Kamata Satoshi
Toyota, l'usine du désespoir
Journal
d'un ouvrier saisonnier
Ch.1 : Numéro matricule : 8.818.639
1973
L'accueil
Mardi 12 septembre 1972, 15 h 31. Le train super-express arrive à l'heure prévue à la gare de Nagoya. Au lieu de rassemblement indiqué, « devant la fresque murale, une fois passé le contrôle des billets », un groupe de touristes à l'air campagnard s'est formé dans le désordre. Je m'approche en balançant mon sac où j'ai empilé mes vêtements de rechange et je vois tout d'abord l'emblème de l'entreprise « National » ; attiré par ce drapeau, je continue de marcher et je tombe devant le fanion indiquant « Société anonyme de construction automobile Toyota ». Comme j'avais l'intention de regarder de loin ce qui se passait, je pensais retourner en arrière, mais l'homme grassouillet qui portait le fanion bleu m'avait déjà aperçu et me souriait. Je le saluai et lui demandai en patois du Nord : « Est-ce que M. Kudô, de Hirosaki, est arrivé ? » – » Je ne sais pas, on n'a pas encore fait l'appel. Ils sont tous partis s'amuser quelque part après avoir mis leurs bagages à la consigne. À 4 h 30, rassemblez-vous de nouveau. » Son ton était monocorde, il avait dû répondre cela je ne sais combien de fois. Il était là, tout seul, debout, et autour de lui, rien, pas même les valises des saisonniers qui allaient devenir mes copains. Que tous ces types venant de la campagne, une fois leurs valises glissées dans les consignes automatiques, soient en train de déambuler sans but dans les rues, c'était quand même surprenant. Tous ces travailleurs déplacés seraient-ils devenus en un instant d'insouciants voyageurs ?
Pendant près d'une heure je m'installai dans un café près de la gare à lire le journal. Quand je revins, une bonne dizaine de gars étaient là, la plupart des jeunes d'une vingtaine d'années. Cheveux longs, jeans, quelques-uns les cheveux décolorés. C'était la mi-septembre et à la campagne les travaux des champs ne sont pas encore terminés : était-ce pour cette raison que la plupart de ces travailleurs déplacés étaient des jeunes qui semblaient venir non de la campagne mais des villes ? Mélangé à eux, de petite taille, se tenait mon copain Kudô. Il portait la même veste grise à carreaux blancs que le jour où je l'ai vu, lors de l'entrevue pour l'embauche ; il regardait autour de lui d'un air anxieux. Je me suis approché de lui, je lui ai fait un signe, mais il ne se souvenait plus de mon visage.
On nous a fait mettre en rang, tous les dix-sept, et deboutau bord du trottoir, nous avons attendu environ une demi-heurele car de l'usine qui venait nous prendre. Personne n'osant s'adresser la parole, on attendait, silencieux, en fumant. Parmi nous, trois ou quatre, d'un certain âge, semblaient venir de la campagne et être chefs de famille, mais tous les autres étaient des jeunes qui laissaient pendre au bout de leurs bras ces grands sacs en papier des grands magasins, comme s'ils étaient perdus dans la foule. Enfin, un grand car marqué « Toyota » arriva et la colonne s'ébranla gauchement, toujours en silence. Évitant la ville de Nagoya, dépassant les collines, le car roulait au milieu des rizières, au soleil couchant. À l'intérieur, la radio annonçait que la première neige était tombée sur le mont Fuji : « 5 cm au sommet ».
Kudô était venu avec deux petites valises et deux sacs en papier de grand magasin remplis à rasbord. On pouvait y voir des bottes et un parapluie pliant qui montraient leurs têtes. Lui aussi, il était venu en tant qu'ouvrier saisonnier, mais il portait en lui l'espoir que si tout allait bien, il serait titularisé. Le 1erseptembre, lors de l'entrevue que nous avons eue au bureau de placement de Hirosaki, il m'a vraiment surpris : j'avais jeté un coup d'œil sur le formulaire qu'il venait de remplir et il avait inscrit dans la colonne « motifs de votre demande » : « Toyota est une entreprise d'avenir » ! Pour un ouvrier saisonnier licencié automatiquement au bout de six mois, c'était vraiment inattendu comme réponse, et pourtant, cette petite ligne « Toyota est une entreprise d'avenir », sans plaisanterie ni ironie aucune, exprimait chez lui, jeune de vingt-et-un ans, l'espoir simple mais bien accroché d'entrer un jour dans cette grande entreprise. La réponse vague de l'examinateur : « Nous verrons dans six mois » avait mis fin à l'entretien.
L'autocar roulait au milieu d'une zone de collines en pente douce depuis trente à quarante minutes à la vérité il me semblait que ça faisait plus d'une heure, car un certain vague à l'âme m'avait gagné petit à petit. De chaque côté de la route, maintenant, on pouvait voir des usines et des H.L.M. : le but était proche, on le sentait. Enfin le car s'arrêta devant un bâtiment de béton de trois étages entouré d'une palissade et on nous fit descendre. Le soleil était déjà couché. Le bâtiment portait un nom tout à fait inadéquat : « Foyer de la cordialité » [1], il eût mieux valu dire tout simplement « camp de concentration » À côté de la porte d'entrée la pièce vitrée du gardien donnait une impression plutôt désagréable et menaçante. C'est là que logeaient les élèves du centre de formation professionnelle de Toyota et de Daihatsu, et les ouvriers saisonniers pendant leur période de formation.
On nous fit rejoindre ceux qui étaient arrivés auparavant (nous étions en tout quarante personnes) et on nous attribua à chacun des tickets de repas, des draps tout raidis par l'amidon et une taie d'oreiller. Kudô, qui marchait en fumant une cigarette, s'est fait engueuler par le surveillant.Après avoir pris un bain et terminé le dîner, on ne savait plus quoi faire. On s'étendit dans notre chambre sans un meuble, toute vide, et petit à petit on s'est mis à parler tous les cinq. Il y avait là Satô, un gars de vingt-trois ans qui venait de la région de Tokyo, Kudô et moi. Pour nous quatre, c'était notre première expérience, mais le cinquième, la cinquantaine, brun, grand, qui venait pour la troisième fois en tant que saisonnier, il était tout à fait décontracté. Satô, de Fukuoka, de petite taille mais au visage plein de vivacité et le corps bien planté, avait travaillé après sa sortie du lycée dans une fonderie et il avait fait sa demande pour devenir militaire dans les « forces d'autodéfense ». Il nous montra sa demande d'inscription comme volontaire : mais il n'avait reçu aucune réponse et sa famille se moquait de lui en disant : « Tu ne pourras jamais faire un bon Japonais si on ne veut pas de toi dans les forces d'autodéfense » [2]. Tout en se demandant pourquoi il était refusé, il était venu chez Toyota.
Kajitani, lui, avec sa grande taille et ses longs cils, avait tout à fait l'air d'un jeune citadin. Il avait été fantassin des forces de défense pendant deux ans dans le Hokkaïdô. Et c'est ainsi que ces deux jeunes, l'aspirant militaire et le fantassin de réserve, qui s'étaient rencontrés par hasard, se mirent à étaler leurs connaissances sur les armes. Le savoir de l'aspirant était incomparable : il dissertait par cœur sur la portée des différentes armes à feu et sur l'épaisseur du blindage de tous les chars du monde ! Quant au fantassin de réserve il discutait en comparant l'efficacité des divers fusils qu'il avait eus entre les mains. Pour nous deux, Kudô et moi, qui venions du Nord, on n'en revenait pas : nous entendions cela pour la première fois de notre vie, et comme il n'y avait pas moyen de placer un mot, on était là, allongés, ne pouvant seulement qu'écouter.
Visite médicale
Mercredi 13 septembre. – Lever à 7 heures. À 8 heures on nous emmène en car jusque devant la porte principale de l'usine, et de là nous allons au bâtiment des salles de cours situé derrière le bâtiment principal. On s'y dirige tous les trente à la queue leu leu, mais en route on hésite ; au moment où je me demandais s'il n'y avait pas quelqu'un pour nous guider, ceux qui étaient déjà venus précédemment avaient pris la tête et marchaient devant.
Au deuxième étage, dans une pièce aussi grande que deux classes d'école primaire, à 8 h 30, commençait le cours d'initiation pour les ouvriers saisonniers. Après l'appel nominal, on nous a fait asseoir en commençant par les gars originaires de l'île du Nord. En premier il y avait un type d'une quarantaine d'années, originaire de Kotaru, qui venait pour la deuxième fois, j'étais assis à côté de lui, puis venait Kudô. Ensuite il y avait un gars de trente-six ans, qui était venu d'Aomori avec sa voiture neuve, une « Corona Mark 2 ». Sa femme tenait un bar, et lui il avait fait le métier de moniteur d'auto-école. Nous étions tous les quatre assis à la même table.
Avant de commencer la visite médicale, on prend les noms de ceux qui veulent une avance pour acheter les tickets de cantine. Mon voisin de Kotaru n'emprunte pas un centime, moi et Kudô nous empruntons chacun 7 000 yens [3]. Le gars d'Aomori emprunte la somme maximum, 10 000 yens, et nombreux sont ceux qui font de même.
Puis visite médicale : taille, poids, rayons X, acuité visuelle, perception des couleurs, analyse d'urine et on mesure aussi notre capacité pulmonaire. De toute évidence on ne cherche pas tant à vérifier l'état de notre santé que celui de nos forces physiques.
Est-ce que notre affectation aux différents postes va dépendre de ces résultats ? Le contrôle terminé, cette fois-ci on nous fait mettre en rang sur le côté par groupe de sept ou de huit, toujours en caleçon. On nous fait sauter, nous accroupir, nous tenir sur un pied, étendre les bras et nous courber, bouger les doigts ou les chevilles en haut et en bas. Un homme vêtu de blanc, les jambes écartées, se penche vers chacun d'entre nous pour nous examiner. Exactement comme le maquignon qui passe en revue une vache ou un cheval ! Ils veulent savoir sûrement si notre force de travail fera l'affaire ou non. Quelle humiliation !
Déjeuner. Les tickets de repas à la main on se dirige vers la cantine principale de l'usine. Dès que la sirène de midi a sonné, à peu près au même moment, les ouvriers en casquette et en bleus tout sales jaillissent de la porte, à toute vitesse ils grimpent les escaliers, se rangent tout en se bousculant et c'est la foule innombrable qui recouvre tout. On prend un plateau en plastique, un gobelet en polystyrène, des baguettes, un plat de légumes empilé sur un grand chariot, un bol de riz sur le comptoir et on va se réserver une table. Aussitôt fini, à la même vitesse, on jette les restes dans une grosse poubelle, on porte le tout à la vaisselle et on empile le plateau. Le tout, sans un geste inutile, ressemble exactement au travail à la chaîne. De l'entrée à la sortie on est comme emporté dans un grand courant. Je n'ai pas vu un sourire sur les visages. J'étais stupéfait : ça m'en a coupé l'appétit.
L'après-midi, on nous fait remplir les imprimés pour l'assurance-maladie, l'assurance chômage et les abattements d'impôts pour charges de famille. Ensuite, on nous fait remplir des fiches individuelles destinées à être conservées au bureau du personnel, sur notre passé et notre situation familiale. Au milieu de tout ça, il y avait un article sur la date de notre fin de contrat et nombreux étaient ceux qui le remplissaient machinalement (entre trois et six mois suivant le désir de l'intéressé), mais le fait que le responsable attire notre attention là-dessus m'avait frappé.
Serait-ce dans les habitudes des travailleurs saisonniers que de ne pouvoir travailler qu'une période fixée ? Le fait de remplir soi-même, au moment d'entrer dans l'entreprise, la date d'expiration du contrat (fixée en fait par la direction) semblait l'indiquer.
Ensuite on nous a passé un film : Trente ans d'histoire Toyota à votre intention. On pouvait y voir, durant la Seconde Guerre mondiale, une longue file de camions qui roulaient sur les mauvaises routes du continent chinois : ça m'a frappé. L'expansion de Toyota était donc venue de sa production militaire.
Ça me rappelle une histoire qui s'est passée pendant la guerre de Chine sur le front du Nord. Au moment de partir pour les premières lignes, les soldats tiraient au sort : ceux qui gagnaient montaient en criant « hourrah ! » dans des vieux camions Ford dont on ne savait plus le modèle ni l'année, et ceux qui perdaient se disaient adieu dans les camions de fabrication japonaise nouvellement arrivés. C'est que, si un accident ou une panne survenait en route, ils avaient toutes les chances d'être exterminés par une attaque ennemie. C'est dire la confiance qui pouvait exister à l'époque envers les véhicules made in Japan.
Le film montrait quelques images de la grève de 1950, mais le narrateur n'en disait pas un mot.
Au retour, je remarquai qu'il y avait une boîte à journaux devant la porte Est, qui contenait l'hebdomadaire du syndicat Toyota. Le même hebdomadaire se trouvait aussi devant la porte du gardien de notre foyer, et ça m'a paru bizarre.
Voici un passage du numéro du 11 septembre, page 4 :
«
Le XIe congrès général
de l'industrie automobile et la cérémonie de
dissolution de l'organisation actuelle se sont tenus à la
bourse du travail de Kyoto les 3 et 4 septembre, avec pour thème
général : « Grâce aux résultats
positifs obtenus durant ces dix dernières années par le
rassemblement dans la Fédération syndicale automobile Sôren, mesurons les immenses progrès
accomplis par les travailleurs de l'industrie automobile ». À
ce congrès où 96 syndicats de l'automobile étaient
représentés, 450 délégués et 110
observateurs ont participé, délibéré et
voté.
Ce syndicat automobile, qui s'est constitué il y a juste dix ans, soutenu par la solidarité et l'amitié solide des syndicalistes de la fédération, a rempli un grand rôle dans le progrès des conditions de travail des ouvriers de l'industrie automobile, mais durant ce même congrès a été prononcée la dissolution de l'organisation existante pour laisser la place à une autre plus grande qui sera mise sur pied en octobre par la fédération Sôren.»
En deuxième page, il y avait un article sur la dissolution du Parlement de novembre et les futures élections de décembre. On pouvait y voir la photo de Watanabé, un député du Parti démocrate socialiste (réformiste), originaire du syndicat.
Au foyer du « Gros Buisson » no 3
Jeudi 14 septembre. – Comme hier, à partir de 8 h 30, « cours de formation ». Quelques règles disciplinaires :
1. Ne pas divulguer les secrets connus grâce au travail.
2. S'appliquer à augmenter la productivité.
3. Suivre les indications données au cours du travail.
Licenciement :
Tout cela nous est enseigné oralement. Ou encore, dans le cas d'une faute grave ou intentionnelle, on aura à porter la responsabilité de l'indemnisation.
Un manuel rédigé et imprimé à la ronéo par les responsables de la formation est distribué à tous, et les divers responsables nous donnent des cours en s'appuyant sur ce manuel. Quant aux cours sur la sécurité et la prévention des accidents, voici ce qui était écrit : « Respecter le mouvement des quatre S (quatre mots qui en japonais commencent par un s) : rangement, ordre, propreté, nettoyage. Que l'atelier tout entier soit impeccable. »
Pour éviter les accidents, le rangement, l'ordre, la propreté, le nettoyage sont-ils suffisants ? Est-ce seulement une question d'attention personnelle ? Voici ce que dit un texte élaboré par le comité de sécurité de l'usine :
Se coucher tôt, se lever tôt, de bon gré.
Être propre et impeccable.
Vérifier rapidement l'état de l'atelier.
Bien respecter les consignes de sécurité et bien suivre les règles et les indications données.
Bien demander avant de faire un travail qu'on ne connaît pas bien.
Il y avait encore un autre mouvement : il fallait travailler en connaissant bien ces trois points : « Ne pas faire, ne pas faire faire, ne pas occasionner » (sous-entendu accident, ou fausse manœuvre, ou pièces ratées, c'est volontairement vague). Ça me rappelle le fameux proverbe : ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire. D'après l'instructeur, en 1971, il y aurait eu, pour 40 000 ouvriers environ, 878 accidents.
Avant le repas de midi, on reçoit chacun une veste de travail marquée Toyota et une casquette rayée de deux traits verts. Je me suis renseigné sur la signification de ces traits : deux traits verts = ouvrier saisonnier, un trait vert = apprenti, un trait blanc = stagiaire, un trait rouge = jeune de moins de vingt ans, une casquette sans aucun trait = ouvrier titulaire, deux traits jaunes = chef d'équipe, un gros trait jaune = contremaître, un trait noir sur casquette blanche = chef d'atelier, une casquette verte = sous-traitant ! Autant de grades difficiles à retenir : c'est comme à l'armée, disait un copain.
Aussitôt après avoir reçu l'habit de travail on nous prend en photo. On nous fait asseoir devant l'appareil en portant un papier rectangulaire où est inscrit notre matricule de travail, comme pour un prisonnier. Sur le registre qui détermine ce numéro matricule était écrit : « Le matricule de travail est un numéro qui, dans l'entreprise, est utilisé pour remplacer le nom. »
Des deux mains, je portais donc mon petit écriteau où était inscrit au crayon feutre 8.818.639. C'est ainsi que je fus inscrit chez Toyota comme ouvrier saisonnier (le chiffre 88 désigne un ouvrier saisonnier, le chiffre 85 un apprenti, le chiffre 5 un instructeur, le chiffre 3 un ouvrier titulaire, le chiffre 2 une employée, le chiffre 1 un employé de bureau).
Cinq heures de l'après-midi : les cours de formation terminés a lieu la ventilation par postes. Il fut décidé que Kudô et moi on irait à l'usine principale. On était trente-sept à être entrés ensemble. Huit parmi nous avaient déjà travaillé chez Toyota comme ouvriers saisonniers : leur salaire journalier était majoré de 50 yens, pour celui qui était déjà venu l'an dernier ça faisait 2 500 yens, ou 2 550 yens pour celui venu il y a deux ans.
On était huit à être envoyés à l'usine principale, neuf au magasin central et vingt à la fonderie et à l'atelier de mécanique. Les instructeurs nous répétèrent en long et en large durant ces deux jours que le travail était dur et dangereux. Ces paroles m'inquiétaient, mais surtout je n'arrêtais pas de redouter le moment où je serais appelé et où on me dirait : « Tu ne fais pas l'affaire, va-t-en. » Car, au moment de l'embauche au bureau de la main-d'œuvre, il avait certes été décidé que je serais embauché, mais je n'avais pas reçu de contrat, tout simplement un papier me disant d'aller chez Toyota, où il était écrit : « Si, pour des raisons de santé ou autres, vous êtes déclaré inapte, vous ne pourrez pas être embauché. Il vous est donc demandé de partir en le sachant. »
Après avoir terminé ces deux jours de formation, on nous transporta au « foyer de la Cordialité » et on nous rassembla suivant notre affectation. Pour nous, les huit affectés à l'usine principale, on nous fit prendre nos bagages et monter dans un micro-bus, qui nous transporta au foyer du Gros Buisson.
Nous avions bien compris qu'on était affecté à l'usine principale, mais nous nous demandions avec anxiété quel genre de boulot on allait nous faire faire. Était-ce pour cette raison ? Toujours est-il qu'on était tous silencieux, regardant dehors la nuit qui tombait. « Et maintenant, où est-ce qu'ils vont nous fourguer ? » avait murmuré le type de cinquante ans qui venait pour la quatrième fois chez Toyota : il exprimait bien ce qu'on ressentait tous.
J'étais dominé par l'idée de passer ces six mois sain et sauf en faisant un travail sinon sans danger, du moins autant que possible facile. On avait quitté le « foyer de la Cordialité » avec sa haute palissade et son poste sévère de surveillance et on arrivait maintenant à un foyer pour célibataires également entouré d'une haute palissade et flanqué d'un poste de gardien tout près de la porte d'entrée. On nous transportait tout simplement d'un camp de concentration à un autre.
On nous fournit (en tant qu'emprunt) un matelas, des draps et un oreiller, et on nous remet aussi un affichette à notre nom pour fixer sur la porte. Puis on nous divise en quatre groupes de deux. Kudô et moi, on nous met ensemble dans la même chambre. Pourquoi mettre ensemble deux gars originaires d'un même village ? C'est fort probablement une politique dictée par l'expérience pour mieux nous permettre de nous fixer.
La chambre qui nous était dévolue portait le no 1407 ; ça voulait dire : premier bâtiment, 4eétage, 7echambre. Dans ce foyer du « Gros Buisson » no 3, le poste de surveillance se trouvait juste à côté de la porte d'entrée qui donne accès à plusieurs bâtiments de quatre étages (et parmi les surveillants beaucoup étaient d'anciens soldats). Chaque appartement prévu pour quatre personnes comporte deux pièces, l'une de 7,5 m2, et l'autre de 10 m2 (4,5 et 6 tatamis) [4]. À peu près au centre du bâtiment se trouvent le réfectoire, les bains, la salle de télévision et une petite salle de réunion, le tout pour 1 344 personnes. Entouré d'une palissade également, de l'autre côté, il y avait un autre foyer semblable d'une contenance de 2 528 personnes. Les deux ensemble, ça faisait donc environ 4 000 personnes. En entendant ces chiffres, 4 000 jeunes, tous des mâles, j'étais abasourdi : est-ce que six mois là-dedans ça ne va pas nous rendre tous dingues ?
Kudô et moi nous entrons dans la chambre de six tatamis qui était vide et nous y étendons nos matelas, puis, après avoir acheté deux boîtes de bière dans une machine automatique, on s'installe pour boire. Lui, il voulait devenir titulaire et il se met à partir dans une grande conversation, il s'y croyait déjà : « Si je me marie, est-ce que je pourrai rentrer dans un appartement comme ça ? Est-ce que la boîte me donnera une prime de mariage ? J'achèterai une télé en couleurs et je m'établirai ici... »
Sur ces entrefaites, le voisin qui loge dans la pièce de 4,5 tatamis arrive : il s'appelle Miyamoto. Il vient nous apporter son petit cendrier personnel, car il a remarqué que nous utilisions comme cendrier une boîte de bière vide. Il nous dit : « A n'importe quelle place, le boulot c'est pénible. Bah, vous vous habituerez. Ah ! vous venez d'Aomori ! S'il y a quelque chose que vous ne comprenez pas, n'hésitez pas à me demander. » Il est originaire du centre du Japon, de la préfecture de Gifu ; il est sorti du lycée, et c'est déjà sa septième ou huitième année chez Toyota.
À l'usine mère
Vendredi 15 septembre. – Il pleut. 7 h 40 du matin : rassemblement devant le bureau du foyer. On nous conduit en micro-bus à l'usine mère. Là, dans les bureaux, on reçoit chacun un tract polycopié intitulé « Aux nouveaux arrivants ». On nous fait un sommaire de l'usine et on nous explique brièvement les phases de fabrication et l'emplacement des différents postes. On nous recommande de ne pas veiller tard et de ne pas boire trop.
Voici le texte du tract « Aux nouveaux arrivants » :
«
Vous entrez chez Toyota : félicitations ! Je vous
accueille cordialement. Tous les anciens également qui sont
aux premières lignes se réjouissent de pouvoir
travailler avec vous. Je vous confie spécialement aux chefs
d'équipe et aux contremaîtres qui vous seront attribués.
Au début, le travail auquel vous n'êtes pas habitués
sera dur, certainement, mais s'il y a quelque chose que vous ne
comprenez pas, adressez-vous tout de suite à votre chef
d'équipe ou au contremaître. J'ai fermement l'espoir que
vous vous habituerez vite et que vous deviendrez, vous aussi,
d'excellents « Toyotamen » ! (sic).
»
Le
directeur de l'usine mère.
Fonctionnement sommaire de l'usine mère, usine qui a été fondée en novembre 1938. C'est là où s'accomplit la production rationnelle des différents camions de la marque (Toyoace, High ace, Stout, Dyana), et cela de la transformation des métaux (forges, fonderie, presses) à leur usinage, et de la construction des moteurs et des châssis jusqu'à leur assemblage général. En plus, on y fabrique aussi les moteurs, châssis et engrenages des voitures particulières, qui sont expédiés ensuite dans les autres usines.
Puis, dans une pièce vide des bureaux de l'usine, on nous fait attendre pour nous répartir dans les différents postes. Voici quels étaient les membres de notre petit groupe de huit : M. K., quarante-huit ans, maigre, de petite taille ; M. I., quarante-six ans, qui venait pour la quatrième fois chez Toyota ; M. O., vingt-six - vingt-sept ans, qui était conducteur de taxi à la campagne ; M. H., vingt-quatre - vingt-cinq ans, qui avait travaillé sept - huit ans comme tourneur dans une usine sous-traitante de Toyota et qui avait cessé ce boulot ennuyeux – car il travaillait sur un tour automatique – pour entrer à la maison mère, comme temporaire ; il y avait aussi Satô, le type qui voulait entrer dans les forces de défense et qui était dans la même chambre que nous au « foyer de la Cordialité » ; Yamamoto, un gars de vingt-et-un ans, sorti de l'école de commerce de Kurumé et qui avait déjà travaillé comme temporaire trois fois chez Nissan, deux fois chez Toyota et une fois ailleurs, un habitué ; puis il y avait nous deux, Kudô et moi. Pendant cette attente forcée, on s'est mis à parler par bribes du travail qu'on avait fait jusqu'à présent, tout en se demandant avec une certaine inquiétude quel travail allait maintenant nous être confié. On nous a fait attendre au moins une heure. On en arrivait à se dire : « Qu'on en finisse, n'importe quel boulot sera bon. » Enfin, un, deux noms sont appelés, et les gars disparaissent. Moi et Kudô, on est appelés ensemble.
On nous amène au chef de division ; il nous dit d'entrée : « Je vous attendais. » C'est lui qui semblait dire en somme : « Enfin est arrivé le temps des affectations ! » Je suis affecté à l'équipe 233 de l'atelier mécanique no 5 : il s'agit de l'assemblage des boîtes de vitesses.
« Je n'ai pas d'expérience, est-ce que ça ira quand même ?
Oh ! vous apprendrez tout de suite ! »
Il me confie au chef d'atelier, après l'avoir fait appeler
Il lui dit en regardant mon dossier et en y appliquant un gros cachet bizarre : « Il a trente-quatre ans. Il peut faire n'importe quoi. »
Avec le chef d'atelier, sous une petite pluie fine, nous marchons en suivant les lignes tracées sur le sol. Je marche derrière lui en silence. Nous pénétrons dans l'atelier sombre et en désordre, et je suis remis entre les mains du contremaître.
C'était un homme de petite taille, engoncé dans son bleu tout souillé : tout à fait désirable, quoi ! Je lui dis que je viens de Hirosaki : « De Hirosaki ? » répète-t-il étonné et soudain attendri. Il y a plus de trente ans, il avait reçu sa convocation pour aller au régiment à Hirosaki. Comme il y avait une tempête de neige et qu'il arriverait sûrement en retard, il avait téléphoné et on lui avait répondu qu'il pouvait arriver le lendemain. Les autres gars qui étaient arrivés en retard s'étaient fait engueuler, mais pour lui tout s'était très bien passé. En racontant cette histoire, il souriait en plissant le coin de l'œil. J'ai compris qu'il avait gardé un très bon souvenir de ma ville natale. Cela m'a soulagé un peu.
Il était déjà plus de midi : je suis allé tout seul au réfectoire. Comme l'heure de la grande foule était passée, j'avais tout mon temps, mais avec tout ce qu'il y a à prendre, plateau, gobelet en plastique, baguettes, assiette de légumes, bol de riz, on oublie toujours quelque chose et il faut revenir sur ses pas. Un petit maquereau grillé accompagné pour la forme de navets et de gélatine, plus un bol de riz : 50 yens ! c'est pas cher, mais ce riz pâteux et collant, ces légumes qui se rassemblent dans un coin de l'assiette, moi ça me coupe l'appétit ! Étant donné qu'il y a vingt-trois réfectoires dans l'usine, plus vingt-huit dans les foyers, ça fait environ un million trois cent mille repas de servis par mois : c'est la quantité qui passe d'abord, pas étonnant que ça n'ait pas beaucoup de goût. Ce matin aussi je n'avais pas beaucoup d'appétit et, quand je pense à ce qui m'attend, ça me donne le cafard.
Rentré à l'atelier, le contremaître m'explique en gros comment fonctionne la chaîne et me dit : « Pour aujourd'hui prends ton temps, t'as pas besoin de t'en faire. »
J'avais déjà vu des chaînes de montage pour les postes de télé ou pour les magnétoscopes chez Sony ou Tôshiba, mais pour des voitures c'était la première fois. Plus exactement, il s'agissait ici d'une chaîne de montage de boîtes de vitesses, et l'atelier, sombre, poussiéreux, bruyant et désordonné, était tout différent des usines précédentes. Je n'entendais pas très bien les explications qu'il me donnait à cause du vacarme et comme c'était la première fois que je voyais ça, je n'en saisissais pas très bien le sens.
Hier, paraît-il, un gars s'est fait coincer et sectionner un doigt de la main gauche par une machine. Ce qui m'a frappé c'est que le type en question, un étudiant qui sortait d'une grande école et qui faisait un stage pratique d'une semaine jusqu'à aujourd'hui, s'est fait engueuler par quelqu'un de sa famille parce qu'il était sur le point de se marier, et il n'arrêtait pas de crier parce que le travail était dur.
Confirmant ma première impression, je trouve le contre-maître franc et ouvert. « Tiens, regarde bien, c'est peut-être ici que tu vas avoir à travailler », me dit-il en me quittant, mais aussitôt le chef d'équipe arrive : « Hé, toi, viens par ici ! » L'endroit que m'avait indiqué le contremaître était situé au tout début de la chaîne, il y avait des montagnes de pièces et j'étais entouré de machines. Mais le poste où le chef d'équipe m'accompagne est situé au milieu de la chaîne : je me trouve en-dessous d'une grande pancarte en fer peinte en rouge où il est écrit : « Défense absolue de faire du feu. » Le chef me dit :
« C'est ici que je voudrais te faire travailler. »
Les ouvriers de la chaîne étaient tous des jeunes, vifs et alertes dans leurs mouvements. J'en voyais taper avec un marteau et visser les écrous avec des clés suspendues au plafond : ça allait sûrement devenir aussi mon travail. Je ne m'y attendais pas, je trouvais que la chaîne allait bien lentement. Je me demandais quel était le plus facile, le poste d'avant ou celui-ci. Celui-ci me semblait plus intéressant, car j'étais au milieu de la chaîne de montage. Comme je regardais depuis un certain temps, le chef arrive : c'était un homme d'une trentaine d'années, de petite taille, à la mauvaise mine, sa casquette à deux traits jaunes enfoncée jusqu'aux yeux et sanglé d'une ceinture où pendaient pinces et tournevis, tel un électricien. Il s'approche donc et me tend des gants de travail neufs en me disant : « Allez ! essaye un peu ! »
C'était mon premier jour et j'aurais dû normalement tout observer tranquillement, mais sans rien objecter je pris les gants. En recevant ces gants neufs, j'étais presque heureux. Posées sur une espèce de tapis roulant les boîtes de vitesses arrivaient les unes après les autres. Le travail qui m'était attribué était le suivant : fixer dans la boîte différentes engrenages et les boulonner. Un jeune de vingt-deux vingt-trois ans, maigre, tout en fixant les rouages avec habileté, m'enseignait l'ordre des opérations. Son nom était inscrit sur sa casquette déchirée à l'arrière et réparée avec une épingle. Mon poste était juste après le sien.
Je croyais jusqu'à présent que la chaîne n'allait pas vite, mais en réalité elle allait à une vitesse terrible : je m'en rendais compte en travaillant. Je n'avais pas eu le temps de saisir une pièce que déjà j'étais emporté vers mon voisin. J'avais beau m'énerver, ça n'arrangeait rien. Sans réussir à poser ma pièce, j'étais emporté vers lui, mais la chaîne ne s'arrêtait pas. Le jeune qui me précédait volait à mon secours et rattrapait le retard.
En définitive, alors que je ne pouvais rien faire, alors que j'étais déjà embarrassé avec l'une des nombreuses pièces qu'il me fallait prendre, une nouvelle boîte de vitesses arrivait, portée par le courant. Bientôt je m'aperçus d'un truc surprenant ! En regardant les boîtes de vitesses défiler, je croyais les voir bouger à l'envers. La chaîne allait de droite à gauche, mais de temps en temps je la voyais aller de gauche à droite, je n'en revenais pas. Ça ressemblait exactement à l'illusion qu'on peut avoir quand on est dans un train arrêté et que le train d'en face se met à démarrer, on croit que c'est le sien qui bouge.
Mon voisin de gauche disait pour me consoler : « Tu t'habitueras bien, va... Pour apprendre, on apprend vite, mais pour s'habituer à la vitesse, ça c'est autre chose ! » En entendant ça, je pensais bien pouvoir m'en tirer en deux ou trois jours. Lui, il a bien réussi : j'y arriverai bien aussi en m'appliquant.
En rentrant, je passe au bureau de la sécurité pour toucher un bon d'achat de chaussures spéciales. Ce sont, paraît-il des chaussures renforcées au bout et capables de protéger les doigts de pied si jamais quelque chose de relativement lourd vient à tomber : 1 070 yens.
Le soir, rentré au foyer, je vais au réfectoire où je retrouve Kudô. Lui, il est dans l'atelier où l'on fabrique les arbres de transmission, mais son travail n'a pas encore été fixé. En tout cas, dans l'atelier où on l'a envoyé il y a eu un accident : un gars s'est fait couper trois doigts de la main ; le chef d'atelier et le contremaître qui étaient partis avec le blessé n'ont pas reparu de la journée.
Rentrés dans notre chambre, on était là à ne rien faire quand notre voisin Miyamoto est entré en disant : « Alors, ça boume ? » Je lui raconte combien la chaîne va vite et que je n'arrive pas à suivre ; il me dit : « Il faut arriver d'un seul mouvement à saisir plusieurs pièces des deux mains, voilà le truc. Et aussi, il faut arriver à se persuader que le poste où l'on est est le plus facile, sinon on n'y arrive pas. »
Copains de chambrée
Samedi 16 septembre. – C'est le troisième samedi du mois, congé. Vue de ma chambre au quatrième étage, la cour du foyer n'est qu'un parking, avec juste un passage pour les voitures. Des autos toutes neuves, Corona, Carina, Carola, Célica, Sprinter, etc., sont alignées comme sur un parc d'exposition, prêtes à bondir sans arrêt sur l'étroit passage. Toutes appartiennent à des personnes du foyer, des célibataires d'une vingtaine d'années. Il paraît que plus d'un sur deux est propriétaire d'une voiture où entre une pièce qu'il a travaillée de ses mains. Une longue palissade, surmontée de fils barbelés tournés vers l'extérieur, encercle le bâtiment, ses voitures et ses pensionnaires. Sur la palissade il y a une pancarte signalant : « Les affiches apposées sans permission seront enlevées – La Compagnie. »
À la porte d'entrée il est écrit en grosses lettres : « En dehors des pensionnaires, on est instamment prié de passer par le bureau du foyer pour pénétrer ici. » Sans arrêt, les haut-parleurs répartis un peu partout annonçaient : « M. Untel, de la chambre no tant, est appelé au parloir. » Même les membres de la famille ou les amis d'un pensionnaire ne peuvent entrer librement et sont obligés de passer par le bureau.
Certes, derrière le foyer, les vagues blondes des épis de riz mûrs pour la moisson ondulaient, mais face au foyer les rizières étaient saccagées, prêtes à devenir du terrain à bâtir et tout au long de la route, sur la terre amoncelée, étaient construits çà et là les magasins destinés aux pensionnaires : cafés-bars, teinturerie, habillement, sushiya (riz fourré), pharmacie, appareils électriques, boulangerie, restaurants, Pachinko [5], etc.
Avec Kudô nous avions décidé d'aller faire un tour à Toyota (la ville la plus proche), mais pour y aller il n'y avait qu'un bus toutes les heures, alors nous sommes allés à pied jusqu'à la gare qui avait pour nom « Usine automobile Toyota ». Ça nous a demandé vingt minutes, mais pour le train aussi il n'y en avait qu'un par heure. Devant la gare où nous attendions il n'y avait pas de place comme on en voit d'habitude devant les gares desservant les grosses entreprises. La gare était toute petite et à côté il n'y avait qu'une espèce de baraque qui faisait kiosque à tabac et un poste de téléphone public. L'usine était là juste devant notre nez : c'était plutôt froid comme impression ! Finalement un bus arriva et nous partîmes pour la ville.
Avec un train ou un autobus toutes les heures, pour aller n'importe où, ça demande bien une demi-journée. Maintenant c'était la ville, mais on avait plutôt l'impression d'un bled perdu dans la montagne. À partir de l'usine, les voitures comme des mouches surgissaient de partout et tous les magasins étaient équipés d'un parking. Mais pour ceux qui n'avaient pas de voiture, cette ville c'était vraiment un cauchemar. Par la fenêtre du bus, le long de la route, nous pouvions voir, stationnées devant les bars ou les restaurants, des voitures de la marque Toyota, Célica, Crown, etc. Et puis, dans les tournants, les pancartes « interdit d'entrer » nous sautaient aux yeux. Que cette ville était bizarre !
Toyota-ville faisait 220 000 habitants, mais on ne s'en rendait pas compte, la ville avait l'air d'un coin perdu de la campagne. Les rues commerçantes se trouvaient concentrées devant la gare et en un quart d'heure on avait fait le tour de ce qui pouvait ressembler à une ville. Kudô a dit avec un petit brin de fierté : « Si c'est ça Toyota ! Hirosaki, c'est quand même beaucoup plus animé ! »
Dimanche 17 septembre. – Kudô
avait ramené avec lui des illustrés, et il s'est mis à
coller des « pin up » sur le mur, au-dessus de l'endroit
où il dormait. Était-ce parce qu'il avait les cheveux
longs ? Lors de l'entretien au bureau d'embauche de notre
province, on lui avait demandé s'il avait de l'intérêt
pour la politique. J'étais assis à côté de
lui, et à voir son expression de surprise j'avais compris que
c'était un jeune qui ne portait aucun intérêt aux
choses politiques.
Il était sorti de la même école primaire que moi et était entré dans une école d'apprentissage en section menuiserie. L'influence de son grand-père, qui était un plâtrier habile, y était peut-être pour quelque chose. Son père était employé aux chemins de fer, il rentrait à la maison déjà éméché et continuait à boire comme un trou, renversant les verres et mettant tout sens dessus dessous. Il était mort juste avant de prendre sa retraite, il y a cinq ans : « C'était un bon père, quand il ne buvait pas ! S'il avait vécu un peu plus longtemps, avec sa retraite, il aurait permis à la maman de vivre un peu plus à l'aise, mais... » C'était sa seule critique à l'égard de son père.
Après sa sortie de l'école d'apprentissage, il avait travaillé dans une menuiserie en ville, mais il y avait un gars de son quartier qui construisait, dans le département de Saïtama, des autels familiaux bouddhistes, et au bout d'un an il devint son apprenti. Quand il y avait beaucoup de travail, ça lui arrivait de travailler trois ou quatre jours vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et son salaire au bout de trois ans atteignait seulement 30 000 yens [6].
L'an dernier au mois d'août, en se rendant aux bains publics à vélomoteur, il est rentré dans un poteau : conduit à l'hôpital, il est resté un mois sans connaissance avec lésion interne et choc au cerveau. Comme l'hôpital de Tokyo où il était fermait ses portes, on l'a conduit à l'hôpital universitaire de Hirosaki. Même après être sorti de l'hôpital, il a dû y retourner de nouveau deux fois pour des complications au cerveau; En effet, à bien y regarder, il avait les yeux sombres et rentrés et toute expression de jeunesse avait été balayée de son visage. Malgré son bon caractère gai et jovial apparaissaient de temps à autre dans ses yeux quelque chose de sombre, comme cadavérique pourrait-on dire : ça me préoccupait. Il interprétait de la manière suivante le terrible accident qu'il avait eu : « J'ai pu arrêter ce travail grâce à ça », et mi-sérieux il ajoutait : « Si je meurs, on pourra m'acheter un autel [7] pas cher ! »
La chaîne des boîtes de vitesses
Lundi 18 septembre. – Lever à 5 h du matin. Aujourd'hui le vrai boulot commence. J'ouvre la porte, dehors il fait encore noir. À l'est, les montagnes sont légèrement bordées de rouge. On peut même voir briller les étoiles. Dans la rue, par-ci par-là, quelques réverbères sont allumés. Un gros chien s'est assis en plein milieu de la rue, encore déserte à cette heure. J'arrive au bout de quarante minutes. La porte par où je suis entré se trouve à l'extrémité de l'usine : ça m'embête, car sans que j'aie le temps de savoir où je pourrai prendre mon petit déjeuner, il est déjà 6 heures, le début du travail.
J'avais cru que la chaîne allait doucement, mais pas du tout, ce n'était qu'une illusion. En fait, si on ne fait pas l'expérience soi-même, on ne peut pas comprendre. En un instant, je suis en nage. J'ai à peu près appris l'ordre des opérations, mais je n'arrive pas à suivre le rythme. À cause des gants de travail, rien que pour saisir un petit écrou, ça me demande plusieurs secondes. Dans le meilleur des cas, en faisant le maximum, je peux fournir une boîte sur trois. Qu'arrive une boîte d'un modèle différent, je suis obligé de baisser les bras. Pour poser le couvercle, un débutant n'y arrive pas : il faut connaître le truc. Ma gorge est sèche. Pas question de boire, à plus forte raison de fumer. Aller aux w.-c., impossible. Qui est-ce qui a pu inventer un pareil système ? Ça a été pensé de façon à ne laisser aucun répit pour souffler.
Cependant le jeune qui se trouve placé avant moi, avec pourtant des poignets très fins, légèrement, rapidement, tapant du marteau, fixant les écrous avec dextérité de ses deux mains, sans geste inutile, les bloque en un tournemain avec la clé multiple suspendue au-dessus de sa tête (c'est une clé spéciale qui peut serre six écrous à la fois).
De 6 h du matin, heure de la mise en marche, jusqu'à 11 heures : cinq heures de travail sans aucun arrêt. Toutes les une minute vingt secondes exactement, ou plutôt, inexorablement, une nouvelle boîte arrive qu'il faut assembler.
À 11 heures, la chaîne s'arrête : c'est comme si tous attendaient ce moment, on crie « ouf », on enlève ses gants, et chacun quitte son poste de travail. Je me lave les mains pleines de graisse et je me précipite aux w.-c. pour soulager ma vessie pleine à craquer. Puis je veux piquer un cent mètres jusqu'au réfectoire, mais je ne peux que traîner la jambe et pousser mes pieds l'un devant l'autre, car avec ces cinq heures debout je suis plein de crampes et je ne suis pas habitué à ces lourdes chaussures de sécurité. C'est la queue ; c'est de nouveau la chaîne qui recommence : je mets mon ticket dans une boîte, je prends un plateau, des baguettes, un plat de légumes, une tasse pour le thé et un bol de riz. J'arrive jamais à faire tout ça d'un seul coup. Je me mets à la recherche d'une place libre. Finalement, je peux m'asseoir au milieu d'une grande table et je commence à manger, mais quelle surprise, cette fois ce sont les plateaux alignés sur la table qui se mettent à défiler devant mes yeux !..
11 heures 45 : la chaîne se remet à démarrer. Pendant les dix minutes qui ont précédé je n'ai pas pu me reposer, car il m'a fallu apprendre comment remplacer les pièces manquantes. Au-dessus de la chaîne, à ma droite, un grand panneau électrique est suspendu. Il y est écrit « chaîne d'assemblage des boîtes de vitesses » et en-dessous sont inscrits des numéros de 1 à 15. Si on prend un retard sur la chaîne et qu'on juge qu'il n'est plus possible de le rattraper, on peut appuyer sur un bouton au numéro qui nous est attribué. Pour arrêter la chaîne en cas d'urgence, on peut appuyer sur un autre bouton : une lampe rouge, située en-dessous de la jaune, s'allume et la chaîne s'arrête. Il y a bien quinze numéros, mais en réalité, nous sommes huit à travailler sur la chaîne. À partir de ce mois, pour augmenter la production on a partagé les quinze personnes en deux groupes et on les fait travailler en deux postes. Il manquait donc quelqu'un et c'est moi le premier ouvrier saisonnier à être envoyé là.
14 heures 15 : fin du travail. Mon remplaçant du deuxième poste debout à côté de moi se tient prêt pour la relève : il prend le marteau que j'avais posé sur le tapis roulant et met la pièce en place. C'est comme une course de relais. Sur ce, je suis libéré ! Mais il y a encore trente minutes supplémentaires à accomplir : réapprovisionner les boîtes en fer alignées le long de la chaîne avec les pièces qui sont tombées pour les remettre en place. Allez, allez ! Ah, la la !
En traînant les pieds, raides comme des bouts de bois, je refais les quarante minutes de marche à pied pour rentrer au foyer. Je suis exténué. C'est donc ça la vie d'un ouvrier de cette grosse entreprise de construction automobile qui se targue d'être la première du Japon, la troisième au monde ! Est-ce ça la vie d'un prolétaire des temps modernes ? De toute façon il faudra que je m'y habitue.
Le soir, panne de courant. Kudô, qui commence à 8 heures le matin, arrive au foyer à 7 heures du soir passées, après avoir fait deux heures supplémentaires. Il se plaint : « J'arrive à pied au foyer et il n'y a pas de lumière, zut alors ! » Allongé, les yeux au plafond, il se met à dire : « Fatigué comme je suis, devenir ouvrier titulaire, j'abandonne ! » Malgré ça il dit avec un petit air de fierté : « J'ai quand même fait 400 pièces aujourd'hui.» Et moi, combien en ai-je fait ? Je n'ai même pas eu le temps de compter. Et d'abord, qu'est-ce que j'ai fait exactement ? Quelle partie de la boîte de vitesses ? Je n'en sais rien du tout. Je n'ai pas eu le temps non plus de connaître le travail que faisait mon voisin. Mieux que ça, je n'ai même pas eu le temps de regarder ma montre. Je croyais jusqu'à présent que j'étais ouvrier sur une chaîne de montage, mais sur le panneau il était écrit « chaîne d'assemblage ». Il s'agit d'assembler. C'est un peu comme ces jeux en plastique pour les enfants, mais où il s'agirait de répéter toujours le même travail pour assembler quelques pièces seulement.
J'arrive pas à dormir : je suis trop fatigué. Demain il me faut encore me lever tôt ; quand j'y pense, ça me rend encore plus nerveux. Je sors de mon lit et je vais acheter une bière dehors. Tout est automatisé ici : la bière elle-même est vendue automatiquement. Je me recouche et j'entends Kudô qui dit vaguement : « J'aurais dû mourir à ce moment-là : mourir quand on est inconscient c'est encore le mieux ! »
Mardi 19 septembre. – Aujourd'hui encore je fais l'aller-retour à pied. Ce matin, le lever du soleil est un peu plus tard qu'hier. Je m'en aperçois au rouge plus ténu qui teinte la ligne de crête des montagnes. Aujourd'hui aussi, même travail. Je trouve que le temps passe moins vite qu'hier. Une heure de travail supplémentaire, et me voilà de nouveau au foyer : jamais j'aurais pensé pouvoir tenir dans ce travail qui me fait tourner la tête, debout pendant neuf heures. Quand je frappe avec le marteau pour faire entrer les pièces dans la boîte de vitesses, ça ne va pas comme je veux. Rien qu'à cause de cela je me trouve complètement emporté vers mon voisin de droite. C'est pas encore demain la veille que je pourrai suivre le rythme en sifflant une chanson !
Quand il m'arrive d'être en retard, non seulement je n'ai plus le temps de le rattraper, mais je dois utiliser mon énergie au-delà de ce qui est nécessaire. C'est un vrai carnage ! Quand j'ai vu jouer Les Temps modernes de Charlot, je me souviens avoir rigolé en voyant ses gestes ultra-rapides et désordonnés afin de rattraper son retard. C'est exactement ça. En un temps fixé, à la vitesse voulue, une boîte de vitesses défile qu'il faut suivre à une vitesse machinale. Il faut donc pendant huit heures de suite répéter des gestes aussi réguliers qu'une machine. Une machine ne se fatigue pas, l'homme oui. Les capitalistes qui sont forts pour les chiffres n'y font pas entrer la fatigue des travailleurs.
Dès qu'on parle de chaîne de montage, ça fait tout de suite penser à automation, mais en fait ce qui est automatisé c'est seulement ce qui circule entre les travailleurs manuels, il va sans dire que le travail lui-même c'est l'homme qui l'accomplit et pas la machine. Finalement, prisonnier de cette vitesse démente, c'est toujours l'homme qui se fatigue (et pas la machine).
L'ouvrier qui est au début de la chaîne place une certaine pièce dans la boîte tout en s'accordant à la vitesse du tapis roulant ; le suivant, à la vitesse fixée, applique la pièce à l'intérieur de la boîte, le suivant y rajoute une nouvelle pièce et ainsi de suite... À la fin, grâce à l'accumulation de tout ça, c'est une boîte de vitesses complète qui est constituée. Et nous, nous sommes le moteur de cet assemblage, et ce qui est achevé en fin de course est le fruit de l'énergie qui nous est soutirée. Pour faire accomplir ce travail, pas besoin de cris ni de menaces ni de coups de fouet, il suffit de faire circuler un chaîne. Rivés à elle, on est obligés d'obéir. Personne ne parle en travaillant, on n'en a pas le temps, et avec le vacarme qu'il y a dans l'atelier on ne pourrait pas s'entendre.
À 6 heures et demie, voilà Kudô qui rentre. Il dit qu'il a changé de travail. Il fabrique des pièces avec une machine différente de celle d'hier. Il y a cinq ou six opérations à effectuer et il faut porter des lunettes de sécurité, dit-il en me les montrant : « C'est facile, facile... » Il va prendre son bain en chantonnant. Il dit qu'il a décidé d'acheter un poste en couleurs. Au prochain jour de paye il versera 25 000 yens, au suivant 25 000 et 50 000 yens quand il touchera son bonus. Il ne s'agit pas du salaire de ce mois-ci, mais du 20 du mois prochain. Je lui explique que sur un salaire de 40 000 yens au plus, il va donc verser une part de treize à quatorze jours de travail :
« Si tu achètes cette télé, après,
avec quoi vas-tu manger ?
– Ah ! eh bien !
alors, je ne verserai que 1 000 ou 2 000 yens, dit-il sur
un ton léger. Il faut aussi que je m'achète un kotatsu
[8] ;
la prise se trouve ici, donc je mettrai le kotatsu là et la
télé ici ! »
Il se voit déjà devenu ouvrier titulaire. Jusqu'au milieu de la nuit on entend les voitures tourner dans la cour : c'est pénible !
Mercredi 20 septembre. – jour de paye.
En rentrant du boulot, j'en veux au foyer avec ses quatre étages : je monte les marches comme en rampant, j'ouvre la porte de la chambre et, complètement crevé, je me laisse tomber par terre. J'ai les reins brisés et les articulations qui craquent. Depuis le printemps je m'étais préparé en faisant du footing, mais pour ce genre de travail ça ne m'aura pas servi à grand-chose. Depuis le départ à 5 heures du matin, jusqu'au retour à 16 heures passées (car j'ai fait une heure supplémentaire) ça fait onze heures de temps. Sur ces onze heures, quarante-cinq minutes de repos, neuf heures de travail et une heure et demie à pied, aller et retour : ça fait donc plus de dix heures d'activité où il faut remuer bras et jambes. D'autre part la chaîne de transfert, qui doit être ancienne, est placée assez bas au sol et ça me fait mal aux reins ; les coudes aussi me font mal, c'est sûrement à cause du marteau avec lequel j'ai frappé toute la journée pour faire entrer les pièces dans la boîte. D'ailleurs, en y regardant bien, j'ai les muscles du bras droit complètement contractés. Malgré ça je n'arrive à faire qu'une boîte de vitesses sur deux. Ça veut dire que pour devenir un ouvrier à part entière il me faudra au moins doubler ma vitesse. Si je n'y arrive pas, je ne pourrai pas parler à égalité avec les copains du foyer et je ne réussirai pas non plus à trouver le temps de regarder un peu autour de moi.
Hier soir, alors que j'avais réussi à m'endormir tôt, la radio M.F. de la pièce voisine m'avait réveillé. Et ensuite jusqu'à 10 heures passées ce furent les ta-ta-ti-ta-ta d'une communication en morse : pas moyen de dormir ! Aujourd'hui, je manquais donc de sommeil et c'était aussi le troisième jour, ce qui fait qu'à partir du petit déjeuner j'étais déjà crevé.
C'était jour de paye. Mais pour nous, ouvriers saisonniers, nous ne serons payés qu'à partir du 20 du mois prochain. Qu'une entreprise aussi importante que Toyota conserve ainsi pendant vingt jours la paye des ouvriers, ça me surprenait. 41 000 ouvriers, qui reçoivent en moyenne – y compris les primes – 90 000 yens de salaire, ça fait la somme rondelette de 3 milliards 700 millions de yens, que l'entreprise peut utiliser à son gré pendant vingt jours.
Le soir, Kudô arrive et me raconte sa journée.« Ils ont tous reçu leur salaire et sont en train d'acheter des grandes poupées en peluche ! C'est pas vrai ! C'est pas des filles ? Il n'y a que des hommes. Justement, alors, le soir ils s'endorment avec, c'est sûr. »
Je vais voir devant le foyer et effectivement sur le bord de la route on est en train de vendre d'énormes ours en peluche, empilés à même le trottoir. Je me demande même si j'arriverais à en faire entrer un dans une voiture.
Hebdomadaire Toyota du 18 septembre : assemblée inaugurale du nouveau syndicat Toyota.« Un nouveau bond en avant, grâce à une nouvelle organisation ! C'est avec ce slogan que s'ouvrait, les 11 et 12 septembre, à la bourse du travail de Nagoya, la première assemblée ordinaire ou assemblée d'inauguration du nouveau syndicat Toyota (Syndicat général confédéré Toyota). À cette assemblée, de nouveaux camarades s'ajoutaient donc à ceux qui avaient travaillé avec ardeur au Syndicat national de l'automobile qui fut dissous le 4 septembre dernier : une organisation groupant 100 000 travailleurs et 74 syndicats voyait donc le jours, et il était décidé de commencer une action nouvelle ayant pour but la construction d'une société épanouissante pour l'homme. Devant la détérioration de l'environnement qui atteint actuellement l'industrie automobile, la création de la Confédération générale de l'industrie automobile japonaise, prévue pour les 2 et 3 octobre ainsi que la constitution du nouveau syndicat Toyota, prennent une signification très importante. »
La moitié de la seconde page était consacrée à la publicité pour le député Watanabé. « Faire un politique qui récompense les hommes honnêtes et cela dès maintenant, dans un monde qui peut fournir une raison de vivre », tel était le slogan établi par le comité de patronage du député !
« La descente aux enfers ! »
Jeudi 21 septembre. – Chaque jour le temps est au beau ; ça m'arrange bien, car s'il pleuvait je ne sais pas si j'y arriverais. Le matin, lever à 5 heures, départ à 5 h 5. À 5 h 30, j'arrive au réfectoire central devant la porte ouest de l'usine. Les employés de la cantine transportent un grand récipient plein de riz qui vient d'être cuit. J'attends deux ou trois minutes et c'est l'ouverture : on est deux ou trois clients. Comme d'habitude, je prends un plateau, des baguettes, je dépose mon ticket (75 yens) dans une boîte et c'est la chaîne qui recommence. Quelques cubes de « tôfu » dans la soupe aux haricots, quatre ou cinq bouts d'algues coupées menu dans un sachet en cellophane, une quinzaine de haricots et deux ou trois rondelles de navet fermenté.
Environ une dizaine d'ouvriers sont arrivés. Tous commencent à manger en silence. Ils viennent d'autres ateliers que le mien. Un gars du même groupe que moi, un jeune portant une chemise rouge, arrive en chancelant bien après moi, mange à toute vitesse et ressort avant moi.
Je montre mon laissez-passer au gardien qui se trouve près de la porte et en vitesse j'essaie de le suivre. Dans l'atelier il commence à faire un peu plus clair, mais ça ne suffit pas, je l'ai déjà perdu de vue. C'est terrible comme les gars marchent vite ici. Et moi qui pensais que j'étais rapide pour manger et pour marcher, en fait je ne suis pas de taille ! Notre vestiaire est un bâtiment à un étage, style baraque de chantier avec un toit recouvert de plastique et accolé à l'armature de l'usine. Je pousse ma carte dans la pointeuse située à l'entrée : il est 5 h 50. Au premier étage la plupart des copains finissent de se changer devant leurs casiers individuels et s'assoient sur un banc pour fumer une cigarette. Pour moi, qui arrive à l'usine déjà en bleu de travail, je n'ai plus qu'à changer de chaussures et à mettre ma casquette. Je pousse la lourde porte de fer et j'entre dans l'atelier. Elle ressemble à la porte d'entrée dans l'ascenseur d'une mine. C'est comme si on passait d'une vie normale à une vie anormale, une sorte de descente en enfer ; j'y pense à chaque fois. L'enfer, pas tout à fait, car le chef d'équipe, qui est arrivé à la chaîne depuis 30 minutes déjà, a allumé les lampes et a achevé les préparatifs. 6 heures : l'heure de la contrainte, on met le moteur en marche et la chaîne commence à tourner. À partir de maintenant et jusqu'à 11 heures, l'heure de la pause pour le déjeuner, commencent les cinq heures de travail où il n'est pas question de se reposer.
La relève a lieu à 14 heures 15. Je discute un peu avec Izumita, mon remplaçant. C'est un gars de vingt ans environ, qui dans ses gestes a un sens aigu de la vitesse, mais qui reste très calme. Actuellement la vitesse de la chaîne de transfert est la suivante : pour un intervalle d'un mètre cinquante, toutes les une minute vingt secondes une boîte de vitesses arrive. Jusqu'à la fin du mois dernier, c'était toutes les cinquante secondes. Une boîte de vitesses toutes les cinquante secondes, à quinze ouvriers, ça fait soixante-dix boîtes à l'heure. Actuellement, une boîte toutes les une minute vingt secondes à huit ouvriers, ça fait quarante-six boîtes à l'heure. Il me dit que bien que le nombre d'ouvriers ait été réduit et que la part de chacun ait augmenté, ça va mieux maintenant. Avant, la part de travail était peu importante et son contenu assez restreint, mais comme c'était plus simple la vitesse était plus grande : le procédé actuel est facile, me dit-il. Jusqu'à présent c'était le travail à un poste : de 8 heures à 19 heures environ, mais parfois la chaîne tournait jusqu'à 21 h 30 et pour certains c'était jusqu'à 23 heures passées ! Évidemment, pour tous c'était au-dessus de leurs forces ; le mécontentement augmenta, certains quittèrent le boulot et alors on divisa l'équipe en deux groupes, l'un travaillant le matin de 6 heures à 14 h 15 et l'autre le soir de 14 h 15 à 23 heures ; une production journalière de 715 boîtes de vitesses étant ainsi assurée.
Vendredi 22 septembre. – À
partir d'aujourd'hui, il me faut travailler tout seul. Le gars qui
était avant moi et qui m'apprenait le métier
travaillera désormais dans le même atelier, mais de
l'autre côté ; selon les différents modèles
de voitures, il doit faire circuler les pièces suivant les
indications d'une bande magnétique venant de la chambre de
contrôle. Bien sûr, c'est pas parce que je suis seul que
j'y arriverai mieux. Dès que j'attrape du retard et que je
suis poussé vers mon voisin, j'allume la lampe. Voyant la
lampe jaune allumée, le chef accourt. Grâce à
lui, je reviens à la position précédente, et le
chef d'équipe s'en va ailleurs. Peu de temps après, de
nouveau me voilà emporté... J'allume la lampe. Ça
devient un vrai refrain : dès que la lampe s'allume, le
chef arrive, tel une voiture de patrouille ! C'est que
finalement, en cinq jours de temps, on m'a confié un travail
d'habitué. Il faut deux ou trois jours, m'avait-on dit...
Je ressens une fatigue terrible. Je connaissais l'expression « travail intense », mais qu'il existât un travail comme celui-là au point de ne pas avoir une seconde de libre, jusqu'à présent je ne le savais pas. Grâce à cela, depuis que je suis arrivé ici, je fume infiniment moins de cigarettes : une cigarette avant le travail, une à la pause de midi, une après manger, une avant de recommencer le travail et une à la fin du boulot. Voilà les cinq cigarettes que je fume à l'atelier. Pendant le travail il n'en est pas question. Au foyer, je ne fais que dormir.
Je pense pourtant que le travail ça serait, de temps en temps, faire une pause, travailler doucement, puis plus vite, et pouvoir dire une petite plaisanterie tout en fumant une cigarette, mais ici, qu'est-ce qui se passe ? Tout est calculé pour que de toutes ses forces et à pleine vitesse on puisse juste y arriver, et encore, moi j'y arrive pas ! Bâcler le travail n'avancerait à rien. Même si je faisais cela pendant dix ans, j'ai l'impression que je n'aurais pas une minute pour respirer. De toute façon, pendant sept heures et demie quand on est du matin et (sans heures supplémentaires) pendant huit heures quand on est du soir, il faut être là, le souffle coupé, à se démener devant la chaîne.
Avant moi se trouve Fukuyama, un gars de quarante ans passés, qui vient de la préfecture de Kumamoto. Il est arrivé il y a cinq ans comme ouvrier saisonnier, mais il est devenu titulaire. Il est normalement soudeur à l'atelier des châssis, mais on l'a envoyé en renfort à notre atelier. Ça fait trois mois maintenant qu'il fait ce travail, mais de temps en temps, lui aussi, il est emporté vers moi. On a beau travailler de toutes ses forces, qu'une pièce soit difficile à mettre en place et on prend un retard impossible à rattraper.
En se rendant à la queue leu leu au réfectoire il me dit : «C'est que la calculatrice a programmé la vitesse en fonction des ouvriers les plus anciens : ça dépasse les limites humaines ! » Un nouveau saisonnier est arrivé : deux traits verts sur sa casquette neuve (ce système des casquettes, c'est pratique pour reconnaître les différentes classes !) Il a vingt-et-un ou vingt-deux ans : on l'a mis dans l'équipe du soir.
Bien qu'il soit plus de 7 heures, Kudô n'arrive toujours pas (il était parti ce matin à 7 heures afin de pouvoir faire une heure supplémentaire le matin de bonne heure). Il arrive vers 8 heures, ayant fait dans la journée trois heures supplémentaires. Malgré ça il me regarde en disant : « J'ai fait 530 pièces aujourd'hui ! » Il dit ça avec un petit air de fierté et il ajoute : « Si je me fais titulariser, je m'achèterai une moto pour faire l'aller-retour. C'est fatigant de marcher à pied ! »
Samedi 23 septembre. – Aujourd'hui,
plusieurs fois emporté par le courant, j'ai semé le
chaos. La chaîne s'est arrêtée six ou sept fois.
C'est impossible que je puisse déjà y arriver tout
seul. Il y a une délégation chinoise qui vient visiter
l'usine. Comme ils devaient visiter notre atelier, on nous a fait
faire deux heures supplémentaires, mais finalement ils ne sont
pas venus.
Enfin, une semaine de passée, ç'aura été dur ! J'ai comme l'impression que mon bras droit est tout enflé. J'ai mal au coude, à la paume de la main et au bout du pouce. J'ai une ampoule au petit doigt. C'est sûrement à cause du marteau d'un kilo qu'il faut manier pour fixer les pièces dans la boîte. J'ai aussi une ampoule au pouce et à l'index droits : c'est à cause des pièces qu'il faut saisir. En plus j'ai mal dans le dos et aux reins et j'ai des douleurs dans les côtes. Je me suis mis des pansements hypodermiques. Le matin au lever, quand je plie les poignets, ça craque. Quand je pars au travail, je me masse la main droite en me demandant si je vais tenir le coup avec une main pareille. Mais finalement, quand la chaîne commence à démarrer et que les boîtes de vitesses arrivent, j'empoigne le marteau et je frappe ; ensuite, pris par le boulot, j'oublie la douleur.
Je reçois la prime de transport, le remboursement de mon voyage. Je ne m'y attendais pas. Quand je suis entré chez Toyota on m'avait expliqué que ce serait payé le 20 octobre, jour de paye.
Serait-ce que sans cela il leur devenait difficile de recruter des nouveaux ? Au dos de l'enveloppe qui contenait l'argent était écrit en caractères d'imprimerie « Coopérative ouvrière Toyota » : bizarre ! Pourquoi la prime de transport payée par la Société anonyme Toyota était-elle contenue dans une enveloppe de la coopérative qui normalement n'a aucun rapport avec le capital de la firme ?
La semaine prochaine, je suis du soir. Je voudrais bien pouvoir me débrouiller tout seul. De toute façon, il me faut durer encore six mois.
Dimanche 24 septembre. – Le journal
du matin raconte le mariage entre le reporter Kuroki et l'actrice
Matsuwara : j'ai l'impression d'un événement d'un
autres monde ! Depuis hier 9 heures jusqu'à ce matin 9
heures j'ai dormi, mais mes douleurs n'ont pas disparu pour autant.
Kudô, lui, part travailler à 8 heures pour une
demi-journée. Il me qui quitte en disant : « Du
matin quand il fait encore noir jusqu'au soir quand il fait déjà
noir, toute la journée c'est l'usine : c'est un boulot
qu'on ne peut pas faire quand on est marié ! » Il
me disait que quelqu'un avait écrit dans les w.-c. de son
atelier : » Ça fait vingt ans que je travaille
ici, et je n'ai pas encore pu m'acheter une voiture ! » Ça
c'est vrai, mais la plupart des jeunes qui s'achètent leur
voiture par mensualités c'est aussi la réalité.
Se lever, aller au boulot, travailler, prendre un bain, manger et dormir : voilà notre vie.
À propos de cette vie, voilà ce qu'écrit un certain Kusayanagi dans un livre intitulé Toyota : son royaume : « Le repas est préparé en un instant grâce à des marmites ultramodernes qui cuisent le riz sous vide. Après avoir mangé, l'ouvrier va à l'usine et le travail terminé il regagne les installations sociales, sanitaires et de loisirs qui ont coûté à l'entreprise 60 milliards de yens... Toyota n'est-il pas en train de faire un homme nouveau, me suis-je demandé en rêvant, alors que je quittais cette grandiose campagne » [9].
Ce qui est écrit là est réel en un sens, mais comme il y a un tas de choses qui sont passées sous silence, ça ne ressemble aucunement à la vérité. Il nous jette de la poudre aux yeux [10] !
Voilà comment il faut écrire : « Parce que le repas est préparé en un instant dans des marmites ultramodernes, on nous sert un riz qui est simplement levé mais pas cuit, et c'est non seulement mauvais au goût mais indigeste. Après nous avoir fait manger ce truc, en vitesse il faut aller à l'usine, et quand enfin se terminent les longues heures de travail forcé, sans une minute ni même une seconde de repos, on regagne ce que le service de publicité Toyota appelle les installations sociales, sanitaires et de loisirs et qui ont coûté paraît-il 60 milliards, mais qu'il faut appeler notre camp de concentration. Car ici sont alignés les gardiens, tous anciens militaires, qui veillent avec soin sur notre vie privée...
Oui, Toyota est en train de détruire l'homme lui-même, et moi ce n'est pas en rêvant, mais avec effroi, que je travaille dans cette grandiose usine Toyota ! Ainsi, le titre de ce livre serait plutôt Toyota : l'usine-bagne [11] ».
En un autre endroit, Kusayanagi pousse le ridicule jusqu'à écrire ceci : « Les ouvriers font l'aller-retour du foyer à l'usine, vêtus de leurs bleus de travail et chaussés de guétas [12]. Le travail terminé, ils ne peuvent pas aller en ville dans cette tenue, ils rentrent donc au foyer et étudient ; et ce sont des livres qu'ils lisent ! »
Mais en fait ? Ceux qui vont en bleus de travail du foyer à l'usine ce sont des types comme moi ou bien des saisonniers qui ont dépassé la quarantaine, mais la plupart des jeunes se croient obligés d'acheter un voiture qu'ils ont eux-mêmes fabriquée, en payant avec de longues mensualités, car il faut dire que consciemment l'entreprise n'a pas développé les moyens de transport collectifs nécessaires et d'autre part leur travail trop simplifié les ennuie. Le chemin trop long pour être fait à pied est trop court pour être fait en voiture. S'engouffrant nerveusement dans la première place de parking laissée libre, ils se fatiguent encore plus et de retour au foyer ils sont tellement crevés que, loin de pourvoir lire, ils n'ont même plus la force de penser, elle leur a été volée, voilà la vérité !
Lundi 25 septembre. – Une
nuit blanche. Cette semaine, je suis du soir, du deuxième
poste. Hier soir je me suis couché vers 9 heures, mais je n'ai pas pu dormir. Juste quand je m'assoupissais un
peu, un rêve me réveillait : je prenais un rouage
de la main gauche et un axe de la main droite, je mettais le rouage
dans la boîte de vitesses et je faisais passer l'axe, puis je
fixais le tout avec une clé demi-lune : j'avais dix
secondes au plus pour terminer ça, mais rien à faire,
l'axe ne voulait pas rentrer. J'étais donc emporté par
la chaîne... c'était un vrai cauchemar. Alors que je
croyais pouvoir enfin dormir, de nouveau l'axe ne voulait pas
rentrer, j'étais emporté, je me réveillais. Cela
s'est répété plusieurs fois. Serait-ce que mes
nerfs en ont pris un coup aussi ? Avec tout ça, ai-je
seulement dormi quatre heures ?
Je déjeune au réfectoire du foyer. J'écoutais deux jeunes qui mangeaient tout en discutant : « Il y a, paraît-il, une différence de 10 000 voitures par mois avec Nissan [13], mais la direction ordonne de continuer de produire de plus en plus, qu'on vende ou qu'on ne vende pas. » Cette histoire n'est pas encore arrivée jusqu'à l'atelier des boîtes de vitesses.
À l'atelier, je me laisse encore déborder. Le chef d'équipe, en volant à mon secours, me dit : « Tes mains ne sont vraiment pas encore habituées à la vitesse. Arrange-toi pour y arriver cette semaine. » Je suis crevé. Je fais une heure supplémentaire et quand je rentre il est 1 heure du matin. C'est dur ! Vers la fin, j'étais quasiment inconscient, mes mains continuant toutes seules de faire le travail.
Mardi 26 septembre. – Kudô, qui
est de nuit, rentre vers 9 heures : il s'est fait une blessure
de deux centimètres à côté de l'œil
gauche. Pendant son travail, il s'est cogné la tête
contre l'axe d'un ventilateur qui arrivait suspendu à une
chaîne de transfert. Il ne semble pas s'être fait
soigner. Il dit que le travail de nuit c'est facile, car il en a pris
l'habitude quand il construisait ses autels. Il est même plutôt
surpris d'avoir une heure de repos au milieu de la nuit. C'est sans
doute qu'avant il travaillait la nuit sans aucun repos. Son salaire
était de 30 000 yens. On lui enlevait 10 000 yens pour la nourriture et comme son père
était mort et que son frère aîné ne
soutenait pas suffisamment la famille, il envoyait 15 000 yens à
la maison et il ne lui restait que 5 000 yens pour ses propres
dépenses.
Il n'avait donc même pas de montre. Il ne lisait pas le journal, mais il était friand des prospectus glissés dans les journaux. Il me disait encore qu'il aimait beaucoup aller dans les grands magasins simplement pour regarder. Il en connaît tellement les différentes marchandises qu'il peut rivaliser avec les vendeurs, ajoutait-il. Moi ce serait plutôt le contraire, je n'y connais rien du tout. Cette curiosité envers les choses serait-elle un point commun aux jeunes de cette génération ?
À l'angle, à côté du bureau du foyer, deux voitures se sont rentrées dedans, deux voitures neuves : leur avant est bien endommagé. Hier aussi, à la sortie du foyer, j'ai vu deux voitures se heurter, mais c'était un accident très léger. Tous les conducteurs sont des jeunes. Dans la cour du foyer, sur les pistes étroites, il donnent de grand coups de frein, violemment. C'est pas étonnant que les accidents soient nombreux. C'est sûrement parce que leur travail est trop monotone.
Mercredi 27 septembre. – Il est 1
heure du matin. J'ai fait une demi-heure supplémentaire. Pour
le poste du soir il y a huit heures de travail réel. Pour y
arriver, je me suis donné à fond ; alors quand il
y a trente minutes en plus à faire, je suis complètement
éreinté. En chemin j'ai bu deux verres de saké
dans un bar qui était encore ouvert.
Pour le travail, je n'y arrive pas encore complètement. Comment font-ils pour garder le silence tout en faisant un travail aussi pénible ? Le travail commence à 14 h 15, mais tous sont déjà là une demi-heure avant. Ils se changent en prenant leur temps et quinze minutes avant l'heure ils sont déjà auprès de la chaîne à préparer les pièces qui manquent ; cinq minutes avant la relève ils commencent déjà à travailler avec celui qu'ils vont remplacer.
À chaque fois que je rencontre Kudô, il me dit en poussant un soupir : « Ah, c'est long, c'est long ! » Lui aussi il avoue qu'il a l'impression que deux ou trois mois sont déjà passés alors que ça ne fait pas deux semaines qu'on a quitté la maison. C'est sans doute parce que les heures de travail sont longues. Lui, il travaille de 8 heures du soir à 7 heures du matin avec une heure de repos seulement, mais pour le reste c'est comme moi, on le fait travailler sans une minute de répit.
Les ouvriers titulaires, qu'est-ce qu'il pensent donc de leur travail ? Qu'est-ce qu'ils pensent du syndicat ? Chaque jour ils reviennent en voiture, mais n'ont-ils pas l'occasion de boire un coup ensemble et de se parler ?
Jeudi 28 septembre. – une
tentative pour briser la monotonie.
Ce matin, en allant prendre mon bain, les sandales que je venais d'acheter avaient disparu. C'est une chose qui ne se produit même pas dans les bains publics. Au réfectoire on ne servait plus de repas. Ici la vie est une course incessante.
Dix minutes avant le début du travail, rassemblement. C'est pas normal de faire une réunion sur les questions de travail en dehors des heures de travail, mais personne ne dit rien. Comme ils arrivent trente minutes avant l'heure, ça leur est probablement égal. C'était au sujet de la sécurité... Quelques travailleurs se plaignent.
En effet, pour des raisons de productivité, l'usine de Kamigo (une usine Toyota voisine) devait envoyer dix personnes en aide, mais huit personnes seulement son venues. Actuellement, avec deux personnes en moins, pour ne pas arrêter la chaîne, on travaille de toutes nos forces, et ce qui manque à la production prévue est couvert par des heures supplémentaires.
Réaction : « On ne peut pas nous demander l'impossible, on n'est pas des bœufs, en tout cas pas d'heures supplémentaires, hein !» – « Sécurité d'abord, y' disent, mais s'ils assuraient seulement le nombre prévu d'ouvriers, ça serait mieux ! »... Ces remarques ont donc été faites, mais quand commence l'heure du travail, tous se mettent à bosser comme s'ils avaient oublié ce qu'ils viennent de dire.
Quand arrivent 10 heures, je me mets à tituber de fatigue. Mais c'est bizarre, les heures passent quand même et maintenant ça fait partie du passé.
En gros, nous assemblons deux sortes de boîtes de vitesses pour camionnettes, pour l'une j'arrive à en faire deux ou trois sur cinq, et pour l'autre j'y arrive presque tout seul. Takéda, mon voisin de gauche, qui est en aval de moi, voyant mes difficultés, vient de temps en temps m'aider pour compléter une opération. Il se dépêche de faire son propre travail, il arrive à gagner une minute et vient vers moi en disant : « Comment tu fais ça ? Allez, je vais t'aider, car mon boulot à moi, c'est très simple. » Alors qu'il est déjà accaparé par son travail qui le prend tout entier, il vient néanmoins m'aider quand je suis en retard. Vraiment je l'ai admiré. Mais enfin j'aimerais ne pas être en retard, je voudrais y arriver. Il m'est même arrivé de sentir une résistance à montrer mon incapacité en appelant le chef à mon secours quand j'allume la lampe.
Cependant, à bien y réfléchir, j'ai l'impression que dans sa proposition pour m'aider il y a aussi un peu de curiosité qui y est mêlée. En fait, grâce à lui, c'est moi qui suis aidé et c'est lui que se tape du travail en plus, mais celui qui est « aidé » le plus, il n'y a pas de doute, c'est Toyota, car la production prévue est ainsi assurée sans arrêter la chaîne.
Le travail à la chaîne est simplifié à l'extrême et divisé en gestes très simples. On impose au travailleur un travail fixé, étroitement limité, à répéter toute le journée : les pièces sont préparées d'avance et la méthode d'assemblage lui est aussi fournie. Il n'a même pas le temps de regarder le contenu du travail de son voisin, pourtant situé à moins de trois mètres.
Ainsi, puisqu'on lui donne un travail à faire sans la souffrance qui accompagne d'ordinaire ce corps-à-corps avec l'objet à construire, sans liberté de jugement, de décision ou de choix, sans possibilité d'amélioration ou de développement, sans création ni curiosité intellectuelle, sans joie et même sans sueur, alors ne serait-il pas intéressant pour lui de connaître le travail du voisin qui est différent du sien, même si ce travail est lui-même simplifié, et de l'assimiler : ne pourrait-on voir là un essai pour rompre la monotonie ?
De toute façon, tous ici travaillent bien et beaucoup. Dans les ateliers normaux, il y a toujours des types qui travaillent bien et d'autres qui travaillent moins bien, mais ici, à la chaîne, on nous fait tous travailler uniformément aux conditions maxima. Fukuyama, mon voisin de droite, ou bien Takéda (dix-neuf ans), mon voisin de gauche, dès qu'ils reviennent du réfectoire (le dîner a lieu de 18 h à 18 h 45) et bien que l'heure de la pause ne soit pas encore terminée, se tiennent déjà près de la chaîne, préparant les pièces. Et moi aussi c'est pareil, autrement je n'y arriverais pas.
Ce travail est dur. Est-ce que je vais réussir à durer jusqu'à février de l'année prochaine, le temps que je me suis fixé ? En travaillant j'y pense beaucoup.
Autrefois je chantais souvent cette chanson :
«
Dur, très dur est le travail,mais notre sueur, porteuse
d'avenir
fera naître une société radieuse... »
En plein travail, quand je me rappelle ces paroles, l'optimisme de cette chanson m'écœure. Si le travail est dur, c'est là qu'est le problème. Si on n'essaie pas d'alléger la pénibilité du travail, comment une société radieuse pourrait-elle naître ?
Je pense encore aux huit heures de travail légal : ça aussi c'est un problème, me semble-t-il. Le travail à la chaîne, avec la densité de travail qu'il comporte, utilise à plein les huit heures qui sont permises par la loi. Par rapport à l'époque où on a fixé le système des huit heures, le contenu du travail s'est multiplié et la seule solution maintenant serait de réduire les heures de travail. C'est étrange que la loi reste silencieuse sur un temps de travail qui ne permet même pas de fumer une cigarette ou de se reposer. Dans le cas d'un travail à la chaîne, je trouverais normal qu'on limite le travail à six heures au plus, avec une pause toutes les deux heures.
Au retour, il pleut. Ça m'embêtait de rentre à pied sans parapluie et c'est alors que Takéda a demandé à un copain qui habite près du foyer de nous monter dans sa voiture. C'est un brave gars, ce Takéda !
J'ai mal dans le dos. À force de saisir le marteau, mon index droit refuse de plier.
Vendredi 29 septembre. – 4,2
milliards de yens d'augmentation de capital.
Ce matin, Kudô, l'air fatigué, se plaint, sitôt rentré, de ce que son travail a encore changé. Jusqu'au repas d'hier soir il faisait le même travail que la veille, mais après on lui a confié un nouveau travail. Lui qui pourtant est toujours de bonne humeur se met à dire, abattu : « C'est le septième, pourquoi, mais pourquoi donc ? » Le travail qu'on lui fait faire maintenant est un travail où un ouvrier est mort il y a trois ans et un autre l'an dernier, un ouvrier saisonnier ; il s'agit d'examiner la rotation des arbres de transmission qui viennent d'être montés : il faut faire tourner à 70 km/h des arbres qui pèsent plusieurs dizaines de kilos et qui, à cause de la vitesse, peuvent sauter à la figure de l'ouvrier qui se trouve devant (ce fut la raison des deux accidents mortels, lui a-t-on dit).
« Je serai peut-être le troisième, mais je m'en fous, je peux toujours m'acheter un autel pas cher », dit-il en plaisantant à moitié. Puis il refuse d'aller travailler cette nuit.
Au travail, dès la première heure, mon dos me fait mal. C'est la fatigue d'une semaine qui s'est accumulée. Le chef d'équipe nous dit : « Aujourd'hui on en fait 330 et ce sera bon ; donc, jusqu'à 10 h 30 boulot, et après réunion. » On est tout heureux. En fait, la chaîne ne s'arrête seulement qu'à 10 h45, quinze minutes après l'heure prévue, mais il n'y a pas d'heures supplémentaires, on peut être content.
À la réunion, il s'agissait encore de la sécurité. Sugimoto, un jeune de vingt-deux vingt-trois ans, vêtu d'une combinaison blanche de mécano, prend la parole : « Debout dix heures par jour, c'est déjà pénible, mais avec le travail qu'on nous impose, c'est pas étonnant qu'on se blesse ! » Fatigués, assis sur un banc, tous ont un visage approbateur. Il y a même un gars qui chahute le chef en disant : « Prends bien note de ce qu'on vient de dire ! » pour tout il semble bien évident que ça ne sera jamais transmis en haut lieu, et cela quoi qu'on dise.
Aujourd'hui aussi, le même gars qu'hier, Yoshizaki, vingt-sept ans, originaire de Kagoshima, me prend dans sa voiture. Vraiment, j'ai de la veine. Il a de grands yeux, les sourcils épais et parle peu. Ça fait sept ans qu'il est chez Toyota, après avoir quitté les forces de défense. Depuis avril, venant de l'usine de Miyoshi, on l'a envoyé dans notre atelier, à cause d'un système de rotation.
Samedi 30 septembre. – Pour ceux qui
sont du soir, c'est repos aujourd'hui. Moi j'en profite pour dormir.
En première page du journal Toyota du
29 septembre, le gros titre est celui-ci : « Une amitié
qui va en grandissant. » Il s'agit de la visite chez Toyota
d'un groupe d'observateurs chinois. « ... Le 25 à
l'heure du repas, les employés de notre entreprise ont pu
admirer à loisir la visite en Chine du premier ministre
Tnanaka, retransmise par satellite. À l'aéroport de
Pékin, dès que les deux premiers ministres Chou En Laï
et Tanaka ont échangé la poignée de main
historique, les applaudissements ont retenti. »
En deuxième page, un article sur une commande de 2 100 camions passée par la Chine, soit une somme de 2,1 milliards de yens. Dans le journal local Chûnichi, il y a un article sur le projet de voyage en Chine du patron de Toyota.
Dans le journal Toyota, cette fois, il y a un article sur la production du mois d'août des différentes firmes de construction automobile du Japon. D'après cet article, Toyota aurait produit 132 535 véhicules, Nissan : 127 122, soit une différence de 5 400 véhicules environ.
« Pour permettre un train de mesures contre la pollution et pour une meilleure sécurité, le capital de la firme passe à 46,4 milliards de yens. » L'augmentation de capital se monte à 4,2 milliards de yens, mais au tarif actuel des émissions le capital qui pourrait être obtenu dépasse les 20 milliards. D'après le titre, il s'agit là d'une augmentation de capital pour lutter contre la pollution et développer la sécurité, mais à lire attentivement l'article du journal on s'aperçoit qu'il est surtout question d'investissements à l'étranger et de nouveaux équipements, et l'article conclut : « On peut espérer que, grâce à cette augmentation de capital, nous serons en bien meilleure position pour construire les « bien-aimées voitures Toyota » (le slogan actuel de la firme). »
Notes
1 Littéralement : « Le foyer du cœur sacré à la mode japonaise ».
2 « Forces d'Autodéfense » : l'armée japonaise actuelle est appelée ainsi afin de respecter la lettre de la constitution imposée par les U.S.A. à la fin de la guerre 1939-1945, qui interdit au Japon de posséder une armée.
Elle est composée actuellement de 256 000 hommes qui se répartissent de la manière suivante : 180 000 dans l'armée de terre, 36 000 dans la marine et 40 000 dans l'aviation. Les crédits du 4eplan militaire en vigueur depuis 1972 pour quatre années sont importants : 5 200 milliards de yens, soit une augmentation de 240 % par rapport à la période qui va de 1960 à 1970. On estime que le Japon est à l'heure actuelle la septième puissance militaire mondiale.
Il faut également rappeler que les Américains sont encore présents sur le sol japonais en 156 endroits différents : ils représentent une force de 56 000 hommes, répartis dans neuf casernes, onze aérodromes, dix ports de guerre, dix-neuf terrains d'entraînement, dix poudreries et entrepôts de munitions, etc. Aussi l'influence américaine est-elle partout présente aussi bien dans la manière de vivre que dans le vocabulaire, et bien sûr dans la politique.
(Toutes les notes sont du traducteur.)
3 En 1975 : 1 F = 60 yens, ou 100 yens = 1,66 F.
4 Le tatami est une natte de paille finement tressée qui mesure 1,80 m de long et 0,90 m de large (soit 1,62 m2). C'est un matériau traditionnel toujours utilisé, remarquablement étudié pour le climat japonais : il absorbe très bien l'humidité. Les deux pièces font donc 7,5 et 10 m2. Les maisons japonaises sont toutes petites. Quand arrive le soir, on étend un fin matelas sur les tatamis et on couche à même le sol. Dans la journée, on range la literie dans un placard et la place est libre pour circuler.
5 Salle de jeux : chacun a devant soi une machine où il introduit les billes qu'il a achetées au départ. Avec un coup de pouce, il fait sauter la bielle à l'intérieur de la machine. La bille redescend par un système de labyrinthes et, quand la chance est là, elle déclenche en touchant le bon bouton l'arrivée de plusieurs nouvelles billes. À la fin, on compte ses billes et on peut obtenir des cadeaux en nature. C'est un jeu très solitaire ; il est répandu dans tout le Japon et reste très fréquenté. Il y a des hommes qui y passent leur journée.
6 Soit 500 NF (1 NF = 60 yens)
7 Autel : il s'agit, pour les bouddhistes, d'un petit autel qu'on place dans la maison et devant lequel on prie pour les morts.
8 Kotatsu : une petite table basse recouverte d'une couverture, avec une lampe à infrarouge vissée dessous : on étend les pieds sous la table (quand on a chaud aux pieds, le reste est supportable.)
9 Toyota a été construit en pleine campagne, dans les pauvres rizières, pas très loin de Nagoya. Cette campagne serait donc devenue grandiose grâce à l'installation de Toyota !
10 Littéralement : « Il fait fleurir des arbres morts », proverbe japonais.
11 Le titre de la version originale japonaise est le suivant : L'Usine automobile du désespoir
12 Guéta : espèce de sandale en bois que les Japonais portent pour aller au bain ou pour se promener le soir.
13 Nissan est le deuxième constructeur de voitures du Japon, après Toyota, le quatrième du monde.