1961

" A ceux qui crient à « l'Espagne éternelle » devant les milices de la République avec leurs chefs ouvriers élus et leurs titres ronflants, il faut rappeler la Commune de Paris et ses Fédérés, ses officiers-militants élus, ses « Turcos de la Commune », ses « Vengeurs de Flourens », ses « Lascars ». "

P. Broué, E. Témime

La Révolution et la Guerre d’Espagne

I.1 : Oligarques et républicains

L'Espagne du début du XX° siècle est l'archaïsme de l'Occident : dans ce monde qui s'uniformise, elle est l'îlot des traditions et ses maîtres se flattent d'avoir su, face aux courants politiques et économiques modernes, maintenir l' « hispanité ». C'est pourtant dans ce pays, profondément enfoncé dans son passé, que se déroule, à partir de 1936, la dernière révolution de l'entre-deux-guerres. Comme la Russie en 1917, l'Espagne est, alors, le chaînon le plus faible du monde capitaliste ; là s'arrête cependant la comparaison. La révolution espagnole, à la différence de l'Octobre russe, n'était pas la première étincelle d'un incendie qui se propageait, mais seulement la dernière flambée d'un feu déjà éteint dans toute l'Europe. La révolution russe avait annoncé la fin de la première guerre mondiale. La révolution espagnole ne fera en définitive qu'offrir aux puissances qui se préparent à la seconde un fertile terrain d'expériences. La révolution devenue guerre civile ne sera finalement que le prélude et la répétition générale de la deuxième guerre mondiale.

Un pays écrasé par son passé

C'est au retard de son développement économique général que la Russie des tsars devait son caractère profondément arriéré. L'Espagne, au contraire, doit le sien, par un curieux paradoxe, aux conséquences directes de l'avance qu'elle avait prise, au début des temps modernes, sur les autres puissances européennes.

A l'époque où son hégémonie s'affirmait sur l'Europe en même temps que l'essor de son commerce mondial, sa monarchie se centralisait, ses particularismes régionaux s'estompaient : l'Espagne féodale reculait tandis qu'une nation et un État moderne s'ébauchaient. Mais la précocité même de cette expansion devait se retourner contre elle. La découverte de l'Amérique et l'édification d'un empire immense sur le Nouveau Continent portaient en elles les germes de la décadence. Tandis que les métaux précieux rapportés par les galions du roi allaient vivifier l'Europe occidentale, la métropole semblait frappée de paralysie, devenait en même temps que « fontaine de gloire » la « vallée de misère » qu'ont su décrire les historiens du XVI°. L'Espagne perd, au XIX°, ses dernières positions mondiales et ne sera finalement qu'effleurée par la révolution industrielle et libérale qui achève de transformer la vieille Europe.

Les classes d'ancien régime continuent de se décomposer sans pourtant que s'achève la formation de la nouvelle société bourgeoise en gestation. Le retard du développement capitaliste, le rétrécissement des rapports économiques freinent la formation de la nation, renforcent les tendances centrifuges et le séparatisme des provinces : les entrepreneurs du Pays basque et de la Catalogne qui ont, au XIX°, bénéficié d'un développement industriel limité, supportent avec impatience, mais sans avoir la force de le secouer, le joug de l'oligarchie castillane. Les masses paysannes prolétarisées font parfois exploser leur colère dans de brutales flambées, véritables « jacqueries » en plein siècle du machinisme. Encore uni par mille liens au monde paysan, un prolétariat s'organise, animé de la même combativité. Ainsi s'accumulent, dans tous les pores d'une société complexe, les germes de destruction d'un passé encore si vivant et si pesant qu'il peut, au début du XX° siècle, sembler éternel.

Un pays semi-colonial

Au début du XX° siècle, l'Espagne est un pays essentiellement agricole. C'est à l'agriculture que se consacrent plus de 70 % de sa population active. Le paysan espagnol travaille avec les mêmes outils que son ancêtre au Moyen Age : dans l'ensemble du pays, l'araire l'emporte encore sur la charrue. Les rendements à l'hectare sont parmi les plus faibles d'Europe, et plus de 30 % des terres cultivables restent en friche.

L'industrie, là où elle existe, est à peine sortie de la période manufacturière. La concentration se fait à un rythme très lent : seule la métallurgie du Pays basque présente tous les traits de la grande industrie capitaliste. En Catalogne, l'industrie textile, la plus importante du point de vue de la production globale, est encore éparpillée dans une poussière d'entreprises minuscules.

Sur le marché mondial, l'Espagne n'a à offrir que les produits de son sol et ceux de son sous-sol en échange des produits manufacturés des industries étrangères. Mais elle est aussi, inévitable corollaire, un terrain d'élection pour les capitaux étrangers investis depuis quelques décennies dans les secteurs les plus rentables et les plus importants : capitaux belges (un demi-milliard de francs) dans les chemins de fer et les tramways, capitaux français (trois milliards) dans les mines, le textile, l'industrie chimique, capitaux canadiens dans les centrales hydro-électriques en Catalogne et au Levante, capitaux britanniques (cinq milliards) qui contrôlent toute la métallurgie du Pays basque, les constructions navales, les mines de cuivre avec Rio Tinto[1], capitaux américains, nouveaux venus mais non des moindres, qui contrôlent notamment les téléphones [2], capitaux allemands enfin qui, en 1936, déjà incorporés dans les compagnies d'électricité du Levante, cherchent à pénétrer dans la métallurgie.

La guerre de 1914-18, en lui offrant des débouchés, avait apporté à l'Espagne une relative prospérité. D'un seul coup, elle s'était trouvée promue au rang de fournisseur de produits alimentaires et même, dans une certaine mesure, de produits fabriqués. Mais le retour de la paix l'exclut du marché mondial où elle est incapable de soutenir la concurrence des puissances industrielles. La crise mondiale l'atteint durement en 1929 ; les barrières douanières élevées par les grandes puissances barrent la route de l'exportation aux produits de son agriculture et provoquent l'effondrement d'un marché intérieur déjà à peine capable d'absorber les produits de l'industrie nationale : plus encore peut-être que les pays avancés, les pays à structure semi-coloniale, comme l'Espagne, sont atteints par la crise des années 30 et ses conséquences sociales [3].

Structure de la société espagnole

L'extrême différenciation sociale accentue en effet les moindres contrecoups économiques, raidit un organisme aux possibilités d'adaptation déjà réduites. On peut, avec Henri Rabasseire [4] estimer que, sur onze millions d'Espagnols qui constituent la population active du pays, il y a huit millions de « pauvres » dont le travail assure tout juste la subsistance : un million de petits artisans, deux à trois millions d'ouvriers agricoles, deux à trois millions d'ouvriers d'industrie et de mineurs, deux millions de métayers ou tout petits propriétaires ruraux. Entre cette masse et le million de privilégiés que Rabasseire appelle les « parasites » – fonctionnaires, prêtres, militaires, intellectuels, grands propriétaires ruraux et grands bourgeois – s'intercalent moins de deux millions d'hommes des « classes moyennes » pour moitié paysans aisés, pour moitié petits bourgeois groupés dans les centres les plus évolués : Barcelone, Valence, Bilbao, Santander...

Aucune expansion n'est possible tant que ces huit millions de « travailleurs pauvres » n'ont d'autre possibilité que d'assurer péniblement leur subsistance dans des conditions de vie uniformes, avec une consommation réduite au strict minimum, un budget essentiellement consacré à la nourriture. Le développement des forces de production dans le cadre du capitalisme est fermé à l'extérieur par les barrières douanières ou la concurrence des grandes puissances qui lui interdisent l'ouverture des marchés. A l'intérieur, la création d'une paysannerie solide et prospère permettrait la création d'un marché intérieur. Mais elle exige préalablement le règlement du problème n° 1 de l'Espagne, celui de la terre. C'est dans les campagnes que s'accusent le plus fortement les oppositions sociales, que s'alimentent les haines séculaires.

La question agraire

En 1931, deux millions de travailleurs agricoles n'ont pas de terre, tandis que 50 000 hobereaux possèdent la moitié du sol de l'Espagne. Tandis qu'un million et demi de petits propriétaires dont les terres ne dépassent pas un hectare de superficie sont obligés pour vivre de travailler sur les terres des grands, 10 000 propriétaires ont plus de 100 hectares... Dans certaines provinces, la domination des « grands » est totale : 5 % des propriétaires détiennent dans la province de Séville des terres qui représentent 72 % de la valeur totale de celles de la province ; dans celle de Badajoz, 2,75 % des propriétaires possèdent 60 % de la superficie. On cite couramment le duc de Medinaceli qui possède 79 000 hectares, le duc de Peñaranda qui en a plus de 51 000...

Pourtant le tableau de la condition des terres et des paysans est infiniment plus varié que ne pourraient le faire croire ces chiffres brutaux. Les systèmes agraires varient en effet avec les conditions naturelles, notamment le degré de sécheresse. Ces formes diverses résultent aussi des luttes séculaires des paysans pour la terre. Entre le travailleur intermittent et le petit propriétaire indépendant, il y à toute une gamme de fermiers, de métayers, aux baux de plus ou moins longue durée, de petits propriétaires astreints à payer des redevances venues directement du régime féodal médiéval. Aussi peut-on, avec M. Gerald Brenan [5], distinguer deux problèmes agraires essentiels, celui des petites tenures du Nord et du Centre, souvent trop petites pour la subsistance de ceux qui les travaillent, celui des grands domaines du Sud exploités par le travail d'ouvriers à qui l'abondance de main-d'œuvre permet de n'offrir que des salaires de famine.

Le petit propriétaire des Asturies, qui bénéficie de l'appoint de vastes pâturages communaux, le métayer du Pays basque, de Navarre ou de Maestrazgo ne connaissent qu'exceptionnellement la misère, s'ils ignorent pourtant l'aisance. Mais le paysan de Galice sur sa terre minuscule est écrasé par le poids du foro, résidu des taxes seigneuriales, et celui du Leon, de la vieille Castille et du plateau d'Aragon se débat trop souvent entre les mains des usuriers. Si le paysan du Levante est quelquefois parvenu à racheter la tenure héréditaire astreinte au paiement du censo, le fermier des plaines irriguées de Grenade et Murcie doit payer des loyers énormes. Le petit propriétaire catalan jouit d'une relative aisance, mais son voisin, le « rabassaire » [6], a vu sa condition se dégrader au cours des dernières années.

Sur le plateau de Nouvelle Castille, les domaines des nobles sont presque toujours loués. Le drame, ici, est dans la brièveté du bail et sa précarité, l'absence d'obligations pour le propriétaire, qui peut hausser les baux à sa guise et laisse souvent ses agents abuser encore du paysan. D'après les registres de l'impôt de 1929, 850 000 chefs de famille, sur un total de 1 000 000, ont un revenu quotidien inférieur à une peseta...

Dans la Manche et l'Estramadure, les domaines sont plus grands et les petits exploitants moins nombreux. Dans les plaines, le paysan typique est le yuntero, paysan sans terre, possesseur d'un attelage de mules, qui cultive quand il le peut la terre du grand propriétaire absentéiste.

L'Andalousie est le domaine classique des latifundia. Ici le revenu moyen annuel d'un grand propriétaire est d'environ 18 000 pesetas, celui d'un petit propriétaire étant de 161 pesetas. Mais la majorité des paysans ne sont pas propriétaires du tout : ce sont les braceros – les « brassiers » de notre Moyen Age –, journaliers qui n'ont guère de travail plus d'un jour sur deux et doivent vivre toute l'année avec les salaires de misère gagnés à travailler, dans les pires conditions [7], sur les grands domaines, sous la surveillance du labrador, l'intendant rapace, toujours prêt à s'enrichir par des amendes arbitraires ou le chantage à l'embauche. Bien des terres cultivables restent en friche, soit que leur propriétaire se les réserve pour la chasse, soit qu'il veuille ainsi tenir la dragée haute aux revendications des braceros. Car cette région, qui compte des populations peut-être les plus misérables d'Europe, est aussi la patrie de la haine de classes, de l'esclave toujours prêt à se révolter contre le maître : les « jacques » ont faim de terre...

C'est donc, en définitive, une poignée de grands propriétaires qui domine la terre d'Espagne [8]. Les « oligarques », comme disent leurs adversaires, ont su, depuis des siècles, préserver l'essentiel de leurs privilèges et de leur fortune au détriment de la masse paysanne. La monarchie a été leur régime, le seul véritablement conforme à leurs intérêts et à leurs aspirations. C'est pour la sauver qu'ils ont consenti, en 1923, au pronunciamiento qui devait inaugurer la dictature du général Primo de Rivera. En 1930, c'est le consentement général du roi et des oligarques qui congédie Primo et appelle le général Berenguer. En 1931, la proclamation de la République se fera sans violence : ce sera la « glorieuse exception » d'une « révolution pacifique », ainsi que le proclame au micro le grand propriétaire Alcala Zamora, devenu président. La monarchie fait place à la République sans que, pour l'essentiel, le régime économique et social ait subi d'atteinte. Alphonse XIII quitte l'Espagne, mais il n'abdique pas. Les oligarques, dans leur quasi-totalité, lui restent fidèles. Ils conservent, sous le nouveau régime politique, les solides piliers qui ont de tout temps étayé leur domination : l'Église et l'Armée.

L'Église

L'Église espagnole est, elle aussi, un anachronisme, qui semble issu tout droit du Moyen Age avec ses 80 000 prêtres, moines et religieuses. Sa puissance spirituelle et temporelle est considérable. Il est cependant difficile d'estimer ses richesses avec exactitude. Sans doute n'est-elle pas, comme on l'a souvent affirmé, le plus gros propriétaire foncier du pays ; mais elle n'est pas loin de l'être. L'enquête du ministère de la Justice effectuée au lendemain de la proclamation de la République lui attribue 11 000 domaines, évalués à quelque 130 millions de pesetas. Ses propriétés urbaines ne sont pas moins considérables, et elle est une puissance du monde des affaires, de la banque comme de l'industrie, contrôlant directement ou par l'intermédiaire d'hommes de paille des entreprises aussi importantes que la Banque Urquijo, les mines de cuivre du Rif, les chemins de fer du Nord, les tramways de Madrid ou la Compagnie Transméditerranéenne.

Elle était sous la monarchie, et elle est restée dans une large mesure sous la République, maîtresse de l'enseignement [9] : dans ce pays qui compte, il est vrai, douze millions d'illettrés – la moitié de la population –, ce sont ses écoles qui ont instruit et éduqué plus de cinq millions d'adultes. Mais cette emprise sur l'éducation est loin de se traduire par une influence équivalente. Les troubles anticatholiques, les incendies de couvents et d'églises qui ont marqué le mois de mai 1931 révèlent un phénomène profond : les masses populaires se sont dégagées de l'emprise de l'Église et se tournent contre elle [10]. Il est d'ailleurs intéressant de noter ici que c'est seulement dans les régions où l'inégalité sociale est moins frappante, soit que tout le monde y soit pauvre, comme en Galice, soit que le niveau général de vie soit acceptable comme en Pays basque, en Navarre, au Levante ou en Catalogne et, dans une certaine mesure, en Vieille Castille, que l'Église conserve une audience dans les masses rurales. Ailleurs, dans l'Espagne des latifundia, l'Église est considérée comme l'instrument de propagande et d'encadrement des riches, comme le défenseur d'un ordre social et d'une propriété iniques, comme l'adversaire résolu de toute amélioration sociale, l'ennemi des travailleurs. Mgr Segura, l'archevêque de Tolède, dont les revenus annuels sont de 600 000 pesetas, incarne parfaitement l'aspect intégriste et réactionnaire de l'Église espagnole. Ce prélat, « homme d'église du XIII° siècle », qui « pensait qu'un bain était une invention des païens sinon du diable lui-même et qui portait un cilice comme un moine d'autrefois » [11], primat d'Espagne, sera le champion de l'opposition inconditionnelle à la République, l'adversaire résolu, non seulement de toute « subversion », mais de tout libéralisme.

L'armée espagnole

Originale par ses structures comme par sa place dans la société, l'armée espagnole n'a pas d'équivalent en Europe. Régulièrement battue depuis un siècle dans la défense des dernières possessions coloniales, elle s'affirme en même temps comme un corps politique autonome. En bref, c'est une armée de pronunciamiento – le mot est espagnol, ce n'est pas un hasard. Vaincus, humiliés par leurs défaites répétées, les officiers en imputent la responsabilité aux gouvernements successifs. La guerre du Rif, contre le chef marocain Abd-el-Krim, s'est prolongée de 1921 à 1926 : elle a coûté à l'Espagne la vie de 15 000 de ses soldats pour la seule année 1924 et n'a pu se conclure victorieusement qu'avec l'intervention des troupes françaises de Lyautey. Les chefs militaires, malgré les désastres, ont pu se faire les champions de la reconquête coloniale contre les gouvernements d'abandon, et c'est dans ce rôle qu'est apparu pour la première fois sur le terrain politique le lieutenant-colonel Francisco Franco, un des chefs de la légion étrangère. Après la victoire, le Maroc reste le fief de l'Armée : les généraux y sont de véritables proconsuls.

Débouché honorable pour les fils de famille, – les señoritos – la caste des officiers, jalouse de ses privilèges, dont le principal reste de se « prononcer », incarne aux yeux des traditionalistes toutes les vertus espagnoles. Elle est, dans le marasme général, la seule arme réelle des classes dirigeantes leur ultime recours et leur suprême espoir. C'est avec le consentement des chefs de l'Armée que la République a été proclamée. Mais le pronunciamiento manqué d'un de ses chefs les plus écoutés, le général Sanjurjo, le 12 août 1932, a montré que ce consentement pouvait à chaque instant être retiré, si la République s'avisait de ne pas être docile aux injonctions des oligarques [12].

Fait remarquable, cette armée dont l'artillerie est composée de vieux canons de 75, dont les fantassins sont munis de Lebel de 1909, dont aucun avion ne pourrait tenir l'air face à n'importe quelle aviation étrangère, est abondamment pourvue de mitrailleuses. Elle ne résisterait pas une semaine contre une armée moderne : elle reste capable de noyer dans le sang une tentative révolutionnaire. Mal nourries, mal vêtues, mal équipées, ses recrues sont aussi très mal entraînées. Les officiers sont d'un niveau technique très médiocre, les plus expérimentés étant les coloniaux qui ont servi dans les unités du Maroc. Elle a pourtant son élite, véritable armée de métier, avec le Tercio de la légion étrangère, organisé pendant la guerre du Rif par le général Millan Astray, et ses régiments marocains recrutés parmi les tribus montagnardes les plus arriérées et les plus guerrières. Ces mercenaires, légionnaires et Maures, sont la troupe de choc de cette armée de guerre civile. Lorsque, en octobre 1934, les mineurs des Asturies se soulèvent contre la perspective de l'arrivée au pouvoir de la droite ce sont ces unités d'élite, étrangères à l' « hispanité », mais efficaces, qui écraseront en douze jours l'insurrection ouvrière. Et l'on verra servir au premier rang quelques-uns des officiers condamnés pour s'être soulevés deux ans auparavant sous Sanjurjo contre la République.

Ce sont d'ailleurs les officiers qui manquent le moins à cette armée. Sous la monarchie, on en comptait 15 000, dont 800 généraux, soit un officier pour six hommes, un général pour un peu plus de 100 soldats. Sous la République, il y a de moins en moins d'officiers républicains. Le gouvernement Azaña, pour dégager les cadres, a offert solde entière à ceux qui demanderaient une retraite anticipée : nombreux seront les officiers de gauche qui saisiront l'occasion de quitter l'armée dont l'atmosphère est devenue pour eux irrespirable. L'écrasante majorité des cadres, la totalité des grands chefs sont résolument monarchistes, partisans de l'oligarchie, adversaires de toute évolution ennemis mortels de la révolution [13].

La bourgeoisie

L'emprise du passé pèse jusque sur les forces théoriquement neuves de la jeune bourgeoisie espagnole. L'industrialisation de l'Espagne s'est, nous l'avons vu, poursuivie sur un rythme très lent au cours du XIX° siècle, et dans des secteurs géographiquement restreints. Cette lenteur et cette localisation expliquent les caractères propres de la classe bourgeoise ainsi créée. C'est seulement en Biscaye et dans les Asturies que s'est constituée une véritable oligarchie financière, que représentent bien la Banque de Biscaye et celle de Bilbao. La plupart des historiens n'ont pas manqué de souligner les circonstances politiques de l'apparition de ce capitalisme financier s'épanouissant au lendemain de la défaite du mouvement libéral par l'oligarchie agraire de la Restauration. Le libéralisme bourgeois souffre, certes, de la médiocre implantation de la bourgeoisie dans le pays, mais il subit aussi le handicap d'avoir toujours été dénoncé par ses adversaires comme un produit de l'étranger. En plein XX° siècle, le bourgeois libéral devra d'abord se défendre d'être un afrancesado [14]. Suspect de n'être qu'un porte-parole d'idées étrangères ou un prête-nom de capitaux étrangers, le bourgeois espagnol, dans son désir d'être accepté dans le cercle des « dirigeants », a multiplié les concessions, les reniements, les capitulations.

Les millionnaires de Bilbao et des Asturies se sont empressés de s'allier à l'oligarchie foncière et de partager avec elle les sièges de la Banque d'Espagne [15]. La nouvelle oligarchie financière, à peine née, s'est unie par mille liens, tant personnels qu'économiques, avec l'aristocratie. Le comte de Romanones, l'un des plus importants hommes d'État de la monarchie, est grand propriétaire foncier dans la province de Guadalajara, le plus important propriétaire d'immeubles de Madrid, gros actionnaire des mines de la Peñarroya et de plusieurs banques importantes. La bourgeoisie est donc bien incapable de donner à l'économie espagnole l'impulsion nécessaire à une transformation profonde, dans la mesure où celle-ci supposerait une atteinte aux intérêts de l'oligarchie foncière qui n'est finalement qu'un des secteurs d'une vaste oligarchie de possédants.

A la veille de la révolution, elle trouve en Juan March sa plus vigoureuse expression. Ancien contrebandier devenu directeur du monopole du Tabac sous Alphonse XIII, ce grand financier et industriel, accusé de trahison et de fraude par le premier gouvernement républicain, est, en même temps, propriétaire de vastes domaines ruraux, homme de confiance des milieux capitalistes anglais, président du Bureau central de l'industrie espagnole où il siège aux côtés de Romanones et de Sir Auckland Geddes, de la Rio Tinto, de représentants des intérêts capitalistes français, italiens et allemands. Il finance tout ce qui est opposé à la République et jouera, dans les événements qui préparent la guerre civile, un rôle décisif, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur.

L'aristocrate espagnole et les partis conservateurs

L'aristocrate espagnole est bien différent de l'aristocrate anglais, qui a su s'intégrer au mouvement d'expansion capitaliste. Il ne se préoccupe guère de faire prospérer son domaine comme une entreprise, mais se soucie avant tout de préserver son autorité de seigneur sur la main-d'œuvre à bon marché dont il croit disposer par droit de naissance. Il n'a de raison d'être que l'appartenance à sa caste et affirme volontiers qu'il est l'incarnation de l'Espagne. Derrière lui se tiennent ses ancêtres, qui lui ont légué, inséparables, nom, fortune et autorité. Il est tout naturellement monarchiste et ne connaît d'autre loi que celle de sa propre classe.

La majorité d'entre eux sont des partisans d'Alphonse XIII et de la monarchie comme principe de conservation sociale. Ce sont eux qui fournissent sous la République les cadres du « Parti de la Rénovation espagnole », « couverture légale de l'insurrection » selon Ansaldo, que dirigent Goicoechea et José Calvo Sotelo. Ce dernier, après son retour d'exil, est la figure de proue d'un parti décidément plus ouvertement conservateur, « corporatiste et autoritaire » que monarchiste. Encore jeune – il est né en 1893 –, il a derrière lui une carrière politique déjà brillante. Député à 25 ans, il est gouverneur de Valence l'année suivante, puis ministre des Finances sous la dictature de Primo de Rivera. Par Balbo, il a eu des contacts répétés avec le gouvernement fasciste de Rome. Lié à tous les milieux influents de l'oligarchie, notamment à Mgr Segura, admirateur avoué du national-socialisme et du fascisme, remarquable orateur, bon journaliste à la réputation d'économiste, il sera, dans les Cortes, la Chambre de 36, le chef de l'extrême-droite et un des dirigeants du complot des généraux.

La « Communion traditionaliste », l'autre mouvement monarchiste, a, incontestablement, une base populaire parmi les petits paysans de Navarre qu'encadre un clergé fanatique. Le mouvement « carliste », né après les guerres napoléoniennes, rassemble depuis plus d'un siècle, sous la devise « Dieu, la Patrie, le Roi », les conservateurs catholiques les plus fanatiques et conspire inlassablement pour « restaurer » l'autorité « légitime » de ses « prétendants » successifs, dont le dernier en date est le vieil Alfonso Carlos. Son véritable chef, Manuel Fal Conde, le prépare systématiquement, depuis plusieurs années, au soulèvement armé contre la République.

Le 31 mars 1934, Antonio Goicoechea pour la Rénovation espagnole, Antonio Lizarza pour les carlistes et le lieutenant-général Barrera ont signé à Rome avec Mussolini un accord par lequel le Duce s'est engagé à soutenir leur gouvernent pour le renversement de la République par des fournitures d'armes et d'argent. Entre 1934 et 1936, de nombreux jeunes gens de l'organisation militaire carliste des requetes ont suivi en Italie des stages de formation militaire. Des stocks d'armes ont été constitués en Navarre grâce aux fonds italiens [16].

Carlistes et alphonsistes, en effet, refusent de s'incliner devant un suffrage universel dont la conception même est à leurs yeux une offense à l' « hispanité », et se considèrent comme investis de la providentielle mission de sauver l'Espagne et la chrétienté menacées de subversion tant par les révolutionnaires que par les libéraux...

L'Action populaire 

L'Église d'Espagne n'a pas suivi immédiatement ceux des siens qui voulaient l'entraîner sur les traces des conspirateurs monarchistes. Il semble que ce soit sur les conseils du Vatican, plus « politique », qu'ait prévalu, sous la République, la ligne plus souple des Jésuites et de leur homme de confiance Angel Herrera, directeur d'El Debate. Il s'agit de créer, d'encadrer et d'animer un grand parti catholique de masses, refusant aussi bien l'étiquette de « monarchiste » que celle de « républicain », acceptant de jouer le jeu dans le cadre du régime parlementaire, mais proclamant ouvertement son intention d'abolir, dans la constitution, toute référence à la laïcité de l'État [17]. L' « Action populaire » ainsi constituée n'est que la transposition dans l'arène électorale, sous la forme d'un parti réactionnaire et autoritariste, de l'Action catholique encadrée par la hiérarchie. Son chef est José Maria Gil Robles, fils d'un juriste catholique, brillant élève des Salésiens de Salamanque, journaliste au Debate. Choisi par Herrera pour diriger le parti de l'Église et des propriétaires, marié à la fille d'un comte richissime, il ne manque pas de qualités pour le rôle qui lui est dévolu : bon organisateur, orateur capable et non dépourvu de dons pour l'action, il s'est donné pour modèle, non Hitler qu'il admire pour son efficacité mais dont il désapprouve l'attitude anti-catholique, mais le chancelier autrichien Dollfuss et son État corporatiste.

En 1933, il parvient, en fusionnant son organisation avec d'autres groupements de droite, à créer la C.E.D.A. (Confédération espagnole des droites autonomes) : l'alliance électorale avec les groupes monarchistes lui permet un énorme succès. La C.E.D.A. sera, de 34 à 36, l'âme de la coalition avec les républicains de droite, qui détruira systématiquement toutes les réalisations du premier gouvernement républicain. Ces deux années, baptisées le bieno negro – les deux années noires – par les républicains et les socialistes, verront la mise en veilleuse de la réforme agraire, la baisse systématique des salaires, la réintégration à des postes de commande des officiers monarchistes un instant écartés. Féroce dans la répression de l'insurrection des mineurs asturiens, la C.E.D.A. quittera la coalition gouvernementale quand le président de la République refusera de faire exécuter le chef de l'insurrection, le dirigeant socialiste Gonzalez Peña. Elle s'opposera aux réformes, pourtant modestes, en faveur des yunteros, proposées par un de ses membres, le ministre de l'Agriculture Jimenez Fernandez [18]. En 1935, elle est candidate au pouvoir qu'elle désire, désormais, exercer seule.

Le complot militaire

C'est sous l'œil bienveillant de Gil Robles, ministre de la Guerre de 34 à 35, que s'est développée la conspiration militaire sur laquelle comptent les éléments extrémistes. L'un des premiers actes du gouvernement issu des élections de 1934 a été la proclamation de l'amnistie des militaires impliqués en 1932 dans le pronunciamento du général Sanjurjo. Les officiers condamnés et révoqués sont réintégrés. En 1934, sur l'initiative du même Sanjurjo, se crée l' « Union militaire espagnole » qui devient très vite le centre d'une conspiration dont font partie la plupart des grands chefs, le général Franco, chef d'état-major, le général Fanjul, sous-secrétaire d'État, le général Rodriguez del Barrio, inspecteur général de l'armée, tous monarchistes et conservateurs installés aux postes de commandement de l'armée républicaine. L'un des leurs, le lieutenant général Barrera, a paraphé, avec les monarchistes Lizarza et Goicoechea, l'accord avec Mussolini.

Sous le nom de guerre de « don Pepe », c'est le colonel Varela – bientôt promu général – qui a assuré la liaison avec les chefs carlistes et dirigé en Navarre la formation militaire des requetes. Au cours de l'été 1935, pendant les grandes manœuvres des Asturies, Franco, Fanjul, Goded, ont, selon un des historiographes officiels du mouvement, jeté « les bases des préparatifs du soulèvement national ». Les chefs de l'armée sont prêts à entrer en action si le parti de Gil Robles devait se révéler incapable de s'emparer du pouvoir par la voie des élections.

La Phalange

L'exemple allemand et italien a conduit certains milieux de l'oligarchie à envisager l'utilisation d'instruments politiques plus modernes que les partis traditionalistes.

Dès avant 1936, le milliardaire Juan March a financé [19] un mouvement qui sera amené, à travers la guerre civile, à jouer un rôle de tout premier plan. C'est en 1932 que José Antonio Primo de Rivera, le fils du dictateur, a fondé la « Phalange espagnole », devenue « Phalange espagnole traditionaliste » en 1934 après sa fusion avec les « Juntes offensives nationales syndicalistes », et qui reste un groupe minuscule et sans influence réelle jusqu'au lendemain des élections de février 1936.

Le programme en 26 points de la Phalange est typiquement fasciste : il reproche aux républicains leur timidité devant l'oligarchie, propose la nationalisation des banques et des chemins de fer, une réforme agraire radicale, mais en même temps dénonce la doctrine marxiste corruptrice et dissolvante de la lutte des classes, pour lui opposer l'idéal de « l'harmonie des classes et des professions dans une destinée unique », celle de la Patrie et de l'Europe. Seule son attitude vis-à-vis de l'Église différencie la Phalange du Fascio mussolinien : un phalangiste, même athée, respecte dans l'Église catholique l'idéal historique de l'Espagne [20]. Les succès de Mussolini et de Hitler semblent aux partisans de José Antonio les garants de leur victoire proche, leurs rêves impériaux les entraînent vers le Maroc français et une suzeraineté renouvelée sur l'Amérique du Sud, cet autre produit de l' « hispanité » et de la « destinée commune ».

Le fondateur et chef de la Phalange, José Antonio, comme on dit tout simplement, est un jeune Andalou plein de charme, ayant pour lui les atouts de sa jeunesse, d'une incontestable élégance d'allure et d'une certaine générosité, qui fera que nombre de ses adversaires les plus farouches ne se défendront que mal d'une sympathie spontanée à son égard. Néanmoins son mouvement n'est pas encore pris au sérieux. Comme le fascisme et le national-socialisme, le phalangisme ne se situe sur un terrain « social » que pour mieux combattre les organisations marxistes et leur opposer les armes de la terreur et de la violence. Jusqu'en 1936, l'oligarchie espagnole reste réticente vis-à-vis de ce mouvement d'allure plébéienne et se fie plutôt à Gil Robles pour une victoire obtenue dans le cadre légal des élections : elle n'est pas encore prête à accepter les inconvénients qu'il y aurait pour elle à être sauvée par un parti de doctrine et de méthode fascistes, souvent aussi dur avec ses alliés et bailleurs de fonds qu'avec ses adversaires. En février 36, la Phalange ne compte que quelques milliers d'adhérents, dont mille à Madrid. Elle ira seule aux élections, essuyant de retentissants échecs. Elle reste une force en réserve, apte à être utilisée si la classe ouvrière menaçait de nouveau de descendre dans la rue. José Antonio qui, lui aussi, a rencontré Mussolini, est en étroite liaison, en tout cas, avec les dirigeants militaires et politiques du complot.

Les républicains autonomistes

Les forces qui pourraient s'opposer à ces menaces sont minces, et, surtout, divisées.

C'est l'un des drames des républicains et des libéraux espagnols que l'inachèvement de la nation espagnole, la persistance des tendances autonomistes aient empêché, malgré l'existence d'une bourgeoisie basque et d'une bourgeoisie catalane, la constitution d'une véritable bourgeoisie espagnole. Les banquiers du Pays basque et les plus gros entrepreneurs catalans ont partie liée avec l'oligarchie. Tous les éléments petits-bourgeois qui, dans les pays d'Occident, constituent les bases des partis les plus solidement attachés au régime parlementaire se sont tournés vers des mouvements autonomistes.

Ce sont des juristes comme Manuel de Irujo et Leizaola, des industriels comme José Antonio Aguirre y Lecube qui dirigent en 1936 le « Parti nationaliste d'Euzkadi » [21], fondé en 1906 sur une base raciale, politique et religieuse qu'exprime parfaitement leur devise : Todo para Euzkadi y Euzkadi para Dios. Les curés de campagne encadrent solidement les paysans basques résolument conservateurs. Les capitalistes soutiennent volontiers de leurs subsides un parti anti-socialiste qui a su organiser, contre l'U.G.T. et les syndicats acquis à l'idéologie de lutte de classes, des syndicats catholiques « jaunes », les « Solidarités d'ouvriers basques », et qui leur paraît un solide rempart défendant à la fois l'Église et les classes possédantes. Le développement industriel de la Biscaye, toujours soumis pourtant à l'incompétence et la corruption de l'État oligarchique, a augmenté encore dans les premières années du siècle l'attrait de l'idéal nationaliste déjà solidement enraciné dans les traditions séculaires d'un peuple incontestablement original et fier de l'être.

Sous la République, les nationalistes basques ont, tout naturellement, fait alliance avec la droite et les partis conservateurs et réactionnaires. Mais, en novembre 1933, la majorité de droite ayant repoussé le statut d'autonomie prévu pour le Pays basque, le parti se trouve rejeté dans l'opposition et dans une alliance de fait avec les républicains de gauche et les socialistes.

C'est un phénomène semblable qui s'est produit en Catalogne. Ici aussi, l'autonomisme catalan s'est nourri de la révolution industrielle et du conflit avec l'oligarchie agrarienne rétrograde. La grande bourgeoisie, certes, est restée prudente : elle a besoin du marché espagnol et de l'appui du gouvernement central contre un prolétariat remuant. Ses chefs, Cambo et ses amis de la Lliga, sont plus oligarques que catalans. Mais la petite bourgeoisie n'a pas les mêmes raisons de se montrer aussi prudente, à partir du moment où il est clair que le catalanisme n'a de chances de triompher que s'il jouit de l'appui des ouvriers et des paysans. Aussi son parti, l' Esquerra catalane, est un parti de masses, né en avril 1931 de la fusion de différents partis et groupements républicains de Catalogne : il s'appuie sur le puissant mouvement syndical paysan qu'est l' « Union des rabassaires ». Son Inspirateur et animateur, Lhuis Companys, lié, autrefois à Salvador Segui, a été longtemps l'avocat de la C.N.T. avec qui il conserve des contacts étroits. La République a été proclamée à Barcelone avant Madrid, en 1931, et, dès le 15 septembre de cette année, a été voté le statut d'autonomie de la généralité de Catalogne. Mais, en 1934, le statut d'autonomie a été suspendu, car les autonomistes, inquiets, ont déclenché et manqué un soulèvement contre la droite. Les autonomistes catalans se retrouvent dans les prisons avec les militants ouvriers.

Les républicains bourgeois

Dans le reste de l'Espagne, sauf quelques villes et les riches plaines irriguées du Levante, il n'y a nulle part de base véritable pour des partis républicains bourgeois. Le Parti radical d'Alejandro Lerroux a représenté les aspirations de la petite bourgeoisie hostile à l'Armée et à l'Église, incarné son désir de voir se créer une Espagne nouvelle, libérée des entraves de l'époque féodale, ouvrant la voie à une expansion capitaliste créatrice. Mais, effrayés par l'agitation ouvrière et paysanne, les radicaux ont reflué très vite et choisi, en 1933, par peur de la révolution, l'alliance avec la C.E.D.A., avec qui ils ont partagé les responsabilités gouvernementales. Le parti de Lerroux sombre dans le plus total discrédit à la suite d'un scandale financier en 1935 [22]. Une partie de son état-major, derrière Martinez Barrio, fils d'ouvrier et dignitaire de la franc-maçonnerie, rejoint à ce moment-là les « républicains de gauche » de Manuel Azaña, dont ils ne sont séparés que par des nuances.

Président du Conseil en octobre 31 jusqu'à la victoire de la droite aux élections de 1933, président de la République en 1936, Azaña, pour l'histoire, incarne les républicains espagnols. Né à Alcala de Henarès en 1880, d'une famille aisée, brillant élève du Collège augustinien de l'Escorial, ce qui ne l'empêche pas, au contraire, d'être très tôt un ardent anticlérical, il a longtemps été plus attiré par la littérature que par la politique. Président de l' « Athénée » de Madrid, il joue un rôle important dans l'opposition républicaine à la fin de la monarchie et s'impose très vite dans les Cortes, à la tête du groupe des députés de l' « Action républicaine ». Admirateur de la France bourgeoise, il rêve d'une république d'ordre et d'équilibre, guidée par des notables, appuyée solidement sur une classe moyenne de paysans propriétaires. L'agitation ouvrière et paysanne ne le rejette pas dans les bras des conservateurs. Elle le persuade, au contraire, de la nécessité pour les républicains de mettre en avant un programme de réformes susceptible de gagner assez de travailleurs pour enrayer le mouvement révolutionnaire.

Son premier gouvernement a profondément déçu ceux qui n'attendaient rien de la monarchie, mais étaient disposés à tout attendre de la République. La loi agraire s'est attaquée au seul problème des latifundia, négligeant le drame de la vie précaire des petits paysans. En deux ans, 12 000 paysans seulement, sur les millions qui ont faim de terre, ont reçu un lot que d'ailleurs ils doivent payer, car les grands propriétaires sont indemnisés.

La réforme de l'armée n'a abouti qu'au départ des officiers républicains, trop heureux de se faire dégager des cadres avec solde entière; les chefs monarchistes sont restés en place. L'effort du gouvernement Azaña sur le terrain des réformes sociales a été complètement annihilé par les conséquences de la crise mondiale sur l'économie espagnole. Sa législation anticatholique a soulevé contre lui une bonne partie des classes moyennes, sans entamer sérieusement les citadelles du cléricalisme. Surtout, face à l'agitation ouvrière et paysanne, l'ordre a été maintenu avec plus de fermeté que contre les monarchistes. La « Loi de défense de la République » a permis une répression qui ne le cède en rien en sévérité à celle de la monarchie. La « garde civile » héritée de la monarchie est restée intacte. Elle a été doublée par un autre corps de police, recruté parmi les républicains, la « garde d'assaut », non moins énergique dans son action contre les ouvriers et les paysans.

En janvier 1933, sous l'impulsion de militants anarchistes, les paysans de Casas Viejas, en Andalousie, se sont soulevés et ont proclamé le « communisme libertaire ». Azaña et son ministre de l'Intérieur, le galicien Casares Quiroga, portent une lourde responsabilité personnelle dans la répression qui a suivi : la garde civile a abattu vingt-cinq braceros et incendié leurs maisons. Quand Azaña quitte le pouvoir, le bilan de sa lutte contre l'agitation ouvrière et paysanne est lourd. Les prisons sont pleines de militants révolutionnaires : 9 000, en majorité anarchistes, selon les documents officiels. C'est cet aspect de son gouvernement qui a permis à un autre républicain, pourtant aussi modéré que l'est Martinez Barrio, de dire que le régime qui finit est un régime « de boue, de sang et de larmes ».

Discrédité après son passage au pouvoir, Azaña retrouvera pourtant une partie de sa popularité par suite de la persécution de la droite. Alors qu'il n'a aucunement pris part au soulèvement d'octobre 1934, il est poursuivi, puis emprisonné : il retrouve ainsi dans l'opposition le prestige perdu au pouvoir. Chef de la « gauche républicaine », cet homme « petit et trapu », au teint bilieux et verdâtre, les yeux fixes et sans expression » [23], que ses adversaires comparent volontiers à un crapaud, est un bon orateur parlementaire, mais un mauvais tribun. Quarante mille personnes se presseront pourtant à Comillas, près de Madrid, après sa libération, à un meeting où il parte en faveur des détenus politiques. C'est qu'il symbolise de nouveau l'union des républicains et des socialistes, la république parlementaire qui appelle les travailleurs à la soutenir pour une Espagne rénovée et modernisée libérée de l'oligarchie.

L'Espagne et le mouvement ouvrier

C'est sur ce problème que la coupure s'est produite dans les rangs des républicains bourgeois. Lerroux a choisi l'alliance avec la C.E.D.A. par crainte de la révolution ouvrière. Azaña et Martinez Barrio ont choisi de s'allier aux partis ouvriers et de faire faire à l'Espagne l'économie d'une révolution. Ils estiment que le cadre constitutionnel offre toutes les possibilités de profondes réformes de structure. Les Cortes, chambre unique élue au suffrage universel, direct et secret par des citoyens des deux sexes, peuvent, grâce à la loi électorale qui donne 80 % des sièges aux listes majoritaires dans les circonscriptions régionales, offrir des majorités stables. Les pouvoirs étendus du président de la République, droit de choisir et de révoquer le président du Conseil et droit de s'opposer à une loi, l'existence du Tribunal des garanties constitutionnelles leur semblent en même temps une garantie contre les aventures. Ils espèrent, dans ce cadre, terminer l'œuvre, à peine ébauchée en 1931, de construction d'un véritable État libéral, laïque et démocratique, de régénération de la société par une réforme agraire qui ferait accéder à la propriété des millions de paysans sans terre.

Ils ne peuvent espérer mener à bien une telle tâche sans l'appui du mouvement ouvrier, syndicats et partis. Au cours du siècle, ce mouvement est devenu une force décisive dont l'influence se fait profondément sentir au cœur même de l'Espagne, dans le monde paysan. Certes, les paysans d'Euzkadi restent attachés à leurs traditions et au parti nationaliste, les Navarrais et ceux du Maeztrazgo forment la base populaire de carlisme, et les petits paysans de Catalogne et du Levante votent volontiers pour les républicains, de droite ou de gauche. Mais l'influence des socialistes est importante dans les campagnes asturiennes, chez les ouvriers agricoles de Vieille Castille, parmi les fermiers solidement organisés, dans les huertas [24] de Grenade et de Murcie. Ce sont les anarchistes qui organisent et inspirent les luttes des subforados [25] de Galice, les révoltes des braceros andalous, les combats des paysans sans terre d'Aragon... Le mouvement ouvrier est en train de conquérir la classe paysanne. Il devient à la fois adversaire et enjeu. Par ses revendications, même les plus modérées, il menace directement les intérêts vitaux de l'oligarchie.

C'est parce qu'il est une force terriblement explosive que la petite bourgeoisie républicaine recherche son alliance et son soutien pour sa propre politique. Il lui semble indispensable de l'avoir à ses côtés, contre des adversaires redoutables, pour réaliser, dans les campagnes espagnoles, ce 1789, que le pays n'a pas connu et sans lequel aucun progrès économique et social sérieux ne lui apparaît possible. Mais le mouvement ouvrier espagnol a, lui aussi, ses exigences et ses objectifs propres. A la fin de 1935, il semble prêt à se dresser aussi bien contre les oligarques qui veulent le détruire que contre les républicains qui songent à l'utiliser.

Notes

[1] A la veille de la révolution, la Compagnie des mines de cuivre du Rio Tinto réalise des bénéfices annuels de l'ordre d'un million de livres, alors que son capital est de quatre millions. La duchesse d'Atholl (Searchlight on Spain) l'accuse d'avoir financé la rébellion militaire en fournissant à ses chefs des livres sterling pour 40 pesetas, alors que le cours normal était de 80 à 100 pesetas. Notons également la présence en Espagne de la grande firme d'armements britannique Vickers-Armstrong, étroitement liée aux banques Zubira et Urquijo.

[2] La Traction Light & Electric Power contrôle les neuf dixièmes de la production d'énergie électrique de Catalogne.

[3] C'est à ce moment que, par représailles contre l'établissement du monopole du pétrole par le gouvernement dictatorial du général Primo de Rivera, le milliardaire américain Deterding retire son soutien à la peseta.

[4] Espagne, creuset politique,p. 60.

[5] The Spanish Labyrinth, pp. 87-131.

[6] Rabassaire : métayer d'un type spécial (rabassa morta : racine morte) dont le bail prend fin quand les trois quarts des plants sont morts. Relativement favorables au XlX°, ces conditions deviennent catastrophiques avec les ravages du phylloxéra et l'introduction de plants nouveaux exigeant plus de soin et durant moins longtemps. Sous l'influence de Gambo et de la droite, le Tribunal des garanties constitutionnelles abrogera la loi votée en faveur des rabassaires par le Parlement catalan à la veille de l'insurrection de 1934.

[7] Le travail dure du lever au coucher du soleil. Au début de 1936, la majeure partie des salaires des ouvriers agricoles sont compris entre 0,60 et 3 pesetas. Or le travail est à la fois intermittent et saisonnier.

[8] Rabasseire estime à deux millions le nombre de paysans sans terre. Le conservateur Mateo Azpeitia affirme que, de plus, 84 % des petits propriétaires ont besoin d'un salaire pour vivre (La Reforma agraria en España, Madrid, 1932).

[9] La Ley de Congregaciones votée par les républicains et qui devait enlever aux congrégations le contrôle de l'enseignement, ne fut jamais appliquée. Des réalisations laïques des premières années de la République, il restait en 1936 la séparation de l'Eglise et de l'Etat, l'institution du divorce et l'interdiction de la Compagnie de Jésus.

[10] Les incidents de mai 36 sont, à cet égard, significatifs. Le bruit ayant circulé que des prêtres et des femmes catholiques distribuaient des bonbons empoisonnés aux enfants des quartiers ouvriers, on s'attaqua un peu partout dans Madrid aux églises, aux prêtres et aux personnes connues pour leur zèle religieux. Tous les partis ont, bien entendu, rejeté sur des « provocateurs » l'origine des rumeurs. Mais, pour qu'elles aient pu trouver audience, il fallait que le sentiment anticatholique ait une singulière profondeur.

[11] Ramos Oliveira : Politics, Economics and Men of Modern Spain, p. 438.

[12] Le pronunciamiento a échoué devant la grève générale déclenchée par les syndicats à Séville. La police, qui n'était pas intervenue contre les militaires, tirera sur les ouvriers qui réclament leur châtiment. Sanjurjo et d'autres officiers seront condamnés à mort. Le général déclarera devant le tribunal qu'il s'était prononcé pour obtenir le retour des Jésuites, empêcher l'application de la réforme agraire et du statut de la Catalogne (voir plus loin).

[13] Le colonel Doval, chef de l'Ordre public dans les Asturies, peut déclarer qu'il est « déterminé à exterminer la semence révolutionnaire jusque dans le ventre des mères ». Exécutions sommaires, tortures sur une grande échelle marquent cette répression de 1934 que l'opinion ouvrière devait imputer en bloc à l'armée de métier.

[14] Souvenir de l'époque napoléonienne où seuls quelques bourgeois osèrent « collaborer » avec l'occupant français.

[15] Selon Victor Alba (Histoire des républiques espagnoles,p. 307), 18 000 personnes disposent de toutes les actions de la Banque d'Espagne dont les bénéfices, au cours de cinq années quelconques, amortissent le capital. Le dividende distribué ne fut jamais inférieur à 16 %. L'année de la répression des Asturies, il atteint 130 %.

[16] Lizarza, dans ses Memorias de la Conspiracion en Navarra, précise (p. 50) que l'argent italien permit d'acheter en Belgique 6 000 fusils, 150 mitrailleuses lourdes, 300 légères, 10 000 grenades et 5 millions de cartouches. La première unité militaire, le Tercio de Pampelune, fut mise sur pied dès le 10 janvier 36 (p. 73).

[17] C'est ainsi que celui qui sera l'animateur du parti, Gil Robles, peut écrire : « La démocratie est pour nous non une fin mais un moyen d'aller à la conquête d'un Etat nouveau. Quand le moment sera venu, ou les Cortes se soumettront, ou nous les supprimerons » (El Debate, cité par Brenan, op. cit. p. 280). Gil Robles critique la « tactique catastrophique » des monarchistes, qui risque, à ses yeux, par réaction contre la dictature, de provoquer une « révolution sociale, la république communiste ».

[18] Jimenez Fernandez, sorte de « démocrate-chrétien » espagnol fut, pendant quelques mois, la bête noire des oligarques, qui le surnommaient « le bolchevik blanc ». Comme il s'était permis, à l'appui de ses projets, de citer une encyclique de Léon XIII, un député monarchiste lui répondit : « Si vous essayez de nous prendre nos terres des encycliques à la main, nous finirons par devenir schismatiques ».

[19] Parmi les bailleurs de fonds de la Phalange, il est intéressant de relever, selon Hughes, le nom de M. de Lequerica, plus tard ambassadeur à Vichy, puis ministre des Affaires étrangères.

[20] Le caractère plébéien du fascisme phalangiste est plus nettement marqué, par opposition à José Antonio Primo de Rivera, véritable señorito, chez Ramiro Ledesma Ramos, fondateur des J.O.N.S. Admirateur de Hitler, hostile au catholicisme, il dirige vers la C N.T. (cf. plus loin) la propagande des J.O.N.S. dont le drapeau est, aussi, rouge et noir. Membre de la Phalange (avec José Antonio et Ruiz de Alda), il la quitte à la fin de 1935. Il sera fusillé au début de la guerre civile par les milices.

[21] Euzkadi : Pays basque.

[22] Prieto pourra dire que Lerroux et ses amis emportent les ministères jusqu'aux moquettes.

[23] Ramos Oliveira, op. cit. pp. 301 sq.

[24] Jardins irrigués.

[25] Paysans astreints au paiement du foro.

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