1925

« Cette brochure est écrite sur un ton violent, car Kautsky ne mérite pas de ménagements. Néanmoins, elle met en lumière tous les arguments fondamentaux, et même la plupart des arguments secondaires de Kautsky. Elle est destinée en premier lieu aux prolétaires étrangers qui ne sont pas encore décidés à rompre avec des chefs comme Kautsky. Mais, comme elle touche et éclaire théoriquement les questions essentielles de notre vie courante, elle peut être utile également aux masses ouvrières de notre Union. Elle leur montrera toute la déchéance du théoricien de la IIe Internationale.. »

N.I. Boukharine

La bourgeoisie internationale et son apôtre Kautsky

L’établissement du socialisme et ses contradictions

Karl Kautsky résume ses raisonnements sur notre dynamique économique de la façon suivante :

Le régime bolchéviste signifiait en pratique, non pas l’établissement d’un régime nouveau, supérieur, indépendant de la production capitaliste, mais exclusivement le vol des possédants. En même temps, il provoquait l'arrêt de la production, qui amena rapidement la misère et la ruine de l’État. Impuissants à remédier à cet étal de choses, les bolchéviks ont vu leur salut dans le pillage de la riche Europe. C’est pourquoi il leur faut aussi la révolution mondiale, c’est-à-dire la guerre ouverte ou sourde contre les gouvernements étrangers. Cet état de guerre réel, quoiqu’il ne soit pas toujours reconnu ouvertement, signifie l’isolement de la Russie du monde extérieur.

Remarquons tout d’abord en passant ces nouvelles affirmations ignobles et malpropres.

Nous avons vu plus haut que Kautsky reconnaît que l’intervention est une guerre de la réaction contre la révolution. Une des parties inhérentes à l’intervention fut la lutte contre le transfert possible de cette révolution en Europe, n’est-ce pas ? Mais maintenant il paraît que cette révolution est un vol et que sa diffusion est un subterfuge des voleurs qui ont l’intention de dévaliser « la riche Europe ». Pourtant, s’il en est ainsi, pourquoi s’est-on refusé à l’intervention ? Est-ce qu’il n’est pas possible de se défendre contre un simple vol, qui n’a aucune prétention de transformer les formes de production inférieures en formes supérieures ?

Kautsky a mis tellement de hâte à lancer ses mensonges, s’est tellement dépêché de dire le maximum de choses utiles et agréables pour la bourgeoisie que le sac percé de son bagage idéologique a laissé perdre ses morceaux moisis de « marxisme » falsifié dont son maigre avoir « scientifique » était composé. En vérité, peut-on admettre qu’il n’y ait pas eu et qu’il n’y ait pas chez nous de révolution prolétarienne ? Mais Kautsky sait bien que la propriété terrienne féodale a été renversée et anéantie chez nous. Il sait que cette propriété terrienne composait la principale base économique du féodalisme et du servage dans la Russie arriérée. Il n’est pas difficile de voir par là, malgré les restrictions que nous avons faites, que Kautsky est un traître et un renégat. En effet, même dans ce tas, il aurait trahi aussi la révolution bourgeoise.

En réalité, Kautsky trahit simultanément la révolution bourgeoise et la révolution socialiste. C’est même logique jusqu’à un certain point. Car la bourgeoisie impérialiste d’Europe et d’Amérique, dont Kautsky est l’agent, est intégralement et complètement contre- révolutionnaire en tout lieu et partout : en Chine et en Allemagne, au Maroc et en Angleterre, en Egypte, aux Indes, en Amérique et au Japon, partout. La révolution dans n’importe quel pays est pour elle un vol collectif, la révolution mondiale est une mise en action de ce vol, les dirigeants de la révolution sont des chefs de voleurs. Ce point de vue « scientifique » remplit tous les journaux de boulevards et les éditions sérieuses des grosses banques, il grouille sous le crâne des évêques et des rois, des cocottes de haut vol et des généraux, des grands diplomates et des espions de la police, des spéculateurs de l’usine capitaliste et des leaders social-démocrates...

Mais laissons ce thème. Nous devons en reparler sur un autre sujet, et passons à la question des « moyens de production ». Dans les chapitres précédents, nous avons suffisamment montré et prouvé la pauvreté d’esprit de notre héros dans ce domaine.

Ses paroles sur la misère grandissante sont apparue» comme des mensonges.

Ses paroles sur notre sauvetage au moyen de concessions ont été des mensonges.

Ses racontars menchéviks disant que notre développement est le développement du capitalisme victorieux ont été des mensonges.

L’affirmation que la tendance générale de notre développement est dirigée vers le capitalisme est un mensonge.

Et ainsi de suite, etc.

On a honte pour Monsieur Kautsky, qui est devenu un cancanier si malpropre, un si vulgaire et plat apologiste de la bourgeoisie, un ignorantin si insouciant...

Au fond, Monsieur Kautsky professe la « théorie de la violence » appliquée aux bolchéviks, théorie qui a été cruellement raillée par Engels en son temps. Pendant et après Octobre s’est produit un vol grandiose. On volait chez soi, dans sa propre maison. Ensuite, on voulut voler dans les autres maisons. Ils vivent, en somme, « de vols et de violence ». C’est une magnifique conception. Mais dites, s’il vous plaît, amis lecteurs : est-ce que cela ne rappelle pas la fameuse anecdote des Italiens, qui se procuraient une piètre nourriture en empruntant l’un à l’autre ?

La révolution mondiale, dans le sens de piller les autres pays, n’a donc pas encore eu lieu. Ce serait plutôt les « autres pays » et « la riche Europe » qui auraient pillé notre pays jusqu’à présent, et cela avec la bienveillante permission du parti de Kautsky : il suffit de se rappeler l’occupation de l’Ukraine par les troupes allemandes. Notre victoire mondiale n’a pas encore eu lieu, disons-nous. Et par miracle, nous vivons, nous nous développons, nous allons de l’avant, et bientôt les masses ouvrières et paysannes vont fêter le VIIIe anniversaire de leur victoire... Il n’y a rien à dire, les explications que donne l’honorable social-démocrate sont vraiment bonnes !...

Revenons à, notre question. Nous avons vu plus haut les tendances principales du développement de l’industrie et du commerce. Il est nécessaire maintenant que nous saisissions théoriquement tout ce processus. Car la voie de l’établissement du socialisme dans notre pays agraire, et en général la voie de rétablissement du socialisme sont devenues maintenant beaucoup plus claires que huit ans auparavant, lorsque le prolétariat et son parti se sont trouvés pour la première fois en face de ce problème.

En U.R.S.S., nous sommes en présence d’une grande diversité de formes économiques. Dans les régions orientales éloignées du centre, au Caucase et ailleurs, on rencontre des restes de mœurs patriarcales, avec des indices irrécusables de communisme primitif ; par endroits, des survivances de féodalisme, d’économie naturelle ; dans l’agriculture, la forme dominante est l’économie petite-bourgeoise du producteur paysan, à degrés variables de production ; nous trouvons différentes formes de collectivité intercalées dans les économies individuelles (cartels, exploitations collectives, communes agricoles, etc.). Les domaines nationaux jouent un rôle relativement insignifiant.

Des formes innombrables d’interdépendance économique découlent directement de l’économie paysanne. Ce sont l’artisanat, la très petite industrie qui jouent dans l’économie générale du pays un rôle qui n’est pas sans importance. Par suite de l’industrialisation de l’agriculture, nous trouvons des unions coopératives paysannes de production : huileries, fromageries, fabriques d’amidon et de mélasse, etc.

Dans les villes et dans les bourgs, nous avons aussi une grande variété de formes économiques : à côté de la production d’Etat, nous avons ici des entreprises privées au sens propre de ce mot, et des entreprises sous-louées par des personnes privées, des concessions, des entreprises coopératives et des « sociétés mixtes » où participent d’une part les capitalistes, d’autre part l’Etat prolétarien. Mais malgré toute cette variété de formes économiques, dont la composition sociale est diverse, les entreprises d’Etat forment un puissant bloc économique qui laisse loin derrière lui toutes les autres formes.

Nous voyons par là que le tableau est très bigarré. Les formes économiques, qui se transformaient l’une en l’autre durant des siècles, des années, existent simultanément chez nous et se situent dans l’espace. A l’un des pôles, nous avons la forme patriarcale, à l’autre la fabrique sociale d’Etat. Coordonner rationnellement ces formes économiques, ainsi que leurs stimulants économiques et les forces sociales de classe qui y correspondent, c’est-à-dire assurer la direction du prolétariat et le développement le plus rapide des formes socialistes, tout cela est un problème des plus compliqués.

Si nous jetons maintenant un regard d’ensemble sur tout le mouvement, il sera facile de se rendre compte des lois qui le régissent.

Durant la période de l’économie de guerre, lorsque les forces productrices déclinaient par suite de l’intervention, etc., la ville reculait devant la campagne ; la petite production, plus élastique dans les conditions anormales et irrégulières de la production : défaut de blé, de matières premières, de combustibles, de transport régulier, etc., se trouvait dans des conditions plus avantageuses que la grosse production.

Dans la période actuelle de relèvement, qui commence avec la nouvelle politique économique et qui s’est nettement manifestée pendant le dernier exercice de 1924-25, nous constatons le phénomène contraire ; la ville se place de nouveau économiquement en tête de la campagne : la loi de la prédominance de la grosse industrie reprend tous ses droits ; c’est pourquoi l’industrie d’Etat mène économiquement tout le reste, en consolidant chaque mois son hégémonie dans la vie économique du pays.

La campagne à la suite de la ville, la ville à la suite de l’industrie d’Etat, telle est la liaison réelle des formes économiques en U.R.S.S.

Dans les chapitres précédents, l’expression de ces processus a été donnée par des chiffres. Il nous reste à ajouter ici que, selon les prévisions établies pour l’exercice 1925-1926, nous atteindrons vers la fin de cette année le niveau d’avant-guerre, et même le dépasserons dans certaines branches. Au fur et à mesure que notre industrie d’Etat se développe, la méthode, le plan y ont une place plus considérable ; en d’autres termes, notre processus économique se rationalise. D’ores et déjà, nous sommes en état d’appliquer des mesures complètement inaccessibles au régime économique privé. Il n’y a aucun doute que les avantages, non seulement de la grosse économie, mais encore ceux de l’économie systématisée, se feront sentir avec une force toute particulière pendant les prochaines années. Il s’ensuivra que la proportion entre l’économie d’Etat et l’économie privée changera de plus en plus au profit de la première.

C’est ainsi que nous posons la question. Mais Kautsky ne serait pas Kautsky, si, ici aussi, il n’avait pas cherché à dire encore des sottises.

Le raisonnement bolchevik, écrit-il, qui considère les abstractions théoriques, non comme line simplification, mais comme une image exacte de la réalité, est aveugle envers tous les stades transitoires. Il ne voit que la dictature du capital ou celle du prolétariat, un capitalisme ou un socialisme universels, et rien au milieu...

«Le raisonnement bolchévik » a trouvé son expression la plus claire, ainsi que nous le savons, dans « le raisonnement » du camarade Lénine. Mais affirmer que Lénine fut aveugle dans les stades transitoires, cela dénote une fois de plus le passage aux côtés des contre-révolutionnaires les plus aveugles. Personne n’a accordé autant d’importance que Lénine à l’analyse concrète, à l’étude attentive des formes transitoires, à la variété de ces formes. Au fond, il est superflu de nous étendre sur ce sujet. Mais le plus étonnant dans Kautsky, c’est qu’il nous montre une paille inexistante dans notre œil, tandis qu’il s’efforce de ne pas remarquer toute la poutre qui se trouve dans son propre organe visuel. En effet, personne ne nous injurie tant que Kautsky pour n’avoir pas encore réalisé le communisme. C’est bien lui qui insinue au sujet de notre bloc avec les concessionnaires, qui en exagère l’importance et emploie l’argument du « socialisme universel ». C’est donc lui qui montre du doigt les formes transitoires, en déduit le krach du communisme, sans s’être donné là peine de se rendre compte ou de se renseigner de quel côté s’effectue le développement, dans quel sens changent les proportions entre les différentes formes économiques, quelle est la dynamique fondamentale de notre économie. Il vient ensuite avec un front serein ci, en nous regardant innocemment, commence à nous accuser de ce dont i! est lui-même coupable. Et c’est ce qu’on appelle de la critique !

Arrêtons-nous ici en passant sur un pont important, tant pour nous que pour Monsieur Kautsky. Nous pensons qu’il est prouvé que nous voyons et le socialisme et les formes transitoires. Mais que Kautsky voit la coalition transitoire, mais ne voit pas la dictature du prolétariat, en s’enlisant sans espoir dans la coalition, ceci est un fait avéré ! Kautsky a bien mal choisi ses exemples. Kautsky s’est laissé prendre la main dans le sac. Car, de même que les formes de transition vers le socialisme n’excluent pas, mais supposent un mouvement vers le socialisme, de même les formes possibles de transition de la dictature de la bourgeoisie vers la dictature du prolétariat doivent être considérées par les marxistes comme un mouvement vers la dictature du prolétariat, qui est une condition sine qua non, non seulement pour l’expropriation des exploiteurs, mais pour l’organisation ultérieure de l’implantation du socialisme, en passant par des formes économiques transitoires. Et Kautsky anéantit complètement la dictature du prolétariat.

Mais revenons à notre thème principal.

La croissance des forces productives a donc amené chez nous l’hégémonie de la grosse industrie de l’Etat socialiste. Il faut considérer maintenant la façon dont s’effectue ce processus. Il est évident que la liaison entre les différentes formes économiques, en premier lieu la liaison entre l’industrie d’Etat et la petite économie paysanne, résulte de la circulation. Et en vérité, la circulation joue un rôle gigantesque d’intermédiaire entre les cycles de production. Il est connu que la circulation influe sensiblement sur la production et inversement. C’est pourquoi l’organisation de la circulation a acquis une importance primordiale chez nous. Ici se dessine le rôle nouveau et énorme de la coopération, de la coopération agricole avant tout.

Le problème principal pour le prolétariat victorieux, dans un pays comme !e nôtre, est: le problème de la coordination économique entre l’industrie réunie et l'économie paysanne éparpillée. C’est de la division de cette dernière que découle le caractère privé et industriel du travail des paysans. Du moment que cette coordination, cette liaison, se produit par l’intermédiaire du marché, par l’achat et la vente, par la circulation, où figurent simultanément les produits de l’industrie et les produits agricoles : blé, matières premières, etc., il est évident que le caractère de toute évolution économique dépend principalement des formes de liaison dans ce domaine.

C’est ici justement que se montre la différence de principe qui existe entre le régime capitaliste et le régime de la dictature du prolétariat, où la grosse industrie, le transport, le crédit (banques), le commerce extérieur se trouvent entre les mains du prolétariat.

Si sous le régime capitaliste le développement de la coopération, qui est naturellement provoqué par les intérêts économiques privés du paysan, autant comme vendeurs que comme acheteurs et propriétaires ayant besoin de crédits, de même que comme épargnants, mène fatalement vers son évolution capitaliste, il n’en est pas de même du tout sous le régime de la discipline prolétarienne, car ici les principes qui commandent toute la vie économique du pays sont tout autres. Il est clair pour tout marxiste qu'il est absurde, qu’il est illogique de considérer l’agriculture et son développement indépendamment, en dehors du développement de la ville, de l’industrie, du crédit, des transports, de la science, etc. S’il en est ainsi, il est compréhensible qu’un changement des rapports de production en ville doit avoir sa répercussion sur le développement et le caractère de la campagne. Cela ne signifie naturellement pas qu’un tel développement s’effectuera sans heurts, sans contradictions, par une voie socialiste directe et unique. Mais cela signifie que, malgré toutes les divergences, les contradictions, les zigzags, la somme géométrique des parallélogrammes des forces ira vers le socialisme.

De quelle façon ?

Dans la littérature marxiste il a été maintes fois répété que, par exemple, lorsque la coopération de crédit se lie avec une banque capitaliste, il se forme alors une communauté d’intérêts entre elle et cette banque. Lorsqu’une coopérative marchande se lie, par un réseau compliqué et constant de relations mutuelles, avec des forts acheteurs en gros, elle tombe de la même façon sous une certaine dépendance envers eux. Il en est de même avec les opérations d’achat. Et du moment que ces organisations économiques décisives se trouvent entre les mains de capitalistes, il est inévitable que la coopération s’implante dans le système des rapports capitalistes. Si nous ajoutons encore à ce fait que le personnel des organisations coopératives est fourni également par la bourgeoisie et les propriétaires fonciers, le tableau devient encore plus complet. Il n’est pas difficile de s’imaginer maintenant qu’au point de vue formel, c’est-à-dire au point de vue de l’organisation matérielle, sociale et économique, il en est de même chez nous ; mais en fait, c’est-à-dire au point de vue matériel, il s’agit ici d’une tout autre caractéristique. Il se produit et il se produira chez nous également une « implantation », mais elle se produit dans les organisations économiques de l’Etat prolétarien, et non dans les organisations capitalistes ; c’est la fusion, non pas avec l’industrie capitaliste, mais avec l’industrie d’État de la classe ouvrière ; c’est une dépendance non pas des banques bourgeoises, mais une liaison basée sur le crédit et une communauté d’intérêts croissante avec les organes dé crédit de l’Etat prolétarien. Celui qui ne voit que les rapports capitalistes, celui qui ne comprend pas tout le processus en entier, celui-là ne comprend pas du tout le sens de notre révolution, ni les lignes principales de notre développement politique.

L’organisation de la paysannerie dans le processus de la circulation entraînera fatalement après lui le développement des formes collectives dans la production, en commençant par les branches de l’agriculture, qui sont les plus atteintes par l’industrialisation. La politique consciente de rapprochement entre la ville et la campagne, ceci est envisagé déjà maintenant dans l’établissement des plans de construction de nouvelles fabriques et d’usines, de mécanisation de l’agriculture, d’électrification politique menée par le pouvoir soviétique, soutiendra d’un autre côté très puissamment ces mêmes tendances. Par conséquent, le rôle organisateur de l’économie d’Etat devient de plus en plus décisif.

Tout ce processus s’effectue par l’intermédiaire et au moyen du marché. Il ira d’autant plus vite que le développement de notre industrie d’Etat sera plus rapide. A présent nous sommes en face du problème du rétablissement du capital fondamental, c’est-à-dire du problème d’une réelle « accumulation » socialiste. Les crédits de l’étranger sont absents. Mais nous pouvons aussi nous passer d’eux, Monsieur Kautsky ! Nous ne mourrons pas si messieurs les capitalistes étrangers ne désirent pas nous accorder des prêts. C’est pourquoi nous devons accorder toute notre attention à l’accélération du trafic dans le pays. Un trafic accéléré et libéré signifie, naturellement, une croissance des rapports capitalistes. Mais au degré de développement que nous avons atteint, ceci n’est pas dangereux pour nous, car avec un trafic accéléré les formes économiques socialistes et les formes coopératives qui en dépendent directement se développeront encore plus rapidement, et l’importance des formes socialistes croîtra sans cesse. Par conséquent, les « concessions » faites au capitalisme, la « retraite » que nous effectuons sont en fait, dans les conditions actuelles, notre offensive économique, car nos forces économiques prennent de plus en plus le dessus.

Ce qui est plaisant, c’est que nos ennemis les plus avérés du camp bourgeois reconnaissent ce fait, quoique en grinçant des dents. Ainsi, dans l’éditorial tout particulièrement acerbe du journal économique anglais Statist (The russian position), nous lisons :

L’espérance dernièrement réveillée que les leaders soviétiques auraient l’intention d’introduire des changements importants dans leur système économique ne s est pas réalisée malheureusement ; il devient de plus en plus clair qu’ils... n’ont aucune intention sérieuse d’abandonner systématiquement leur grande expérience sociale, commencée en 1917. Il est vrai que l’évolution de la fameuse Nep a passé par quelques nouvelles étapes et que certains nouveaux accrocs au communisme pur furent encore faits. Mais quoique cela puisse paraître paradoxal, ces changements ont eu pour but en réalité de provoquer finalement la permanence du système communiste.

Des lapsus pareils sont naturellement excusables pour les écrivains du Statist (l’accroc au communisme pur, comme s’il avait existé chez nous). Mais il est tout de même utile de noter que ces ennemis déclarés comprennent mieux la situation que leurs agents social-démocrates.

Ainsi donc, tout le processus n’est que celui du développement du trafic, c’est-à-dire du marché, qui se surmonte lui-même. Le nœud de l’organisation de l’économie populaire est l’union et la centralisation toujours plus grandes de l’industrie d’Etat, soudée avec les banques, qui fournissent l’aliment financier. Autour de ce centre économique, d’une puissance énorme, est disposé tout un réseau d’organes commerciaux de l’Etat et de coopératives ; des fils innombrables partent de la coopération vers les exploitations individuelles des paysans. Avec un roulement accéléré de tout le capital économique populaire, l’économie d’Etat devient de plus en plus importante et l’économie rurale se transforme de plus en plus. Cette dernière entre de plus en plus dans la coopération, s’organise, se fusionne d’une façon toujours plus intensive en un grand ensemble organisé, à la tête duquel se tient le pouvoir de l’Etat prolétarien, qui, économiquement, s’appuie sur la grosse industrie, le crédit, le transport, le commerce extérieur, la nationalisation des terres.

Plus le développement des forces productives sera rapide, et il a toutes les chances de prendre l’allure américaine, plus grande sera la nationalisation, la planification, et moins grand sera le rôle spécifique du régime capitaliste. De même qu’à l’intérieur du régime capitaliste, de l’« économie nationale », il existe la tendance de surmonter le marché par le marché, pour autant que la concurrence se transforme en monopole, dans le régime de la dictature prolétarienne, l’organisation des petites exploitations rurales s’effectue par le marché, par le trafic, sous la direction économique de plus en plus organisée de l’Etat. Les éléments capitalistes privés battent en retraite et sont refoulés. L’économie rurale se transforme et est entraînée dans le système général. Si le développement des rapports capitalistes a pour limites le capitalisme d’Etat classique, la limite du développement est chez nous le socialisme.

Il va de soi que ce processus est celui d’un développement contradictoire. Ce serait une banalité théorique extrême de se figurer la chose de telle sorte qu’après la prise du pouvoir toutes les contradictions disparaissent. Ceci n’a jamais eu lieu et ne sera jamais. La question ne consiste pas à nier ces contradictions : elle consiste à les expliquer, à les mettre à leur place et à saisir leur dynamique.

Naturellement, on pourrait écrire toute une étude spéciale sur les contradictions de notre développement. C’est pourquoi nous ne pouvons en donner ici une analyse complète. Mais il faut pourtant éclairer cette question, tout au moins à grands traits, car c’est précisément sur ces contradictions que les spéculateurs politiques menchéviks spéculent le plus.

La principale et fondamentale contradiction de notre économie est celle qui existe entre l’économie de l’Etat, d’une part, l’économie privée et l’économie privée-capitaliste, d’autre part. L’économie d’Etat a pour base sociale de classe le prolétariat ; l’économie capitaliste privée - la bourgeoisie. La lutte de classe du prolétariat et de la bourgeoisie prend chez nous la forme de lutte économique entre les entreprises de l’Etat et les entreprises privées. En outre, nous avons la possibilité d’un développement simultané de l’économie de l’Etat et de l’économie privée. L’économie capitaliste privée mène une lutte acharnée avec l’économie d’Etat pour l’influence sur l’exploitation rurale. Voici un côté des contradictions, le plus profond, le principal. Si l’on considère la question non en marxiste, c’est-à-dire au repos, à l’état immobile et non dans son mouvement, on peut foncer sans fin sur le marchand privé, pousser des soupirs et des cris, injurier, prédire les malheurs les plus terribles et prophétiser le krach du communisme. Mais il suffit de poser la question exactement pour voir la voie par laquelle cette contradiction fondamentale sera surmontée : une diminution relative du rôle de l’économie privée, même avec une croissance absolue, mais provisoire, montre clairement comment cette contradiction sera surmontée. Si le bloc de l’industrie ouvrière et de la coopération paysanne refoule le marchand privé et supprime par cela même les contradictions existantes entre l’économie d’Etat et l’économie capitaliste privée, le problème de l’établissement du socialisme se trouvera ainsi résolu. Mais cette solution suppose que de nombreuses autres contradictions auront déjà été résolues.

La plus importante, parmi elles, est la contradiction existante entre l’industrie d’Etat et l’économie rurale, entre le prolétariat et la paysannerie, qui sont opposés l’un à l’autre en tant qu’acheteurs et vendeurs. Mais, grâce à une politique juste de l’Etat, grâce à une orientation de l’industrie vers les bas prix, et non vers le bénéfice des monopoles, grâce au cours énergique pris pour l’amélioration de la production, et non pour la stagnation monopoliste, cette contradiction sera de plus en plus amoindrie, et la coopération paysanne, en se soudant avec les organes économiques de l’Etat, sera une base pour détruire cette contradiction. Ce sera naturellement un processus de longue durée. Il s’écoulera évidemment beaucoup de temps avant qu’il ne s’achève. Une lutte sourde aura lieu sans aucun doute pendant toute la durée de ce processus. Mais la ligne générale du développement est bien dirigée dans ce sens.

D’énormes conflits et des antagonismes existent même à l’intérieur de la paysannerie. Le koulak, le gros paysan, d’une part, le paysan pauvre, ou même le journalier, d’autre part, sont les deux extrêmes, les deux pôles du système social de classe. Comment sera surmontée cette contradiction ? Elle sera surmontée ainsi : le journalier élèvera le niveau de sa vie, en tant que partie intégrante de la classe ouvrière, le paysan pauvre organisera des économies collectives, utilisera un crédit meilleur marché, recevra des avantages et le soutien de l’Etat. Le crédit agricole jouera ici un rôle énorme. Donc la lutte de classe ne s’arrêtera pas. Elle pourra parfois devenir très aiguë. Seul, l’homme, qui ne comprend rien »ne voit pas que dans notre développement il y a la disparition progressive de cette contradiction.

Nous avons aussi différentes contradictions au sein de la classe ouvrière. Tous les ouvriers n’occupent pas les soi-disant postes de commandement. Le directeur rouge et le simple ouvrier, ce n’est pas la même chose, quoique l’un et l’autre appartiennent à une même classe et font une même chose. Si toute la classe ouvrière était absolument identique, il n’y aurait pas une telle division. On pourrait, à tour de rôle, accomplir le service de directeur. Mais cela n’est pas. D’autre part, une certaine différence de situation sociale crée des dangers, des tendances nuisibles. C’est une contradiction, également, qui sera surmontée avec le développement des forces productives, le développement culturel et l’amélioration du bien-être des masses. La lutte contre ces tendances dangereuses, contre le bureaucratisme et l’attention portée aux besoins des grandes masses, etc., sont réalisées en pratique par notre parti. Seul, un homme naïf est incapable de comprendre que là un travail systématique est nécessaire durant des dizaines d’années. La vie réelle est excessivement compliquée et la ligne exacte à prendre est le résultat de rectifications mutuelles de la part des différents organes du mouvement ouvrier. Donnons un seul exemple. Nos administrateurs et nos militants syndicaux ne font en somme qu’une seule et même chose : l’établissement du socialisme. Mais le centre de gravité du travail des administrateurs est dans l’amélioration de l’industrie, dans sa rationalisation. Le centre de gravité des militants syndicaux est dans un souci constant des ouvriers, dans des rectifications au travail pratique des administrateurs. Ce n’est que par des rectifications mutuelles, en surmontant les frottements intérieurs, en éliminant les conflits et les antagonismes relatifs que s’effectue l’exacte et réelle politique prolétarienne.

La dictature du prolétariat est une condition pour surmonter progressivement toutes ces contradictions. Les contradictions de la société capitaliste se répètent constamment sur une base élargie, jusqu’à ce que cette société craque et saute dans le fracas de l’incendie révolutionnaire. Les contradictions de notre société, de la société de la dictature du prolétariat, se répètent sur une base de plus en plus étroite et s’éteindront définitivement dans le système du communisme universel. Celui qui, de ces contradictions, en déduit le krach du communisme, n’est qu’un poltron avec un trognon de chou à la place de la tête. Tels sont les menchéviks avec Kautsky. La puissance de la Société des Nations leur impose beaucoup, ils sont prêts à utiliser les contradictions de notre vie et de notre misère héritée du vieux temps et accrue par l’intervention, afin de rendre service, encore une fois, à leurs maîtres. Et nous, parti de la classe ouvrière, nous pouvons être fiers d’avoir aiguillé tout le développement social sur une nouvelle voie. Ce que nous n’avons pu atteindre aujourd’hui nous l’atteindrons demain ; ce que nous ne pouvons atteindre demain, nous l’atteindrons après-demain. Mais, écoutez bien, piètres valets du capital : Nous obtiendrons ce qui nous revient, nous accomplirons notre devoir avec la conscience du grand problème historique, du plus grand des problèmes qui nous incombe.

Archives Boukharine
Sommaire Sommaire Haut Sommaire Suite Fin
Archives Internet des marxistes