1979 |
LE MARXISME DE TROTSKY
5. L'héritage
L'essence de la tragédie, a écrit Trotsky, est le contraste entre des fins grandioses et des moyens insignifiants. Quelle que soit la valeur de cette formule en tant que généralisation, elle résume avec assez d'exactitude la situation peu enviable de Trotsky dans les dernières années de sa vie. L'homme qui avait dans les faits organisé l'insurrection d'Octobre, dirigé les opérations des armées rouges, qui avait traité - comme ami ou ennemi - avec les partis ouvriers de masse (révolutionnaires et réformistes) à travers le Komintern, en était désormais réduit à batailler pour maintenir une poussière de groupes minuscules, pratiquement tous impuissants à influencer le cours des évènements, même de façon marginale.
Il était forcé d'intervenir à tout bout de champ sur des centaines de querelles mesquines dans une poignée de groupuscules. Certaines des disputes, bien sûr, se rapportaient à des questions sérieuses de principes politiques, mais même celles-ci, Trotsky le voyait bien, étaient causées par l'isolement des groupes du mouvement réel de la classe ouvrière et par l'influence de leur milieu petit bourgeois - parce que c'était le milieu dans lequel ils avaient été élevés et auquel beaucoup d'entre eux s'étaient adaptés.
Malgré tout il se battit jusqu'à la fin. Inévitablement, son isolement forcé de toute participation réelle au mouvement ouvrier, dans lequel il avait autrefois joué un rôle si important, affectait jusqu'à un certain point sa compréhension du cours en permanence changeant de la lutte des classes. Même sa vaste expérience et ses réflexes tactiques géniaux ne pouvaient entièrement remplacer le manque d'informations en retour de la part de militants engagés dans la lutte quotidienne, qui ne sont possibles que dans un véritable parti communiste. En même temps que l'isolement se perpétuait, cela devint plus apparent. Comparez son Programme de transition de 1938 avec son prototype, le Programme d'action pour la France (1934). En fraîcheur, pertinence, spécificité et caractère concret de la relation avec une lutte en cours, ce dernier est clairement supérieur.
Et ce n'était certainement pas une question d'affaiblissement des capacités intellectuelles. Certains des derniers écrits inachevés de Trotsky, comme Les syndicats à l'époque de la décadence impérialiste, sont des contributions majeures à la pensée marxiste. C'est une question, une fois de plus, de manque de contact intime avec un nombre significatif de militants engagés dans la lutte des classes réelle.
Pourtant, lorsque Trotsky fut assassiné en août 1940 par l'agent de Staline Jacson-Mercader, il laissait derrière lui un mouvement. Quelles que fussent la fragilité et les déficiences de ce mouvement, et elles étaient substantielles, c'était une réalisation grandiose. La montée du stalinisme, puis le triomphe du fascisme dans la plus grande partie de l'Europe, ont failli faire disparaître la tradition communiste authentique du mouvement ouvrier. Le fascisme détruisait directement, écrasant les organisations des travailleurs partout où il accédait au pouvoir. Le stalinisme fit la même chose par des moyens différents à l'intérieur de l'URSS. En dehors de l'URSS, il corrompit et étrangla dans les faits la tradition révolutionnaire en tant que mouvement de masse.
Il est difficile aujourd'hui de mesurer dans toute sa force le torrent de calomnies et d'insultes auquel Léon Trotsky et ses partisans ont été exposés au cours des années trente. La totalité des ressources propagandistes de l'URSS et des partis du Komintern a été consacrée à dénoncer les « trotskystes » (réels ou imaginaires) comme agents d'Hitler, de l'empereur du Japon et de toute forme de réaction. Le massacre des vieux bolcheviks en URSS (certains exécutés après des procès à grand spectacle, la plupart assassinés sans jugement) fut représenté comme un triomphe pour les forces du « socialisme et de la paix », comme l'affirmait le slogan stalinien de l'époque.
Chaque traître au socialisme, faible, corrompu et ambitieux, au sein de l'Union soviétique, s'est vendu pour accomplir le travail infâme du capitalisme et du fascisme,
déclarait le rapport du CC au 15ème Congrès du Parti Communiste de Grande Bretagne en 1938.
En première ligne de la destruction, du sabotage et de l'assassinat se trouve l'agent fasciste Trotsky. Mais les défenses du peuple soviétique sont fortes. Sous la direction de notre camarade bolchevik Iejov, les espions et les naufrageurs ont été démasqués devant le monde et mis en jugement.1
Iejov, qui s'était hissé au pouvoir par le meurtre judiciaire de son prédécesseur Iagoda, était le chef de la police qui présida en URSS à l'extermination des communistes et au massacre de bien d'autres en 1937-38, au point culminant de la terreur stalinienne.
La ligne officielle, déterminée par Staline lui-même, était que « le trotskysme est le fer de lance de la bourgeoisie contre-révolutionnaire, menant la lutte contre le communisme. »2 Cette campagne massive de mensonges, avec l'aide des nombreux compagnons de route « libéraux » et sociaux-démocrates qui avaient été attirés par les PC après 1935, fut maintenue pendant plus de vingt ans. Elle servait à vacciner les militants communistes contre la critique marxiste du stalinisme. D'une importance au moins égale, pour les petites organisations révolutionnaires de l'époque, était la démoralisation générale engendrée par l'effondrement des fronts populaires et l'approche de la Deuxième Guerre mondiale.
Trotsky exprima cela avec force dans une discussion au printemps de 1939.
Nous ne progressons pas politiquement. C'est un fait, qui est l'expression de la décadence générale du mouvement ouvrier dans les quinze dernières années. C'est la cause la plus générale. Lorsque le mouvement révolutionnaire en général est en déclin, lorsque les défaites se succèdent, lorsque le fascisme se répand dans le monde, lorsque le « marxisme » officiel est la plus puissante organisation de tromperie des travailleurs, et ainsi de suite, il est inévitable que les éléments révolutionnaires doivent agir contre le courant historique général, même si nos idées, nos explications, sont aussi exactes et sages qu'on peut l'exiger. Mais les masses ne sont pas éduquées par des pronostics, mais par leur vécu général. C'est l'explication la plus générale - la situation dans son ensemble est contre nous.3
Le petit mouvement de la Quatrième Internationale qui survécut à ces conditions glaciaires sous l'inspiration et la direction de Trotsky était politiquement meurtri par l'expérience à un degré plus grave que ce qui était immédiatement apparent. Il devait par la suite connaître d'autres mutations. Malgré tout, il est le seul courant authentiquement communiste qui a survécu à l'âge de glace.
La situation mondiale en 1938-1940
Au cœur de la vision du monde de Trotsky dans ses dernières années était la conviction que le système capitaliste était proche de son dernier soupir.
La prémisse économique de la révolution prolétarienne est arrivée depuis longtemps au point le plus élevé qui puisse être atteint sous le capitalisme. Les forces productives de l'humanité ont cessé de croître. Les nouvelles inventions et les nouveaux progrès techniques ne conduisent plus à un accroissement de la richesse matérielle,
écrivait-il dans son Programme de 1938.
Les crises conjoncturelles, dans les conditions de la crise sociale de tout le système capitaliste, accablent les masses de privations et de souffrances toujours plus grandes. La croissance du chômage approfondit, à son tour, la crise financière de l'Etat et sape les systèmes monétaires ébranlés. Les gouvernements, tant démocratiques que fascistes, vont d'une banqueroute à l'autre.4
Cela pourrait passer pour une description de l'Etat de la plus grande partie de l'économie mondiale à l'époque. Comme on l'a déjà vu, Trotsky était profondément impressionné par le contraste entre cette stagnation et la croissance industrielle rapide de l'URSS (il y avait d'autres exceptions importantes, cependant, que Trotsky ne considère pas : la production industrielle du Japon doubla entre 1927 et 1936 et continua à croître, et dans l'Allemagne d'Hitler le chômage disparut virtuellement dans la course au réarmement).
Mais ce dans quoi Trotsky était engagé était plus qu'une description. Il pensait que la situation du capitalisme était sans issue. « Le déclin du capitalisme atteint des limites extrêmes, tout comme le déclin de la vieille classe dirigeante. Ce système ne peut plus survivre »,5 écrivait-il en 1939.
Dans ce cadre, les partis ouvriers réformistes ne pouvaient obtenir des gains pour leur base, « alors que chaque revendication sérieuse du prolétariat et même chaque revendication progressive de la petite bourgeoisie conduisent inévitablement au-delà des limites de la propriété capitaliste et de l'Etat bourgeois »6, comme le dit le Programme de transition.
Cela ne signifiait pas que les partis de masse du réformisme devaient automatiquement disparaître - l'inertie historique et le manque d'une alternative évidente les préserverait pendant un certain temps. Mais ils n'avaient plus de base vraiment stable. Ils avaient été déstabilisés. Le choc de la guerre et de la crise d'après-guerre les ruinerait.
Ces partis, pensait Trotsky, incluaient les partis communistes.
Le passage définitif de l'Internationale communiste du côté de l'ordre bourgeois, son rôle cyniquement contre-révolutionnaire dans le monde entier, particulièrement en Espagne, en France, aux Etats-Unis et dans les autres pays « démocratiques », ont créé d'extraordinaires difficultés supplémentaires au prolétariat mondial. Sous le signe de la révolution d'Octobre, la politique conciliatrice des « Fronts populaires » voue la classe ouvrière à l'impuissance et fraie la voie au fascisme.7
Il avait dit que, depuis 1935, « rien ne distingue désormais les communistes des sociaux-démocrates sinon la phraséologie traditionnelle, qu'il n'est pas difficile de désapprendre. »8
La réalité devait s'avérer plus complexe, ce qui devait finalement précipiter une crise fondamentale dans le mouvement de la Quatrième Internationale. Trotsky mettait en évidence une tendance réelle, mais l'échelle temporelle de son développement était beaucoup plus grande qu'il ne le croyait. Après le Pacte Hitler-Staline (août 1939) les partis du Komintern restèrent loyaux envers Moscou et dans la « Guerre froide » à partir de la fin de 1948 ils ne capitulèrent pas non plus devant « leurs propres » bourgeoisies. Leur politique n'était pas révolutionnaire, mais elle n'était pas non plus simplement réformiste au sens ordinaire. Ils conservèrent, pendant près de vingt ans, une orientation « de gauche » vis à vis de l'Etat bourgeois (consolidée par leur exclusion systématique, après 1947, des gouvernements en France, en Italie et ailleurs), ce qui rendait la création d'une alternative révolutionnaire extrêmement difficile, même si d'autres facteurs avaient été plus favorables.
Et dans un cas d'importance, la Chine, et dans d'autres plus modestes (comme l'Albanie, la Yougoslavie et le Nord Vietnam) des partis staliniens détruisirent dans les faits des Etats bourgeois faibles et les remplacèrent par des régimes calqués sur le modèle russe. En particulier, la révolution chinoise de 1948-49 remettait en question l'analyse trotskyste classique des partis staliniens, en tous cas pour les pays arriérés. Car si on la considérait comme une révolution prolétarienne, la base de l'existence de la Quatrième Internationale - la nature essentiellement contre-révolutionnaire du stalinisme - était détruite. Si, par ailleurs, elle était, d'une manière ou d'une autre, une révolution bourgeoise - une « nouvelle démocratie » comme l'appelait Mao Zedong à l'époque - la théorie de la révolution permanente était en difficulté. Cet aspect de la question sera examiné plus loin. Ce qu'il importe ici de relever est que le déclenchement de la révolution, quelle que soit l'opinion qu'on pouvait avoir sur sa nature, redora le blason révolutionnaire du stalinisme pour une longue période.
Mais la plus importante erreur que commit Trotsky à l'époque fut de considérer que le capitalisme n'avait pas d'issue sur le plan économique, même si la révolution prolétarienne était contenue. Qu'il en fût convaincu est indiscutable. « Si l'on considère, au contraire », écrivait-il vers la fin de 1939,
que la guerre actuelle provoquera non point la révolution mais la déchéance du prolétariat, il n'existe alors qu'une autre issue à l'alternative : la décomposition ultérieure du capitalisme monopoliste, sa fusion ultérieure avec l'Etat et la disparition de la démocratie, là où elle s'est encore maintenue, au profit d'un régime totalitaire. L'incapacité du prolétariat à prendre en main la direction de la société pourrait effectivement, dans ces conditions, mener à l'émergence d'une nouvelle classe exploiteuse issue de la bureaucratie bonapartiste et fasciste. Ce serait, selon toute vraisemblance, une régime de décadence, qui signifierait le crépuscule de la civilisation.9
Trotsky aurait peut-être, si on l'y avait poussé, concédé qu'un renouveau économique temporaire était possible sur une base cyclique. Il avait été prompt à noter la rémission limitée du capitalisme européen en 1920-21 (et à en tirer des conclusions politiques) et avait signalé une certaine remontée, à partir des profondeurs de 1929-31, au début des années trente. Mais il excluait complètement la possibilité d'un mouvement économique prolongé vers le haut tel que celui qui avait donné naissance au réformisme dans les décennies précédant la Première Guerre mondiale.
C'était une vue courante dans la gauche à cette époque. Et pourtant les preuves étaient déjà présentes de la capacité de la production d'armements sur une grande échelle à générer une croissance économique globale - une croissance qui n'était pas limitée au secteur guerrier de l'économie. Bien sûr, ces indices se reliaient aux préparatifs directs de la Deuxième Guerre mondiale. Mais supposons que la préparation à la guerre puisse être rendue permanente, ou semi-permanente ?
En fait, après la Deuxième Guerre mondiale, le capitalisme connut un renouveau massif. Non seulement on n'assista pas à la généralisation de la contraction et du déclin, mais il y eut une expansion économique bien plus importante que pendant la phase impérialiste « classique » d'avant 1914. Comme Michael Kidron le faisait remarquer en 1968, « le système dans son ensemble n’a jamais connu d’expansion aussi rapide et aussi longue que depuis la guerre - deux fois plus vite entre 1950 et 1964 qu’entre 1913 et 1950, et moitié autant que dans la génération précédente ».10
Le réformisme bénéficia dans les pays capitalistes développés d'une perspective de vie entièrement nouvelle sur la base d'une augmentation du niveau de vie de la masse de la classe ouvrière. La question de savoir si le renouveau économique, le long boom des années cinquante et soixante (les « trente glorieuses »), était, oui ou non, dû à l'augmentation importante des dépenses d'Etat (en particulier dans le domaine des armements) a été discutée, souvent de façon peu plausible, par des analystes aussi bien réformistes que marxistes. Ce qui ne saurait être discuté est le fait que le pronostic de Trotsky était totalement erroné. Les conséquences politiques de la forte croissance s'inscrivaient en faux contre la prédiction selon laquelle les alternatives immédiates étaient, soit la révolution prolétarienne, soit la dictature bonapartiste ou fasciste présidant au « déclin de la civilisation ». Au contraire, la démocratie bourgeoise et la domination du réformisme sur le mouvement ouvrier devinrent la norme dans la plupart des pays développés.
Une condition indispensable de ce développement était la survie des régimes bourgeois lors des grands changements de 1944-45, qui virent les Etats fascistes voler en éclats sous l'effet combiné de la puissance militaire des alliés et d'une vague montante de révolte populaire. Dans la plupart des pays européens, les partis sociaux-démocrates et communistes en vinrent rapidement à jouer un rôle contre-révolutionnaire (en Europe de l'Est comme à l'Ouest) et le rôle contre-révolutionnaire décisif en France et en Italie.
Mais Trotsky était convaincu à la fois du renouveau, dans les premiers stades de la révolte, des partis ouvriers établis (ses écrits sur la Révolution Russe suffisent à établir cela sans contestation possible), et de leur politique contre-révolutionnaire. Comme sa perspective était celle d'une catastrophe économique, de la paupérisation de masse et de la croissance de régimes totalitaires comme la seule alternative à court terme à la révolution prolétarienne, il pensait que ce retour du réformisme serait de courte durée - une espèce d'intervalle à la Kérensky.
C'est pourquoi il écrivait avec une telle confiance, à la fin de 1938 : « Pendant les dix prochaines années, le programme de la Quatrième Internationale deviendra le guide de millions d'hommes, et ces millions de révolutionnaires sauront conquérir le ciel et la terre. »11
Le sentiment d'espoir messianique provoqué par de telles déclarations rendit très difficile aux partisans de Trotsky une appréciation sobre et réaliste des changements réels dans la conscience de la classe ouvrière, des altérations dans le rapport des forces de classe, et des changements tactiques nécessaires pour en tirer l'avantage maximum (l'essence de la pratique politique de Lénine).
Il faut faire ici mention de l'accent mis par Trotsky sur l'importance de ces « revendications transitoires » qui ont donné à son programme de 1938 son nom populaire.
« Il faut aider les masses », écrivait-il,
dans le processus de leurs luttes quotidiennes, à trouver le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires, partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le prolétariat.12
La question de savoir s'il est possible de trouver des slogans ou des « revendications » qui répondent à ces spécifications extrêmes dépend, à l'évidence, des circonstances. Si à un moment donné « la conscience actuelle de larges couches » est décidément contre-révolutionnaire, elle ne se laissera pas transformer par des slogans. Il faut des changements dans les conditions réelles. Le problème, à chaque stade, est de trouver et de lancer des slogans qui non seulement rencontreront un écho dans au moins quelques sections de la classe ouvrière (idéalement, bien sûr, dans sa totalité), mais qui seront aussi capables de conduire à des actions de la classe ouvrière. Souvent, ils ne seront pas transitoires dans les termes de la définition très restrictive de Trotsky.
Bien sûr, on ne peut rendre Trotsky responsable de la tendance qu'ont eu la plupart de ses partisans à fétichiser la notion de revendications transitoires, et même certaines revendications spécifiques du Programme de 1938 - en particulier « l'échelle mobile des salaires ». L'importance qu'il a donné à cette question était excessive et elle a, au surplus, encouragé l'illusion selon laquelle des « revendications » ont une valeur indépendamment de l'organisation révolutionnaire de la classe ouvrière.
L'URSS, le stalinisme, la guerre et son issue
La Deuxième Guerre mondiale a commencé avec l'invasion de la Pologne par les armées allemandes, rapidement suivie par le partage des territoires polonais entre Hitler et Staline. Pendant près de deux ans (de l'été 1939 à l'été 1941), Hitler et Staline furent alliés, période durant laquelle le régime stalinien put annexer les Etats baltes, la Bessarabie et la Bucovine, de même que l'Ukraine et la Biélorussie occidentales.
De 1935 jusque là, la diplomatie de Staline avait été dirigée vers l'établissement d'une alliance militaire contre Hitler avec la France et l'Angleterre. La politique de front populaire du Komintern en était la contre-partie. Avec le pacte Hitler-Staline, les partis communistes se rangèrent à une position « anti-guerre », dont le contenu était tout sauf révolutionnaire, jusqu'à l'attaque de Hitler contre l'URSS (après quoi ils devinrent super-patriotes dans les pays « alliés »).
Le pacte Hitler-Staline et le partage de la Pologne provoquèrent une révulsion contre l'URSS dans les cercles de gauche extérieurs aux partis communistes (et un nombre important de défections dans ces derniers également) qui eut aussi son impact sur les groupes trotskystes. Dans le plus important d'entre eux, le Socialist Workers' Party américain, une opposition commença à contester le slogan de Trotsky « défense inconditionnelle de l'URSS contre l'impérialisme », qui était la conséquence de sa définition de la Russie comme « Etat ouvrier dégénéré », et, bientôt, cette définition elle-même.
Dans le cours de la discussion qui suivit, Trotsky donna son développement final à son analyse du stalinisme en URSS, en considérant - pour les rejeter - les positions adverses.
Commençons par poser le problème de la nature de l'Etat soviétique non pas sur le plan abstrait et sociologique, mais sur celui des tâches concrètes et politiques,
écrivait-il en septembre 1939.
Admettons un instant que la bureaucratie soit une nouvelle « classe » et que l'actuel régime de l'URSS soit un système particulier d'exploitation de classe. Quelles nouvelles conclusions politiques découlent pour nous de ces analyses ? La Quatrième Internationale a depuis longtemps reconnu la nécessité de renverser la bureaucratie par une insurrection révolutionnaire des travailleurs. Ceux qui déclarent que la bureaucratie est une « classe » exploiteuse ne proposent et ne peuvent proposer rien d'autre. L'objectif que le renversement de la bureaucratie doit permettre d'atteindre c'est le rétablissement du pouvoir des soviets d'où la bureaucratie actuelle sera chassée. Nos critiques de gauche ne peuvent proposer et ne proposent rien d'autre. L'aide à la révolution internationale et la construction de la société socialiste, telles seront les tâches des soviets régénérés. Le renversement de la bureaucratie suppose donc que soient préservées la propriété de l'Etat et l'économie planifiée. (...) Comme il s'agit toujours du renversement d'une oligarchie parasitaire accompagné du maintien de la propriété nationalisée (d'Etat) nous définissons la prochaine révolution comme une révolution politique. Certains de nos critiques (Ciliga, Bruno R., etc.) veulent à toute force la définir comme une révolution sociale. Acceptons cette définition. Que change-t-elle fondamentalement ? Elle n'ajoute rien de décisif aux tâches de la révolution, que nous avons énumérées.13
Voilà, à première vue, une argumentation très puissante. Mais alors, qu'en est-il de la défense de l'URSS?
La défense de l'URSS se confond pour nous avec la préparation de la révolution internationale. Ne sont admissibles que les méthodes qui ne sont pas contradictoires avec les intérêts de la révolution. La défense de l'URSS a, avec la révolution socialiste internationale, le rapport qui lie une tâche tactique à une tâche stratégique. La tactique est subordonnée à l'objectif stratégique et ne peut en aucun cas s'opposer à lui.14
Par conséquent, si les besoins de l'opération tactique rentrent en fait en conflit avec le but stratégique (comme les critiques de gauche de Trotsky le pensaient), alors la tactique - défense de l'URSS - doit être sacrifiée. Sur cette base, semble-t-il, les critiques de Trotsky (ceux qui se considèrent comme révolutionnaires, bien entendu) peuvent facilement admettre qu'ils ont avec lui une divergence dans les termes. Pourquoi s'affronter sur des mots ?
En réalité, Trotsky pensait que beaucoup plus était en jeu. Si la bureaucratie constituait vraiment une classe et que l'URSS était une nouvelle forme de société d'exploitation, disait-il, on ne pouvait dès lors affirmer que la Russie stalinienne était le produit tout à fait exceptionnel de circonstances uniques, pas plus qu'on ne pouvait proclamer qu'elle était condamnée à une disparition prochaine, comme il en était convaincu.
Les choses ne pouvaient en rester là. Trotsky attira l'attention sur une vision qui était « dans l'air », pour ainsi dire, à la fin des années trente, selon laquelle la « bureaucratisation » et « l'Etatisation » étaient partout en progrès, constituant des indices de la société à venir - « l'Etatisme totalitaire » qu'il s'attendait lui-même à voir se développer si la révolution prolétarienne ne succédait pas à la guerre. Le livre d'Orwell 1984 (publié en 1944*) exprimait ce sentiment. Ainsi la question se trouvait mélangée avec celle « des perspectives mondiales pour les décennies, si ce n'est les siècles, à venir : sommes-nous entrés dans l'époque de la révolution sociale et de la société socialiste, ou au contraire dans l'époque de la société décadente de la bureaucratie totalitaire ? »15
L'alternative n'était pas posée correctement. Les prédictions de La bureaucratisation du monde (le titre d'un livre de Bruno Rizzi, que Trotsky cite) étaient impressionnistes et non le produit d'une analyse. Il ne s'ensuivait pas davantage que si l'URSS était vraiment une société d'exploitation au sens marxiste du terme (et c'est ce dont il était réellement question dans l'argumentation apparemment scolastique sur le point de savoir si la bureaucratie était une « classe » ou, selon le terme de Trotsky, une « caste ») elle constituait pour autant un type fondamentalement nouveau de société d'exploitation. Et si c'était une forme de capitalisme ? Dans ce cas, tous les arguments sur les « perspectives historiques mondiales » s'écroulaient comme un château de cartes.
Le concept de capitalisme d'Etat était, bien évidemment, familier à Trotsky. Dans La révolution trahie il écrivait :
On peut, sur le plan de la théorie, se représenter une situation dans laquelle la bourgeoisie tout entière se constituerait en société par actions pour administrer, avec les moyens de l'Etat, toute l'économie nationale. Le mécanisme économique d'un régime de ce genre n'offrirait aucun mystère. Le capitaliste, on le sait, ne reçoit pas, sous forme de bénéfices, la plus-value créée par ses propres ouvriers, mais une fraction de la plus-value du pays entier, proportionnelle à sa part de capital. Dans un « capitalisme d'Etat » intégral, la loi de la répartition égale des bénéfices s'appliquerait directement, sans concurrence des capitaux, par une simple opération de comptabilité. Il n'y a jamais eu de régime de ce genre et il n'y en aura jamais par suite des profondes contradictions qui divisent les possédants entre eux - d'autant plus que l'Etat, représentant unique de la propriété capitaliste, constituerait pour la révolution sociale un objet vraiment trop tentant.16
Même si, pensait Trotsky, un système de capitalisme d'Etat « intégral » (c'est-à-dire total) est théoriquement possible, il ne peut pas voir le jour. Mais supposons qu'une bourgeoisie ait été détruite par une révolution et que le prolétariat - de fait de faiblesses numériques et culturelles - ne parvienne pas à prendre, ou, l'ayant pris, ne réussisse pas à garder le pouvoir. Que se passe-t-il alors ? Une bureaucratie, émergeant comme couche privilégiée (comme Trotsky la décrit dans le cas de la bureaucratie stalinienne en URSS) se rend maîtresse de l'Etat et de l'économie. Quel serait, dans la réalité, son rôle économique ? Ne deviendrait-elle pas un « substitut » de classe capitaliste ? On ne peut pas dire qu'elle n'est pas capitaliste parce qu'elle contrôle l'économie nationale tout entière. Trotsky avait concédé qu'en principe une bourgeoisie Etatisée pouvait occuper cette position. Le seul argument sérieux qui pourrait être avancé sur l'analyse de Trotsky est celui qu'il a lui même formulé : « la bureaucratie ne possède ni actions ni obligations. » Deux observations doivent être faites à cet égard. La première, à caractère accessoire, est que c'est tout simplement inexact - quiconque peut se le permettre en URSS a la capacité d'acquérir toutes sortes de bons d'Etat qui portent intérêt et peuvent être transmis par héritage contre paiement d'un droit modeste (beaucoup plus bas que les prélèvements correspondants à l'Ouest, de la même manière que les taux d'imposition des hauts revenus sont beaucoup plus bas que dans la plupart des pays capitalistes occidentaux). Deuxièmement, et c'est le point essentiel, d'un point de vue marxiste, la consommation individuelle du capitaliste constitue, selon les termes de Marx, « un vol perpétré sur l'accumulation », c'est à dire un détournement de ressources qui auraient pu autrement être dirigées vers l'accumulation, et ce n'est certainement pas la considération majeure. L'important, c'est de savoir qui contrôle le processus d'accumulation.
Revenant sur la question en 1939, Trotsky écrivait :
Nous avons rejeté, et rejetons toujours, ce terme [capitalisme d'Etat] qui, en même temps qu'il caractérise correctement certains traits de l'Etat soviétique, ignore cependant sa différence fondamentale des Etats capitalistes, notamment l'absence d'une bourgeoisie en tant que classe possédante, l'existence de la propriété d'Etat des plus importants moyens de production, et enfin l'économie planifiée rendue possible par la Révolution d'Octobre.17
Trotsky s'obstinait à aborder l'analyse de la société stalinienne sous l'angle de la forme de propriété, et non celui des rapports sociaux de production réels - bien qu'il utilisât souvent cette expression, traitant en fait les deux comme identiques. Mais ils ne le sont pas.
Critiquant Proudhon, Marx avait expliqué:
Ainsi définir la propriété bourgeoise n’est autre chose que de faire l'exposé de tous les rapports sociaux de la production bourgeoise. Vouloir donner une définition de la propriété, comme d’un rapport indépendant, d’une catégorie à part, d’une idée abstraite et éternelle, cela ne peut être qu’une illusion de métaphysique ou de jurisprudence.18
Idem pour l'URSS. La forme de la propriété (Etatique dans son cas) ne peut être considérée indépendamment des rapports sociaux de production. Le rapport de production dominant en URSS (en particulier après l'industrialisation) était et demeure la relation travail salarié/capital qui est caractéristique du capitalisme. Le travailleur d'URSS vend une marchandise, sa force de travail, de la même façon qu'un salarié américain. Il n'est pas payé en nature comme un esclave, ou en portion de la récolte comme un serf, mais en monnaie pouvant être dépensée pour acquérir des marchandises, des biens produits pour être vendus.
Le travail salarié implique le capital. Il n'y a pas de bourgeoisie en URSS, mais il y a certainement du capital - tel que Marx l'a défini. Le capital, est-il besoin de le dire, n'est pas, pour un marxiste, constitué par les machines, les matières premières, les crédits, etc. Le capital est une « force sociale indépendante, c'est-à-dire [qu']en tant que force d'une partie de la société, elle se conserve et s'accroît par son échange contre la force de travail immédiate, vivante. L'existence d'une classe ne possédant rien que sa capacité de travail est une condition première nécessaire du capital. Ce n'est que la domination de l'accumulation du travail passé, matérialisé, sur le travail immédiat, vivant, qui transforme le travail accumulé en capital. »19 Un tel Etat de choses existe à l'évidence en URSS.
Pour Marx, la bourgeoisie était la « personnification du capital ». En URSS, c'est la bureaucratie qui remplit cette fonction. C'est là un point que Trotsky contestait directement. Pour lui, la bureaucratie n'était qu'un « gendarme » dans le processus de distribution, décidant qui obtient quoi et quand. Mais cette fonction est inséparable du contrôle du processus d'accumulation du capital. L'implication selon laquelle la bureaucratie ne dirige pas le processus d'accumulation, c'est-à-dire n'agit pas comme « personnification du capital », ne résiste pas à l'examen. Si ce n'est pas la bureaucratie qui le dirige, qui donc le fait ? Certainement pas la classe ouvrière.
Ce dernier point illustre avec exactitude la distinction essentielle entre une véritable société de transition (Etat ouvrier, dictature du prolétariat) dans laquelle le travail salarié persistera inévitablement pendant un certain temps, et toute forme de capitalisme. Le contrôle collectif de la classe ouvrière sur l'économie modifie (et finit par éliminer) le rapport travail salarié/capital. Otez cela et, dans une société industrielle, le pouvoir du capital est restauré. Le concept d'Etat ouvrier n'a pas de sens sans un certain degré de contrôle ouvrier sur la société.
Bien sûr, si la société de l'URSS doit être décrite comme une forme de capitalisme d'Etat, il faut admettre que c'est une société capitaliste extrêmement spéciale - même si, à l'évidence, elle est incomparablement plus proche des normes capitalistes que d'un Etat ouvrier, dégénéré ou pas. Une exposition des particularités et de la dynamique de l'URSS n'a pas sa place ici. On se reportera utilement à l'ouvrage de Tony Cliff Le capitalisme d'Etat en Russie.20 Ce qu'il est important de noter, c'est le fait que Trotsky ne soit pas parvenu à analyser les rapports de production réels en URSS, et ses conséquences. Son point de vue final était :
Le régime totalitaire, de type stalinien ou fasciste, ne peut être, de par sa nature, qu'un régime temporaire, transitoire. Dans l'histoire la dictature a en général été le résultat et le signe d'une crise sociale particulièrement aiguë et absolument pas un régime stable. Une situation de crise aiguë ne peut constituer l'Etat permanent d'une société. L'Etat totalitaire peut, pendant un certain temps, étouffer les contradictions sociales, mais il est incapable de se perpétuer. Les purges monstrueuses en URSS sont le témoignage le plus convaincant que la société soviétique tend, de façon organique, à rejeter la bureaucratie de son sein. (...) Par leur ampleur et leur caractère monstrueusement mensonger, les purges de Staline ne témoignent que de l'incapacité de la bureaucratie à se transformer en une classe dominante stable et elles apparaissent comme les symptômes de son agonie prochaine. Ne nous trouverions nous pas dans une situation ridicule si nous donnions à l'oligarchie bonapartiste le nom de nouvelle classe dirigeante quelques années ou même quelques mois avant sa chute honteuse ?21
Cette chute, rappelons-le, était à attendre soit parce que la bureaucratie « devenant de plus en plus l'organe de la bourgeoisie mondiale (…) renversera les nouvelles formes de propriété », ou parce qu'interviendra une révolution prolétarienne (ou, bien sûr, une conquête étrangère). Et cela devait se produire dans le futur immédiat - dans « quelques années ou même quelques mois ».
Voilà l'analyse que Trotsky léguait à ses partisans et qui, de même que ses perspectives pour le capitalisme occidental, devait les désorienter. Mais l'existence d'une aile droite de la bureaucratie désireuse de restaurer le capitalisme devait s'avérer un mythe, tout au moins sur une échelle de temps significative (le fait que Trotsky y crût était en contradiction flagrante avec sa propre acceptation de la possibilité de l'Etatisme totalitaire dans les pays capitalistes développés).
L'URSS émergea de la guerre plus forte qu'auparavant (par rapport aux autres puissances) avec une bureaucratie fermement installée au pouvoir sur la base de l'industrie nationalisée. En plus, elle imposa des régimes sur le modèle russe en Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Allemagne de l'Est et Corée du Nord. Comme on l'a noté, des régimes staliniens « autochtones » prirent le pouvoir en Albanie, en Yougoslavie et, un peu plus tard, en Chine et au Nord Vietnam sans intervention directe de l'armée russe. A l'évidence, le stalinisme n'était pas entré en « agonie » mais constituait, en l'absence de révolution prolétarienne, un moyen d'accumulation du capital différent du capitalisme monopoliste d'Etat « classique ».
La révolution permanente déviée
La classe ouvrière industrielle n'a joué aucun rôle dans la conquête du pouvoir par le Parti Communiste Chinois en 1948-49. De même, les travailleurs n'ont eu aucune influence à l'intérieur du PCC.
D'abord le dernier point. Alors qu'à la fin de 1925 les travailleurs constituaient 66 % du PCC (les paysans 5 %, le reste formé de divers petits bourgeois urbains, essentiellement des intellectuels), en septembre 1930 la proportion des travailleurs, selon les sources même du PCC, était tombée à 1,6 %.22
A partir de là le chiffre fut dans la réalité égal à zéro jusqu'à ce que les forces de Mao Zedong aient conquis la Chine.
Après la défaite de la « Commune de Canton » à la fin de 1927, ce qui restait du PCC battit en retraite dans les campagnes et se tourna vers la guérilla. La « République Soviétique du Jiangxi », paysanne, fut établie, sur des territoires fluctuants en Chine centrale, et, lorsqu'elle fut renversée en 1934 par les forces de Tchang Kai-Chek, l'Armée rouge entreprit la « longue marche » vers le Shaanxi dans l'extrême nord-ouest. Cette opération héroïque, accomplie avec peu de chances de réussite, amena le parti-armée (il devenait de plus en plus difficile de les distinguer) dans une région très éloignée de la vie urbaine, de l'industrie moderne et de la classe ouvrière chinoise. Zhu Deh, qui était alors le commandant en chef, admettait lui-même : « Les régions sous le contrôle des communistes sont, sur le plan économique, les plus arriérées du pays (…) »23 Et ce pays était la Chine, à l'époque un des pays les plus arriérés du monde.
C'est là que, pendant plus de dix ans, les forces du PCC ont mené leur lutte pour la survie contre les armées de Tchang (même si elles étaient en principe ses alliées après 1935) et les envahisseurs japonais. Une machine d'Etat fut construite dans ce pays totalement agricole sur le schéma hiérarchique et autoritaire habituel, constituée par des intellectuels urbains déclassés au sommet et des paysans à la base. De 1937 à 1945, l'armée japonaise contrôlait toutes les zones plus ou moins développées industriellement, la Mandchourie (où il y avait un développement industriel) et les grandes villes côtières où l'industrie (et le prolétariat) était en déclin.
Après la capitulation japonaise de 1945, les forces du Kuomintang (KMT) réoccupèrent, avec l'aide des Etats-Unis, la plus grande partie de la Chine, mais le régime profondément corrompu du KMT était alors dans un Etat avancé de décomposition. Après que des tentatives de gouvernement de coalition KMT-PCC aient échoué, le PCC l'emporta sur ses adversaires démoralisés et fragmentés par des moyens purement militaires. Un soutien et des envois d'armes massifs au KMT de la part des Américains n'affectèrent pas le résultat. Des unités entières du KMT, divisions et même corps d'armée, désertaient en masse et passaient à l'ennemi - parfois avec leurs généraux.
La stratégie de Mao était d'encourager ces transferts d'allégeance et de désapprouver toute action indépendante des paysans ou des ouvriers - en particulier de ces derniers. Le Parti Communiste était complètement séparé de la classe ouvrière. Avant la chute de Pékin, Lin Biao, qui commandait l'armée du PCC dans la région, et qui devait être l'héritier de Mao jusqu'à sa disgrâce et sa mort en 1971, publia une proclamation appelant les travailleurs à ne pas se révolter, « à rester calmes et à poursuivre leurs occupations courantes. Les fonctionnaires du Yuan Kuomintang ou le personnel policier de la province, de la ville, du pays ou d’un autre niveau des institutions gouvernementales, sont priés de rester à leur poste. »24 En janvier 1949, le général du KMT commandant la garnison de Pékin capitula. « L'ordre » fut préservé. Un gouverneur militaire en remplaça un autre.
Ce fut la même chose lorsque les forces du PCC approchèrent du Yangzi et des grandes villes de Chine centrale comme Shanghai et Hankou, qui avaient été les centres de la tempête révolutionnaire en 1925-26. Une proclamation spéciale, signée de Mao Zedong (comme chef du gouvernement) et de Zhu Deh (en tant que commandant en chef de l'armée) déclarait :
(…) les travailleurs et les employés de toutes les professions continueront leur travail (…) les fonctionnaires du gouvernement Kuomintang, aux niveaux central, provincial, municipal et à tous les différents niveaux, ou les délégués de l'Assemblée Nationale, membres des Yuans Législatif et de Contrôle ou les membres du Conseil Politique Populaire, personnels de police et chefs des organisations de la Pao Chia (…) doivent rester à leur poste et obéir aux ordres de l'Armée Populaire de Libération et du gouvernement du peuple.25
Etrange révolution où « tout est calme » ! Et il en fut ainsi jusqu'à la proclamation, en octobre 1949, de la « République Populaire ». C'est pour cela que de nombreux trotskystes, parmi lesquels les dirigeants du SWP américain, nièrent, pendant plusieurs années après 1949, que tout changement véritable ait eu lieu.
Ils avaient tort. Un vrai bouleversement s'était produit. Mais de quelle espèce ? Au centre de la théorie de la révolution permanente se trouvait la conviction que la bourgeoisie des pays arriérés était incapable de se mettre à la tête d'une révolution bourgeoise. Cela était, malgré tout, à nouveau confirmé. Tout aussi centrale était l'idée que seule la classe ouvrière pouvait diriger la masse de la paysannerie et de la petite bourgeoisie dans une révolution démocratique fusionnant ensuite avec la révolution socialiste. Celle-ci s'avéra fausse. La classe ouvrière chinoise, en l'absence de tout mouvement ouvrier révolutionnaire de masse ailleurs dans le monde, resta passive. La paysannerie ne réfuta pas non plus le diagnostic de Marx sur son incapacité à jouer un rôle politique indépendant. La révolution de 1949 n'était pas un mouvement paysan.
Pourtant une révolution avait triomphé. La Chine était unifiée, les puissances impérialistes chassées du sol chinois. La question agraire, si elle n'était pas « résolue », était cependant réglée autant qu'elle pouvait l'être, en l'absence de socialisme, par la liquidation de la grande propriété foncière. Tous les éléments essentiels de la révolution bourgeoise (ou démocratique), telle que la concevait Trotsky lui-même, étaient réunis, sauf la liberté politique dans laquelle le mouvement ouvrier pût se développer.
Ils avaient été conquis sous la direction d'intellectuels déclassés qui, dans le cadre d'une décomposition sociale généralisée, avaient construit une armée paysanne et renversé par des moyens militaires un régime pourri jusqu'au point de dissolution. Plus de 2 000 ans plus tôt, la dynastie des Han avait été fondée dans des circonstances semblables, sous la direction d'un fondateur de dynastie qui, comme Mao, venait d'une famille paysanne riche. Mais, au milieu du vingtième siècle, la survie du régime nouveau dépendait de l'industrialisation. Le stalinisme chinois plongeait ses racines dans cette nécessité. C'était un développement que Trotsky n'avait pas prévu. Ce n'est, en soi, ni surprenant ni particulièrement important. Mais, considéré conjointement avec les autres évènements inattendus, il devait avoir un impact significatif sur l'avenir du mouvement trotskyste.
On n'a examiné ici que le cas de la Chine - du fait de son importance majeure - mais, plus tôt, la Yougoslavie et l'Albanie, et, plus tard, le Nord Vietnam et Cuba ont fait montre d'un certain nombre de caractéristiques similaires. Le terme de « révolution permanente déviée » (deflected permanent revolution) a été introduit par Tony Cliff pour décrire le phénomène,26 si différent de la théorie de la révolution permanente telle que Trotsky l'avait formulée.
Le trotskysme après Trotsky
Les dilemmes politiques auxquels ont été confrontés les partisans de Trotsky dans les années qui ont suivi sa mort sont importants ici pour deux raisons : d'abord, parce que Trotsky lui-même croyait dans l'importance suprême de la Quatrième Internationale ; ensuite, du fait de la lumière nouvelle qu'ils ont jetée sur les forces et les faiblesses de ses idées.
L'internationalisme révolutionnaire intransigeant de Trotsky avait trempé ses partisans dans la résistance à tout accommodement, pendant la Seconde Guerre mondiale, avec l'impérialisme « démocratique » du camp des Alliés, en dépit de pressions énormes (notamment celle de l'immense majorité de la classe ouvrière et de ses meilleurs éléments les plus actifs). Ils avaient véritablement « nagé contre le courant » et émergé insoumis, malgré les persécutions, les emprisonnements (aux Etats-Unis et en Angleterre, pour ne pas parler des pays occupés par les nazis) et les exécutions qui avaient éliminé un nombre relativement important de militants trotskystes en Europe.
Ils avaient préservé la tradition contre vents et marées, recruté de nouveaux membres et, au moins dans certains cas, étaient devenus plus ouvriers dans leur composition sociale (c'était certainement vrai des Américains et des Britanniques). Ils étaient inspirés et fortifiés par la vision de la révolution prolétarienne dans l'avenir immédiat. Ainsi le principal groupe britannique édita en brochure, en 1944, son document de perspectives de 1942 sous le titre Preparing for Power (Préparons-nous à la prise du pouvoir) ! Ils n'étaient à l'époque pas plus de deux ou trois cents… Ce magnifique mépris pour des difficultés immédiates apparemment insurmontables, combiné avec une foi inébranlable dans l'avenir, s'inspirait directement des idées de Trotsky. C'était typique des partisans de Trotsky partout où il y en avait.
Malheureusement, il y avait une autre face à la médaille : une croyance littérale en l'exactitude dans les moindres détails de la vision du monde et des prédictions de Trotsky dans les années 1938-40. Deux éléments distincts, l'internationalisme révolutionnaire avec la foi dans le triomphe final du socialisme, et les évaluations spécifiques des perspectives du capitalisme et du stalinisme, avaient fusionné. Par conséquent, l'attention portée à la réalité dans une situation rapidement changeante, aux yeux des plus « orthodoxes » des trotskystes, était égale à du « révisionnisme ». Pendant plusieurs années après 1945, le mouvement restait, dans sa majorité, enlisé dans « l'ornière de 1938 ».
Lorsque enfin il éclata, une série de courants différents émergèrent, certains préservant plus d'éléments de la tradition communiste authentique, d'autres beaucoup moins. Leur plus grande faiblesse était leur incapacité, pour la plupart, à résister pleinement à la force gravitationnelle du stalinisme, et un peu plus tard, dans les années cinquante et soixante, au tiers-mondisme. Ceci, à son tour, les détourna d'une concentration obstinée et constante sur la création d'un courant révolutionnaire dans la classe ouvrière industrielle. De telle sorte que leur caractère dominant petit bourgeois fut renforcé, et un cercle vicieux se perpétua.
Tout ceci étant dit, il reste que l'héritage de la vie de combat de Trotsky, dont les dernières années ont connu des conditions d'une incroyable difficulté, est d'une valeur immense. Pour tous les marxistes pour lesquels le marxisme est une synthèse de la théorie et de la pratique, et non pas simplement un commentaire de l'histoire plus ou moins érudit, cet héritage est une contribution indispensable à la synthèse d'aujourd'hui.
Notes:
1 Voir The Moscow Trials: An Anthology, Londres, New Park 1967, p. 12.
2 Voir Isaac Deutscher, The Prophet Outcast, New York, Vintage 1964, p. 171.
3 Léon Trotsky, Fighting against the stream, Writings of Leon Trotsky 1938-39, New York, Pathfinder Press 1974, pp. 251-252.
4 Léon Trotsky, Programme de transition.
5 Léon Trotsky, Défense du Marxisme, Paris, E.D.I. 1972, p108.
6 Léon Trotsky, Programme de transition.
7 Léon Trotsky, Programme de transition.
8 Léon Trotsky, Ликвидационный конгресс III Интернационала (Le congrès de liquidation de la troisième Internationale), 23 août 1935, http://www.magister.msk.ru/library/trotsky/trotm389.htm .
9 Léon Trotsky, Défense du marxisme, également Sur la deuxième guerre mondiale, Paris, Seuil 1974, p95.
10 Michael Kidron, Western Capitalism Since the War, Harmondsworth, Penguin 1967, p. 11.
11 Léon Trotsky, The founding of the Fourth International, Writings of Leon Trotsky 1938-39, New York, Pathfinder Press 1974, p. 87.
12 Léon Trotsky, Le programme de transition.
13 Léon Trotsky, Défense du Marxisme, op cit, p. 101-105.
16 Léon Trotsky, La révolution trahie, in De la révolution, Paris, Minuit 1963, p. 600.
17 Léon Trotsky, Ten years, Writings of Leon Trotsky 1938-39, New York, Pathfinder Press 1974, p. 341.
18 Karl Marx, Misère de la philosophie, Chapitre II partie 4, 1847.
19 Karl Marx, Travail salarié & capital, Paris, Editions Sociales 1972, pp. 37-38.
20 Tony Cliff, Le capitalisme d'Etat en URSS de Staline à Gorbatchev, Paris, EDI 1990.
21 Léon Trotsky, Défense du Marxisme, op cit, p. 115.
22 Harold R. Isaacs, The Tragedy of the Chinese Revolution, Londres, Secker & Warburg 1938, p. 394.
23 Tony Cliff, Permanent Revolution, International Socialism, 1962, N°12, p. 17.
24 Ibid, p18.
25 Ibid.
26 Ibid.
* En fait, la rédaction de1984 a commencé en 1944, mais le roman fut publié en 1949 (NdW).