1958 |
Source : numéro 83 de Quatrième Internationale, juillet 1958. |
Les partis ouvriers français pendant la crise de mai 1958
21 juin 1958
L'histoire de France a connu quelques opérations bonapartistes avant celle de de Gaulle et les comparaisons entre elles présentent toujours quelque intérêt. Tant sous l'angle de la bourgeoisie que du prolétariat, l'opération de Gaulle offre un tableau extraordinaire.
C'est la guerre d'Algérie survenant après celle du Vietnam qui a amené l'armée française à effectuer son coup de force. Celle-ci l'a fait dans une atmosphère sans rapport avec cette opération politique. Il n'y a pas de crise économique connue en 1851 : pas de débâcle militaire et d'exode comme en 1940. La guerre d'Algérie dure depuis plus de trois ans et demi, et pendant tout ce temps, dans la métropole, la bourgeoisie française n'a cessé de montrer une indifférence, une insouciance vraiment surprenante au sujet de cette guerre. Chacun vaque à ses affaires qui sont prospères. Chacun songe à ses prochaines vacances. Le régime parlementaire était devenu le cadet des soucis des bourgeois.
Mais si vraiment quelque chose différencie l'opération de Gaulle des précédentes, c'est la situation de la classe ouvrière. Celle-ci n'était pas sous le coup d'une saignée comme après juin 1848. Elle ne se trouvait pas, comment en 1940, mobilisée et avec le P.C. dans l'illégalité. Elle n'était pas à l'arrière-plan de la scène politique. Elle avait ses partis, elle avait ses syndicats, elle avait sa presse.
Mais, tout comme la bourgeoisie, elle fut peu préoccupée de la guerre d'Algérie dans les années qui venaient de s'écouler. Les années de bonne conjoncture économique lui assuraient une amélioration limitée, mais indiscutable, de ses conditions de vie ; elle avait obtenu les trois semaines de congé payé. Elle aussi regardait avec mépris les jeux parlementaires et les crises ministérielles interminables.
Cet état d'esprit dans la classe ouvrière, c'est aux directions traditionnelles — du Parti socialiste et du Parti communiste — qu'en revient la responsabilité. Si, pour la première fois dans l'histoire de France, une opération bonapartiste a pu réussir sans que la classe ouvrière et les masses populaires aient été préalablement battues, on le doit à ces directions et il n'est pas inutile de montrer comment elles ont préparé une telle défaite.
La ligne globale de la direction Guy Mollet est bien connue, mais sa perfidie apparaît davantage dans l'examen détaillé de ses diverses démarches. Guy Mollet parvint à la direction du P.S. en 1946-1947 à la tête d'une tendance de gauche qui reprochait à la direction Daniel Mayer une politique trop timorée. Mais, rapidement, Guy Mollet virait vers la droite, l'anticommunisme devenant la constante de ses variations politiques. Il fabriqua aussi, pour la première fois dans l'histoire du P.S, un appareil qui lui assurait le contrôle de ce parti. La politique française évoluant vers la droite à partir de la Libération, le P.S. finit par se trouver dans l'opposition entre 1952 et 1955. Il revint an pouvoir an début de 1956, après la victoire électorale du « Front républicain » constitue essentiellement par une combinaison du P.S. et du Parti radical dirigé alors par Mendès-France.
Bien que ce dernier fut le leader reconnu du « Front républicain » au cours de la campagne électorale, Guy Mollet devint le chef du nouveau gouvernement, étant donné la place prépondérante du P.S. dans l'Assemblée Nationale — exception faite du P.C.F. Dont, dès ce moment là, on faisait abstraction dans le monde parlementaire. Dans la législature élue en 1956, tout dépendait du groupe socialiste ; on le vit en mai 1958.
Guy Mollet avait, au cours de la campagne électorale, fait une critique vigoureuse de la guerre d'Algérie : une guerre imbécile et sans issue, avait-il dit. La victoire du Front républicain, à côté du renforcement du groupe parlementaire communiste, signifiait que le pays attendait du nouveau parlement une politique de paix en Algérie. Volontairement ou non, Guy Mollet tomba dans les pièges des ultras et des colons d'Alger. Son premier choix comme ministre de l'Algérie avait été le général Catroux, un « républicain » qui déclarait qu'il ne reculerait devant rien. Mais, quand Guy Mollet fut accueilli à Alger par des tomates, il obtint de Catroux sa démission et désigna à sa place Lacoste qui allait donner toute la mesure de son socialisme. En procédant à cette désignation, Guy Mollet qui reculait devant l'émeute fasciste du 6 février 1956 à Alger, voyait en celle-ci quelque chose de « sain ».
A partir de ce moment là, ce fut le recul incessant devant les colons et l'armée. Lacoste en Algérie même ne dirigeait rien ; mais il couvrait tout et était devenu le principal commis-voyageur pour faire accepter en France la guerre d'Algérie et les infamies qu'elle entraîna.
Le ministère Guy Mollet, ce furent les « pouvoirs spéciaux », ce fut la « pacification » par l'envoi d'environ un demi-million de soldats du continrent, ce fut l'affaire Ben Bella. Ce fut aussi la campagne de Suez. Ce fut le blanc-seing donné aux tortionnaires.
Cette politique (qui ne fut nullement contrecarrée par celle du P.C.F.) favorisa les progrès de la réaction dans la métropole. Dans le P.S. lui-même, on vit se développer une aile fascisante (interventions de Lacoste et Lejeune au Congrès du P.S. à Toulouse). Mais, à la différence de ce qui se passa en 1933-1934, où la direction Blum fut obligée d'exclure les néos (Déat...), la direction Guy Mollet fit bloc avec ce courant contre ceux qui préconisaient une autre politique, algérienne, si modérée fut-elle. La direction prit des sanctions contre les opposants, allant jusqu'à l'exclusion (Philip) et surtout privant pratiquement presque toute la minorité du droit d'expression dans les congrès et conférences du parti.
Renversé comme Président du Conseil. Guy Mollet devint, l'éminence grise des deux ministères suivants (Bourgès-Maunoury et Gaillard) qui conservèrent Lacoste comme ministre de l'Algérie. Guy Mollet obligea aussi son parti à avaliser la formation de ces ministères et à les soutenir, bien que la résistance à cette politique commentait à se développer dans le parti.
Lorsque le ministère Gaillard fut renversé, Guy Mollet fit mine de se fâcher contre la droite (« la plus bête du monde », prétendait-il) et fit voter par le Conseil national des 2 et 3 mai que le P.S. ne participerait plus à aucun gouvernement, se contentant d'assurer son soutien. Ainsi il parvenait à renforcer son autorité sur le P.S., autorité qui avait été un peu endommagée. Lors de la formation du gouvernement Pfimlin, le P.S. se trouvait hors du gouvernement et, de ce fait, Lacoste n'était plus ministre de l'Algérie.
C'est alors que le complot d'Alger prit une forme ouverte, Lacoste qui était au courant de celui-ci laissa faire, espérant qu'il en serait le bénéficiaire. Il refusa de retourner à Alger alors qu'il devait encore, constitutionnellement, assurer les « affaires courantes », c'est-à-dire l'ordre (contre les fascistes ) et, dans des discours, incitait les ultras à l'action.
Dès que se produisit le coup d'Alger, on put remarquer des dissonances entre l'attitude de Guy Mollet et celle du groupe parlementaire socialiste. Le jour même du coup d'Alger, le 13 mai, Guy Mollet cherche à décourager Pfimlin de poursuivre sa demande d'investiture par l'Assemblée Nationale. Par contre, le groupe parlementaire socialiste, qui n'est pas au courant de cette intervention de Guy Mollet, pousse Pflimlin à demander ce vote à l'Assemblés Nationale, qui le lui accorde.
Le lendemain, 14 mai, le groupe socialiste et le comité directeur décident la participation au gouvernement Pflimlin. « Lorsque la République apparaît menacée, le Parti socialiste est toujours présent », déclare Guy Mollet qui devient vice-Président du Conseil, accompagné d'autres ministres socialistes, dont J. Moch, à l'Intérieur, où dix ans auparavant il s'était distingué par une féroce répression de la grève des mineurs.
Le 15 mai, appel commun du comité directeur et du groupe parlementaire :
La République est menacée. L'insurrection civile et militaire en Algérie et le manifeste du général de Gaulle témoignent que l'assaut contre le régime républicain est lancé... Pour faire face à ce péril, le Parti socialiste a décidé de participer au gouvernement... Mais la République ne se défend pas seulement au Parlement et au gouvernement...
Mais, face à une déclaration de de Gaulle, on notera deux attitudes différentes de Guy Mollet et du porte-parole du groupe parlementaire socialiste à l'Assemblée Nationale dans sa séance du 10 mai :
Guy Mollet demande à de Gaulle de faire un effort :
Il est vrai que le général de Gaulle a rendu la République à la patrie... Nous assistons à la mise en cause de l'appartenance de l'Algérie à notre communauté nationale, et nous avons le grand regret de ne pas lire dans le message du général de Gaulle la moindre phrase de condamnation. Nous aurions besoin que le général complète sa déclaration, nettement insuffisante.
Naegelen, au nom du groupe socialiste, prononce une condamnation :
Nous attendions du général de Gaulle tout autre chose. Sa déclaration n'est qu'une accusation ressassée par tous les candidats à la dictature dans tous les pays, contre le régime des partis... Par-dessus le Parlement élu par la nation, par-dessus le gouvernement légalement investi, par-dessus le chef de l'Etat, le général de Gaulle s'est adressé au pays pour dire qu'il était prêt à assumer les pouvoirs de la République : ce pluriel est bien une indication qu'il revendique la dictature. Contre cette orgueilleuse prétention, nous nous dressons.
Le 18 mai, J. Moch fait une déclaration tonitruante à la radio, faisant allusion à son rôle de briseur de grève :
Le sort de la République est en jeu... Fort d'une expérience ancienne, je puis donner l'assurance que le gouvernement ne les décevra pas ni ne manquera à son de voir.
A la suite d'une nouvelle déclaration de de Gaulle, qui répondait en partie à la sollicitation de Guy Mollet, le 19 mai, le groupe parlementaire socialiste et le comité directeur déclarent :
Le P.S. constate que le général de Gaulle a réclamé des pouvoirs qui lui feraient conférés à la suite d'une procédure exceptionnelle dont il fixerait lui-même les modalités, et a ainsi renié la Constitution de la République. Le P.S. fait confiance au gouvernement pour maintenir l'ordre et la légalité, résister à toutes les pressions et maintenir l'unité nationale dans le cadre de la République.
Mais ce même jour, Pinay annonce qu'il a conseillé à Guy Mollet de prendre contact seul ou, mieux eu même temps que Pflimlin, avec le général de Gaulle pour connaître ses intentions. Mais, ajoute-t-il, le vice-président du Conseil s'est refusé à une telle initiative... Voire !
Le 23 mai, à l'issue d'une réunion du groupe socialiste, son président Deixonne déclare :
Le groupe socialiste ne se prêterait pas à un compromis dont pâtiraient nos libertés... Nous ne paierons pas la rentrée de l'Algérie dans la légalité de la perte de la République...
A ce moment encore, le groupe socialiste est unanime. Il est vrai que Lacoste n'y assiste pas. Mais le 24 un article de lui paraît dans La Nouvelle République de Bordeaux (gaulliste), dans lequel il écrit : « Je suis bouleversé et émerveillé » (par ce qui se passe en Algérie).
Le 25 mai, à la suite du coup d'Ajaccio, le P.S. s'associa à une déclaration du « Comité national de défense républicaine » (radicaux, M.R.P., S.F.l.O,, etc.), où on lit :
Appelle les membres des organisations signataires de ce message à se tenir prêts à toute éventualité et à se considérer comme mobilisés pour la sauvegarde de l'unité nationale et de nos libertés en péril.
Le 26 au soir, le groupe parlementaire socialiste vote une résolution appuyant la grève décidée par la C.G.T.
Le groupe a émis le vœu que soit favorisé au maximum le succès de la grève lancée par la C.G.T. Il souhaite au surplus que soit organisée demain à Paris une grande manifestation de masse. Le comité directeur du parti va se réunir afin de prendre une décision officielle et de prévoir les modalités.
Mais cela ne fait pas l'affaire de Guy Mollet et, plus tard, le 27, le comité directeur émet le communiqué suivant :
Le comité directeur du P.S. dément formellement l'information paraissant ce matin dans certains journaux et selon laquelle il aurait pris une décision en faveur de manifestations en accord avec le P.C. ou la C.G.T. Les militants du parti sont invités à se conformer strictement aux instructions qui ont été communiquées aux secrétaires fédéraux.
Mais pour la première fois il se produit une division dans le comité directeur, composé de 43 majoritaires molletistes sur 45 membres. Ce texte a été adopté par 17 contre 9.
Dans la nuit du 26 au 27 il se produit une entrevue Pfimlin-de Gaulle, et le 27 de Gaulle fait une déclaration selon laquelle il a entamé le processus de constitution de son gouvernement. Le même jour, le groupe parlementaire socialiste et le comité directeur adoptent, par 112 voix contre 3 et une abstention, un manifeste dans lequel il est dit :
Le général de Gaulle vient de faire connaître qu'il entame ce qu'il appelle le « processus régulier » en vue de constituer son gouvernement.
Les parlementaires socialistes déclarent :
2° qu'ils ne se rallieront en aucun cas à la candidature du général de Gaulle qui, dans la forme même où elle est posée et par les considérants qui l'accompagnent, est et restera en toute hypothèse un défi à la légalité républicaine.
Ainsi, parlementairement, de Gaulle paraît ne pas avoir de chance. Le 28 a lieu la grande manifestation de la Nation à la République.
Mais, le même jour, on apprend que Guy Mollet avait entretenu des relations avec de Gaulle par l'intermédiaire d'un député socialiste, Piette, plus familier de certains services que de la lutte des classes, et qu'à la suite de ces relations, Guy Mollet (vice-Président du Conseil, ne l'oublions pas), avait écrit à de Gaulle une lettre, à l'insu du Président du Conseil et bien entendu à l'insu du comité directeur du P. S. Le texte de cette lettre n'a jamais été publié.
Le 29 mai sera la journée des suprêmes manœuvres. Coty enverra un message au Parlement. Dans le P.S., Guy Mollet — le bureaucrate — risquait de ne plus faire le poids tant auprès du comité directeur que du groupe parlementaire. Alors on vit intervenir l'ancien Président de la République, Vincent Auriol — le « démocrate » — qui, au cours des derniers mois, avait donné son appui à la minorité contre la direction Guy Mollet. L'échange de lettres Auriol-de Gaulle a été publié. C'est une manœuvre de grand style pour apaiser les « consciences » de quelques socialistes et républicains.
Le 30 mai, le Populaire tente encore de sauver les apparences :
Malgré tout et en ayant soupesé tous les risques et tous les dangers, le P.S. prendra une position conforme à ses traditions et à son passé : il ne se reniera pas.
Le même jour, Guy Mollet se rend chez de Gaulle à Colombey, accompagné du président du groupe parlementaire socialiste, Deixonne, lequel ne passe pas pour être un aigle, et qui revient converti. Guy Mollet a enfin obtenu la capitulation d'une partie des élus socialistes (parmi lesquels le fier-à-bras J. Moch), assez pour donner une pseudo-apparence de légalité à l'accession au pouvoir de de Gaulle.
La puissante manifestation du 28 mai exerçait une pression sur le comité directeur et sur le groupe parlementaire qui allait en sens opposé aux pressions et manœuvres des Guy Mollet, Auriol, Lejeune, etc., qui menaient campagne pour de Gaulle. Finalement, on aboutissait aux votes suivants : comité directeur et groupes parlementaires réunis : 77 pour de Gaulle, 74 contre. Mais les chiffres se décomposaient comme suit : comité directeur : 18 pour, 23 contre ; députés : 40 pour, 50 contre. Ce sont les sénateurs socialistes qui assuraient la majorité gaulliste.
Lors de l'investiture de de Gaulle à l'Assemblée Nationale, le groupe parlementaire se divisait : 42 pour de Gaulle, 49 contre, 3 absents. Certes, les élus qui avaient voté contre de Gaulle ne sortaient pas du cadre de la démocratie parlementaire, mais un tel vote constituait un coup des plus rude à la direction Guy Mollet. Ce dernier avait d'ailleurs donné un moment sa démission, il l'a reprise peu après. Depuis lors, le comité directeur a décidé de reculer le congrès du parti primitivement fixé pour la fin de juin, et de le remplacer par une conférence nationale.
Les minoritaires — qui espèrent devenir la majorité -— s'organisent pour exiger ce congrès. Ils comptent sur l'appui de l'internationale socialiste, il est toutefois possible que les choses ne soient pas poussées jusqu'à la rupture avant que soit présenté le projet de constitution élaboré par le gouvernement de Gaulle, et sur lequel l'équivoque sera d'autant moins possible qu'on ne pourra y répondre que par oui ou par non.
Ainsi l'opération de Gaulle a pu être effectuée avec l'appui complet, accompagné de toutes les roueries d'un vieux manœuvrier du Parlement et des congrès, de Guy Mollet. Le secrétaire général du P.S. siège dans le gouvernement de Gaulle, et s'efforce ainsi de lui donner une caution de républicanisme et de libéralisme.
Guy Mollet n'a pas seulement trahi la classe ouvrière (c'était fait depuis longtemps), il a même trahi son propre parti, dont le milieu naturel est celui du parlementarisme bourgeois. Sans une telle trahison, de Gaulle n'aurait pu avoir la moindre apparence de légalité, il n'aurait pas eu de majorité parlementaire, et il aurait fallu pousser le coup d'Etat jusqu'à ce qu'il prenne pleinement l'aspect d'une intervention militaire contre l'Assemblée Nationale.
La situation qui en a résulté dans le P.S., l'état de scission qui a dressé contre Guy Mollet de farouches droitiers, a quelque chose de surprenant. Mais cette situation est parfaitement explicable.
Le P.S., à la Libération, se trouvait avec une base ouvrière réduite, surtout dans les couches les plus décisives de la classe ouvrière qui passaient au P.C.F. Mais la place qu'occupait le P.S. sur l'échiquier de la IVe République lui assurait une position de choix dans les gouvernements de celle-ci (à l'exception d'une courte période) et fit converger des courants divers au sein de ce parti. Dans le sud de la France il remplaça par endroits le parti radical, avec une base électorale paysanne petite bourgeoise. En outre, si du temps de la IIIe République, il avait une clientèle de petits fonctionnaires (instituteurs, postiers...), il vit après 1945 ses rangs se garnir de fonctionnaires hauts et moyens (préfets, gouverneurs de colonies, directeurs de cabinets ministériels...) qui y venaient avant tout pour faire carrière.
Dans cette situation, il allait de soi que les sommets du P.S. déjà loin de la base ouvrière, allaient être encore plus fortement embourgeoisés. Apparemment, le P.S. était parvenu à gagner des positions importantes dans l'Etat. La réalité, c'était l'Etat qui coiffait le P.S. et l'appareil créé par Guy Mollet était souvent très voisin de l'appareil de l'Etat.
La crise qui vient de se produire tend à dissocier ce qui était uni de façon factice socialement parlant. Malgré ce que les participations ministérielles y avaient amené, le P.S., par ses origines et par la place qu'il occupe dans la structure politique de la France, était resté le parti ouvrier réformiste traditionnel, celui dont l'existence est fondamentalement liée à celle de la démocratie parlementaire. Il serait faux de prétendre que les lignes de la division actuelle sont déjà immuables et qu'elles sont d'une pureté de classe impeccable. Mais la résistance à de Gaulle s'est manifestée là ou le P.S. avait une base ou une clientèle ouvrière importante, tandis que les carriéristes se tournaient vers de Gaulle. Un exemple remarquable fut fourni au cours de la crise par la Fédération du Nord. C'est, avec celle du Pas-de-Calais, la plus nombreuse du P.S., une des plus droitière et des plus anticommuniste. Pendant des années, Guy Mollet était assuré de la majorité dans son parti rien que par l'addition d'un petit nombre de mandats à ceux de ces deux fédérations. La fédération du Nord fut de tout temps une des plus hostile à un quelconque front unique avec le P.C., même dans les courtes périodes de collaboration lors du Front populaire en 1935-1936 et à la libération en 1944-1946. Or, le 27 mai, la Fédération socialiste du Nord appuya l'ordre de grève donné par le syndicat des mineurs C.G.T.
Nous assisterons certainement à des va-et-vient de députés et dirigeants socialistes dans les mois prochains ; mais sur le plan de l'organisation, la tendance qui se dégagera, c'est celle du P.S. apparaissant comme le parti ouvrier réformiste, luttant pour défendre ou rétablir le cadre parlementaire qui est son milieu naturel de travail.
Grâce à un tel changement, des questions essentielles comme celle du front unique communiste-socialiste se présenteront sous un aspect nouveau.
Depuis la Libération, la politique du P.C.F., parti majoritaire de la classe ouvrière, avait des constantes qui ont provoqué, au même titre que celle du P.S., la défaite récente.
Thorez revendique la priorité dans la conception des « voies nouvelles », parlementaires, vers le socialisme. Nous laisserons à ceux que cela peut intéresser le soin de vérifier la chose, mais il n'y a pas de doute que toute la politique qu'il a suivie depuis la Libération était, même à travers quelques soubresauts gauchistes, fondamentalement parlementaire et ne visait aucunement le passae à une société construisant le socialisme. En effet, durant toute cette période qui s'est écoulée depuis la Libération, la direction du P.C.F. n'a cessé de dire que l'alternative pour la France n'était pas : capitalisme ou socialisme, mais : démocratie ou fascisme. On pourrait aisément donner plusieurs pages de citations de rapporteurs du Bureau politique. Comme nous le verrons plus loin, la direction du P.C.F. persiste dans la même conception après l'arrivée de de Gaulle au pouvoir.
Cette politique s'explique avant tout par l'alignement sur Moscou, constamment à la recherche du maintien du statu quo. Celui-ci implique une France bourgeoise dans laquelle le P.C.F. cherche à favoriser une aile bourgeoise moins dépendante de Washington, anti-américaine si possible. En raison de cela, ou peut dire sans exagération que, si la direction du P.C.F. a critiqué les conceptions autoritaires de de Gaulle, elle l'a cependant ménagé personnellement depuis longtemps en raison de certains espoirs qu'avait en lui le Kremlin. N'oublions pas que Thorez fut un ministre de de Gaulle, et qu'à cette époque — retour de Moscou — il fit dissoudre les milices ouvrières patriotiques, rendre les armes, afin qu'il y ait « une seule armée, une seule police, un seul Etat » (Thorez, discours d'Ivry, 1945).
Quand de Gaulle, après avoir quitté le pouvoir, fit une première incursion politique contre le « système », en 1947, le rédacteur en chef de l'Humanité de l'époque fut blâmé parce qu'il se permit envers de Gaulle simplement une plaisanterie irrévérencieuse. Même dans la dernière période de la crise, de Gaulle ne fut jamais mis sur le même pied que les Soustelle, Massu... Les consignes pour les manifestations du 28 mai et du 1er juin étaient d'épargner les fortes épîthètes pour de Gaulle. Enfin, chacun a pu remarquer l'attitude déférente et respectueuse des élus communistes à l'Assemblée Nationale lorsque de Gaulle s'y présenta pour l'investiture et, ensuite, pour le vote du projet lui donnant le pouvoir de préparer une nouvelle Constitution.
La recherche d'alliés bourgeois a conduit la direction du P.C.F. à la pire des trahisons, celle de la Révolution algérienne. Les variations du P.C.F. en la matière ont été nombreuses, mais il n'y a jamais eu une reconnaissance franche, conséquente quant à la politique suivie, de l'indépendance de l'Algérie. Nous renvoyons nos lecteurs au document écrit sur cette question par le F.L.N. lui-même et que nous avons publié dans le précédent numéro de notre revue. C'est le réquisitoire le plus accablant, montrant que la politique du P.C.F. ne fut jamais conforme, aux principes que ce parti professe au nom du marxisme-léninisme dans la question des colonies. Depuis lors, on a vu — au cours même de la crise — les élus du P.C.F. voter à nouveau les « pleins pouvoirs » à Pflimlin qui entendait mener une action militaire plus intense en Algérie et qui remettait ces « pleins pouvoirs » au général Salan qui obéissait alors aux ordres da « comité de salut public » d'Alger et non à ceux du gouvernement Pflimlin.
Voyons comment au cours des événements le P.C.F. apprécia ceux-ci et la politique qu'il suivît.
L'accent principal fut mis sur l'action parlementaire.
13 mai, coup de force à Alger. Le même jour, investiture de Pflimlin. Le groupe communiste s'abstient, en faisant la déclaration suivante :
Le Président du Conseil ayant affirmé la volonté de son gouvernement de poursuivre la guerre d'Algérie, source de tous les maux dont souffre le pays, le groupe communiste décide de ne pas lui accorder ses suffrages. Mais à l'heure où, face aux émeutes d'Alger et aux généraux entrés en rébellion contre la République, le Président désigné déclare qu'il ne cèdera pas devant le coup de force factieux, les députés communistes décident à l'unanimité de s'abstenir volontairement, donnant ainsi la possibilité au gouvernement de se constituer.
Ainsi c'est avant tout sur la « fermeté » du gouvernement et du Parlement que mise la direction du P.C.F.
Le meeting du Cirque d'Hiver prévu pour le 14 est interdit par ce « ferme » gouvernement républicain. La direction du P.C.F., acceptant cette interdiction, envoie des responsables pour disperser ceux qui étaient venus malgré l'interdiction :
Le mot d'or était : « Rentrez dans vos localités, dispersez-vous, allez trouver les autres républicains pour préparer la riposte au coup de force fasciste. »
(Humanité, 15 mai.)
15 mai. Première déclaration de de Gaulle exploitant et encourageant le coup de force d'Alger. L'Humanité publie aussitôt une édition spéciale, dans laquelle on préconise, entre autre, des interventions auprès de Coty :
Multipliez auprès du Président de la République les protestations par milliers et milliers pour la sauvegarde de la République.
16 mai. Le gouvernement fait voter l'état d'urgence (avec les voix communistes) qui ne servira jamais contre Alger ou de Gaulle, mais à empêcher toutes les interventions des travailleurs.
Humanité, 17 mai. Article de Fajon, membre du B.P., directeur du journal, qui présente ce vote comme une victoire de la démocratie :
Dans le grand combat engagé pour barrer la route à de Gaulle et à la dictature militaire, la journée d'hier a été bonne... En déclenchant l'assaut contre la République, il y a quatre jours, de Gaulle et ses complices croyaient vaincre sans coup férir. Leur coup a manqué. C'est la démocratie qui a remporté une première et grande victoire.
19 mai. Conférence de presse de de Gaulle qui fait un pas en avant vers le pouvoir. En réponse à cette conférence, une déclaration du B.P. du même jour affirme :
Des victoires ont été remportées, depuis cinq jours, le fascisme est tenu en échec.
20 mai. L'Assemblée Nationale vote les pouvoirs spéciaux pour l'Algérie. pouvoirs confiés par Pflimlin à Salan. Les députés communistes votent pour.
Humanité, 31 mai. Editorial de Pierre Courtade commentant ainsi ce vote :
La journée a été bonne... La République s'affirme. Elle ne gagne pas seulement du temps — ce qui était il y a vingt-quatre heures seulement une dramatique nécessité — elle se renforce. ... Nous sommes aujourd'hui plus forts qu'hier. Et avec nous toute la gauche. Avec nous la République qui sortira meilleure de cette épreuve.
Humanité, 22 mai, Editorial de Waldeck-Rochet, membre du B.P., qui reprend l'argumentation de Courtade :
L'Assemblée Nationale a condamné les hommes du complot en accordant des majorités massives au gouvernement légitime de la nation qui, en dépit de ses faiblesses, a déclaré vouloir lutter pour le respect de la légalité républicaine... Le vote de mardi dernier sur les pouvoirs spéciaux a permis au gouvernement de consolider sa position.
Humanité, 23 mai. Editorial de Fajon :
Sur le plan parlementaire, (notre Parti) a donné au gouvernement Pflimlin la possibilité de se former, puis d'obtenir les moyens qu'il réclamait pour défendre la légalité républicaine, enfin, de se consolider grâce à des votes massifs. Ainsi la menace a reculé.
(Souligné par nous.)
25 mai. La menace, loin de reculer, s'exprime dans le coup de force d'Ajaccio.
A partir de ce moment, la direction du P.C.F. élèvera de timides protestations envers le gouvernement Pflimlin : il n'est pas assez énergique, il ne se tourne pas vers le pays...
Humanité, 26 mai. « Le gouvernement t'en tient à ses timides décisions de la veille. »
Humanité, 27 mai. Compte rendu du discours de Duclos la veille au Parlement :
Le gouvernement est en retard sur l'état d'esprit du pays républicain...
Mais, ce même 27 mai, de Gaulle fait une nouvelle déclaration qui annonce ouvertement qu'il a pris des contacts officiels avec des membres du gouvernement, qu'il a mis en route le processus qui le conduira au pouvoir.
A l'Assemblée Nationale, Duclos intervient pour dire à Pflimlin : vous voulez partir et céder la place à de Gaulle. Mais la conclusion d'une telle affirmation correcte est tout simplement : nous allons voter votre projet de révision réactionnaire de la Constitution.
23 mai. Quand Coty se tourne officiellement vers de Gaulle, le B.P., dans une déclaration, fait encore le décompte des voix parlementaires :
Hier il n'y a eu que 165 partisans de de Gaulle à l'Assemblée, alors que 408 voix se sont exprimées pour la défense de la République.
L'accent était donc mis sur la fermeté à donner aux autorités officielles de la République pour mettre en échec le complot des factieux. Et qui plus est on annonce jour après jour que cette politique parlementaire remporte des succès.
A partir du 13 mai, à en croire l'Humanité, directement inspirée par le Bureau politique du P.C., nous serions allés de succès en succès contre le fascisme, le gouvernement Pflimlin et le Parlement se renforçaient dans leur volonté de défense républicaine, et soudainement, au moment même où plusieurs centaines de milliers de travailleurs manifestaient dans les rues de Paris, un accident se produit : le gouvernement s'effondre, le Parlement capitule et le gaullisme l'emporte !
Pendant que les députés menaient le combat « pour la République » en soutenant un gouvernement qui, dans l'ombre, tramait la venue au pouvoir de de Gaulle, que demandait-on aux ouvriers ?
Le terme le plus courant, « la vigilance », signifiait pratiquement l'immobilisme dans les permanences pour la plus grande partie du temps.
Les manifestations de rue furent réduites, décommandées quand les autorités les interdisaient.
Il y eut des arrêts de travail, des grèves, mais cela fut fait de façon sporadique, sans coordination, et jamais dans la perspective d'une grève générale active, devant entraîner un conflit avec les forces de l'Etat qui portaient de Gaulle au pouvoir.
Dans l'ensemble, les actions ouvrières furent subordonnées soit à la tactique parlementaire, légaliste envers le gouvernement Pflimlin, soit aux intentions et décisions des autres groupes « républicains ».
Toute cette politique avec ce qu'elle avait d'opposé au développement réel de la classe trouva son expression dans la manifestation monstre du 28 mai.
Le coup d'Alger datait du 13 mai. Des manifestations avaient eu lien dans diverses villes de province, mais Paris ouvrier ne se manifestait pas avec puissance. Que se passait-il ? La direction du P.C.F. n'osait pas lancer seule un appel à une grande démonstration de rue ; elle savait qu'un appel — d'elle seule — n'aurait pas reçu un écho considérable. Formellement il n'y eut aucun appel commun, il n'y eut pas de front unique, les dirigeants des organisations bourgeoises de gauche et du Parti socialiste, de Force Ouvrière et de la C.F.T.C. se refusant à tout accord avec les dirigeants staliniens. Certes, il y eut des accords tacites, et les dirigeants radicaux et socialistes savaient bien, en lançant l'appel à la manifestation du 28 mai, que le P.C.F. et la C.G.T. s'y joindraient.
Les masses répondirent le 28 mai parce que, pour elles, il s'agissait en fait d'une manifestation commune communiste-socialiste. Tandis que tous les dirigeants, des bourgeois aux staliniens, étaient encore d'accord pour qu'il n'y ait aucun cri, aucune banderole, autre que : « Vive la République », les travailleurs parisiens spontanément criaient : Front populaire, Unité d'action, La gauche au pouvoi, La paix en Algérie. Pour les travailleurs, Front populaire a un sens autre que pour les dirigeants. Pour les travailleurs, Front populaire c'est en fait l'unité d'action communiste-socialiste, car à la base ils voient quelques boutiquiers radicaux auxquels ils n'attachent pas d'importance et ils ne saisissent pas le rôle des dirigeants bourgeois au sommet du Front populaire,
La direction du P.C.F. s'était donc alignée sur des sommets parlementaires incertains et se trouvait en-deçà des aspirations des masses,
Elle ne chercha pas à se redresser le lendemain ni les jours suivants. Mais, quand la venue de de Gaulle au pouvoir fut devenue certaine pour le 1er juin, elle résolut de couvrir toute sa politique opportuniste par une opération à allure pseudo gauchiste, une manifestation de rue dans laquelle ne devaient participer pratiquement que des membres du parti, pour pouvoir dire que seul le Parti avait combattu jusqu'au bout et que la défaite était due aux autres.
Peu après la fin de la crise, les 9 et 10 mai se tint une session du C.C. du P.C.F. dans laquelle la direction montra que, comme les Bourbons, elle n'avait rien appris et rien oublié. Les champions de l'autocritique trouvent que tout a été très bien, que la direction a été clairvoyante, que le parti s'est montré un « beau parti », et qu'il n'y a plus qu'à continuer comme par le passé. Quand Thorez dit qu'il a un « beau parti », il précise aussitôt ce qu'il entend par là : l'appareil n'a pas connu des ruptures comme en 1938-1940. Thorez a peut-être parlé trop tôt.
Il y a de la part des dirigeants du P.C.F. deux explications de ce qui vient de se passer. Dans le discours de clôture à ce C.C., Thorez dit :
Une crise de régime s'est ouverte et elle a abouti à la formation d'un gouvernement de dictature personnelle qui ouvre la voie au fascisme.
L'armée, dans sa composition actuelle, a pris de plus en plus l'aspect d'une troupe prétorienne, elle a été de plus en plus portée à se placer au-dessus de la nation.
Le complot gaulliste est le signe non de la force de la bourgeoisie, mais de sa faiblesse. En recourant au pouvoir personnel, à la dictature, elle se reconnaît incapable d'assurer plus longtemps sa domination par les moyens traditionnels. Elle fait l'aveu de son impuissance à régler les problèmes qui l'assaillent, de sa propre décadence.
Dans un article paru dans l'Humanité du 21 juin, consacré à l'Algérie, il reprend la même explication :
Le mauvais fonctionnement des institutions ne fut pas la cause profonde de la crise que traverse la France. Il en fut plutôt l'expression et le signe. La réalité dominante était et demeure... l'incapacité des classes dirigeantes de résoudre les problèmes posés par notre époque. Il faut souligner en premier lieu leur impuissance devant les questions soulevées par la crise générale du colonialisme...
Ainsi la cause profonde, c'est le capitalisme incapable de résoudre les problèmes de l'époque, et que sa faiblesse oblige à se jeter dans les mesures désespérées de la dictature. Tout à fait juste.
Mais, voici une autre explication dans la résolution adoptée par le même C.C. :
La cause des maux dont souffre la France, ce n'est pas la démocratie ni le régime parlementaire, mais au contraire la violation permanente, par anticommunisme, des volontés du suffrage universel et des principes du régime représentatif.
Ce n'est plus l'incapacité de la bourgeoisie, mais la mauvaise application du parlementarisme. Mais par qui, si ce n'est par les représentants de la bourgeoisie, et précisément parce que le Parlement n'est plus un bon instrument de domination capitaliste ?
Aussi, au lieu d'appeler le prolétariat à résoudre les problèmes par la prise du pouvoir et la construction du socialisme, Thorez déclare au C.C. :
Ce qui s'impose, c'est de corriger la mauvaise application qui a été faite des institutions et d'en assurer enfin le fonctionnement normal.
Et la résolution du C.C. précise :
Le remède au désordre et à l'impuissance gouvernementale ne consiste pas à jeter par-dessus bord la démocratie, mais au contraire à en assurer le fonctionnement normal en rétablissant l'indépendance du pays et en donnant à la classe ouvrière et à son Parti, aux côtés des autres, la place qui lui revient au Parlement et dans le gouvernement. Rien que leur place, mais toute leur place...
Le choix n'est pas entre le fascisme et le communisme. Il est entre une dictature personnelle appuyée sur la réaction et le militarisme conduisant au fascisme, et un régime de démocratie pour faire la politique voulue par la majorité des Français.
Quel raisonnement impeccable ! La bourgeoisie est incapable de résoudre les problèmes par le régime parlementaire. Il faut donc revenir à ce régime, en demandant seulement à la bourgeoisie de donner à la classe ouvrière — entendez la direction dn P.C.F. — la place qui lui revient dans le Parlement bourgeois et aussi quelques sièges au gouvernement.
Dans un C.C. qui s'est tenu quelques semaines avant la crise, le rapporteur Servin expliquait qu'il ne pouvait être question de lutter pour le socialisme parce que le rapport de force n'était pas en faveur de la classe ouvrière qui était faible. Maintenant la direction du P.C.F. explique le coup de force réactionnaire par la faiblesse de la bourgeoisie. Mais, de toute façon, que le rapport des forces entre le prolétariat et la bourgeoisie soit dans un sens ou dans l'autre, pour la direction du P.C.F,, ce n'est jamais le moment de mettre à l'ordre du jour la question de la lutte pour le pouvoir. En fait, la situation en France a montré que le régime parlementaire est à bout de souffle, que — comme l'Internationale Communiste l'avait déclaré dans ses premières années — ou bien la classe ouvrière passerait à l'assaut du régime ou bien le capitalisme, défendant férocement sa domination sur la société, n'hésiterait pas à passer outre aux formes parlementaires pour instaurer des régimes de dictature ouverte.
L'évolution des staliniens sur la question du pouvoir ouvrier est vraiment significative. Au début de la lutte contre l'Opposition de gauche, dans les années 1923-192, la révolution prolétarienne était selon eux à l'ordre du jour des pays économiquement avancés, mais pas dans les pays sous-développés comme la Chine. Trente ans plus tard, quand le capitalisme a été brisé comme système social sur un tiers du globe, y compris en Chine, le socialisme n'est plus à l'ordre du jour même dans les pays capitalistes avancés de l'Europe occidentale !
Voyons maintenant comnent la direction du P.C.F. prétend mener la lutte contre la dictature montante.
Tous les travailleurs, tous les démocrates, tous les adversaires du pouvoir personnel se doivent, dès maintenant, de prépare le NON massif de notre peuple lors de la consultation d'octobre. L'organisation de cette grande campagne domine désormais toute notre activité.
(Thorez.)
Ils lutteront de toute leur énergie à la fois pour la paix en Algérie, et pour que, lors du référendum, le suffrage universel dise non à la dictature personnelle et militaire, qui ouvrirait la voie au fascisme.
(Thorez.)
A la violence des parachutistes, à la force armée de l'Etat bourgeois, la direction du P.C.F. oppose... le suffrage universel, en l'occurrence répondre non à un plébiscite, c'est-à-dire une dérision du suffrage universel lui-même.
La direction du P.C.F. avait porté aux nues la conception des « voies nouvelles », c'est-à-dire l'utilisation du Parlement pour construire le socialisme. Mais il n'y a en fait plus de Parlement. Comment, même si on se place sur la perspective du rétablissement du parlementarisme bourgeois — perspective illusoire — comment y parvenir sans le recours à la violence ? La direction est prisonnière de sa conception parlementariste, légaliste, au moment où son instrument de prédilection a cessé de fonctionner.
La direction du P.C.F. non seulement n'a pas porté la moindre critique à sa conception des « voies nouvelles », elle n'a même pas retenu une certaine réserve qu'elle avait introduite dans sa conception, à savoir que l'on devrait recourir à la violence si la bourgeoisie y aurait elle-même recours. En omettant, après le coup d'Alger, cette partie de sa conception des « voies nouvelles », la direction du P.C.F. montre qu'il ne s'agissait pour elle que d'une clause de style, sans valeur rééle, et qu'elle était purement et simplement installée dans le parlementarisme bourgeois, et qu'elle n'était, pas plus que la direction du P.S., préoccupée de la lutte pour le socialisme.
La direction du P.C.F. a cru pouvoir profiter de cette période de crise et des jours qui l'ont immédiatement suivie pour porter des coups à des opposants, se livrant notamment à des exclusions dans les milieux intellectuels où elle voulait frapper depuis si longtemps. Toutefois, cette offensive bureaucratique s'est trouvée coiffée par l'offensive bureaucratique du Kremlin marquée par l'assassinat de Imre Nagy et de ses compagnons. L'intervention soviétique en Hongrie avait largement coupé le P.C.F. des autres formations ouvrières et socialistes de toutes nuances. Les événements de France — la guerre d'Algérie, la menace réactionnaire et enfin l'arrivée de de Gaulle au pouvoir — n'avaient pas permis de surmonter cette situation, mais du moins des ouvertures avaient été créées. Cette fois-ci la coupure risque d'être irrémédiable : avec vous, mais ça sera pire qu'avec de Gaulle, tel est le sentiment de larges couches de travailleurs. Vraiment Khrouchtchev a travaillé pour de Gaulle comme personne n'aurait pu mieux le faire.
Une étape de l'histoire du mouvement ouvrier français ouverte à la Libération s'est achevée.
Après avoir eu la possibilité d'établir à ce moment presque sans coup férir, un gouvernement socialiste-communiste qui aurait ouvert la voie de la révolution socialiste européenne, il a été amené par ces deux directions de malheur à voir s'instaurer la dictature de de Gaulle par la voie froide.
La pente à remonter sera dure à gravir. Le capitalisme français a occupé des positions dominantes d'où il ne pourra être délogé que par l'action de la classe ouvrière portée au plus haut niveau. Toutes les vieilles formations politiques installées dans la IIIe et la IVe Républiques vont subir des ébranlements, des bouleversements et des disparitions. Il faut y ajouter les vieilles directions ouvrières qui — issues à des époques différentes de la lutte des classes — se sont, sous des formes différentes, installées dons le monde politique parlementaire de la société française. Nous entrons dans une ère de luttes, de scissions et de regroupements dans ces vieilles formations. L'arrière-fond de la défaite qui existe actuellement engendrera des difficultés pendant toute une période pour le courant marxiste révolutionnaire et pour ceux qui s'efforceront de retrouver une ligne de conduite révolutionnaire. Mais, à une étape ultérieure qui ne peut pas être lointaine, les exigences de la situation objective agiront au contraire dans le sens d'une élimination impitoyable des demi-mesures, des idées inachevées, des pensées timorées et stimuleront la création d'une nouvelle direction susceptible de diriger la lutte révolutionnaire pour la prise du pouvoir.
Le 21 juin 1958.