Kamata Satoshi
Toyota, l'usine du désespoir
Journal
d'un ouvrier saisonnier
Le livre
1973
Paru en décembre 1973, il en est actuellement à sa 6e édition, avec 18 000 exemplaires vendus.
Ayant travaillé chez Toyota comme ouvrier « saisonnier » de septembre 1972 à mars 1973, Kamata Satoshi est à même d'exprimer la situation de ces ruraux-ouvriers qui arrivent de leur campagne pour travailler dans les grandes villes. Ce système est encore pratiqué couramment : le Japon est une île et on n'y connaît pas le phénomène d'immigration qu'on peut voir en Europe, ce qui n'empêche pas d'importants mouvements de population de la campagne vers les villes. Les entreprises construisent pour leurs ouvriers des foyers de célibataires, en veillant de près sur les pensionnaires pour que les idées « progressistes » du mouvement ouvrier ne les atteignent pas.
On remarquera au passage, parmi les réflexions de l'auteur, tout ce qui touche à la dureté du travail à la chaîne, à la mécanisation de l'homme et à sa dépersonnalisation. Ce problème n'est pas propre au Japon. La réflexion faite ici vaut pour tous les pays où est utilisé le travail à la chaîne.
Il y a aussi nombre de remarques qui ne se comprennent bien que dans la société japonaise actuelle : il faut savoir par exemple que la structure de l'entreprise, très hiérarchisée, ressemble par beaucoup de points à la société féodale d'autrefois. Cette structure fait penser à un clan où le patron met son point d'honneur à assurer divers « services » à ses ouvriers : des foyers pour les ouvriers, des logements pour les familles, des salles de cours, des salles de sport, des salles de clubs, des concours, des sorties, des loisirs organisés, etc. Les cadres vont faire du golf ensemble et les ouvriers du bowling. Le tout est fermé sur soi, imperméable aux influences de l'extérieur et une « éducation » à sens unique y est distillée à longueur de journée. La même chose en France serait d'un paternalisme absolument insupportable.
« Diviser pour mieux régner » est une devise appliquée depuis belle lurette, non seulement à l'intérieur de l'entreprise où les employés sont répartis en petites équipes plus ou moins isolées les unes des autres, mais aussi à l'extérieur, grâce au système de la sous-traitance, employé ici à grande échelle. Les grosses entreprises confient « aux enchères », c'est-à-dire au meilleur prix pour elles, le travail dangereux, sale ou inintéressant à des milliers de petites entreprises qui rivalisent entre elles. Pour survivre et respecter les délais fixés, ces dernières font faire de nombreuses heures supplémentaires à leurs ouvriers sans respecter les congés légaux.
Toyota, par exemple, n'emploie que 40 000 titulaires, mais on estime que 200 000 personnes environ travaillent en sous-traitance pour l'entreprise. Il va sans dire que les sous-traitants sont les premiers touchés par les conséquences d'une récession.
La mentalité des ouvriers japonais est également très différente de celle des ouvriers d'Europe. Un ouvrier qui entre dans une entreprise est d'abord marqué par un sentiment de gratitude envers le patron qui l'a embauché et c'est tout naturellement qu'il se sacrifiera pour le succès de la compagnie. Il est généralement fier d'y appartenir, la considère comme une partie de lui-même, n'accepte pas qu'on en dise du mal, travaille avec ardeur pour son expansion en sacrifiant éventuellement ses congés payés.
Les syndicats, eux aussi, sont très fortement marqués par la structure de l'entreprise et par la mentalité décrite ci-dessus. L'influence américaine après guerre a été prépondérante dans leur rétablissement et le système de l'« Union-Shop », où tout employé titulaire est affilié d'office au syndicat et où les cotisations sont retenues directement sur les salaires, est très répandu. Dans toutes les grosses entreprises privées, le syndicat est tout simplement un rouage de la direction (certains Japonais l'appellent « goyokumiai » = syndicat délicatement manœuvré par les patrons). Chaque année, au printemps, il s'agite d'une manière théâtrale, rituelle, pour l'augmentation annuelle des salaires. Des fédérations syndicales existent bien sur le papier, mais chaque syndicat d'entreprise garde sa liberté : dans la situation actuelle, on ne peut pas imaginer au Japon des « journées nationales d'action » avec grèves, comme on peut en voir en France (les seuls à faire vraiment grève sont ceux dont le droit n'en est pas reconnu, à savoir les chemins de fer et les postes).
On peut dire d'une manière générale que le capitalisme a su utiliser à son profit les qualités et les défauts du peuple japonais. Actuellement, possédant presque tous les moyens d'information et manœuvrant le gouvernement et les syndicats eux-mêmes, il ne semble pas près de perdre pied. Ne s'intéressant qu'à ce qui rapporte de l'argent, il est certainement l'un des plus cruels qui soit au monde.
Quel genre d'homme fabrique-t-on ainsi ? À travers les faits rapportés par l'auteur, on pourra se rendre compte à quel point l'homme se trouve profondément meurtri, abîmé, mutilé dans tout son être. Sa force de travail lui est extorquée, sa santé toujours menacée, sa force de penser est souvent annihilée par des loisirs avilissants après l'avoir été par le travail, sa culture est progressivement rangée dans les musées.
Triste tableau, pourrait-on croire. Pourtant, à commencer par l'auteur, quelques portraits d'ouvriers se dessinent qui indiquent que le bon sens et la soif d'une société autre n'ont pas disparu.
Si grâce à ce témoignage la conscience ouvrière et la solidarité internationale peuvent grandir, les bases d'une société nouvelle seront affermies et l'espérance d'un monde meilleur sera renforcée d'autant.