1961 |
" A ceux qui crient à « l'Espagne éternelle » devant les milices de la République avec leurs chefs ouvriers élus et leurs titres ronflants, il faut rappeler la Commune de Paris et ses Fédérés, ses officiers-militants élus, ses « Turcos de la Commune », ses « Vengeurs de Flourens », ses « Lascars ». " |
C'est le président de la République, Alcala Zamora, catholique et conservateur, qui a mis un terme au bienio negro par la dissolution des Cortes. En 1935 en effet, la coalition gouvernementale entre les radicaux et la C.E.D.A. est sérieusement ébranlée. Deux scandales éclaboussent les politiciens du parti radical. Le discrédit qui tombe sur le parti de centre-droit est tel que la C.E.D.A. ne peut songer à poursuivre l'alliance : Gil Robles qui, depuis le début de la législature, revendique le pouvoir pour son parti, saisit l'occasion. Les ministres cédistes refusent le budget qui prévoit, à côté de baisses de 10 à 15 % des salaires des fonctionnaires, une augmentation de 1 à 3,5 % des droits de succession sur les propriétés foncières. Le gouvernement démissionne. Gil Robles réclame la présidence du Conseil. Alcala Zamora refuse : il n'aime pas Gil Robles, et ne veut pas offrir le pouvoir à un adversaire déclaré du régime parlementaire. Il fait appel à un homme politique du centre, Portela Valladares, pour former un gouvernement dont la mission essentielle est de préparer de nouvelles élections. Il n'y parviendra pas : les Cortes sont devenues ingouvernables. Après quelques semaines seulement, renonçant à préparer sérieusement des élections qui renforceraient le centre Portela Valladares se résigne : il soumet à la signature du Président le décret de dissolution des Cortes fixant les élections au 16 février 1936.
L'enjeu des élections est considérable. Certes, les événements des dernières années, l'insurrection puis la répression de 1934, la réaction du bienio negro et la radicalisation ouvrière ont durci bien des positions et créé une atmosphère propice à la formation de blocs électoraux irréductiblement opposés. Mais c'est, en cette matière, la loi électorale qui pèsera par ses exigences sur la stratégie des uns et des autres, de tous ceux, en tout cas, qui veulent jouer à fond le jeu parlementaire. Les circonscriptions prévues sont immenses et exigent pour les campagnes électorales des fonds énormes dont seules de vastes organisations peuvent disposer. Le scrutin majoritaire impitoyable pousse à la formation de vastes coalitions : en 1933, la droite, unie dans un front électoral, a eu moins de voix que les partis de gauche, mais deux fois plus de députés... Elle saura s'en souvenir : les monarchistes font, certes, des difficultés pour renouveler l'alliance de 1933 avec la C.E.D.A. et dans certaines circonscriptions la « Rénovation espagnole » ira devant les électeurs contre une liste de la C.E.D.A. Certes, la Phalange ira aux urnes sous son propre drapeau. Dans l'ensemble, pourtant, la droite présentera aux électeurs un front uni, élargi même, en plusieurs endroits, à des libéraux de droite restés à l'écart en 1933. Elle fait un énorme effort de propagande : des affiches immenses où le portrait de Gil Robles illustre les mots d'ordre du « Chef » couvrent les murs du pays. Robles lui-même mène une campagne d'une extraordinaire violence verbale, insultant et menaçant l'adversaire, laissant nettement entendre que sa victoire signifiera la fin de la République et l'avènement d'un régime autoritaire.
Une coalition électorale de gauche répondra à l'alliance des droites. Le 15 Janvier 1936, les partis républicains de gauche, l'Union républicaine de Martinez Barrio, la Gauche républicaine d'Azaña signent avec le parti socialiste (et par conséquent, l'U.G.T.), le parti syndicaliste d'Angel Pestaña, le parti communiste et le P.O.U.M., le pacte de « Front populaire » qui fixe le programme de la coalition électorale ainsi constituée. Ce pacte-programme en huit points est d'ailleurs moins un accord sur un programme commun que l'acceptation par les partis ouvriers de celui des républicains. A côté des vieilles revendications républicaines de réforme agraire et de plans d'enseignement, il se prononce en faveur de réformes du règlement des Cortes, de réformes des municipalités, pour la mise sur pied de plans de réorganisation des finances, de protection de la petite industrie, de développement des travaux publics. C'est un programme libéral qui se tient dans un cadre bourgeois et exclut expressément les revendications socialistes de nationalisation des terres et des banques et du contrôle ouvrier sur l'industrie. « La République que conçoivent les républicains, affirme-t-il, n'est pas une république animée d'intentions sociales et économiques de classe, mais un régime de liberté démocratique mû par des raisons d'intérêt public et de progrès social ».
Ce programme incontestablement modéré, où, comme l'écrit Ramos Oliveira, « chaque point ressemblait à une dérobade » [1], comporte cependant une exigence qui rencontrera une très large approbation et permettra une véritable mobilisation populaire : celle de l'amnistie totale pour les insurgés de 34, de la réintégration avec indemnisation de tous les travailleurs chassés de leur emploi. C'est par le souci de faire libérer d'abord les 30 000 ouvriers encore emprisonnés et de faire en même temps approuver leur geste révolutionnaire que les amis de Caballero et le P.O.U.M. – tenants de l'Alliance ouvrière – justifient leur adhésion au Front populaire : ils ne veulent y voir qu'une alliance électorale sans lendemain. C'est ce souci en tout cas qui explique le vote massif des ouvriers pour un programme peu susceptible par ailleurs de les mobiliser. C'est lui qui explique enfin le changement d'attitude des anarchistes. La C.N.T. et la F.A.I. sont, certes, toujours hostiles aux luttes électorales et, de même que les syndicats de l'opposition se tiennent à l'écart du Front populaire et de la campagne électorale proprement dite, pour la première fois cependant, elles s'abstiennent de lancer leur habituel mot d'ordre de No votad, de boycottage des élections [2]. Les observateurs estiment à un million et demi le nombre des voix habituellement perdues par suite des campagnes anarchistes qui se sont, en février 36, portées sur les listes du Front populaire pour obtenir la libération des prisonniers de 34.
Ce sont ces voix qui firent sans doute pencher la balance. Le 16 février, le Front populaire l'emporte avec 4 206 156 voix contre 3 783 601 à la coalition des droites et 681 447 au centre, chiffres qui, après des opérations de révision rondement menées à la Chambre, deviendront respectivement 4 838 449, 3 996 931 et 449 320 sur 11 millions d'inscrits et 9,5 millions de votants.
Le Front populaire obtient donc une majorité assez mince qui se traduit pourtant dans les Cortes par une écrasante supériorité numérique des députés élus sous son égide : ils sont 277 contre 132 de droite et 32 du centre. La loi électorale qui avantage la majorité joue ici en faveur de la gauche : la droite qui a gagné des voix sur 1933 en a moins gagné que les partis coalisés dans le Front populaire, et elle perd plus de la moitié de ses sièges. Dans une compétition aussi serrée, il était fatal que s'élèvent d'âpres contestations sur les pressions et les falsifications. Aucune des parties ne s'en est privée : il est certes indubitable que bien des bourgeois ont dû hésiter à voter dans certains quartiers prolétariens, mais il est avéré que bien des villages n'ont voté pour la droite que sous la menace directe de la police ou sous le chantage au chômage des grands propriétaires. L'historien n'a aucune conclusion supplémentaire à tirer de ces querelles.
L'important, quelle que soit l'appréciation que l'on porte sur la validité de ces élections, est qu'elles transformaient profondément la physionomie des Cortes et plus profondément encore l'atmosphère politique du pays.
Contrairement aux espérances du président de la République, les élections sont une cinglante défaite pour le centre et le centre droit. Des hommes politiques comme Lerroux et Cambo ne sont pas réélus : les radicaux de Lerroux ne sont plus que 6 et le groupe du centre le plus important, celui que dirige Portela Valladares, le président du Conseil sortant, ne compte que 14 députés. La C.E.D.A. forme encore un bloc solide avec 86 élus, que rejoindront presque toujours les 13 agrariens. Goicoechea a été battu, et c'est Calvo Sotelo qui devient le porte-parole de l'extrêmedroite, ou la Rénovation espagnole compte 11 députés seulement.
Il n'y a aucun moyen de connaître la part des votes qui reviennent à chaque parti dans le total de ceux qui se sont portés sur les listes du Front populaire. Le nombre des élus de ces listes dépend en effet simplement, non des voix qui se sont portées sur des listes de coalition, mais des accords passés entre organisations lors de l'établissement des listes. La Gauche républicaine d'Azaña a 84 députés, l'Union républicaine de Martinez Barrio 37, l'Esquerra catalane de Companys 38. Les socialistes ont 90 élus, les communistes 16, le P.O.U.M. 1, son secrétaire général Maurin, le parti syndicaliste 1, le vieux Pestaña.
Les lendemains d'élections sont marqués par des mouvements divers : enthousiasme, mais aussi crainte chez les vainqueurs, panique ou révolte chez les vaincus. Ils voient se répandre les rumeurs le plus diverses : à droite, on parle d'un soulèvement armé des « marxistes » ou des anarchistes, à gauche, on dénonce les préparatifs du coup d'État militaire. Rien de tout cela n'est sans fondement : l'agitation populaire semble confirmer les dires des premiers et Portela Valladares révèlera plus tard que le général Franco lui avait offert l'appui de l'armée pour annuler les élections.
Portela Valladares juge en tout cas la situation suffisamment délicate pour remettre sans attendre sa démission et conseiller au président de faire appel, pour le remplacer, à l'un des dirigeants du Front populaire. Azaña forme aussitôt le nouveau gouvernement, composé de républicains bourgeois et que les partis ouvriers soutiennent sans en faire partie. Le refus socialiste de participer – surprenant au premier abord après le précédent de 1931 – s'explique par la crise interne du parti et la lutte qui s'y déroule entre partisans de Caballero et de Prieto. Caballero et ses amis n'ont pu, en décembre 35, empêcher le parti socialiste de suivre Prieto dans sa politique d'alliance avec les partis bourgeois dans le cadre du Front populaire. Mais ils lui ont fait rejeter a priori toute alliance durable, limitant le pacte à une simple coalition électorale ne les engageant pas au-delà. Au lendemain du 16 février, Prieto se prononce de nouveau pour un gouvernement à l'image du Front populaire, comprenant des républicains et des socialistes. Caballero, qui s'est juré de ne plus jamais recommencer l'expérience de 1931 et ne plus jamais participer à un gouvernement de coalition avec les Républicains, rétorque que le programme du Front populaire étant un programme bourgeois, il appartient aux seuls républicains bourgeois de l'appliquer, les socialistes n'ayant pas le droit d'appliquer un autre programme que le leur : tout au plus peuvent-ils soutenir loyalement de leurs votes le nouveau gouvernement Azaña. Et, sur ce point, Largo Caballero l'emporte.
C'est la même attitude que le parti socialiste prendra, en mai, vis-à-vis du nouveau gouvernement Casares Quiroga. L'un des premiers actes importants de la législature est en effet la déposition du président de la République, Alcala Zamora et son remplacement par Azaña. Le mandat du président n'expirait qu'à la fin de l'année, mais la majorité du Front populaire, désireuse de se prémunir contre tout risque de dissolution prématurée ou tout appui éventuellement donné par le premier magistrat à un coup d'État militaire, lance contre lui la seule accusation qui lui permette de le déposer constitutionnellement en l'affirmant coupable d'avoir dissous les Cortes sans raison. La droite, qui a de bonnes raisons d'en vouloir à Alcala Zamora, s'abstient. Le président est déposé. Bien des observateurs s'étonneront qu'Azaña consente à laisser poser sa candidature. Le rôle joué par Prieto dans l'opération suggère qu'il s'agissait probablement de la réalisation d'un plan destiné à forcer la main aux socialistes : Azaña, devenu président de la République, aurait pu, à plus ou moins bref délai, être remplacé à la tête du gouvernement par Prieto [3]. Il obtient en tout cas une confortable majorité, avec 6 opposants seulement, la C.E.D.A. s'abstenant. Sa présence à la tête de l'État peut en effet sembler constituer une double garantie, contre la réaction aussi bien que contre la révolution. Il est trop engagé pour devenir le complice éventuel d'un coup d'État, trop attaché au libéralisme économique et politique pour se faire un jour le fourrier de la révolution. Bref, il peut passer pour le centre de ralliement et le symbole de tous les Espagnols qui espèrent encore éviter la guerre civile.
Dès le lendemain des élections, dans son premier discours, il a appelé à l'union, pour la « défense de la République », « républicains et non républicains, et tous ceux qui mettent avant tout l'amour de la patrie, la discipline et le respect de l'autorité constituée ». Mais cet appel aux partisans de l'ordre s'est accompagné de mesures non équivoques destinées à apaiser l'agitation populaire. Il promet la « réparation des atrocités commises par les fonctionnaires publics » et, sans attendre la réunion officielle des nouvelles Cortes, fait approuver par la Députation permanente la remise en fonctions des conseils municipaux révoqués pendant le bienio negro, la nomination de nouveaux gouverneurs civils dans tout le pays et, surtout, la loi d'amnistie. Le statut de l'autonomie catalane est remis en vigueur et Campanys fait, de Madrid à Barcelone, un voyage de retour triomphal... Tandis que les ouvriers des Asturies quittent les prisons, on arrête l'exécuteur de la répression contre eux, le général Lopez Ochoa. La réforme agraire est remise en chantier, un statut de l'autonomie basque est étudié.
Dans les Cortes, dont chaque séance tourne désormais au pugilat, le gouvernement républicain s'efforce de faire passer les réformes sociales qui lui semblent propres à satisfaire et à apaiser la vague de revendications populaires qui s'étend tous les jours, en surface comme en profondeur.
Dès le lendemain des élections, de puissantes manifestations de masses ont, sans attendre la signature du décret d'amnistie, ouvert les prisons et libéré les ouvriers détenus depuis 1934. Dès le 17 février, on signale l'ouverture de la prison de Valence par des manifestants de la C.N.T. et la libération des condamnés de 1934, plusieurs centaines de « libérations » à Oviedo même, plusieurs milliers dans toute l'Espagne. Dès le surlendemain commencent dans tout le pays des grèves pour la réintégration immédiate des condamnés ou des licenciés, le paiement de leur salaire à tous les ouvriers détenus pendant le bienio negro, des augmentations de salaires, le renvoi de tel ou tel agent de maîtrise, l'amélioration des conditions de travail. A ces grèves corporatives s'ajoutent des grèves plus politiques, des grèves de solidarité, des grèves générales, locales ou régionales. Certains conflits s'éternisent et en entraînent d'autres. Les patrons ripostent par le lock-out, et la lutte se fait plus âpre.
La situation est véritablement révolutionnaire à la campagne. Le Front populaire avait parlé de réforme agraire à des paysans avides de terre : comme l'écrit l'ambassadeur Bowers, « les paysans, êtres simples et frustes, avaient cru que sa victoire aux élections suffisait pour que cela fût chose faite » [4]. Dès la fin de février dans les provinces de Badajoz et Caceres, puis au cours des mois suivants dans l'Estramadure, l'Andalousie, la Castille et même la Navarre se multiplient les asentamientos. Les terres d' Alcala Zamora sont occupées en avril, de même que celles du duc d'Albuquerque. Les paysans s'installent sur les domaines des grands propriétaires et commencent à les cultiver pour leur propre compte. Très souvent éclatent des incidents sanglants entre paysans et gardes civils. Le plus grave sera celui de Veste, près d'Alicante, où la garde civile intervient et arrête six paysans qui ont commencé à abattre les arbres des propriétés seigneuriales. Exaspérés, les paysans de Veste, armés de fourches, de gourdins, de pierres, attaquent les gardes qui emmènent leurs camarades. Dans la fusillade qui s'ensuit, dix-huit paysans sont tués.
Villes et campagnes se trouvent ainsi plongées dans une atmosphère de violence : on signale un peu partout des incendies d'églises ou de couvents à la suite de manifestations de rues ou de rumeurs circulant sur un « complot » de moines. Il n'y a aucun doute : l'ordre établi et la propriété sont menacés...
De plus en plus, Largo Caballero apparaît comme l'homme de la révolu!ion qui monte. Depuis le 6 avril, il a son Journal, Claridad,un quotidien du soir, brillamment rédigé par une excellente équipe de jeunes intellectuels. Il a ses troupes de choc, les Jeunesses socialistes. Le 1° mai, lors du grand défilé ouvrier, dans ce que Claridad a appelé la parade de « la grande armée des travailleurs dans sa marche en avant vers le sommet proche du pouvoir », les J.S. en uniforme, et le poing levé, ont scandé des mots d'ordre pour un « Gouvernement ouvrier » et pour une « Armée rouge ». Caballero multiplie les avances à la C.N.T. et prend la parole à Saragosse lors d'un grand meeting à l'occasion de son congrès. Claridad entretient la ferveur révolutionnaire de ses partisans, prédit le triomphe inéluctable et proche du socialisme. Dans chaque discours, dans chaque article, Largo Caballero martèle la même affirmation : « La révolution que nous voulons ne peut se faire que par la violence... Pour établir le socialisme en Espagne, il faut triompher de la classe capitaliste et établir notre pouvoir... ». Il s'est prononcé pour la « dictature du prolétariat » [5] qu'il entend faire exercer, non par l'intermédiaire des soviets – quel que soit le nom qu'on leur donne – mais par et à travers le parti socialiste. Lui et ses partisans attendent que les républicains aient fait preuve de leur incapacité à résoudre les problèmes de l'Espagne, pour prendre le pouvoir. Mais comment le prendront-ils ? C'est ce qui n'est pas très clair. Le 14 juin, à Oviedo, il invite les républicains à s'en aller, à « laisser la place à la classe ouvrière », mais il semble impensable que le président Azaña puisse lui confier un jour la direction du gouvernement. Il entend instaurer la dictature du prolétariat par le parti socialiste, mais c'est Prieto qui contrôle l'exécutif du parti : comment Largo Caballero espère-t-il la prise du pouvoir du prolétariat par l'intermédiaire d'un parti dont l'appareil lui échappe ? Bien des historiens sont sévères à son égard – Gérald Brenan dit qu'il est un « social-démocrate qui joue à la révolution » [6]. Salvador de Madariaga pense que c'est la peur que provoque la violence de ses partisans qui rend possible la naissance du fascisme. En affirmant si souvent que les travailleurs n'ont pas à modérer leur action révolutionnaire de crainte d'un coup d'État militaire, il fait que beaucoup lui prêteront l'arrière-pensée que seul un tel coup d'État, en obligeant le gouvernement à armer les travailleurs, lui ouvrirait la route du pouvoir...
En juin, en tout cas, devant l'imminence du pronunciamiento militaire, il ira demander à Azaña d'armer les travailleurs : preuve, sans doute de sa bonne foi, mais aussi d'une certaine naïveté. Lénine, le Lénine russe, n'eut sans doute pas fait, du moins dans les mêmes formes, la démarche du « Lénine espagnol » …
C'est son rival socialiste, Prieto, qui porte contre Largo Caballero les accusations les plus graves. Pour lui, grèves, manifestations, désordres, revendications excessives relèvent d'un « révolutionnarisme infantile » qui fait le jeu du fascisme en effrayant les classes moyennes. Les prédictions des intellectuels de Claridad,les manifestations des Jeunesses en uniforme, les résolutions enflammées en faveur d'un « gouvernement ouvrier » et d'une « armée rouge » n'ont comme résultat que d'aggraver la peur des possédants et des bien-pensants dont l'imagination, dès qu'il est question de révolution, se repaît d'images passionnelles suggérées par dix-huit années de propagande anticommuniste sur la terreur des tchékas, les bolcheviks-au-couteau-entre-les-dents, les massacres et les famines qui furent le lot de la Russie de 1917. Pour Prieto, cette peur les conduira au désespoir et ils se jetteront dans les bras des généraux.
Tandis que le 1° mai, à Madrid, Largo Caballero joue les chefs de la Révolution, Prieto fait à Cuenca un discours retentissant. A l'anarchie génératrice du fascisme qu'est en train, selon lui, de préparer son rival, il oppose ce qu'il appelle la « révolution constructive ». La première tâche raisonnable et possible, à ses yeux, est la constitution d'un gouvernement de coalition : aux côtés des républicains, les socialistes y auraient pour mission de « rendre indestructible le pouvoir des classes laborieuses ». Il faut une réforme agraire profonde et bien menée, accompagnée d'un plan d'irrigation des campagnes et d'une industrialisation possible seulement dans un cadre capitaliste, qui permettra d'absorber l'excédent des populations rurales. C'est pourquoi les travailleurs ne doivent pas élever de revendications qui soient susceptibles de briser une économie capitaliste incapable de les satisfaire. Dans le meilleur des cas, s'ils arrivaient quand même à vaincre l'inévitable réaction armée de l'oligarchie, ils n'aboutiraient finalement qu'à « socialiser la misère ». Hypothèse moins vraisemblable d'ailleurs, aux yeux de Prieto, que l'autre : un coup d'État militaire préventif qu'il faut s'efforcer d'éviter. Le leader socialiste indique comment ses qualités feraient du général Franco un chef tout désigné pour un tel mouvement [7] et adjure les travailleurs de s'abstenir de tout ce qui pourrait le provoquer.
Le discours de Cuenca est incontestablement un programme gouvernemental. El Sol,journal républicain bourgeois, le salue comme celui d'un véritable homme d'État, compare Prieto à Aristide Briand, socialiste devenu, lui aussi, « réaliste ». Mais ce programme de réformes progressives et prudentes dans le cadre du capitalisme, ne rencontre que peu d'écho dans les masses que la fièvre révolutionnaire pousse tous les jours à de nouvelles actions [8].
Les amis de Largo Caballero considèrent en revanche ce programme comme une trahison ouverte, dénoncent dans les propos de Prieto une apologie de Franco. Les passions montent : déjà menacés à Cuenca, Prieto et ses amis Gonzalez Peña et Belarmino Tomas sont accueillis à Ecija par des coups de feu tirés par les Jeunesses socialistes et n'échappent que de justesse à la mort.
C'est dans ces conditions que l'exécutif du parti socialiste renvoie au mois d'octobre le Congrès national d'abord prévu pour le 29 juin. Le 1° juillet, la presse fait connaître le résultat des élections au comité exécutif du parti socialiste – d'avance boycottées, contestées et dénoncées par la tendance Largo Caballero – : les amis de Prieto triomphent, Gonzalez Peña est élu président, Jimenez de Asua vice-président et Ramon Lamoneda secrétaire du parti. La scission semble désormais inévitable.
Dans une intervention aux Cortes, le 16 juin, Gil Robles énumère des chiffres officiels, significatifs de l'ambiance du pays depuis les élections : 269 tués et 1 287 blessés dans des bagarres de rues, 381 bâtiments attaques ou endommagés, 43 locaux de journaux attaqués ou saccagés, 146 attentats à la bombe. Ces chiffres, incontestables, ne peuvent être imputés, comme le voudrait Robles, aux seuls révolutionnaires. Depuis févriers, en effet, sous l'impulsion de la Phalange se développe une action systématiquement contre-révolutionnaire. C'est dans la rue, comme en Allemagne et en Italie, que la Phalange revêt son caractère fasciste avec le plus de netteté : il s'agit de briser par la violence et la terreur le mouvement ouvrier et révolutionnaire, de s'attaquer aux locaux des partis et aux vendeurs de journaux, aux meetings et aux défilés, d'assassiner quand cela parait nécessaire pour éliminer un adversaire ou faire un exemple salutaire. Les phalangistes sont passés à la lutte armée dès le lendemain des élections. A Madrid les voitures chargées d'escuadristas munis d'armes automatiques sèment la terreur dans les quartiers ouvriers. En Andalousie, les pistoleros à leur solde abattent chaque jour de nouvelles victimes. L'objectif est double : il s'agit en même temps d'éliminer l'adversaire de classe, militant ou journaliste « marxiste » ou anarchiste ou celui qui les aide, juge ou policier, et de créer une atmosphère telle que les amis de l'ordre ne voient finalement d'autre solution que de remettre le sort du pays entre les mains d'une dictature. La désillusion née de la défaite électorale entraîne bien des conservateurs à renoncer aux perspectives « légales » et à passer à l'action directe. Les progrès de la Phalange sont foudroyants à partir de février : le flot des mécontents de droite vient grossir ses rangs. C'est vers elle que se tournent les jeunes du parti de Gil Robles, les Juventudes Accion popular que dirige à ce moment Ramon Serrano Suñer.
Quoiqu'il ne soit pas possible à l'historien de situer en toute certitude la responsabilité de crimes rarement signés, c'est plus que vraisemblablement à la Phalange et à ses pistoleros que sont dus certains des attentats les plus célèbres : l'attentat manqué à la bombe contre Largo Caballero et celui contre le républicain Ortega y Gasset, celui qui coûte la vie à l'inspecteur chargé de protéger le vice-président socialiste Jimenez de Asua ; l'explosion, le 14 avril, d'une bombe sous la tribune présidentielle pendant le défilé ; celle qui détruit le local du journal socialiste d'Oviedo ; les nombreux assassinats politiques, celui du journaliste Casaus à Saint-Sébastien, du socialiste Malumbres à Santander, celui du juge Pedregal, coupable d'avoir condamné un tueur phalangiste à trente ans de prison, celui du capitaine de garde d'assaut Faraudo, tué en pleine rue au bras de sa femme, le 12 juillet enfin, celui du lieutenant asalto José del Castillo, devenu l'homme à abattre aux yeux des phalangistes depuis les batailles de rues qui avaient suivi l'attentat du 14 avril [9].
Malgré son importance croissante dans les mois qui suivent les élections et dans la marche à la guerre civile, la Phalange ne peut être considérée comme un facteur déterminant. C'est de l'armée que l'oligarchie, les traditionalistes, les monarchistes, les conservateurs, attendent le salut. C'est son action que redoutent tous les jours républicains et révolutionnaires. Elle se prépare, pratiquement au vu et au su de tous, à intervenir et à régler définitivement le sort du mouvement révolutionnaire. Pour les chefs de l'armée, il est en effet évident que la victoire du Front populaire a déclenché une crise révolutionnaire dont les politiciens républicains modérés de la gauche ne sont pas capables de venir à bout.
Dès le 17 février, Calvo Sotelo, puis, ainsi que nous l'avons vu, Franco lui-même adjurent le président de la République de prendre l'initiative d'un coup de force en annulant les élections. Après le refus de Portela Valladares, le 20 février, sur l'initiative des chefs de l'Union militaire, se tiennent dans toute l'Espagne des conférences entre chefs militaires et dirigeants politiques des partis de droite. La conclusion en est que le moment n'est pas venu d'une action, car les troupes, gagnées par l'enthousiasme populaire, ne sont pas absolument sûres.
Le gouvernement, informé, prend des mesures. Franco, le chef d'état-major, est limogé et affecté au commandement militaire des Canaries. Goded, inspecteur général de l'armée du Nord, est affecté aux Baléares, et le général Mola, l'ancien chef de la Sûreté de la monarchie, qui perd le commandement de l'armée d'Afrique, est affecté en Navarre. Franco Mola et les généraux Villegas et Varela se rencontrent à Madrid, dans l'appartement du député monarchiste Delgado pour une mise au point nécessaire avant que chacun ne rejoigne sa nouvelle affectation.
La conspiration se poursuit sans encombre dans ces conditions nouvelles : le colonel Galarza assure la liaison entre Madrid et les Canaries. C'est l'inspecteur général de l'armée, le général Rodriguez del Barrio, qui est, dans la Junta de direction, le représentant personnel du général Sanjurjo. Conformément à l'accord signé en 1934 avec Goicoechea, Lizarza et le général Barrera, l'Italie apporte au mouvement son aide matérielle, armes et moyens financiers. Juan March est à Londres et se charge de conquérir des sympathies au mouvement militaire dans les milieux de la grande finance internationale. Le général Sanjurjo quitte sa résidence d'exil d'Estoril pour se rendre, en mars et en avril, en Allemagne où il prend des contacts officiels. L'objectif politique reste toujours aussi vague : les premières instructions écrites de la Junte, d'avril 1936, se contentent de rappeler que le mouvement a pour but d'instaurer une dictature militaire et fixent les récompenses à octroyer aux officiers et sous-officiers qu'il s'agit de gagner. Le plan d'insurrection est modifié en fonction des conditions nouvelles : Franco, des Canaries, doit gagner le Maroc et y prendre la tête de l'armée d'Afrique, Mola soulèvera la Navarre, Gonzalez de Lara Burgos et Rodriguez Carrasco la Catalogne. Varela et Orgaz prendront la tête de l'insurrection à Madrid. Tout semble au point et la date de l'insurrection est fixée au 20 avril. Mais, le 18, le général Rodriguez del Barrio informe la Junte que le gouvernement est averti : il a décidé de muter Varela à Cadix et Orgaz aux Canaries. Il faut recommencer et réajuster le plan, d'autant plus – c'est un atout important – que deux généraux qui passent pour républicains, Queipo de Llano et Cabanellas, viennent d'adhérer à la conspiration. Les gens de Madrid sont trop surveillés. Le centre d'organisation de la rébellion est fixé en Navarre, où Mola jouit d'une totale liberté d'action et où les officiers bénéficient de la sympathie active d'une bonne partie de la population. Madrid reste un souci pour les généraux qui décident finalement d'y confier la direction du soulèvement aux généraux Fanjul et Villegas. Quatre colonnes, parties de Navarre, de Burgos et de Valence où l'on escompte un succès rapide, doivent immédiatement converger vers la capitale pour y soutenir les insurgés. Mais il y a d'autres difficultés : le général Villegas s'effraye et se dérobe, le gouvernement, qui semble suivre la conspiration au jour le jour, s'emploie à brouiller les cartes et remplace à Burgos le général Gonzalez de Lara par un général républicain de toute confiance, Batet. Il faut, chaque fois, recommencer.
Cependant la conspiration progresse : aux Canaries, Franco, sur le Jaime 1°, a des entretiens prolongés avec l'amiral Salas qui lui apporte l'appui des officiers de marine ; le réseau des conjurés s'est considérablement élargi avec l'entrée de nombreux officiers subalternes, qui joueront un rôle décisif. Il s'agit en effet de repérer, dans l'armée, les cadres qui s'opposeront au soulèvement, officiers républicains ou tout simplement disciplinés et décidés a rester fidèles au gouvernement quel qu'il soit. Il faut les surveiller, les neutraliser, et, si possible, s'en débarrasser le moment venu. Les contacts sont étroits avec les dirigeants politiques de la droite. Il semble bien que Calvo Sotelo ait été l'une des têtes du complot. Mais les militaires ne désespèrent pas d'entraîner à leurs côtés Gil Robles et ses amis, qui résistent. Les carlistes ont apporté à Mola leur appui et l'appoint précieux de leurs 7 000 requetes « sur pied de guerre, avec armes équipement et formations réguliers organisées ». Mola n'en accepte que 4 000, qu'il compte répartir dans les régiments de regulares. Mais une note du 5 juin, rédigée par Mola, provoque une crise avec les carlistes. Mola prévoit pour l'Espagne un directoire de cinq chefs militaires qui suspendra la constitution et gouvernera par décrets-lois, mais s'engagera, pour la durée de son pouvoir, à maintenir la République. La séparation de l'Église et de l'État doit être maintenue. L'objectif du mouvement est, selon Mola, l'instauration d'une « dictature républicaine ». Ce programme ne fait pas l'affaire des carlistes qui veulent, au minimum, l'adoption du drapeau monarchiste bicolore et le rejet de l'emblème républicain, la dissolution immédiate de tous les partis, une organisation corporatiste de l'Espagne. Mola refuse et les carlistes lui font savoir qu'ils ne marchent plus avec lui : on renonce au plan qui devait faire déclencher le mouvement par les Navarrais, le 12 juillet. Le chef des requetes, Lizarza, se rend auprès de Sanjurjo, dont l'arbitrage sera accepté par tous : il n'y aura pas de drapeau pour les unités militaires où les requetes sont appelés à servir. Ce gouvernement sera un gouvernement militaire « apolitique », dont le premier acte sera d'abolir toute la législation en matière sociale et religieuse et dont l'objectif sera la destruction du régime libéral et parlementaire, pour adopter, selon les termes mêmes de Sanjurjo, « les normes que beaucoup sont en train de suivre, modernes pour eux, mais séculaires pour notre patrie »[10]. La dernière difficulté est levée en juin ; aux grandes manœuvres de l'armée du Maroc, les conjurés prêtent le fameux « serment du Llano Amarillo ».
Après bien des fausses manœuvres, la date de l'insurrection semble avoir été à nouveau fixée, puisque Mola informe les conjurés d'avoir à se tenir prêts le 15 juillet. Franco, des Canaries, doit soulever le Maroc ; Goded, des Baléares, la Catalogne, et Queipo de Llano, Séville. Ailleurs on compte sur les officiers qui sont en place : Cabanellas à Saragosse Saliquet à Valladolid, Fanjul à Madrid, Gonzalez Carrasco à Valence. Le 16, Mola prévient José Antonio Primo de Rivera que le soulèvement est fixé aux 18, 19 et 20 juillet. Ces dates-là ne seront pas reculées.
L'attitude du gouvernement au cours de ces mois décisifs a, fait l'objet de nombreuses critiques. Le gouvernement, c'est incontestable, a été au courant de ce qui se tramait du coté des chefs militaires. Il n'a pris que peu de mesures et celles qu'il a prises ont été particulièrement maladroites. A quoi sert d'éloigner aux Canaries le général Franco lorsque cet exil le rapproche de l'armée du Maroc où il est fort populaire et alors que les conspirateurs, à Madrid, peuvent encore compter sur l'inspecteur général de l'Armée qui, lui, reste en place ? La nomination de Mola en Navarre loin d'affaiblir l'insurrection, place un chef dangereux dans l'un des foyers de conspiration les plus actifs. Et Goded des Baléares, dirigera sans difficulté le soulèvement de Barcelone. Mieux encore, par une note du 18 mars, le gouvernement couvre les militaires qui conspirent en protestant contre les rumeurs de coup d'État jugées par lui injurieuses. Il parle de son « chagrin » devant les « injustes attaques» lancées contre le corps des officiers, « fidèles serviteurs du pouvoir constitué et garantie d'obéissance à la volonté populaire », dénonce dans les campagnes de la presse socialiste, communiste et anarchiste « le désir criminel et obstiné de miner l'armée ». La timidité des mesures prises contre les conspirateurs, la volonté avouée du gouvernement de fermer les yeux n'ont sans doute eu pour résultat que de rallier au coup de force beaucoup d'officiers hésitants. Le successeur d'Azaña, Casares Quiroga, mérite de passer à l'histoire pour l'aveugle optimisme dont il fait preuve en refusant de donner créance à toutes les informations et rumeurs sur le complot des généraux et qui culminera dans son refus final de croire à la nouvelle du soulèvement alors même que celui-ci s'est bel et bien produit [11]. Gasares Quiroga s'obstinera encore alors à compter le général Queipo de Llano parmi les officiers loyaux sur qui il se repose pour écraser le soulèvement, alors que ce chef commande au même moment les rebelles de Séville …
Il y a cependant quelque injustice à dresser contre les dirigeants républicains des réquisitoires aussi sévères pour leur indulgence à l'égard du complot des généraux. A l'image des groupes politiques qu'ils représentent et des forces sociales qu'ils incarnent, Casares Quiroga comme Azaña hésitent et tergiversent parce qu'ils sont pris entre deux feux. Le président Azaña avait pu s'écrier en 1933 qu'il préférait perdre le pouvoir après une lutte loyale que le gagner par quelque artifice. Mais la lutte qui se déroule dans l'Espagne de 1936 n'est ni la lutte loyale qu'il espérait, ni la joute parlementaire qui lui est familière. C'est une lutte féroce entre des classes sociales antagonistes dont il s'efforce vainement d'éviter l'affrontement. Or, le cadre parlementaire est singulièrement inapte à cette tâche : quelques mois après leur élection, les Cortes ne sont plus qu'une représentation infidèle de la nation qui les a élues. Les députés de droite, en majorité cédistes, représentent des électeurs qui aujourd'hui, pour les plus actifs d'entre eux au moins, ont rejoint les extrémistes, et dont le porte parole n'est plus Gil Robles, mais Calvo Sotelo. Quant aux électeurs du Front populaire, ils constituent désormais, dans leur majorité, une force explosive que leurs dirigeants ne contrôlent plus. La victoire du Front populaire a été leur victoire, ils veulent l'aménager, la parfaire, la concrétiser, l'achever par les méthodes qui sont spontanément les leurs, celles de l'action directe et de la violence révolutionnaire.
La révolution ouvrière et paysanne menace la République parlementaire au même titre que la réaction militaire et fasciste. La lutte armée entre elles, la guerre civile, marquerait la fin, la faillite de la politique des Azaña et des Casares Quiroga. C'est pourquoi ils cherchent à l'éviter, en frappant tour à tour chacun des adversaires, en veillant à ne pas trop affaiblir l'un pour ne pas se livrer à l'autre.
Comme au Parlement, le gouvernement louvoie dans le pays, arrête alternativement des phalangistes, puis des anarchistes, ferme alternativement les locaux des uns puis des autres, refuse en tout cas de frapper sérieusement les généraux car il ne pourrait alors éviter d'armer les ouvriers, refuse non moins énergiquement de frapper sérieusement le mouvement gréviste et l'agitation ouvrière et paysanne pour ne pas se livrer, du coup, en otage, aux généraux. Coincé entre des forces hostiles, il ne peut que jouer un dangereux double jeu : l'arrestation de Primo de Rivera est une concession à la gauche, mais le leader phalangiste reçoit toutes les visites qu'il veut, et des milieux officieux expliquent à qui veut les entendre que c'était là le seul moyen d'assurer sa sécurité [12]. Bien des militants révolutionnaires laissent entendre que le gouvernement n'est pas mécontent de la menace d'un complot militaire qui peut seul, ainsi que le souhaite Prieto, contribuer, en le ramenant à des revendications « raisonnables », à arrêter le mouvement révolutionnaire.
Tous les reproches faits au gouvernement se rapportent à un seul et unique défaut : sa faiblesse. Sa seule raison d'être est de durer, de gagner du temps pour éviter le choc qui le réduira à néant.
Notes
[1] Op. cit., p. 535.
[2] Santillan (op. cit. p. 36-37) dit qu'il fut d'accord sur ce point avec Garcia Oliver contre Durruti.
[3] Prieto, dans une note à la presse, citée par Carlos Rama (op. cit. p. 238), déclarera qu'il a refusé l'offre du président Azaña de constituer le gouvernement, à cause, notamment, de l'hostilité que lui manifeste « certain secteur de son parti » et qui risquerait de produire un affaiblissement du Front populaire dont « il faut à tout prix maintenir l'intégrité ».
[4] Ma mission en Espagne,p. 220.
[5] Cf. résolution du groupe socialiste de Madrid (Claridad,avril 36) : « Le prolétariat ne doit pas se borner à défendre la démocratie bourgeoise, mais assurer par tous les moyens la conquête du pouvoir politique, pour réaliser à partir de lui sa propre révolution sociale. Dans la période de transition de la société capitaliste à la société socialiste, la forme du gouvernement sera la dictature du prolétariat. »
[6] Op. cit. p. 305.
[7] « Le général Franco, par sa jeunesse, par ses qualités, l'étendue de ses amitiés dans l'armée, est celui qui peut avec le maximum de chances, celles que lui vaut son prestige personnel, prendre la tête d'un mouvement contre le régime républicain ».
[8] Notons que le parti communiste défend des positions infiniment plus proches de celles de Prieto que de celles de Largo Caballero. Cf. le discours de son secrétaire général José Diaz à Saragosse le 1er Juin : la grève – selon Diaz, – est l' « arme puissante dont il (le prolétariat) dispose pour obtenir une augmentation des salaires ou de meilleures conditions de vie ». Mais il faut bien réfléchir avant de s'engager dans une grève « sur les moyens de résoudre les confits sans y avoir recours ». « Car, ajoute-t-il, nous sommes aujourd'hui dans une période où les patrons provoquent et attisent les grèves pour des raisons politiques de sabotage et où des éléments fascistes s'introduisent comme agents provocateurs dans quelques organisations pour servir les fins de la réaction. » On peut opposer cette attitude à celle du P.O.U.M. : « Pour la bourgeoisie démocratique, la révolution est terminée. Pour la classe ouvrière, au contraire, elle n'est qu'une étape de son déroulement... Chaque recul de la réaction, chaque progrès de la révolution, est le résultat direct de l'initiative et de l'action extra-légale du prolétariat » (article de Andrès Nin dans Nueva Era, juillet 36, reproduit op. cit. p. 219).
[9] Clara Campoamor dit que Faraudo et Castillo furent abattus parce qu'ils avaient été les instructeurs des milices socialistes. Le Phalangiste Bravo Martinez revendique pour la « première ligne » de la Phalange l'honneur d'avoir accompli ces exécutions.
[10] Lizarza, Memorias de la Conspiracion,p. 108,
[11] Il sera surnommé « Civilon », nom d'un célèbre taureau qui avait fui dans l'arène.
[12] Bowers, op. cit. p. 213.