1925

« Cette brochure est écrite sur un ton violent, car Kautsky ne mérite pas de ménagements. Néanmoins, elle met en lumière tous les arguments fondamentaux, et même la plupart des arguments secondaires de Kautsky. Elle est destinée en premier lieu aux prolétaires étrangers qui ne sont pas encore décidés à rompre avec des chefs comme Kautsky. Mais, comme elle touche et éclaire théoriquement les questions essentielles de notre vie courante, elle peut être utile également aux masses ouvrières de notre Union. Elle leur montrera toute la déchéance du théoricien de la IIe Internationale.. »

N.I. Boukharine

La bourgeoisie internationale et son apôtre Kautsky

Kautsky au service de la contre-révolution intérieure

Nous avons vu plus haut comment Kautsky, invitant les impérialistes à la guerre contre l’U.R.S.S. et spéculant sur la défaite militaire des Républiques soviétistes, promettait de nous frapper par derrière, c’est-à-dire de venir en aide par des soulèvements intérieurs à l’offensive impérialiste. Pour dissimuler aux ouvriers le sens de son incroyable attitude, Kautsky se lance dans des raisonnements sur l’impossibilité de la réaction en Russie.

Il affirme tout d’abord qu’au début du régime bolchéviste, l’insurrection contre le pouvoir soviétiste, qui avait pour lui des couches considérables d’ouvriers et de paysans, pouvait déjà se justifier ; pourtant, elle était alors inopportune, car il était à craindre qu’elle ne fit le jeu de la réaction, qu’on en rejetât la faute sur les menchéviks et les S.-R., que le socialisme fût ainsi discrédité et le prestige du bolchévisme accru. (Kautsky oublie qu’en réalité il en a été ainsi.) Mais maintenant :

Il n’y a plus de danger qu’une insurrection socialiste contre le bolchévisme fasse le jeu de la réaction en Russie. Et cela pour la simple raison que les bolchéviks, en matière de réaction, ont déjà fait tout ce qu’il était possible de faire. La seule conquête de la révolution à laquelle le gouvernement de Moscou n’ait pas attenté, la destruction de la grande propriété foncière, ne sera jamais enlevée au peuple russe par aucun autre gouvernement, si réactionnaire qu’il soit. De même les Bourbons, à leur retour en France, après la chute de Napoléon, ne purent rendre à la noblesse et au clergé les biens qui leur avaient été confisqués.

C’est pourquoi nous n’avons pas à craindre qu’une insurrection année en Russie concoure au succès de la réaction. Au contraire, il est de plus en plus probable qu’une telle insurrection, en cas de réussite, augmentera la liberté en Russie, ne touchera pas à une seule des modestes conquêtes révolutionnaires qui subsistent encore, en fera surgir une série de nouvelles et sera au plus haut point utile aux masses populaires et au prolétariat.

Mais ce n’est pas pour cela seulement qu’on peut soulever l’insurrection. On peut la soulever encore, selon Kautsky, parce que tout gouvernement qui prendrait la place du gouvernement soviétiste serait... plus faible que ce dernier, car il aurait moins d’unité, il serait aux prises avec des intérêts contradictoires plus nombreux que ceux qui surgissent devant la petite coterie des maîtres actuels de Moscou.

Kautsky, nous l’avons vu, relie l’insurrection à la guerre. C’est pourquoi il devrait y rattacher la question de la réaction. Mais il se dérobe, car il sent que c’est là un de ses points les plus faibles. Examinons sans parti pris la situation que présupposent les prémisses de l’auteur.

C’est la guerre. Le gouvernement soviétiste subit des défaites. Des soulèvements éclatent à l’intérieur du pays. Les menchéviks et les S.-R. les soutiennent. Qui ne comprendrait que, dans ces conditions, la guerre des impérialistes se transformera immédiatement en intervention dans toutes les affaires intérieures ? L’intervention de 1918-1920 a montré comment les Alliés se conduisaient sur le territoire occupé, dont ils faisaient leur colonie et où ils fusillaient et pendaient les ouvriers et les paysans.

Kautsky a-t-il songé à cette question ? Quelle garantie a-t-il contre une telle réaction ? On n’en sait rien, car là-dessus il ne souffle mot.

Mais si l’on se souvient que Kautsky est l’agent de la bourgeoisie internationale, il n’est pas difficile de comprendre de quoi il retourne.

Comme nous l’avons vu, Kautsky vient d’exposer la « brillante » perspective d’un gouvernement faible déchiré par des contradictions. Or, ce gouvernement

faible a, à ses côtés, la puissante armée de l’impérialisme étranger.

Maintenant, on devine de quoi il s’agit. Il s’agit tout simplement de la réalisation du programme des rapaces impérialistes. Il faut, pour les impérialistes :

a) Renverser le « jeune organisme révolutionnaire » ;

b) Occuper une certaine partie du territoire de la Russie ;

c) Avoir à leur service un gouvernement faible ;

d) Faire de ce gouvernement leur vassal.

Kautsky a, par inadvertance, dévoilé son secret. Au moment précis où l’on mène une campagne contre l’U.R.S.S., où la bourgeoisie allemande vend sa patrie au capital de l’Entente, où elle commence à s’orienter sur l’Occident et est obligée de ramper devant l’En- tente et l’Amérique et de manifester son hostilité pour l’U.R.S.S., Kautsky propose une insurrection contre la Russie avec un programme comportant le remplacement du gouvernement soviétiste fort par un gouvernement faible en proie à des divisions intestines et contraint de s’aplatir devant l’Entente, par un gouvernement semi-colonial, dans le genre de ceux qui existaient auprès des armées de Boulak-Balakhovitch ou du général Ironside. Le « grand plan » de quelques-uns des cercles les plus influents de la bourgeoisie internationale consiste précisément à asservir notre pays. Le problème des marchés revêt de nouveau une acuité extrême pour la bourgeoisie américaine, anglaise et même allemande. La « tranquillité » et la « stabilité » du régime capitaliste se heurtent à l’existence de l’U.R.S.S., qui se fortifie de mois en mois. Le gouvernement de l’U.R.S.S. se consolide de plus en plus ; il est fort et uni. Que faire en l’occurrence ? Kautsky ne dissimule plus, il met les points sur les i, il fait entrevoir la perspective d’un gouvernement faible en Russie. Voilà ce dont tous les travailleurs doivent bien se souvenir.

Ainsi donc, dans la question de la connexion entre la réaction internationale et la réaction intérieure, Kautsky se démasque complètement.

Passons maintenant à la question de la réaction à l’intérieur. Sur ce point, on l’a vu, le principal argument de Kautsky est que nous, bolchéviks, nous avons atteint les limites de la réaction. Quoi qu’il arrive, la situation ne peut être pire, telle est la thèse de notre homme. Le marxiste habitué à une analyse de classe précise, à une étude approfondie des combinaisons de forces sociales, s’étonne que Kautsky ne se soit pas donné la peine de faire une semblable analyse ou une semblable étude et qu’il se soit borné à ressasser les clichés de la presse à grand tirage. Cette attitude de Kautsky est tellement répugnante que Dan et Milioukov eux-mêmes ont dû la critiquer. Dans le Courrier socialiste, F. Dan écrit :

Comme l’a indiqué Milioukov, il ressort de l’argumentation de Kautsky que la restauration de la monarchie des Romanov ne serait pas un très grand malheur si elle succédait au despotisme bolchéviste. Cette déduction est d’autant plus légitime que Kautsky lui-même se réfère à la restauration des Bourbons... Pourtant, Kautsky ne songe pas à nier que, même du point de vue de la bourgeoisie, la restauration des Bourbons a été une réaction, de même qu’il ne doute pas que, du point de vue du prolétariat, Thermidor a été et reste une contre-révolution, quoiqu’il ait délivré la France de la tyrannie de Robespierre.

A quel degré d’abaissement faut-il que les socialistes soient tombés pour permettre que, dans leurs milieux, on argumente en faveur de la monarchie des Romanov, pour considérer comme leurs chefs des hommes politiquement beaucoup plus à droite que le cadet Milioukov, l’un des piliers de la contre- révolution russe. En effet, de quoi Dan accuse-t-il Kautsky ? De se laisser aveugler par sa haine du bolchévisme au point d’être prêt à passer un compromis avec la monarchie des Romanov. Pourtant, Dan continue à s’enthousiasmer pour l’ouvrage de Kautsky et se dérobe peureusement aux conclusions que serait obligé de faire tout homme politique honnête. En émettant la thèse que le gouvernement soviétique a déjà atteint les limites de la réaction, Kautsky, non seulement ne donne aucune analyse de classe, mais oublie complètement qu’il a défini ce gouvernement comme un « jeune organisme révolutionnaire ». Il se permet de modifier ses caractéristiques essentielles dans l’intervalle de quelques pages. Cela ne s’appelle-t-il pas piper les cartes ?

Jadis, même parmi les social-démocrates menchévistes, on eût considéré comme une inconvenance de parler de la « libération de la France de la tyrannie de Robespierre ». Mais nous avons changé tout cela et Dan n’a pas honte d’employer le langage de la contre-révolution. Quant à Kautsky, il prend ouvertement la défense des Bourbons contre la « tyrannie de Robespierre » et celle des Romanov contre le « despotisme des bolcheviks ». Bientôt, vraisemblablement, après la lettre de Hindenburg à Scheidemann, nous aurons le plaisir de lire une autre lettre adressée par le grand-duc Nicolas ou l’« empereur de toutes les Russies », Cyrille Vladimirovitch, à Kautsky, pour le remercier de son activité « socialiste » en faveur des Romanov.

Répliquant à Kautsky, Dan écrit :

Certes, du point de vue historique, toute contre-révolution, avec les souffrances qu’elle apporte, la perspective de nouvelles guerres et révolutions, peut être justifiée après coup comme une forme inévitable du progrès, comme la seule issue possible de l’impasse où se trouve acculée toute révolution dépassant ses limites historiques réelles. Peut- être, l’histoire ne pouvait-elle résoudre les contradictions de la révolution de 1848 que par les tueries de Cavaignac, de même qu’elle ne pouvait résoudre les contradictions de la Commune autrement que par la victoire de Thiers. Mais cette déduction historique faite après coup ne saurait en aucun cas servir de directive à un parti politique luttant dans l’intérêt de sa classe pour une autre solution moins onéreuse de la difficulté.

Que dit en somme ici M. Dan ? Que la révolution bolchéviste est allée trop loin dans la voie révolutionnaire et que Kautsky propose aux Cavaignac et aux Thiers actuels de la juguler pour cette « erreur », ce qui, néanmoins, ne convient pas à un parti politique comme le parti menchévik. Certes, Dan fait ensuite toute sorte de réserves, donne des explications embrouillées, adresse des éloges hypocrites à Kautsky ; n’empêche qu’il a reconnu que Kautsky, logiquement, adopte la position des Cavaignac et des Thiers. Après cela, il ne nous reste plus qu’à féliciter le vénérable « père » de la théorie social-démocrate.

Kautsky, comme il l’a maintes fois démontré, est extrêmement courageux. C’est pourquoi il invite tout le ban et l’arrière-ban de la IIe Internationale à « acquérir une influence décisive dans l’insurrection et à ne pas la saboter ». D’autre part, il recommande de ne pas se laisser aller à la crainte devant les officiers réactionnaires :

Il ne faut pas se laisser hypnotiser par le spectre des officiers blancs et croire que ces derniers deviendront fatalement les chefs de toute insurrection dirigée contre le bolchévisme. Le paysan russe a passé par l’école de la révolution. Il s’agrippe solidement à son lopin de terre, n’a que de la méfiance pour les anciens aristocrates et est maintenant imprégné de sentiments démocratiques fortement enracinés.

Deux pages avant, Kautsky écrivait :

Elle (l’insurrection) surviendra vraisemblablement à la suite d’une grande catastrophe militaire, qui peut facilement éclater sur une despotie militaire...
En démocratie, au moment d’une catastrophe, tout le peuple soutient résolument le gouvernement qu’il a choisi... Sous une despotie, que la masse considère comme la cause de ses souffrances et déteste passionnément, une catastrophe nationale donne l’impulsion à une insurrection générale.

Ainsi donc :

Tout d’abord, Kautsky, non seulement appelle de ses vœux la guerre des démocraties impérialistes contre le despotisme moscovite, mais encore promet un appui complet à ces démocraties.

En second lieu, Kautsky, qui accusait le gouvernement soviétiste d’étouffer le peuple, en appelle maintenant à l’« école de la révolution », au sentiment démocratique du paysan et même à sa haine contre les officiers blancs.

Il convient de s’arrêter sur ce dernier point. Rappelons en passant que les amis de Kautsky, les menchéviks et particulièrement les S.-R. ont marché ouvertement la main dans la main avec les officiers blancs. Qu’était-ce donc que cette « école de la révolution » à laquelle les paysans ont acquis la haine des aristocrates, des officiers blancs, et sont devenus des « démocrates » ? C’était l’école de guerre civile et de l’armée rouge, la grande école dirigée, ne vous souvenez-vous pas par qui ? Par les bolchéviks, honorable Monsieur Kautsky. Quant à vos amis, avec leur mot d’ordre de la Constituante, ils étaient de l’autre côté du front.

Ce qui découle de tout cela, ce n’est pas la perspective de l’insurrection, mais celle de l’union du peuple qui, sous la direction du prolétariat, résistera de nouveau héroïquement aux armées impérialistes, si les patrons dé Kautsky les lancent contre nous.

Après tous ces raisonnements réactionnaires sur l’insurrection, Kautsky remarque naïvement :

Peut-être m’objectera-t-on que, quoique mes vues soient justes, il ne faut pas les exposer ouvertement au nom de l’internationale, car c’est livrer nos camarades de Russie à la vengeance de leurs bourreaux et fournir à ces derniers un prétexte pour de nouvelles persécutions. Je ne redoute pas une telle éventualité. Si les bolchéviks interprètent loyalement notre exposé, ils ne pourront en tirer une justification de leurs persécutions contre les socialistes démocrates. Car nous mettons ces derniers en garde contre la préparation de l’insurrection armée. Quant aux autres insurrections dont nous parlons, elles ne dépendent pas de nos camarades.

A cela nous répondrons par une citation de Dan :

Kautsky établit une distinction tranchée entre l’insurrection armée préparée et l’explosion spontanée de la révolte populaire... La classification ne nous paraît pas claire... S’orienter tactiquement sur une révolte générale, c’est en réalité s’orienter sur l’insurrection armée et la guerre civile.

Qu’est-ce à dire ? Peut-être Dan n’a-t-il pas bien compris son maître ? Ou bien est-ce Kautsky qui joue sur les mots, dissimule sa physionomie impérialiste sous un masque de « démocrate », de « socialiste » ? Nous croyons la dernière hypothèse la plus juste. Kautsky « s’oriente tactiquement » sur la guerre extérieure des impérialistes contre nous et sur la guerre civile des blancs contre le peuple, ce qui doit amener au but désiré : occupation de notre territoire, transformation de l’U.R.S.S. en demi-colonie bourgeoise avec un gouvernement faible et une économie faible. La bourgeoisie internationale pourrait être alors tranquille pour longtemps. Or, Kautsky lui souhaite précisément la « tranquillité » et la « stabilité ».

Kautsky n’a pas peur de la réaction. Il est brave. La seule chose qu’il redoute, ce sont les pogromes juifs. C’est là qu’on voit le bout de l’oreille des ânes qui renseignent Kautsky sur la question russe.

En conclusion, il est intéressant de signaler l’accueil fait à la brochure de Kautsky par quelques fractions de notre émigration.

Les menchéviks officiels, par la bouche de Dan, ont condamné une série de propositions de Kautsky. N’empêche qu’en fin de compte ils ont glorifié ce dernier et déclaré que toute sa brochure « est imprégnée de l’internationalisme le plus ardent ».

Les S.-R. officiels, dans un article de Stalikski (Volia Rossii), estiment que la brochure de Kautsky est un événement, qu’elle donne le bilan de toute une période et qu’elle fait en somme de Kautsky leur idéologue, car ils ont toujours raisonné exactement comme ce dernier.

La revue du bloc des cadets et des S.-R. d’extrême droite, Sovrémionné Zapiski, estime que, « pour le socialisme démocratique russe et la cause de la libération russe, le travail de Kautsky est un de ces ouvrages extrêmement précieux dont le destin ne nous gratifie que bien rarement ».

Dans le même numéro de la revue susmentionnée, la rédaction a jugé devoir insérer un article de N. Berdiaev intitulé : Pour la défense de la liberté chrétienne. Berdiaev y dit entre autres :

La pensée religieuse russe, dans les domaines philosophique et social, est passée inaperçue ; elle n’a pas été appréciée et son influence est restée minime. La responsabilité en incombe à ces intellectuels traditionnellement gauchistes qui, depuis Bélinsky, étaient profondément réactionnaires et arriérés, hostiles à l’esprit de création, à l’esprit de liberté. Préférer Bélinsky à Khomiakov, Tchernychevski à Dostoïevski, Plékanov à VI. Soloviev, c’est être réactionnaire spirituellement, c’est être obscurantiste, c’est préparer Lénine et l’esclavage de l’esprit.

Berdiaev transforme la révolution en contre-révolution tout à fait à la manière de Kautsky. Dans son ouvrage : Philosophie de l’inégalité, il définit la domination des bolchéviks comme une « satanocratie ». Comme Kautsky n’arrive pas à trouver une base sociale pour cette domination et qu’il s’assimile la méthode des Berdiaev en oubliant de plus en plus l'a b c du marxisme, il faut nous attendre à ce qu’il adopte aussi un de ces jours la thèse de la « satanocratie ».

Nous voici arrivé à la fin de notre travail. Les ouvriers et les paysans de l’U.R.S.S., les prolétaires du monde entier doivent se rendre compte de la gravité croissante de la situation. Et ils doivent voir que quelques-uns des chefs de la IIe Internationale s’apprêtent à soutenir les impérialistes dans leur lutte contre les peuples de l’U.R.S.S., pour répéter sur une vaste échelle l’expérience de l’intervention. De notre côté, nous grouperons nos forces en un bloc compact, nous surveillerons attentivement tous les mouvements de l’ennemi et, naturellement, nous réprimerons impitoyablement ses tentatives. Quant à Kautsky lui-même, il peut être tranquille. Plékhanov disait jadis qu’il faut conquérir de haute lutte le droit au poteau d’exécution. Ce droit, Kautsky ne l’a pas conquis. Etre lamentable, il vivra, ou plutôt pourrira sous tous les régimes. Telle est la destinée de cet apôtre de la bourgeoisie internationale.

 

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