétariat et aux masses paysannes de Cuba par Fidel Castro et le Mouvement du 26 juillet. Rien n'est plus faux. C'est plutôt l'inverse qui est vrai : le mouvement des masses a porté bien plus loin qu'ils ne le voulaient Fidel Castro et les siens. Il n'est pas inutile de rappeler que le nom même de l'organisation « Mouvement du 26 juillet » commémore un terrible échec : celui de la tentative de renverser, en 1953, la dictature de Batista par un coup de main, pour prendre la caserne de la « Moncada », qui aboutit à un véritable massacre des attaquants. Le débarquement du Gramma, le 2 décembre 1956, fut un autre échec, ainsi que l'a écrit lui-même Fidel Castro :

« Nous débarquâmes avec 83 hommes le 2 décembre 1956, et essuyâmes immédiatement un premier revers... Très peu de camarades tombèrent pendant cette attaque (attaque gouvernementale), mais le groupe fut entièrement dispersé. Avec moi ne restèrent que deux hommes et deux fusils; avec mon frère Raoul, huit hommes et sept fusils. Quand nous nous retrouvâmes, nous étions donc douze et neuf fusils. Toutes les autres armes avaient été perdues ou cachées. Plusieurs camarades avaient laissé leurs armes dans des endroits qu'ils ne connaissaient absolument pas. Beaucoup d'autres furent faits prisonniers par l'armée et assassinés. »

Les rescapés réussirent à gagner la sierra Maestra grâce à l'aide des paysans. Des groupes de maquisards s'étaient déjà constitués dans la sierra Maestra. Le 28 janvier 1957, une grève transforma en villes mortes Manzanillo, Bayamo, Centramestra et Santiago de Cuba, situées dans la province d'Oriente.

Fidel Castro a pu reconstituer son groupe armé grâce au soutien que lui ont apporté les organisations du « 26 juillet », constituées le plus souvent dans les villes.

Les masses renversent Batista

L'action de Fidel Castro et du Mouvement du 26 juillet a correspondu à l'impasse du régime de Batista, à son pourrissement et à l'éveil d'un puissant mouvement des masses, d'abord dans la paysannerie, mais qui s'est également développé dans les masses prolétariennes des villes. A la suite de l'assassinat de Franco Pais, dirigeant du « 26 juillet » à Santiago, une grève générale contre la dictature éclata dans cette ville. L'échec de la grève générale du 9 avril 1958 n'infirme nullement cette constatation. Lancé arbitrairement par le Mouvement du 26 juillet, l'ordre de grève s'est heurté à l'opposition et au sabotage du parti stalinien. L'armée de Batista comptait 70 000 hommes bien armés. « L'armée rebelle et les milices ne comptaient pas plus de 5 000 hommes armés, dont beaucoup sans fusils, pour tout le pays », et cela à la fin. L'armée de Batista était incapable de mener le moindre combat sérieux. Mais l'armée est un reflet de la société. Sa décomposition traduit le pourrissement de celle‑ci. Quelques extraits du « Journal de la Révolution cubaine », de Carlos Franqui, montreront clairement les forces agissantes au moment où s'effondre Batista et où triomphent Castro et le Mouvement du 26 juillet.

« Le 31 décembre 1958, la colonne n° 1 « José Marti », commandée par Fidel, était, ainsi que Radio-Rebelde, à Palma Soriano, près de Santiago de Cuba. Palma était la ville la plus importante que nous ayons prise en avançant sur Santiago par la route Centrale avec la colonne n ° 1. C'était un moment où la lutte révolutionnaire se précipitait. Le Che était entré dans Santa Clara, au centre de Cuba, avec les forces de l'Escambray; les forces du second front orientai avaient pris 14 casernes et approchaient de Guantanamo et de Santiago. Les élections du 3 novembre avaient été un échec retentissant pour la tyrannie. Plus de 80 % de la population s'était abstenue bien que le vote fût obligatoire. L'armée, démoralisée, ne voulait plus se battre. Le 28 décembre, à la centrale Palma, le général Cantillo, chef de l'armée, avait rencontré Fidel et s'était mis d'accord pour unir ses forces à celles de l'armée rebelle pour liquider la tyrannie et arrêter l'effusion de sang. Fidel avait exigé qu'il n'y ait pas de conspiration militaire, que le tyran et les criminels de guerre soient arrêtés, il n'acceptait pas de junte militaire ni d'intervention de l'ambassade américaine, il avait exigé la proclamation d'un gouvernement civil présidé Par Urrutia. Le 31 décembre, nous nous étions réunis chez quelques camarades de Palma Soriano, en présence de révolutionnaires de Santiago. Ce fut le premier jour de la guerre où je dormis dans un lit d'hôtel. Nous avions installé Radio-Rebelde au poste émetteur de Palma. Je m'étais couché vers 3 heures du matin le 1° janvier et je me suis levé à l'aube par habitude paysanne. Je me suis mis à marcher dans les rues pour aller à la station de radio. Je marchais et j'ai entendu des gens parier. Je me suis rendu compte qu'il se passait quelque chose d'important. J'ai demandé, on m'a dit que la radio avait annoncé que Batista s'était enfui. Je me suis rendu en vitesse à Radio-Rebelde; avec le technicien et d'autres camarades, j'ai essayé d'entrer en contact radio avec La Havane. Nous y sommes arrivés au bout de quelques minutes et nous avons parlé avec Vicente Béez, responsable du 26 juillet de la capitale, qui avait occupé avec les milices plusieurs stations de radio et de télé. Vicente nous a confirmé la fuite du tyran et la tentative de Cantillo de créer une junte militaire avec l'appui de politiciens conservateurs, de l'ambassade américaine et de quelques magistrats de la vieille Cour suprême. Nous avons envoyé une jeep et un messager à Fidel, qui se trouvait à la centrale Amarres, à plusieurs kilomètres de Palma, et nous avons demandé aux stations de radio de La Havane de se synchroniser avec nous pour s'adresser au peuple. J'ai rédigé une proclamation à la nation, annonçant la chute de la tyrannie, la tentative de junte militaire que nous n'acceptions pas, invitant le peuple à se tenir prêt à déclarer la grève générale, ordonnant aux colonnes rebelles et aux milices d'occuper les villes, les casernes et les postes de police, et demandant au peuple d'attendre dans quelques instants l'allocution décisive de Fidel Castro. Quelques camarades de la direction du 26 juillet, Faustino Pérez entre autres, nous ont assistés dans ces moments difficiles et ont partagé la responsabilité de la première proclamation. A 11 heures du matin, Fidel est arrivé à la station de radio et a fait son allocution au peuple : il l'a prévenu du danger du coup militaire, a demandé de déclarer la grève générale révolutionnaire, a ordonné aux colonnes rebelles d'avancer, a dénoncé la trahison de Cantillo et a demandé à la population de Santiago de Cuba de se préparer à la bataille immédiate. En fait, il a ratifié ce que nous avions suggéré dans la première proclamation.
( .. ) Le lendemain 2 janvier, on a proclamé Urrutia président à l'université de Santiago; Fidel a fait un discours ce soir-là, où il a dit : « Cette fois-ci, c'est la révolution pour de bon. »
La situation était encore confuse. Pour annuler l'effet du coup de La Havane, Fidel a proclamé Santiago capitale de Cuba; il a nommé le colonel Rego Rubido (chef de la caserne de Moncada) chef de l'armée et le colonel lzquierdo, chef de la police de Santiago, devenait chef de la police nationale, Raùl Castro, Hubert Matos et Maro étaient déjà entrés dans la caserne Moncada, Fidel lui-même a suivi; ils avaient convaincu la garnison de Santiago et ses chefs de se joindre à la révolution. Je me rappelle que, pendant qu'on proclamait Urrutia président, à l'université de Santiago, les étudiants et le peuple criaient : « Izquierdo assassin. » Izquierdo, qui avait dirigé la répression à Santiago de Cuba et qui était chef de la police nationale à cette heure-là, fut fusillé trois jours plus tard. Urrutia, qui avait une mentalité de juge de paix, ne savait pas quoi faire; entre autres idées biscornues, il lui était venu celle de garder deux armées : l'armée rebelle et celle de Batista. Nous nous sommes donné du mal pour le convaincre que c'était absurde, et en une minute, à la radio, nous avons nommé les ministres du nouveau gouvernement, à l'exception du Premier ministre, et de ceux de l'Intérieur, des Travaux publics, de l'Agriculture et de l'Education nationale, que Fidel m'avait dit de lui laisser pour les remplir plus tard. Raùl Castro a nommé le ministre de la Défense nationale... Urrutia n'en a désigné qu'un seul, celui de la Justice. Luis Buch, celui des Finances. Aux Affaires étrangères, c'était l'orthodoxe Agramonte. Les autres, nous les avons nommés. Je me souviens que le ministère chargé de la récupération des biens acquis frauduleusement, c'est moi qui l'ai créé par une note manuscrite, et j'ai dit au speaker de la lire à la radio. Le public présent a fait une énorme ovation à ce ministère qui allait être le premier instrument révolutionnaire du nouveau gouvernement ainsi qu'au ministre à qui allait ce portefeuille, qui était Faustino Pérez. Urrutia a demandé de ne pas applaudir un ministère ou un ministre, mais tout le gouvernement. En réalité, ça a été un gouvernement radiophonique. Par la suite, Fidel a désigné Hart, Ray, Sorl Marin, Luis Orlando Rodriguez, et, à la surprise générale, le Dr José Miré Cardona, secrétaire du Front civique d'opposition, comme Premier ministre.
La nomination de Miré Cardona a fait l'effet d'une bombe. C'était le président de l'ordre des avocats de Cuba, le représentant des grands avocats d'affaires capitalistes, et l'un des politiciens les plus pro‑américains de Cuba. Il avait autrefois défendu le président le plus voleur que Cuba ait jamais eu, dans la célèbre affaire Grau San Martin, pour le détournement de 84 millions. Il avait défendu le capitaine Casilla, assassin du leader noir des ouvriers du sucre, Jesus Menéndez, un dirigeant communiste. Nous n'avons pas compris cette nomination. Mais ceux pour qui elle était faite ont marché. C'était en réalité une manœuvre intelligente qui a trompé les Américains, les bourgeois et les politiciens. Miro Cardona n'est resté Premier ministre que quarante-cinq jours. Fidel lui-même le remplaça le 16 février.
A la différence de Cantillo, qui avait trahi l'accord avec l'armée rebelle, laissé échapper Batista et essayé de faire échouer la révolution par une nouveau coup militaire, Barquin qui, indépendamment de ses idées, était contre Batista, ne fit pas de difficultés. A partir de la première conversation par radio, il accepta les instructions de Fidel. Son groupe s'intégra à la nouvelle armée et, quant à lui, il fut envoyé en mission technique militaire en Europe.
La grève ouvrière nationale dura près d'une semaine, ce fut un facteur décisif de la victoire, qui anéantit les tentatives de coup militaire, de médiation américaine, et consolida le nouveau pouvoir révolutionnaire.
Le comportement du peuple fut admirable. Il n'y eut pas un seul acte de vandalisme, de pillage ou de destruction. Aucun sbire du régime ne fut assassiné, des centaines de milliers de dollars trouvés ici et là furent remis à l'Etat, l'ordre fut parfait. On avait dit au peuple que justice lui serait rendue, Mais une vraie justice. Et il en fut ainsi.
Le peuple cubain a fait la preuve de sa capacité révolutionnaire. Il a montré que son niveau moral et civique était resté intact, malgré les difficultés qu'il avait vécues. Pour comprendre l'importance décisive de la grève, il faut se dire que lorsque le général Cantillo avait fait sa tentative de coup militaire, il avait l'appui de la toujours puissante ambassade des Etats-Unis, de la Cour suprême, des classes aisées et riches du pays, des vieux politiciens, de l'Église, de la presse traditionnelle et des secteurs conservateurs du pays; en plus, il avait Columbia, l'armée, la police et les corps répressifs de la tyrannie, il avait plusieurs dizaines de milliers d'hommes qui possédaient toutes les armes, tandis que l'armée rebelle et les milices rebelles ne comptaient pas plus de 5 000 hommes armés, dont beaucoup sans fusils, pour tout le pays. La grève a pesé de façon décisive dans la balance pour désarmer psychologiquement les militaires. De même que le refus massif du peuple de voter aux élections du 3 novembre 1958 avait été un autre facteur décisif. La grève générale fut l'instrument de sa victoire, le Mouvement du 26 juillet, dans tout le pays, la colonne vertébrale de cette victoire, et Fidel le chef incontesté. »

Une révolution prolétarienne

C'est là le début classique d'une révolution prolétarienne. La dissolution de l'armée et de la police sanctionne un état de fait, Elles sont remplacées par l'armée rebelle et par une police recrutée parmi les partisans de Castro, que celui-ci dirige. Par contre, l'appareil administratif, la justice restent intacts, tout au plus sont-ils épurés. La marine, qui s'est ralliée à Castro au dernier moment, reste également intacte.

Il ne s'agit pas de nier les qualités révolutionnaires de Fidel Castro et du Mouvement du 26 juillet. ils voulaient absolument renverser la dictature de Batista, et cela sans compromis. Ils s'étaient prononcés pour une certaine réforme agraire. Révolutionnaires, ils n'en étaient pas moins un mouvement petit-bourgeois avec les limites que cela implique. Mais le mouvement des masses va tout submerger.

Les déclarations de Fidel Castro à New York en avril 1959 ne s'accordaient pas au caractère de la révolution cubaine. Le 17 avril, au cours d'une conférence de presse, il expliquait :

« J'ai dit de façon claire et définitive que nous ne sommes pas des communistes... Les portes sont ouvertes aux investissements privés qui contribuent au développement de l'industrie à Cuba... Il est absolument impossible que nous fassions des progrès si nous ne nous entendons pas avec les Etats-Unis. »

Et, dans son discours au Central Park de New York, le 27 avril 1959 :

« La victoire ne nous a été possible que parce que nous avons réuni les Cubains de toutes les classes et de tous les secteurs autour d'une seule et même aspiration. »

Mais les masses ne pouvaient l'entendre de cette oreille. Le pouvoir révolutionnaire n'était pas capable de les faire refluer, de faire rentrer dans son lit la révolution. Le 17 mai 1959, une première réforme agraire était promulguée. Cette réforme agraire n'avait rien de « socialiste » : elle interdisait la grande propriété agraire au-delà de 400 hectares; les locataires et métayers recevaient gratuitement la propriété de la terre qu'ils cultivaient jusqu'à la limite de 27 hectares; les propriétaires devaient être indemnisés par l'Etat. Les plantations de canne à sucre, les rizières et les élevages dont le rendement dépassait de 50 % le rendement national pouvaient garder 1 340 hectares. Cette réforme agraire tentait en réalité de coiffer et de canaliser un mouvement paysan qui n'avait pas attendu pour entamer une réforme agraire de sa façon.

Mais le mouvement révolutionnaire qui se poursuit, la réforme agraire, y compris sous cette forme, sont intolérables aux capitalistes cubains, à l'impérialisme américain qui possède d'immenses propriétés et contrôle l'ensemble de l'économie de l'île. Et surtout, l'exemple de Cuba risque d'être contagieux pour toute l'Amérique latine, que l'impérialisme américain contrôle. L'impérialisme américain va passer à l'offensive contre la révolution cubaine et le gouvernement de Castro, obligeant la direction cubaine soit à capituler et à se heurter de front aux masses, soit à aller plus loin sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie cubaine et l'impérialisme. C'est sur cette seconde voie que Castro et le Mouvement du 26 juillet vont s'engager.

Dès le 18 juillet 1959, le président Urrutia devait s'en aller à la suite de grandes manifestations de masse. En octobre, les anciens ministres bourgeois quittaient le gouvernement. De son côté, l'impérialisme américain commençait à organiser le blocus économique de Cuba, notamment de la vente du sucre, principale ressource de l'île. La brutalité de la réaction de l'impérialisme américain, les intrigues de la bourgeoisie cubaine liée à lui et celles des contre-révolutionnaires cubains n'ont pas abattu mais stimulé la révolution cubaine, l'activité des masses. Pour résister à l'impérialisme américain et à la bourgeoisie locale, sous la pression des masses, Castro et le Mouvement du 26 juillet ont épuré l'appareil d'Etat : l'armée, l'INRA, la police, la magistrature, l'appareil administratif, la marine. C'est à l'initiative des masses que surgirent des milices ouvrières et paysannes, des formes embryonnaires de pouvoir au niveau local, des comités de défense de la révolution, des comités dans les usines. Fidel Castro et les dirigeants de son mouvement ont été très réticents à ce que de tels organismes se constituent. ils ont imposé que les comités d'usine soient désignés et seulement consultatifs.

Pour rompre le blocus économique, Fidel Castro et son équipe n'ont eu d'autre recours que de s'adresser à la bureaucratie du Kremlin et aux bureaucraties satellites. L'URSS accorda à Cuba un crédit de 100 millions de dollars et signa un accord qui garantissait l'achat d'un million de tonnes de sucre chaque année pendant cinq ans, 20 % payés en dollars, 80 % en marchandises, dont du pétrole. Au cours de l'année 1960, l'impérialisme américain accentua sa pression : les raffineries qu'il contrôlait à Cuba refusèrent de raffiner le pétrole venant d'URSS. Castro, qui avait déjà précédemment nationalisé une grande partie de la propriété et des avoirs du capital américain à Cuba, nationalisa le reste.

Bientôt, l'impérialisme américain allait lui-même donner une fantastique impulsion à la révolution cubaine, en organisant la tentative de débarquement des contre‑révolutionnaires à la Baie des Cochons, le 14 avril 1961. Ce n'est qu'« après l'attaque de Playa Giron (que) Fidel proclame officiellement une révolution socialiste qui est déjà réalisée dans les faits » écrit R. Dumont dans « Cuba est-il socialiste ? ».

Un extraordinaire mouvement des masses se dressait contre l'impérialisme et la faible bourgeoisie cubaine, et ne laissait à Castro d'autre possibilité.

A la suite de ces nouveaux développements de la révolution cubaine, l'organisation trotskyste française qui allait constituer quelques années plus tard l'OCI estimait :

« La mobilisation des masses cubaines, autant que les besoins de sa propre politique, expliquent la dissolution par Fidel Castro de l'appareil répressif, armée et police, de l'ancien régime cubain. Cependant, dans la première étape de la révolution l'appareil d'Etat bourgeois a été préservé et même « rajeuni » dans ses secteurs les plus essentiels.
La lutte avec l'impérialisme a conduit les masses, et, dans une certaine mesure, le gouvernement ouvrier et paysan, à porter des coups sévères à l'Etat bourgeois, aujourd'hui démantelé et fantomatique. En même temps, elle a vu apparaître les premiers éléments de "pouvoir ouvrier", notamment les milices ouvrières.
Pas plus qu'elle n'a tranché encore le sort de la révolution cubaine, l'histoire n'a encore tranché le problème de la nature de l'Etat cubain dans la période présente. Il y a dualité de pouvoir entre les débris de l'Etat bourgeois et les éléments de l'apparition d'un Etat ouvrier. Cette dualité de pouvoir ne se situe pas même au niveau de conscience des masses qui ont besoin de l'enseignement du socialisme et d'un parti révolutionnaire Pour lutter pour le pouvoir prolétarien de façon consciente et systématique. Le gouvernement ouvrier et paysan peut donc encore s'efforcer d'éviter le conflit et de concilier les forces antagonistes dans des organismes comme les JUCEI, moules d'où, suivant le rapport des forces entre les classes, peuvent sortir, à une étape ultérieure, les cadres de soviets comme ceux d'un Etat bourgeois restauré. »

Encore une fois : un problème de méthode

A cette étape de la révolution cubaine, cette position était pleinement justifiée. L'exemple de la révolution espagnole de 1936-1938 montrait qu'un Etat bourgeois pouvait être reconstruit à partir d'un gouvernement de coalition des organisations ouvrières et de l'« ombre d'organisations bourgeoises ». Le rapport de l'OCI sur la révolution cubaine commentait :

« Est-il possible, comme l'affirment certains tenants de la thèse "Cuba, Etat ouvrier", de dire que Cuba est un Etat ouvrier parce que l'ancien appareil d'Etat bourgeois y a été détruit ? Nous ne le croyons pas : les camarades qui affirment cela font une confusion entre le début et la fin d'une révolution prolétarienne victorieuse. L'Etat bourgeois, et en particulier son appareil répressif, police et armée permanente, peuvent être détruits au début d'une révolution sans pour cela faire place à un Etat ouvrier : jamais ni Trotsky, ni les trotskystes n'ont songé, entre juillet 1936 et mai 1937, à analyser l'Espagne républicaine comme un Etat ouvrier, alors même qu'il ne restait ni police, ni armée, ni même de fonctionnaires, à peine les "cendres d'un Etat". Et, à partir de septembre 1937, c'est un État bourgeois qui s'y reconstitue, lentement certes, contre le pouvoir prolétarien des comités", qui seront en définitive utilisés comme un cadre de la restauration de l'Etat bourgeois, alors qu'une direction révolutionnaire aurait pu en faire la base de la construction d'un Etat ouvrier. Churchill, qui n'est certes pas un marxiste, mais qui s'y connaît en lutte des classes, écrivait à ce propos : "  Quand, dans quelque pays que ce soit, toute la structure de la civilisation et de la vie sociale est détruite, l'Etat ne peut se reconstituer que dans un cadre militaire." ,  ce qui signifie que lorsque les rapports de propriété et l'appareil d'Etat bourgeois ont été détruits, il y a encore une alternative à l'instauration d'un Etat ouvrier (la "subversion"), la reconstitution d'un nouvel appareil d'Etat bourgeois, "dans un cadre militaire". En quoi "l'armée rebelle" de Fidel Castro diffère-t-elle fondamentalement de "l'armée populaire" espagnole de la République, non moins égalitaire, non moins démocratique, non moins militante et sans doute plus liée aux organisations ouvrières et plus politisée, pourtant creuset de "l'Etat populaire" de Largo Caballero, l'ancien Etat bourgeois reconstitué, rajeuni et paré du prestige des organisations et de l'idéologie ouvrières ? La destruction de l'ancien appareil d'Etat bourgeois n'est pas automatiquement la preuve, le critère de l'existence d'un Etat ouvrier, si elle en est l'une des conditions négatives; un Etat bourgeois détruit peut être remplacé par un autre Etat bourgeois, intégrant les lambeaux du précédent, à condition que les masses aient, pendant un temps, l'illusion qu'il est leur Etat, ce que seule l'action d'une organisation révolutionnaire conséquente, se battant pour un Etat ouvrier, peut empêcher. »

Plus loin :

« Un bon nombre de camarades ont recours, afin de définir Cuba comme un « Etat ouvrier », au critère des rapports de propriété. Selon eux, Cuba est un Etat ouvrier parce que l'essentiel de l'industrie, du commerce et des transports y a été nationalisé à la suite de l'expropriation de la bourgeoisie, et parce que l'économie y est dirigée par une commission de planification. Ici, du moins, s'appuient-ils sur un précédent, puisque c'est ce critère, nationalisation et planification, qui, en l'absence de toute démocratie prolétarienne, a permis aux trotskystes, en 1948, de qualifier d "'Etats ouvriers" les Etat satellites de l'URSS, dans le glacis, même si c'est l'action militaro‑bureaucratique de l'URSS qui a été le facteur décisif de cette transformation, aux lieu et place de l'action révolutionnaire étroitement contrôlée des masses qui a été constatée en Yougoslavie et en Chine...
( ... ) Nous pensons que se manifeste ici précisément l'une des faiblesses de nos analyses de 1948, et nous y reviendrons ultérieurement. Cependant, incontestablement, dans le cas des pays du glacis européen, le critère "nationalisation" est inséparable du critère "assimilation structurelle" avec un "Etat ouvrier dégénéré" c'est parce que l'Etat bonapartiste des pays du glacis est l'instrument de la bureaucratie d'un Etat ouvrier dégénéré que les trotskystes n'ont pu le considérer comme un Etat ouvrier déformé, et le critère "nationalisation et planification" n'est pas, à lui seul, suffisant. Les marxistes, depuis trente ans, ont en effet appris qu'il est des nationalisations bourgeoises comme des nationalisations ouvrières.
Ils pensent avec Trotsky que la nationalisation de toute la propriété bourgeoise par un Etat bourgeois, possible théoriquement, est impossible pratiquement. Néanmoins, des expériences récentes montrent que ces arguments peuvent cesser d'être valables dans des circonstances particulières; ainsi, la "République sociale fasciste" de Mussolini expropria la bourgeoisie italienne en 1944, sans pour autant cesser de représenter les intérêts historiques bourgeois. Ainsi, la nationalisation est-elle une des solutions d'un Etat bourgeois dans un pays arriéré où la bourgeoisie est en formation et où elle est la seule forme qui permette un développement historique de la bourgeoisie, y compris même au détriment des intérêts immédiats des bourgeois : c'est seulement en ce sens que l'on peut comprendre les premières nationalisations mexicaines avant guerre, la nationalisation totale de l'économie birmane au lendemain de la guerre, et les nationalisations de Guinée. »

A quoi il faut ajouter que l'économie de Cuba a des dimensions relativement restreintes, qu'elle est inviable en elle-même, qu'elle dépend immédiatement, directement, de l'exploitation du sucre et de sa vente sur le marché mondial pour se procurer les devises nécessaires aux importations qui lui sont vitales. La vente du sucre sur le marché mondial peut être un moyen de réaliser la plus-value que les travailleurs cubains produisent.

Néanmoins, de tels rapports ne sauraient se perpétuer ni en ce qui concerne l'Etat, ni en ce qui concerne l'expropriation de l'ensemble des moyens de production et leur fonctionnement selon un plan économique d'ensemble. Juste au moment où elle a été faite, cette analyse devenait à la longue insuffisante. Son insuffisance a sans aucun doute été à l'origine d'interprétations ultérieures qui doivent être revues. Une reprise de la discussion au sein de l'OCI et du Comité d'organisation sur ce sujet semble indispensable, qui tienne compte d'une connaissance plus complète des développements ultérieurs. Quelques réflexions peuvent d'ores et déjà être faites en vue de cette discussion nécessaire.

Le maintien de l'expropriation du capital et le développement de la planification peuvent seulement servir de preuve à l'existence d'un Etat ouvrier, aucun Etat bourgeois ne pouvant par nature réaliser cela. Reste à savoir par quels processus sociaux et politiques chaque Etat ouvrier se constitue, quelle est la force politique organisée qui l'a constitué. Une autre question se pose : le Mouvement du 26 juillet, mouvement petit-bourgeois, pouvait-il construire un Etat ouvrier à Cuba ? La réponse à cette question est d'importance. Si oui, cela veut dire que des organisations petites-bourgeoises sont en mesure de construire des Etats ouvriers. E. Germain, dans son article déjà cité, « La Troisième Révolution chinoise », expliquait justement :

« C'est en s'appuyant sur la paysannerie que le PC chinois a pu conquérir le pouvoir, et c'est pourquoi la généralisation de la réforme agraire était inévitable. Mais qu'est-il advenu quand les armées paysannes sont entrées dans les grandes villes industrielles de la Chine orientale ?
Pour donner à cette question la réponse qui convient, il faut comprendre que ces armées paysannes furent dirigées par un parti qui - autant par son programme et ses perspectives politiques que par la tradition, la conscience et la trempe de ses cadres - n'était pas issu de la paysannerie mais avait été et restait depuis près de trois décades le principal porte-parole du prolétariat chinois. Bien sûr, ce parti se battait pour le bloc des " quatre classes ", il se prononçait en faveur d'une collaboration avec la "bourgeoisie industrielle " et avait constitué un gouvernement de coalition avec les représentants de celle‑ci; mais il affirmait en même temps que "la classe ouvrière était devenue la classe dirigeante de la nation" et que ce n'était plus qu'une question de temps avant que la construction d'une société socialiste puisse être entamée en Chine. »

En d'autres termes, le Parti communiste chinois était un parti ouvrier‑bourgeois, mais un parti ouvrier. Cela est évidemment vrai du Parti communiste yougoslave, des PC d'Indochine. Ce sont leurs origines sociales qui ont rendu possible qu'ils deviennent les forces politiques à partir desquelles des Etats ouvriers bureaucratiques se sont constitués en Yougoslavie, en Chine, au Vietnam, au Cambodge et au Laos.

Le rôle du PC cubain

Pour reprendre l'analyse de la nature sociale de l'Etat cubain, il faut étudier le rôle que le Parti communiste cubain a joué au cours de la révolution cubaine, en relation avec celui de la bureaucratie du Kremlin. Le PC cubain s'appelait, avant et au début de la révolution, le Parti socialiste populaire (PSP). Etroitement dépendant de Moscou, il a, de 1952 à 1958, ouvertement soutenu la dictature de Batista. Ce n'est que peu avant la chute du dictateur que le PSP a rompu avec lui.

« Le parti combattit la lutte clandestine, le sabotage et la mise à feu des cannaies, le Mouvement du 26 juillet et le Directoire, les accusant d'être des groupes de gangsters petits-bourgeois et anti-communistes. Ils ne soutinrent pas la grève d'août ni celle d'avril 1958, sur laquelle ils ne s'étaient pas mis d'accord.
C'est au moment du pacte de Caracas (août 1958), auquel avaient souscrit de manière unitaire le Mouvement du 26 juillet, le Directoire, les militaires, les authentiques, les orthodoxes, les institutions civiques et les ouvriers, que le parti envoya à la sierra Maestra son dirigeant Carlos R. Rodriguez et commença à soutenir la lutte armée. Il organisa un groupe de tireurs à Yaguajay, sous les ordres de Felix Torres, qui aida Camilo à gagner la sierra.
Armando Acosta, leader ouvrier de Sancti Spiritus et dirigeant communiste local, s'était uni, sous sa seule responsabilité, à la colonne du Che dans la sierra et participa, au moment de l'invasion, à de nombreux combats et prises de villages.
Pendant les derniers mois de la guerre, le parti réalisa un travail frénétique de pénétration à l'intérieur du second front oriental, et ceci avec l'aide de Raùl Castro, qui s'était séparé du parti pour participer à l'attaque de la Moncada en 1953, mais continuait à penser que le parti était la révolution - et aussi avec l'aide du Che et de Ramiro Valdés qui, sans avoir été membres du parti, étaient des sympathisants et le considéraient comme le représentant du socialisme.
Au congrès national de 1959, le parti, par la voix de son secrétaire général Blas Roca, fit une autocritique sur les erreurs commises pendant la lutte contre Batista. » (Journal de la révolution cubaine.)

Numériquement faible, mais organisation stalinienne disposant d'un appareil soigneusement, sélectionné par le Kremlin, de militants parfaitement contrôlés, le PSP avait une tout autre cohésion que le Mouvement du 26 juillet, organisation petite‑bourgeoise, hétérogène et sans unité politique réelle. Noyauter en partie le Mouvement du 26 juillet était l'enfance de l'art pour le PSP, surtout qu'il bénéficiait de la couverture politique des dirigeants au plus haut niveau du Mouvement du 26 juillet. Dès la victoire de la révolution, le PSP a pénétré les organisations de masse, les ministères, l'administration. Il est même parvenu à faire éliminer dès 1960 David Salvator du poste de secrétaire général de la Confédération des travailleurs cubains.

Le rapport de l'OCI déjà cité rappelle ces faits :

« Au lendemain de l'échec de la grève (d'avril 1958), lors de la prise du pouvoir, Castro soutient Salvator, qui s'empare de la CTC contre les staliniens. L'année suivante, Castro remet en personne en question le vote du congrès national élisant Salvator secrétaire général contre un candidat stalinien. Accusant le congrès de n'avoir "fait preuve ni de prudence, ni d'unité, ni de rien du tout", il impose le partage des responsabilités entre Salvator et deux autres secrétaires, dont le stalinien Junus Sota, qui sera bientôt maÎtre de l'appareil. Finalement, Salvator est emprisonné. »

En 1961, le Mouvement du 26 juillet, le PSP et les membres du Directoire du 13 mars ont fusionné en une seule organisation. Elle donnera naissance à un parti unique, tous les autres partis étant interdits : le Parti uni de la révolution socialiste, qui deviendra plus tard le Parti communiste cubain. Or, qui est chargé de l'organisation du nouveau parti ? La direction stalinienne du PSP. La force du PSP était de suivre une ligne contre‑révolutionnaire de façon systématique et déterminée, d'être l'agent du Kremlin, sans lequel l'économie de l'île se disloquerait. René Dumont écrit dans l'ouvrage déjà cité :

« On estime souvent que Cuba, en fin 1969, aurait coûté, en roubles, près de quatre milliards de dollars à l'URSS, sans inclure les armements. C.-R. Rodriguez, interviewé à Lima en avril 1969, cite l'exemple de deux prêts soviétiques de développement, de 100 et de 135 millions de dollars; puis de crédits commerciaux, qui, pour l'année 1968 seule, auraient dépassé 200 millions de dollars. Il précise que ce sont des prêts à 2 et 2,5 % d'intérêt, remboursables après dix ou douze ans pour la majorité d'entre eux. Seuls les armements sont donnés. Il cite aussi des crédits français (Richard, 36 millions de dollars), anglais (usine d'engrais, 50 millions), allemands de l'Est (plus de 60 millions), roumains (50 millions), tchèques, hongrois et d'autres pays. »

Comment douter que la véritable force politique qui a reconstruit un appareil d'Etat, construit le parti unique, ait été le parti stalinien ? Il a chapeauté, contrôlé, puis s'est subordonné les organisations de masse, sous le couvert du « Leader maximo ». A la fin d'un article écrit en août 1961 (« Révolution cubaine, première étape »), que « La Vérité » n° 522 a publié, F. Rodriguez faisait remarquer :

« P.-S. - Certains observateurs ont cru pouvoir déceler un début de gouvernement prolétarien dans les Juntas de Coordinacion, Ejecucion e Inspeccion (JUCEI) instituées, après la province d'Oriente, dans plusieurs provinces, pour coordonner les activités des diverses autorités, et généralisées par décret le 23 juillet dernier.
Ils voient un argument à l'appui de leur thèse dans le fait que Raùl Castro, responsable des JUCEI, a annoncé qu'elles seraient dans l'avenir élues et révocables. Il ne faut pourtant pas prendre ses désirs pour des réalités. Les JUCEI sont formées de représentants des organismes et organisations existants, dont certains sont élus et d'autres nommés, et apparemment encore aucun révocable : représentants des fermes d'Etat, des directions de coopératives, des syndicats ouvriers et paysans, de l'organisation des petits paysans (ANAP), des partis politiques, PC compris, des fonctionnaires des divers ministères, délégués de l'armée, des milices, des comités de défense, etc. Il n'est pas exclu qu'un pouvoir prolétarien naisse à travers ces organismes, comme à travers d'autres, tels que les CTA ou les Comités de défense, si les masses parviennent à en modifier profondément la nature, en y imposant leur contrôle. Pour l'instant, ils sont beaucoup plus des instruments du contrôle exercé par en haut, par le gouvernement castriste, pour prévenir des développements non souhaités. »

Le mouvement du 26 juillet, le PC cubain et la bureaucratie du Kremlin

Ce sont typiquement des procédés staliniens. Tout aussi significative est la virulente attaque que le PSP a déclenchée contre le trotskysme et les trotskystes.

« En août 1960, au congrès du PSP, le secrétaire général Blas Roca consacre une importante partie de son rapport, dans la partie consacrée aux "ennemis de la révolution cubaine", aux trotskystes, présentés comme des provocateurs et des espions d'Hitler, puis de l'impérialisme américain. Blas Roca les englobe avec les "titistes" et les "anarcho‑syndicalistes" parmi les agents impérialistes chargés d'attaquer la révolution à partir de positions gauchistes. »

Non moins remarquables sont les faits suivants :

« Le 30 avril 1961, au cours d'une conférence télévisée sur les problèmes économiques, Che Guevara polémique contre "Voz Proletaria", "petit périodique trotskyste", et ses critiques au sujet des Conseils techniques. Il déclare que ses positions, " absurdes du point de vue théorique" , sont, "du point de vue de la pratique, une infamie ou une erreur".
Le 26 mai, le journal trotskyste est interdit. Le 13 août, le même Guevara déclare au journal chilien "Ultima Hora" que cette interdiction, mesure purement administrative, se justifie par le fait qu'il "n'était pas prudent de laisser le trotskysme continuer d'appeler à la subversion". Il explique ensuite que "le trotskysme est né à Guantanamo", près de la célèbre base américaine, et que cette proximité géographique justifie amplement la mesure. En quatre mois, Guevara est passé de la polémique à la calomnie vis-à-vis des trotskystes. Seule différence avec Blas Roca : il n'affirme pas, il insinue, et il ne parle pas d'Hitler. »

Ces attaques de Guevara contre le trotskysme ont lieu au lendemain du débarquement manqué de la Baie des Cochons, qui a soulevé les masses de Cuba et donné une nouvelle et formidable impulsion à la révolution. Contrôler, faire refluer le mouvement des masses, reconstruire un appareil d'Etat, construire le parti unique, sont des tâches plus indispensables et urgentes que jamais. Or, à notre époque, la révolution prolétarienne, la lutte pour la réalisation de la dictature du prolétariat, sont inséparables du trotskysme. Il faut discréditer, calomnier, écraser toute organisation se situant sur le terrain du trotskysme, quelles que soient ses insuffisances politiques et fût-elle extrêmement faible. Che Guevara, les dirigeants du Mouvement du 26 juillet ont couvert de leur incontestable prestige révolutionnaire l'activité contre-révolutionnaire de l'appareil stalinien. En d'autres occasions encore, par exemple à la fin de la conférence « tricontinentale » que les castristes organisent en 1966, Fidel Castro déchaînera tout son verbalisme contre le trotskysme et les trotskystes. Au pseudo‑naïf d'estimer qu'il s'agit d'« erreurs ». Ce sont des actes politiques parfaitement mesurés. L'antitrotskysme, c'est la lutte contre la révolution prolétarienne. Les spécialistes, les experts de l'anti-trotskysme sont incontestablement les staliniens, parce qu'ils sont les experts, les scientifiques du combat contre la révolution prolétarienne.

A cela, on opposera sans doute que dès 1962, Fidel Castro dénonçait le stalinien Escalente, chargé d'organiser le parti unique :

« Escalente a converti l'appareil du parti en un nid de privilèges, de tolérances, de faveurs en tous genres... Le noyau nommait et révoquait, ordonnait, gouvernait »,

expliquait Fidel Castro au cours d'un discours prononcé le 26 mars 1962. Escalente était révoqué. Il s'agit plutôt d'un témoignage particulièrement important de la réalité de la subordination croissante du parti unique, des organisations de masse, de l'appareil d'Etat, à l'appareil stalinien. Derrière Escalente, il y avait le Kremlin et les milliers et les milliers de « spécialistes » venus d'URSS, spécialistes militaires, spécialistes techniques, spécialistes en tous genres. L'affaire des fusées de l'URSS installées à Cuba devait révéler tout à la fois les contradictions existantes entre le Mouvement du 26 juillet, la révolution prolétarienne, la bureaucratie stalinienne et son appareil agissant à Cuba. En installant à Cuba des fusées menaçant directement les USA, la bureaucratie du Kremlin organisait une provocation contre la révolution cubaine. L'impérialisme américain trouvait une occasion magnifique d'intervenir à Cuba. En effet, Kennedy lançait un ultimatum à Cuba et à l'URSS d'avoir à retirer ces fusées. Finalement, Khrouchtchev et Kennedy concluaient un accord par-dessus la tête de Castro et du gouvernement cubain : l'URSS retirait ses fusées sous le contrôle d'« inspecteurs » de l'ONU (octobre 1962). En d'autres termes, la bureaucratie du Kremlin agissait souverainement à l'égard de Cuba.

D'autres crises ont éclaté, où ouvertement Fidel Castro, l'appareil stalinien à Cuba, la bureaucratie stalinienne se sont opposés. A l'origine de ces crises : à Cuba, une authentique révolution prolétarienne a déferlé et bouleversé tous les rapports sociaux et politiques. Une révolution prolétarienne aussi profonde et puissante ne se domestique pas facilement. L'opposition à la mainmise et aux méthodes staliniennes devait se manifester d'une façon ou d'une autre. Malgré l'alliance entre l'équipe castriste et l'appareil stalinien pour juguler la révolution prolétarienne, il n'y a pas identité entre eux. Fidel Castro et son équipe, la couche qu'ils représentent, ont leurs intérêts spécifiques à l'intérieur de l'appareil d'Etat, du parti unique, de l'appareil de production. Sur eux a constamment pesé la menace d'être sacrifiés au cours d'un marchandage entre l'impérialisme et le Kremlin. L'hétérogénéité du Mouvement,du 26 juillet laissait place également à une sorte de militants attachés à leurs idéaux révolutionnaires humanistes et socialisants, comme au temps de la sierra. Cela explique les prises de position de Fidel Castro et de son équipe en différentes circonstances.

Pourtant, un lien unit ce que représente le castrisme, la bureaucratie du Kremlin et son appareil international : la peur que la révolution prolétarienne qui a emporté le Mouvement du 26 juillet beaucoup plus loin qu'il ne le pensait, n'aille à son terme : la réalisation de la dictature du prolétariat. Dès lors, le Kremlin et son appareil à Cuba ne pouvaient que jouer, à l'intérieur du parti unique, dans la construction de l'appareil d'Etat, de l'appareil économique, le rôle déterminant. Les méthodes de Castro et de son équipe laissaient le champ libre à l'activité de l'appareil stalinien. Les rapports de type caudilliste, soi-disant directs, entre le « Leader maximo », le « tribun », et la foule, l'absence de fonctionnement officiel d'organismes politiques et étatiques codifiés, laissaient le champ libre à l'appareil contre‑révolutionnaire organisé, centralisé, discipliné du stalinisme. L'aboutissant final de toutes ces causes en témoigne : en dernière analyse, Castro et son équipe ont toujours fini par s'incliner devant la bureaucratie du Kremlin et son appareil à Cuba. Fidel Castro et son équipe, de leur côté, avaient une importante marge d'action, car leur prestige révolutionnaire était la couverture indispensable à l'action contre-révolutionnaire de l'appareil stalinien. Force est, cependant, de constater que l'alignement de Castro et de son équipe, leur subordination à la bureaucratie du Kremlin, sont depuis dix ans de plus en plus étroits et stricts.

Sur la nature de l’Etat de Cuba

Tout cela ne tranche pas encore quelle est la nature de l'Etat cubain qui a été reconstruit à partir de 1962. Néanmoins, il semble qu'il faut conclure que la reconstruction d'un Etat bourgeois s'est avérée impossible, étant donné la profondeur de la révolution. Qu'il suffise de préciser qu'au début des années 1960, 600 000 cubains sur une population de 7 millions d'habitants ont émigré, c'est-à‑dire 8,6 %. Autrement dit, la bourgeoisie dans son ensemble, comme classe, s'est expatriée. Le prolétariat, les masses, étaient organisés en des milliers et des milliers de comités, d'organismes. La variante, plausible au moment où elle était formulée, de la reconstruction d'un Etat bourgeois, ne s'est pas réalisée, pas plus que celle de la réalisation de la dictature du prolétariat. C'est une autre variante qui a pris corps : la constitution d'un Etat ouvrier s'apparentant aux Etats ouvriers bureaucratiques dès le départ, bien qu'ayant ses particularités historiques. A Cuba, la révolution a été trop profonde, trop radicalement menée par les masses, pour que de l'intérieur les acquis économiques et sociaux soient détruits, et qu'un Etat bourgeois soit restauré. Une guerre civile inexpiable organisée et menée de l'extérieur est indispensable pour y parvenir. Mais, du côté du prolétariat et des masses exploitées, la spontanéité révolutionnaire ne suffisait pas pour que se réalise la dictature du prolétariat. Les comités, les organismes de masse existant restaient disloqués, ne constituaient pas l'indispensable appareil d'Etat centralisé. La spontanéité du mouvement des masses ne pouvait parvenir à ce stade.

Un authentique parti révolutionnaire, un parti se situant sur le programme de la IV° Internationale, ayant une influence décisive sur les masses, était indispensable pour les conduire à constituer un tel Etat. Or, les masses gardaient toute leur confiance en Fidel Castro comme dans les dirigeants du Mouvement du 26 juillet, tout en les débordant, en les submergeant. Le Mouvement du 26 juillet était placé devant l'alternative suivante : se dresser ouvertement contre la révolution prolétarienne, c'est-à‑dire être l'instrument de la guerre civile contre elle; suivre le mouvement des masses en ayant l'air de se mettre à sa tête, tout en le limitant le plus possible. Ils ont choisi le deuxième terme de l'alternative. L'appareil stalinien a été la force politique qui a chapeauté, contrôlé, puis s'est subordonné les organisations des masses, qui a été la cheville ouvrière de la construction d'un nouvel appareil d'Etat, avec bien sûr la participation du Mouvement du 26 juillet, qui a corseté la révolution, a été dressé contre la réalisation de la dictature du prolétariat, bien qu'il doive être qualifié d'Etat ouvrier, mais bureaucratique et en ce sens contre‑révolutionnaire.

De ce point de vue, l'accord entre l'impérialisme américain et la bureaucratie du Kremlin en octobre 1962, et qui a clos la « crise des fusées », est significatif : l'impérialisme américain renonçait à débarquer à Cuba pour restaurer l'ordre bourgeois. Répétons‑le, pour y parvenir une inexpiable guerre civile était nécessaire. Quelles pouvaient en être les conséquences en Amérique latine ?

Nul ne pouvait le prévoir. L'impérialisme américain a été convaincu que le moindre risque était de laisser opérer la bureaucratie du Kremlin et son appareil à Cuba, pour canaliser, faire refluer la révolution prolétarienne. L'importance de Cuba, du point de vue des intérêts économiques généraux de l'impérialisme, est de quinzième ordre. Ce qui comptait vraiment, c'était l'impact de la révolution cubaine. Le plus important était de la neutraliser politiquement.

La bureaucratie du Kremlin, son appareil international, avec la participation de Fidel Castro et de son équipe, malgré les querelles et les crises, y sont parvenus. Aujourd'hui, une solide caste bureaucratique s'y est constituée, unie par une sorte de cordon ombilical à celle de l'URSS. Une révolution politique est tout aussi nécessaire que l'est la construction d'un parti de la IV° Internationale.

Ultérieurement, d'ailleurs, le prestige de Fidel Castro s'est révélé un instrument précieux contre la révolution prolétarienne en Amérique latine et dans le monde.

Les analyses de l'OCI n'ont pas été poursuivies après 1962. Tout au plus y a-t-il eu des appréciations individuelles. La vérité oblige à dire que toute la profondeur, la puissance de la révolution prolétarienne à Cuba n'ont pas été justement appréciées. La « chanson de geste » a propos de Castro et du Mouvement du 26 juillet a obscurci la réalité, masqué l'acteur véritable de la révolution cubaine : le prolétariat, les masses.

De là beaucoup d'incompréhension sur la place et le rôle dans la révolution cubaine des forces politiques, et de la résultante finale du parallélogramme des forces sociales et politiques en mouvement [1].


Notes

[1] Le bureau politique de l'OCI estime qu'une nouvelle discussion est nécessaire à propos de la révolution cubaine et de ses développements. Sans qu'il se soit prononcé sur les éléments que j'avance dans cette partie de cet article, je suis autorisé à les publier sous ma responsabilité (S.J.).


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