1961 |
" A ceux qui crient à « l'Espagne éternelle » devant les milices de la République avec leurs chefs ouvriers élus et leurs titres ronflants, il faut rappeler la Commune de Paris et ses Fédérés, ses officiers-militants élus, ses « Turcos de la Commune », ses « Vengeurs de Flourens », ses « Lascars ». " |
Le mouvement ouvrier espagnoa, lui aussi, une physionomie originale. Dans les autres pays d'Europe, la lutte commencée au sein de la I° Internationale entre les partisans de Marx et ceux de Bakounine a vu la victoire des premiers, ceux que l'on appelait alors les « autoritaires » ; ils ont construit les partis sociaux-démocrates affiliés à la IIème Internationale et les centrales syndicales réformistes. En Espagne, au contraire, la victoire des « libertaires », les amis de Bakounine groupés dans la société secrète de l' « Alliance de la démocratie socialiste », a eu des conséquences durables, marquant pour longtemps le mouvement ouvrier espagnol de l'empreinte révolutionnaire des traditions anarchistes et anarcho-syndicalistes.
Rien d'étonnant dans cette victoire : en ce pays agricole où tant de liens rattachent l'ouvrier d'industrie au paysan sans terre et au journalier, où la jacquerie, révolte brève et violente, et le banditisme des hors-la-loi sont la forme séculaire d'explosion des colères et des vengeances populaires, les idées de Bakounine ont trouvé un terrain favorable.
A ses yeux, en effet, seul le déchaînement spontané des forces des opprimés pouvait renverser le capitalisme, l'action énergique d'une minorité organisée n'intervenant que pour coordonner les initiatives des masses soulevées contre les forces de répression. A l'action politique des partis, séduisante dans les pays avancés, Bakounine et ses amis opposaient l'action insurrectionnelle, le rayonnement de l'exemple révolutionnaire, plus conformes aux traditions des luttes de classes espagnoles : c'est ainsi qu'ils attribuaient, dans l'œuvre d'émancipation, un rôle décisif aux « bandits bien-aimés », aux « anges vengeurs des pauvres » que le paysan espagnol chérit, même quand il les redoute [1].
Adversaires farouches de l'État considéré comme la forme séculaire d'oppression, les disciples de Bakounine, rejetant « toute organisation d'un pouvoir politique soi-disant provisoire ou révolutionnaire »[2], voyaient l'embryon de la société future, juste et fraternelle dans cette « commune libre », si proche des communautés paysannes médiévales, dans laquelle chaque révolté d'Espagne retrouvait son rêve.
L'influence des théoriciens anarchistes, comme le célèbre pédagogue Francisco Ferrer, et surtout d'Anselmo Lorenzo, celle des syndicalistes révolutionnaires de la C.G.T. française, se combinèrent pour amener la naissance, en 1910, à partir des noyaux libertaires catalans, de la Confederacion nacional del Trabajo, organisation syndicale révolutionnaire que la répression n'empêchera pas de diriger dès 1917 la grande vague gréviste de Catalogne.
Un moment tentée de rejoindre l'Internationale communiste, comme le proposaient deux de ses dirigeants, les instituteurs Andrès Nin et Joaquin Maurin [3], délégués par elle à Moscou et convertis au communisme, la C.N.T., après les événements de Cronstadt, reprend ses distances. Dans son bastion de Catalogne, elle a, dans les années qui suivent, à soutenir une lutte sanglante contre le gouverneur Martinez Anido : des centaines de militants tomberont sous les balles des pistoleros et parmi eux, le secrétaire de la C.N.T., Salvador Segui [4].
C'est sous la dictature de Primo de Rivera, en pleine répression, que s'organise, en. 1927, la Federacion anarquista iberica, la F.A.I., aussi mystérieuse que puissante, et qui, très vite, dominera complètement la C.N.T. Organisation secrète à l'image de l'Allianza, formée de groupes d'affinité semblables à des loges maçonniques sous l'autorité d'un Comité péninsulaire clandestin, la F.A.I. devient très vite l'âme de la centrale anarcho-syndicaliste.
C'est qu'elle n'est pas seulement un groupe anonyme et agissant, mais un état d'esprit typiquement espagnol. Ainsi que l'écrit le syndicaliste français Robert Louzon, familier et sympathisant de l'anarcho-syndicalisme espagnol : « Le « faillisme », c'est la jacquerie transposée sur le plan de la lutte ouvrière par la masse paysanne dans laquelle se recrute naturellement, en Espagne comme ailleurs, l'ouvrier espagnol, et qui est systématisée, « théorisée » en quelque sorte » [5]. La F.A.I. a fait sienne la méthode révolutionnaire prônée par l'anarchiste italien Malatesta : « s'emparer d'une ville ou d'un village, y mettre les représentants de l'État hors d'état de nuire et inviter la population à s'organiser librement elle-même ».
C'est sous son impulsion qu'éclatent pendant la République de brèves révoltes, de violentes flambées locales ou régionales instaurant un éphémère communisme libertaire : à Llobregat en janvier 32, Casas Viejas en janvier 33, en Aragon en décembre 33. C'est elle qui tient la C.N.T. à l'écart de toute entente avec les républicains ou les socialistes, qui maintient dans la propagande de la centrale l'hostilité farouche des anarchistes aux « duperies » électorales et parlementaires.
Les syndicalistes n'acceptent pas tous volontiers l'emprise de la F.A.I. A partir de 1931, bon nombre de dirigeants s'insurgent contre la politique d'aventures et de « putsch » qu'elle impose à la centrale. Des dirigeants connus, l'ancien secrétaire général Angel Pestaña, le rédacteur en chef de Solidaridad obrera,Juan Peiro, Juan Lopez, demandent le retour à une action plus proprement syndicale, moins de détachement à l'égard des revendications immédiates, des perspectives d'action à plus longue échéance. Leur groupe, appelé « trentiste », exclu de la C.N.T., constitue les « Syndicats de l'Opposition » qui seront influents aux Asturies, au Levante, dans quelques villes de Catalogne. Les partisans de la F.A.I. les accusent de s'être ralliés au « réformisme » : ils participent pourtant en 1934 à l'insurrection des Asturies et de Catalogne, tandis que la C.N.T. et la F.A.I. se tiennent à l'écart.
A la veille de la guerre civile, la F.A.I. semble complètement incorporée à l'organisme confédéral, comme eu témoignent les initiales toujours accolées de C.N.T.-F.A.I. et les couleurs rouge et noir du drapeau commun. Pourtant, derrière Peiro et Lopez [6] qui se prononcent toujours pour l'indépendance des syndicats à l'égard de quelque formation politique que ce soit – F.A.I. comprise –, les Syndicats de l'Opposition réintègrent la C.N.T. Le congrès de Saragosse, en mars 1936, réaffirme solennellement son but, qui est l'instauration du communisme libertaire. L'idéologie « failliste » a pourtant reculé : la C.N.T. n'a pas lancé, en février, le mot d'ordre de boycott des élections et les « trentistes » réintégrés vont plus d'une fois, dans les semaines qui suivent, faire prévaloir leur point de vue.
Quelles que soient les incontestables difficultés de la C.N.T., il reste que sa fidélité au principe de la lutte des classes, à celui de l'action directe [7], lui a conservé une base ouvrière militante et combative ayant à son actif des grèves très dures : les métallos de la Felguera ont tenu neuf mois et les ouvriers de Saragosse en 1934 réalisent une grève générale de six semaines. Surtout, la tradition anarcho-syndicaliste fait du syndicat en Espagne, beaucoup plus qu'une arme de défense dans la lutte quotidienne, une cellule vivante de l'organisme social, accaparant souvent tous les loisirs du travailleur et surtout le moyen révolutionnaire par excellence, l'outil de la transformation sociale, le groupement de classe, infiniment plus important à cet égard que les partis politiques.
Cette organisation si agissante a pourtant d'évidentes faiblesses. Face à la complexité de l'économie moderne, à l'interdépendance de ses différents secteurs, les théories politiques et économiques de la C.N.T.-F.A.I. paraissent d'une grande ingénuité. Tout se simplifie à l'extrême sous la plume des propagandistes qui décrivent l'idyllique « commune » dont le sacrifice de militants dévoués jusqu'à la mort doit permettre l'éclosion, puis l'épanouissement. Il semble que, pour certains, rien n'ait changé depuis Malatesta et qu'il ne soit à leurs yeux pas plus difficile à instaurer pour toujours, dans tout le pays, le communisme libertaire, qu'il ne l'a été de l'instaurer pour quelques heures à Llobregat ou à Figols.
Ce ne sont d'ailleurs pas des théoriciens qui font figure de dirigeants chez les anarchistes. On hésite à situer le rôle de personnalités aussi différentes que celle de Federica Montseny, oratrice et propagandiste inlassable, du redoutable publiciste Diego Abad de Santillan – un pseudonyme clinquant qui dissimule, dit-on, un militant argentin [8] –, ou de Manolo Escorza del Val, un infirme physiquement débile et moralement implacable, qui anime dans la coulisse le Comité péninsulaire de la F.A.I. et les Groupes de Défense de la C.N.T. Car tous sont également représentatifs de ce qu'est, dans sa diversité, le mouvement libertaire espagnol. Aucun cependant n'atteindra la notoriété de Buenaventura Durruti.
Durruti est né à Leon le 14 juillet 1896, dans une famille de huit enfants, d'un père cheminot. A 14 ans, il est mécanicien dans un atelier de chemin de fer. Participant actif de la grève de 1917, il doit s'expatrier en France où il travaille trois ans, puis revient en Espagne, se syndique a la C.N.T. et devient anarchiste. C'est à ce moment qu'il rejoint Barcelone, le cœur du mouvement. Là, dans le groupe Los Solidarios, il se lie avec ceux qui seront les compagnons de sa vie de combat. Durruti, Jover, Francisco Ascaso, « petit homme d'apparence insignifiante » [9], et Juan Garcia Oliver, le plus « politique » des quatre, seront les « Trois Mousquetaires », héros légendaires de l'anarchisme espagnol. Terroristes et expropriateurs, ils s'emparent d'un fourgon d'or de la Banque d'Espagne pour financer l'organisation, participent à la préparation de l'attentat contre Dato, le président du conseil [9bis]. Ce sont Ascaso et Durruti qui, pour venger la mort de Segui, abattront, à Saragosse, le cardinal Soldevila. Réfugiés en Argentine, accusés de vol et de terrorisme, ils sont condamnés à mort et doivent fuir de nouveau. Ils parcourent l'Amérique du Sud avant de se cacher en France, où ils sont arrêtés au moment où ils mettent au point un attentat contre Alphonse XIII. Ils passent une année en prison, menacés d'extradition. Libérés à la suite d'une campagne de la presse de gauche, ils reprennent leur vie errante refusant l'asile politique que leur offre l'U.R.S.S. Revenu; en Espagne après la chute de la monarchie, ils sont de nouveau arrêtés en 1932. Avant sa déportation en Afrique, Durruti trouvera le moyen d'organiser, de sa prison, le cambriolage des Juges et la destruction des pièces à conviction d'un procès où sont impliqués d'autres militants. Relâché, et de retour à Barcelone, il milite au syndicat du textile lorsqu'éclate la guerre civile.
« Héros indomptable » pour les uns, « tueur » pour les autres, qui était en vérité cet homme taillé en hercule au visage terriblement expressif, « une belle tête impérieuse qui éclipse toutes les autres » [10] ? Selon ses amis il « riait comme un gosse et pleurait devant la tragédie humaine »[12]. C'est sans doute pour cela que tant d'amour et tant de haine se sont concentrés sur ce symbole de l'anarchisme espagnol qui s'écriait, au cœur de la guerre civile : « Nous n'avons pas le moins du monde peur des ruines... Nous allons hériter de la terre... Nous portons un monde nouveau, là, dans nos cœurs et ce monde grandit en cette minute même » [12].
L'adversaire de ce mouvement anarchiste incontestablement original est un mouvement socialiste de type beaucoup plus classique. Le socialisme espagnol n'est en effet que l'une des branches du socialisme européen, ses traits spécifiques provenant essentiellement d'un, développement relativement tardif et de sa position longtemps minoritaire au sein du mouvement ouvrier.
Le petit groupe d'« autoritaires » exclus en 1872 par les amis de Bakounine de la section espagnole de l'Internationale devait être le noyau du Partido democratico socialsta obrero, fondé en 1879, dans un café, par cinq amis. Par l'intermédiaire de José Mesa et de Paul Lafargue, le petit groupe, que dominait la remarquable personnalité de Pablo Iglesias, subit fortement l'influence de Jules Guesde et de sa rigide orthodoxie marxiste. Devenu légal en 1881, le jeune parti ne comptait guère qu'un millier d'adhérents et dut attendre 1886 pour faire paraître son premier organe, l'hebdomadaire El Socialista. C'est que les conditions dans lesquelles se déroulaient les élections dans l'Espagne monarchiste, l'absence totale de réformes sociales n'étaient guère favorables au développement d'organisations socialistes attachées à l'action parlementaire et municipale et à la lutte pour des réformes, alors que les anarchistes, déjà majoritaires dans la classe ouvrière, en tiraient pour leur cause des arguments supplémentaires. Cependant sa situation de minoritaire, la nécessité d'expliquer inlassablement et de convaincre un à un de nouveaux adeptes donnèrent à l'organisation socialiste une cohésion et une discipline remarquables, en même temps qu'une haute conscience de sa mission et une volonté de préserver la pureté de la doctrine qu'incarne parfaitement la belle et sévère figure de Pablo Iglesias. En 1888, deux dirigeants socialistes, Mora et Garcia Quejido, avaient fondé l'Union general de trabajadores (U.G.T.). Centralisé, modéré et ouvertement réformiste, le nouveau syndicat, fondé avec un peu plus de 3 000 adhérents, mit plus de onze ans à doubler son effectif initial.
A partir du début du siècle pourtant, le parti socialiste et l'U.G.T. perdent leur caractère primitif de sectes pour devenir peu à peu de véritables organisations de masses. A Madrid, le noyau primitif des imprimeurs s'est rapidement élargi à toutes les corporations. Le succès des grèves de métallos de Bilbao, dû à la direction socialiste de l'U.G.T., y enracine son influence et crée dans la région un solide bastion. L'institution des Casas dei Pueblo qui se répand dans cette période va faire des socialistes les éducateurs de milliers de militants ouvriers. Aussi, avant la grande guerre, l'U.G.T. gagne-t-elle à peu près partout au détriment des anarchistes, exception faite de la Catalogne. Elle joue un rôle éminent dans la direction des grèves de 1917, et, en 1918, compte déjà plus de 200 000 adhérents.
Le problème de l'adhésion à la III° Internationale devait secouer durement le parti socialiste. Les événements de 1917 en Espagne avaient semblé donner raison à ceux des socialistes qui dénonçaient la voie parlementaire comme une illusion et une duperie. La révolution russe fascinait les militants. Finalement, après deux décisions contradictoires prises par deux Congrès extraordinaires et l'envoi à Moscou de deux délégués dont les opinions divergèrent, un troisième Congrès extraordinaire décida, par 8 880 voix contre 6 025, de repousser les 21 conditions d'adhésion à la III° Internationale. Mora et Garcia Quejido, les fondateurs de l'U.G.T., et Daniel Anguiano, retour de Moscou, rompirent alors avec l'organisation et entraînèrent presque la moitié des militants pour former, avec Andrès Nin, Maurin et les autres éléments de la C.N.T. convertis au communisme, le parti communiste espagnol.
Une nouvelle crise secoue le parti socialiste sous la dictature de Primo de Rivera. Le général, qui cherche un appui dans le mouvement ouvrier, offre aux socialistes de collaborer avec lui. Ce sera l'occasion du premier conflit important entre les dirigeants de la nouvelle génération socialiste. Largo Caballero, secrétaire de l'U.G.T., Madrilène de tempérament et de formation « autoritaire », l'emporte sur le libéral Prieto, dirigeant socialiste de Bilbao, plus lié aux milieux républicains. La « collaboration » est décidée : Largo Caballero devient conseiller d'État et s'efforce, par le canal des commissions paritaires d'arbitrage, d'élargir l'influence et les bases de l'U.G.T. au détriment de la C.N.T. durement persécutée.
Pendant les deux premières années de la République, à l'exemple des partis socialistes occidentaux, les socialistes espagnols collaborent au gouvernement avec les républicains. Largo Caballero est ministre du Travail dans un gouvernement Azaña qui n'hésite pas à poursuivre les militants de la C.N.T. Pourtant, pendant cette période, profitant de la plus grande liberté de propagande et d'organisation syndicales, bénéficiant de l'éveil à la vie politique et syndicale de nouvelles couches de travailleurs, l'U.G.T. se renforce considérablement. En 1934, elle compte un peu plus de 1 250 000 adhérents, dont 300 000 ouvriers d'usine, des mines, des chemins de fer.
Après la victoire de la droite aux élections de 1933, les socialistes semblent tourner le dos à leur attitude réformiste traditionnelle de sociaux-démocrates: l'insurrection d'octobre 1934 souligne ce tournant radical vers des positions nettement révolutionnaires.
Par un curieux retournement, l'inspirateur de la tendance « gauche » du parti socialiste, l'un des responsables de son évolution, est le secrétaire de l'U.G.T., Largo Caballero, jusque-là pilier du réformisme.
Né dans une famille ouvrière misérable, en 1869, à Madrid, Francisco Largo Caballero a dû gagner sa vie dès l'âge de 8 ans : il n'apprendra à lire qu'à 24 ans passés. Ouvrier plâtrier, il adhère à l'U.G.T. en 1890, au parti socialiste en 1894 et occupe vite d'importantes responsabilités dans les deux organisations. Condamné à mort, puis au bagne à vie après la grève de 1917, il est amnistié en 1918 après son élection aux Cortes comme député : Adversaire résolu de l'adhésion à la III° Internationale et violemment hostile au communisme, c'est lui qui entraînera l'adhésion du parti socialiste espagnol à la II° Internationale reconstituée. Conseiller d'État sous Primo de Rivera, ministre du Travail dans le gouvernement républicain d'Azaña, il a été le champion de la collaboration des syndicalistes et des socialistes avec l'État, le chef de file du réformisme le plus ouvert. Pourtant, en février 1934, il n'hésite pas à affirmer : « Le seul espoir des masses est aujourd'hui une révolution sociale. »
C'est que son expérience ministérielle l'a profondément déçu. Le premier des socialistes, il s'est heurté à Azaña : le personnel du ministère, les hauts fonctionnaires ont ouvertement saboté ses directives, tournant en dérision ses projets de réformes. Il en conclut que le réformisme mène le mouvement ouvrier dans une impasse. « Il est impossible, dit-il, de réaliser une parcelle de socialisme dans le cadre de la démocratie bourgeoise. » Il ne lui reste plus, dès lors, qu'à chercher une autre voie [13].
Le premier résultat pratique de cette nouvelle orientation est, dès 1934, l'organisation, sous son impulsion, de l' « Alliance ouvrière », front unique des partis et syndicats ouvriers, à laquelle les communistes et la C.N.T., sauf aux Asturies, refusent de se joindre. Lors de la grève générale d'Octobre 1934, contre l'arrivée de la C.E.D.A. au gouvernement, c'est l'Alliance ouvrière, à laquelle le P.C. se rallie au dernier moment, qui dirigera le soulèvement révolutionnaire des Asturies. Pendant plus d'une semaine, avec un armement de fortune, sous la direction de militants des différentes organisations, les mineurs se battent contre l'armée et les troupes de choc, Maures et Tercio,que commande le général Lapez Ochoa. Le mouvement échoue dans le reste de l'Espagne, en Catalogne par suite de la trahison de certains catalanistes, des hésitations de l'Esquerra et surtout du fait de l'abstention de la C.N.T., à Madrid faute d'une préparation sérieuse. La répression qui s'ensuit – plus de 3 000 travailleurs tués, la plupart abattus sur place, 7 000 blessés et plus de 40 000 emprisonnés – ne parvient pas à écraser le sentiment révolutionnaire qui avait inspiré le mouvement. L'insurrection des Asturies deviendra aux yeux des travailleurs espagnols, anarchistes aussi bien que socialistes, une épopée exemplaire, la première tentative des ouvriers pour prendre le pouvoir par des organismes de classe, leurs comités révolutionnaires, de dresser leurs troupes, les ouvriers armés, en un mot leur propre État contre l'État de l'oligarchie. Son mot d'ordre: « U.H.P.» (Union des frères prolétaires) devient celui de toute la classe.
Emprisonné, Caballero, ce vieil homme, ce « praticien », cet administrateur du mouvement ouvrier, se met à lire pour la première fois. A 67 ans, il découvre les classiques du marxisme, Marx et Engels, Trotsky, Boukharine, Lénine surtout. Il s'enthousiasme pour L'État et la Révolution et pour la révolution russe qu'il avait si vivement combattue. Ces lectures, l'influence du brillant état-major d'intellectuels qui l'entourent, Araquistain, Alvarez del Vayo, Carlos de Baraibar, renforcent encore les conclusions tirées de sa propre expérience. A ses yeux sont morts aussi bien le « socialisme démocratique réformiste et parlementaire de la II° Internationale que le socialisme révolutionnaire dirigé de Moscou de la III° ». Il songe à une IV° Internationale qui prendrait à ses devancières ce qu'elles ont eu de meilleur, l'autonomie des partis nationaux de la II°, la tactique révolutionnaire de la III°. Il multiplie les avances à la C.N.T. et accueille favorablement celles que lui font les communistes qu'attirent plus, en réalité, ses prises de position en faveur de l' « unité » que les perspectives révolutionnaires qu'il a si fraîchement découvertes.
Or son évolution est la même que celle de larges masses d'ouvriers et de paysans, comme lui déçus par la République et le réformisme, comme lui gagnés à la Révolution, même et surtout après l'échec d'octobre 1934. Largo Caballero sera leur homme. Aucun dirigeant ouvrier n'aura un prestige comparable à celui dont il jouit et que les communistes tenteront d'utiliser en le surnommant le « Lénine espagnol ». Jean-Richard Bloch nous en a laissé un portrait attachant : « 67 ans, une vieillesse robuste... la tête « chauve... carrée, la face massive, le front obstiné, la « bouche amère, le modelé de la figure beau et fin dans sa « farce, les yeux clairs... terriblement las » [14].
Médiocre écrivain, orateur assez terne, il doit sa popularité au fait qu'il est un dirigeant d'origine ouvrière, d'une honnêteté et d'une austérité de vie incontestables. Des milliers de travailleurs se reconnaissent en lui : en tournant le dos au réformisme, il a accompli la même démarche qu'eux. Il est des leurs : « Il ne nous trahira pas », répètent ses fidèles. Il est l'homme de la Casa del Pueblo, l'idole des travailleurs madrilènes qui l'écoutent avec passion, le « vieux », comme ils disent affectueusement. Homme des masses, son autorité sur elles en fera, aux heures décisives, un des hommes-clés de la scène politique espagnole.
Depuis 1919, Indalecio Prieto est dans le parti socialiste le rival de Larga Caballero. En 1936, il est le seul dirigeant socialiste dont l'autorité soit comparable à la sienne, sinon dans les masses, du moins dans l'appareil du parti et les cercles politiques. Depuis longtemps ils sont dressés l'un contre l'autre, tempéraments et personnalités opposés certes, mais aussi deux forces distinctes, deux visages de l'Espagne et du socialisme espagnol dont l'antagonisme sera un des principaux éléments du drame politique.
Né lui aussi, en 1883, dans une famille très humble, Prieto a commencé dans la vie à 11 ans en vendant journaux et épingles dans les rues de Bilbao. Sa brillante intelligence l'a fait remarquer du banquier et industriel Horacio Echevarrieta qui en fait son homme de confiance. Bientôt il est propriétaire du grand journal El Liberal,dirigeant socialiste et homme politique écouté de toute la gauche.
L'ambassadeur Bowers l'a décrit, intervenant aux Cortes, « petit, corpulent, à peu près chauve, sauf au-dessus de la nuque... Il s'impose tout de suite par le dynamisme de son éloquence ». Il évoque successivement « sa voix, sonore et nuancée », mais aussi « toutes les armes de son éloquence : esprit, ironie, sarcasme, humour, invective, mimique» [15].
Koltsov le montre, dans son fauteuil, « énorme masse de chair avec un pâle regard ironique... le regard le plus attentif d'Espagne » [16]. Son intelligence souple et brillante, sa réussite sociale – il est devenu un remarquable homme d'affaires – ses dons exceptionnels d'orateur parlementaire, son talent de polémiste, en font le socialiste des milieux républicains comme son patient travail d'organisation et son labeur acharné ont fait de Caballero celui des « Maisons du Peuple » et des ouvriers. A l'austérité, l'intransigeance, au sectarisme castillan du plâtrier madrilène Caballero, Prieto oppose le libéralisme des milieux d'affaires, la réussite du self made man, le réformisme conciliant des syndicalistes de Bilbao, infiniment plus proche de l'esprit des sociaux-démocrates occidentaux, et, en tout cas, des républicains d'Espagne.
Aussi est-ce un parti socialiste profondément divisé qui va affronter les difficultés de l'année 1936. Prieto, depuis la fin de 1935, contrôle l'exécutif du parti : il a la confiance des cadres et des élus, notamment des prestigieux dirigeants des mineurs asturiens, Gonzalez Peña et Belarmino Tomas. Il est l'« homme de l'appareil ». Mais en face de lui, Largo Caballero est « l'homme des masses ». Il contrôle l'U.G.T., bénéficie de larges sympathies à l'extérieur du parti, et notamment, malgré de vieilles rancœurs, d'un préjugé favorable au sein de la C.N.T. Le parti oscille sous leurs deux influences contradictoires et chaque problème nouveau semble fournir l'occasion d'un règlement de comptes entre ces frères ennemis poursuivant, dans la même organisation, des politiques opposées.
Le reclassement politique qui s'opère dans les rangs des partis et syndicats ouvriers dans les derniers mois de la République rend difficile une analyse exacte des forces en présence: Il est pourtant incontestable que, plus que les organisations politiques proprement dites, ce sont les syndicats qui donnent le ton : la vie de l'ouvrier gravite autour des Casas del Pueblo et des Bourses du Travail, centres de vie collective, qui sont les véritables forteresses de classe.
Or, dans cette dernière période, le rapport de forces entre l'U.G.T. et la C.N.T. se modifie, les lignes de clivage entre les deux syndicats se dessinant de façon parfaitement nouvelle. Certes, chacune conserve ce qui était jusque-là son bastion. C'est la C.N.T. qui organise les ouvriers d'industrie en Catalogne et l'U.G.T. n'y a qu'une existence réduite. C'est aussi la C.N.T. qui organise les braceros d'Andalousie. Mais l'U.G.T. domine toujours chez les mineurs des Asturies et du Rio Tinto, les métallos de Bilbao et dans la région de Madrid. Dans les zones où domine l'autre, chaque centrale est parvenue cependant à organiser de fortes minorités dont l'influence n'est pas négligeable. L'U.G.T. compte des organisations solides à Cordoue, Séville, Malaga, dans toutes les villes d'Andalousie. C'est elle qui organise les journaliers des provinces de Badajoz, Caceres, Séville. La C.N.T. est parvenue à prendre pied à Madrid, où elle contrôle la majorité des ouvriers du bâtiment, une des corporations les plus combatives. Et aux Asturies, les métallos C.N.T. de La Felguera et de Gijon sont une sérieuse concurrence pour l'influence des mineurs de Mieres ou Sama de Langreo.
Dans le Pays basque, si l'U.G.T. l'emporte à Bilbao, elle est très sérieusement concurrencée par les « Solidarités » nationalistes et la C.N.T. ne recrute que dans les couches de manœuvres étrangers au pays. A Valence, les anarchistes contrôlent les dockers, mais l'U.G.T. est puissante dans les usines. La Fédération des travailleurs de la terre de l'U.G.T. contrôle les ouvriers de la région centrale, tandis que les travailleurs des régions périphériques plus pauvres ont rejoint la C.N.T. Pourtant l'orientation radicale de l'U.G.T. dans les dernières années tend à atténuer la traditionnelle division qui lui réservait l'adhésion des couches les plus privilégiées et relativement les plus conservatrices du prolétariat, tandis que les hésitations de la C.N.T. ne sont pas toujours propres à lui gagner l'adhésion des éléments les plus résolus.
En gros cependant, les effectifs de l'U.G.T., plus solidement organisée et encadrée, apparaissent comme plus stables que ceux de sa rivale confédérale, sujets à de brutales fluctuations, variant considérablement avec le succès ou l'échec des actions entreprises localement. Si, dans le cours de l'année 35, les deux organisations syndicales ont en gros des effectifs équivalents, d'un million de membres chacune, les derniers mois de la République voient une progression rapide de l'U.G.T. qui atteint très vite un million et demi de membres, cependant que la C.N.T. semble piétiner.
De toute façon, l'attrait que ces organisations syndicales exercent sur des millions de travailleurs ouvre la possibilité d'y voir se développer de nouveaux courants idéologiques, nés des courants traditionnels, mais évoluant en dehors et contre eux. Communistes staliniens officiels et communistes dissidents du P.O.U.M. posent en effet leur candidature et sont prêts à disputer au courant anarchiste et au courant socialiste la direction d'importants secteurs de l'U.G.T. et de la C.N.T.
Nous avons, au cours des pages précédentes, assisté à la naissance du parti communiste espagnol. Pendant quelques mois, l'attrait de la révolution russe avait semblé donner corps au vieux rêve de Victor Serge, l'union dans le communisme, autour de Lénine et de la III° Internationale, des deux courants séparés depuis Marx et Bakounine, celui des « autoritaires », et celui des « libertaires », le socialiste et l'anarchiste. Les résultats immédiats furent médiocres. Quelques années après, ils étaient dérisoires.
Trois courants s'étaient retrouvés pour fonder le mouvement communiste en Espagne : les Jeunesses socialistes, d'abord, avec Andrade et Portela, puis la minorité socialiste avec Perez Solis, Garcia Quejido, Anguiano, Lamoneda, Andrès Nin et un peu plus tard le groupe « La Batalla », animé par Joaquin Maurin, Pedro Bonet et David Rey, et composé de militants de la C.N.T. Deux ans après, Garcia Quejido, Lamoneda, Anguiano quittent le P. C. pour retourner à la vieille maison socialiste. Sous la dictature de Primo de Rivera, le parti est durement atteint par la répression et affaibli par les luttes internes et les conflits provoqués par les directives de l'Internationale. Si, vers la fin de la dictature, il reçoit l'adhésion de militants de la C.N.T. andalouse que dirigent José Diaz et Mije, il perd les 3000 militants de la fédération de Catalogne et des Baléares que dirigent Maurin et Bonet. La Fédération Communiste de Catalogne et des Baléares fusionne avec le « Partit Communiste Català » que dirigent Jordi Arquer et Joan Farré Gasso, pour former le « Bloc Ouvrier et Paysan » que rejoignent des militants comme Portela et Gorkin, ancien fonctionnaire de l'Internationale Communiste à Moscou, et dont le secrétaire général sera Maurin. Andrès Nin, secrétaire de l'« Internationale syndicale rouge », a, de son côté, adhéré à l' « Opposition de gauche » et défend, contre Staline, les positions politiques de Trotsky. Rentré en Espagne en 1931, il y fonde avec Andrade la « Gauche communiste ». Quant à Oscar Perez Solis, premier secrétaire général du parti, il commence une évolution qui l'amènera... dans les rangs de la Phalange. De 1923 à 1930, le parti ne comptera jamais plus de quelques centaines de membres et ne parviendra pas à tenir un Congrès... A celui de 1932, les « vainqueurs » de Nin et Maurin, le secrétaire général Bullejos, Trilla et Adame sont exclus à leur tour, accusés d'avoir lancé à tort le mot d'ordre opportuniste de « défense de la République » contre le pronunciamento du général Sanjurjo. Aux élections de 1933, le P.C. n'arrive à faire élire qu'un député, le docteur Bolivar, élu à Malaga, moins sur son programme que pour sa réputation de « médecin des pauvres ».
Aussi le parti communiste ne s'est-il guère développé : à la veille de la guerre civile, il ne compte pas plus de 30 000 membres. Ses dirigeants sont presque des inconnus, parfois ralliés de fraîche date, comme le secrétaire général, José Diaz, qui n'a adhéré qu'en 1929... Jesus Hernandez, l'« homme fort » de sa direction, a 26 ans : il est entré au parti à 14 ans, au bureau politique à 22. Ni lui ni ses camarades Antonio Mije, Martinez Carton, Uribe n'ont joué de rôle véritable dans le mouvement ouvrier. Ils n'ont, à aucun moment, été des dirigeants d'organisations de masses, mais se sont élevés exclusivement dans l'appareil du parti qui les a formés et récompensés, par leur ascension, de leur souplesse à prendre les tournants successifs. La seule personnalité de la direction du P.C. qui jouisse, hors du parti, d'un véritable prestige, est une femme, Dolorès Ibarruri Gomez, surnommée la Pasionaria, oratrice de masses, vieille militante, condamnée à quinze ans de prison après l'insurrection asturienne.
A l'exception de certains secteurs, les Asturies où ils comptent une minorité importante chez les mineurs, Malaga, Cadix, Séville surtout où ils se sont emparés de certains syndicats, les communistes officiels sont très isolés dans le mouvement ouvrier espagnol, et tous leurs efforts tendent à rompre cet isolement.
L'avènement de la République espagnole a en effet coïncidé avec la « troisième période » de sectarisme outrancier de l'Internationale communiste : les partis communistes du monde entier réservent tous leurs coups aux socialistes baptisés « social-fascistes », refusent tout « front unique » avec eux. Jusqu'au 11 septembre 1934, le parti communiste espagnol a qualifié l'Alliance ouvrière de « centre de ralliement des forces réactionnaires », et de « sainte alliance de la contre-révolution ». C'est seulement à la dernière minute que, changeant brusquement de cap, il s'est rallié à l'insurrection d'octobre. Mais à ce moment s'opère le nouveau tournant de l'Internationale communiste. Affirmant qu'il faut « dépasser » et « élargir » l'Alliance ouvrière, le P.C. prône la formule entièrement différente en réalité du « Front populaire », mise en avant par Dimitrov, au 7° congrès de l'I.C., celle de l'alliance avec les républicains-libéraux sur un programme de réformes démocratiques. Parallèlement, il développe une active campagne en faveur de l'unité syndicale et politique de la classe ouvrière. Il dissout les quelques syndicats qu'il contrôle, jusque-là regroupés dans une C.G.T.U. affiliée à l'Internationale syndicale rouge, et invite leurs membres à adhérer individuellement à l'U.G.T. Sur le plan politique, le thème de l'unité lui permet de considérables progrès. En Catalogne, les débris de son organisation officielle préparent avec d'autres groupes socialistes catalans, dont la Fédération socialiste de Joan Comorera, une fusion qui se concrétisera, le 24 juillet 1936, sous la forme du « Parti socialiste unifié de Catalogne » [17]. C'est aussi l'époque où se réalise, sous l'influence d'Alvarez del Vayo, lieutenant de Largo Caballero, la fusion, au sein des « Jeunesses socialistes unifiées », des Jeunesses socialistes et des Jeunesses communistes. Cette fusion, que Largo Caballero ne semble pas avoir voulue, mais que sa politique a rendu possible, va priver le parti socialiste et le vieux leader de l'U.G.T. d'une organisation de 200 000 jeunes militants, l'élite de la jeune génération ouvrière. Quelques mois après, en effet, à l'issue d'un voyage en U.R.S.S., la direction des J.S.U. tout entière adhère au P.C. Son secrétaire général, Santiago Carrillo, 20 ans, fils du député et syndicaliste caballeriste Wenceslao Carrillo, ancien secrétaire des J.S. et sympathisant trotskyste après 1934, sera bientôt l'un des nouveaux dirigeants du P.C., donnant en exemple aux « adultes » du parti socialiste l'unité réalisée chez les « jeunes ».
C'est là, pour les communistes officiels, une victoire d'autant plus importante qu'en même temps qu'elle leur assure une base de masse et un levier pour l'action au sein du parti socialiste, elle leur donne un avantage décisif sur leurs ennemis jurés, les communistes dissidents, dont certains avaient cru un moment pouvoir devenir les maîtres à penser de la Jeunesse socialiste.
Les groupes qui se réclament du communisme mais se sont séparés de l'organisation officielle ont des origines diverses. Maurin et ses amis du « Bloc ouvrier et paysan » se sont refusés à appliquer la tactique imposée par l'Internationale et à créer, contre l'U.G.T. et la C.N.T., les « syndicats rouges » de la C.G.T.U. Ils ont, par ailleurs, manifesté des sympathies catalanistes qui les rapprochent, à l'occasion, de l'Esquerra. Comme tous les mouvements dissidents nés pendant cette période d'une rupture « à droite », en opposition avec la ligne « ultra-gauche » de l'Internationale communiste, le Bloc se refuse pourtant à prendre position sur les questions proprement russes et son organe, La Batalla,défend souvent des positions très proches de celles de la presse stalinienne officielle.
C'est au contraire sur les positions de l' « Opposition de gauche » trotskyste, née des divergences à l'intérieur du parti russe, que s'est constituée la « Gauche communiste » d'Andrès Nin et Andrade, autres pionniers du communisme espagnol. Ce petit groupe de cadres de valeur s'est avant tout consacré, jusqu'en 1934, à un travail « théorique » dans la publication de la revue Comunismo. Mais à cette date ils rompent avec Trotsky qui voudrait les faire entrer au parti socialiste pour y constituer une aile révolutionnaire [18], et décident de fusionner avec le Bloc ouvrier et paysan pour constituer le Partido obrero de unificacion marxista (P.O.U.M.).
Traité de « trotskyste » par ses adversaires [19], désavoué et vivement critiqué par Léon Trotsky et ses amis, le nouveau parti, dont les seules forces réelles sont en Catalogne, ne dépasse guère 3000 militants en juillet 1936. Mais les faiblesses du P.C.E. et des socialistes catalans, la valeur et le prestige de dirigeants comme Nin et Maurin, la présence à sa tête de cadres authentiques du mouvement communiste, les Gorkin, Portela, Andrade, Arquer, semblent lui permettre bien des espoirs. Il est en tout cas un sujet d'inquiétude aussi bien pour les communistes officiels que pour les dirigeants de la C.N.T., qui excluent systématiquement ses militants de leurs syndicats.
C'est que le P.O.U.M., qui se veut le représentant du véritable communisme et proclame sa fidélité aux idées de Lénine, est, pour les uns comme pour les autres, un réel danger dans une période révolutionnaire. Au dilemme qui se pose au mouvement ouvrier espagnol, alliance avec les républicains ou lutte violente en dehors du cadre parlementaire, il prétend apporter une réponse : la lutte politique pour la révolution socialiste et la dictature du prolétariat. Partisan de l'Alliance ouvrière, il critique la politique de Front populaire prônée par les communistes staliniens, qu'il dénonce comme une politique de collaboration de classes, et veut convaincre les travailleurs espagnols – déjà spontanément révolutionnaires – que la seule alternative à la victoire du fascisme est celle de la révolution. Personne ne peut contester que ses chances d'y parvenir sont réelles... dans la mesure où il saurait convaincre et entraîner les « masses instinctivement révolutionnaires, mais politiquement confuses » [20] qui suivent la C.N.T.-F.A.I. [21].
Notes
[1] Voir, plus loin, la figure de Durruti. Là se trouve la racine de ce qu'on peut appeler la tradition « Cid-guerillero-brigand ».
[2] Congrès de Saint-Imier, 1872.
[3] Victor Serge, parlant de ses premières rencontres avec eux à Moscou, écrit : « On voyait dès le premier coup d'œil la qualité de cet instituteur de Lérida, Maurin, et de cet instituteur barcelonais, Nin. Maurin avait une allure de jeune chevalier comme les dessinaient les préraphaëlites ; Nin, sous ses lunettes cerclées d'or, une expression concentrée que la joie de vivre allégeait » (Mémoires d'un révolutionnaire,p. 140).
[4] Salvator Segui, surnommé El Noy de Sucre (L'enfant de sucre) était, comme José Negre, le premier secrétaire de la C.N.T., un militant anarchiste, formé par Anselmo Lorenzo. Comme le métallo Pestaña qui lui succédera à la tête de la C.N.T., il avait appartenu, au début de sa vie militante, au groupe Els Fils de Puta.
[5] La Révolution prolétarienne, 25 janvier 1936.
[6] Pestaña fonde, de son côté, le « Parti syndicaliste ». Il sera élu député en février 1936.
[7] Les « Comités de Défense » de la C.N.T. sont de véritables organisations para-militaires.
[8] Selon José Peirats, le véritable nom de Santillan serait Sinesio Garcia Hernandez : né au Leon, il aurait émigré jeune en Argentine, ce qui expliquerait ce point de sa légende.
[9] G. Brenan, op. cit. p. 260.
[9bis] Cette participation, attestée par la plupart des notices biographiques consacrées à Durruti après sa mort, semble devoir être considérée comme secondaire. Federica Montseny, après notre première édition nous signale que la préparation de l'attentat contre Dato fut en réalité l'œuvre de Ramon Archs qui devait mourir sous la torture. L'un des auteurs de l'attentat vit encore. Un des participants Ramon Casanellas devait se réfugier en U.R.S.S. et s'y convertir au communisme avant de mourir d'un accident de moto.
[10] Koltsov, Journal d'Espagne,p. 43
[11] Buenaventura Durruti, brochure C.N.T.-F.A.I., Barcelone 1937.
[12] Déclaration à Pierre Van Paasen, correspondant du Toronto Star, reproduite par F. Morrow dans Revolution and counter-revolution in Spain,p. 189.
[13] Voir la brochure Discursos a los Trabajadores,Madrid, 1934.
[14] J.-R. Bloch, Espagne, Espagne,p. 79-80.
[15] Mission en Espagne, p. 43.
[16] Koltsov, op. cit., p. 73.
[17] Les négociations de fusion, engagées dès le début de l'année, avaient abouti à un accord dès le 25 juin.
[18] Un tout petit groupe seulement reste fidèle à Trotsky et tente d'appliquer sa « ligne » en entrant dans les J.S. Parmi eux, G. Munis, cité plus loin.
[19] Koltsov qualifie le P.O.U.M. de « bloc trotsko-boukharinien », op. cit. p. 24.
[20] Juan Andrade : « Marxistes révolutionnaires et anarchistes dans la révolution espagnole ». La Révolution espagnole, 15 avril 37.
[21] Cf. Trotsky (Leçons d'Espagne, p. 40) : « La C.N.T. groupe incontestablement les éléments les plus combatifs du prolétariat. La sélection s'est faite au cours de longues années. Consolider cette confédération et la transformer en une véritable organisation de masses est l'impérieux devoir de tout ouvrier avancé et surtout des ouvriers communistes ».