1922

Source : Bulletin communiste n° 5 et 6 (troisième année), 2 et 7 février 1922.


Anciens buts, nouvelles voies

De l'unité du front ouvrier

Grigori Zinoviev


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I. - Devant une nouvelle vague

La situation s'étant modifiée, de nouvelles tâches s'imposent actuellement à l'Internationale Communiste et à ses principales sections. Le vieux Liebknecht aimait à dire qu'il faut, quelquefois, qu'un révolutionnaire change sa tactique « en 24 heures ». Quelque rapide que soit de nos jours la succession des événements, la situation, malheureusement, ne se transforme pas du tout au tout en 24 heures. Pourtant, nous, les participants à la lutte émancipatrice de notre époque, nous avons lieu, moins que personne, de nous plaindre de la monotonie

Tout bien considéré, il faut reconnaître que la marche des événements ne manque pas de rapidité. Il n'y a pas longtemps encore, c'était, dans le mouvement ouvrier international, le calme plat. Au moment du 3e Congrès de l'Internationale Communiste, on était jusqu'à un certain point fondé à dire que le mouvement ouvrier international penchait quelque peu à droite. Par endroits même, on observait comme une nouvelle floraison de réformisme. Epuisées par la guerre et les privations matérielles qui en avaient été la conséquence, les masses ouvrières songeaient surtout au pain quotidien et prêtaient volontiers l'oreille aux social-démocrates et aux leaders syndicaux modérés qui faisaient miroiter à leurs yeux une existence paisible, supportable et graduellement améliorée. Le mouvement révolutionnaire spontané des masses ouvrières, dont la montée avait été si puissante vers la fin de l'année 1919 et au début de l'année 1920 avait fait place, vers le milieu de 1921, à un calme relatif. Les tentatives de l'avant-garde communiste ouvrière, qui avait voulu, au milieu de l'indifférence générale des masses, assumer tout le poids de la lutte, avaient échoué. Cette avant-garde, qui s'était risquée à soulever le fardeau que seule la classe ouvrière tout entière eût été de taille à porter, était près de défaillir. Ainsi en était-il, en Allemagne, lors de l'action entreprise par les communistes, en mars 1921.

Mais après non pas 24 heures, il est vrai, mais 24 semaines environ, la situation commence à se modifier à nos yeux. Si les signes extérieurs ne nous trompent pas, nous avons tout lieu d'affirmer que le mouvement ouvrier international est à la veille d'une nouvelle ascension. Peut-être même est-il plus exact de dire que cette ascension a déjà commencé. Lentement, mais sûrement, dans toute l'Europe, les masses ouvrières recommencent à évoluer à gauche. D'ores et déjà l'on peut dire que si ce nouveau mouvement doit se développer, ce ne sera plus un simple mouvement instinctif et quelque peu désordonné. Non. ce sera un puissant mouvement révolutionnaire, enrichi du bagage énorme de l'expérience accumulée par de nouvelles et nombreuses couches d'ouvriers sans-parti.

Devant une nouvelle vague : telle est la formule caractéristique du moment présent dans le mouvement ouvrier international.

Les illusions réformistes que l'on observait, tout récemment encore, parmi des masses ouvrières assez considérables ne pouvaient manquer de s'évanouir. La réalité impitoyable est trop convaincante, trop éloquente. L'offensive générale du Capital international, l'aggravation de la crise économique mondiale, la faillite de la paix de Versailles, le danger de nouvelles guerres : ce sont là des faits trop saillants pour passer inaperçus des grandes masses ouvrières.

Tout dernièrement encore, les leaders syndicaux et social-démocrates, pour consoler les ouvriers, leur répétaient sur tous les tons que la vie deviendrait plus facile après la guerre ; les salaires seraient augmentés, une ère de socialisation progressive allait s'ouvrir et, au moyen du Bureau international du Travail — qui fait, soit dit en passant, partie constitutive de la Société des Nations — eux, les dirigeants de la 2e Internationale et de l'Internationale d'Amsterdam, ils arriveraient même à améliorer la législation ouvrière

Mais bientôt, l'enchantement des beaux rêves fit place à la prose de la vie journalière. Les capitalistes passèrent à l'offensive sur tout le front. Les grands industriels comprennent parfaitement que la réduction du salaire nominal provoque toujours un mécontentement particulièrement vif parmi les ouvriers, car elle est pour ces derniers la manifestation la plus évidente de l'aggravation de leur situation. Néanmoins, les capitalistes même les plus « avancés » ont recouru — ou, comme ils disent, ont été « forcés » de recourir — à la réduction ouverte du salaire nominal. Le semblant de relèvement industriel signalé par endroits n'a été, comme il fallait s'y attendre, qu'éphémère. Dans l'ensemble, la crise industrielle mondiale, loin de diminuer, s'accentue. Ce n'est plus à des centaines de mille, mais à des millions que se monte le nombre des sans-travail et des ouvriers obligés de chômer la moitié de la semaine. Les pays où les capitalistes n'ont pas encore procédé à l'abaissement des salaires ne sont plus la règle, mais l'exception. L'offensive des capitalistes se fait, chaque, semaine, de plus en plus imprudente. Des couches de plus en plus considérables d'indifférents et de sans-parti, commencent à se convaincre par leur propre expérience de l'inanité des espoirs dont les berçaient les social-démocrates et les leaders syndicaux. En Angleterre, les capitalistes ne reculent pas devant un défi ouvert à une catégorie d'ouvriers aussi importante que celle des mineurs. Les ouvriers s'efforcent de conserver leurs positions économiques. Une lutte grandiose s'engage ; elle se termine par la défaite des mineurs. Durant cette lutte, le rôle des dirigeants syndicaux de l'Internationale d'Amsterdam se détache avec un relief saisissant. Les mineurs anglais et les catégories d'ouvriers qui leur sont les plus proches commencent à méditer sur les causes de leur défaite et à rechercher en eux-mêmes ce qu'ils pourraient bien faire pour se préserver tout au moins des nouvelles agressions capitalistes. Il est facile de prévoir que, après une telle expérience, les ouvriers anglais en arriveront à des conclusions très précises et que plus ils méditeront sérieusement sur leur expérience, mieux ils seront immunisés contre de nouvelles rechutes de réformisme.

Sous une autre forme, une évolution analogue se produit au plus profond des masses ouvrières dans les autres pays : en Allemagne, les social-démocrates et les dirigeants syndicaux ne cessent, dans différentes combinaisons gouvernementales, de partager le pouvoir avec la bourgeoisie. Aussi les ouvriers les moins expérimentés étaient-ils auparavant portés à croire aux promesses que leur faisaient les social-démocrates sur la socialisation progressive. La réalité — il faudrait être aveugle pour ne pas la voir — c'est que, en Allemagne, les capitalistes ont entrepris une offensive systématique contre les ouvriers dont ils aggravent continuellement la situation et sur lesquels ils tâchent de rejeter tout le poids des dettes de Versailles. Lorsque, en mars 1921 l'avant-garde communiste — une poignée d'ouvriers en comparaison des millions d'hommes dont se compose la classe ouvrière allemande — se lança dans la bataille contre les capitalistes, le gros de la classe ouvrière non seulement ne soutint pas cette avant-garde, mais par endroits fît chorus avec les social-démocrates qui couvraient de leurs huées les vaillants communistes. Tous ceux qui suivent attentivement le développement des événements au sein du mouvement ouvrier allemand voient clairement que la masse ouvrière allemande qui, tout récemment encore était ou indifférente ou hostile aux communistes, modifie peu à peu son attitude envers ces derniers. Le recul du temps montre maintenant l'action de mars sous un jour tout nouveau. L'estime générale pour l'avant-garde communiste, qui par son intervention a mis les ouvriers en garde, contre les promesses trompeuses des social-démocrates, qui pour cela ne s'est pas arrêtée devant les plus grands sacrifices, à un moment d'indifférence presque générale, augmente incontestablement. Les masses ouvrières, là aussi, sont occupées à tirer les leçons pratiques de leur récente expérience.

Sous une forme ou sous une autre, la même évolution se remarque en Italie, en France, en Suède et en Suisse, partout où vivent et luttent de grandes masses compactes d'ouvriers.

D'autre part, le danger de nouvelles guerres devient de plus en plus réel. Les chefs de la social-démocratie et des syndicats avaient promis aux masses ouvrières l'amélioration progressive de leurs conditions de vie. Ils ne s'étaient pas fait faute non plus de leur prodiguer les promesses au sujet des guerres futures : la récente guerre impérialiste, disaient-ils, était la dernière des guerres et maintenant, par une pression sur la Société des Nations, ils allaient obtenir le désarmement. Mais la vie montra bientôt toute la vanité de leurs promesses. Brest-Litovsk instruisit un grand nombre d'ouvriers de tous pays ; Versailles instruisit une foule d'ouvriers d'un plus grand nombre encore de pays. Washington parachèvera « cette instruction ». Brest-Litovsk, Versailles et Washington, ce sont là les meilleurs maîtres. Brest-Litovsk, Versailles et Washington mieux que tout montrent la stupidité des dirigeants d'Amsterdam, dont quelques-uns, maintenant encore, croient sincèrement à la possibilité du désarmement sans la révolution.

Le menace d'une nouvelle guerre mondiale est dans l'air. Quand cette guerre éclatera-t-elle, dans trois ou dans cinq ans, nul ne peut le savoir. Mais elle est inévitable et elle arrivera, si le prolétariat international ne la prévient : c'est ce que sent maintenant tout ouvrier plus ou moins intelligent. Le carnage impérialiste de 1914-1918 a donné là-dessus à chaque ouvrier européen une sorte d'instinct presque infaillible. La chose d'ailleurs est naturelle. La première guerre impérialiste mondiale, en effet, a été pour l'Europe une rude école.

Le spectre d'une nouvelle guerre, qui surgit devant le prolétariat international, ne saurait contribuer au développement des illusions réformistes. Point n'est besoin d'être prophète pour prédire que, à mesure que ce spectre prendra corps, des masses de plus en plus considérables d'ouvriers se détourneront des anciens syndicats et des partis social-démocrates et tourneront leurs regards vers le communisme.

Les leaders d'Amsterdam ont déjà senti le nouvel état d'esprit créé dans les masses ouvrières par le danger de plus en plus réel d'une nouvelle guerre. Les 15 et 16 novembre 1921, il s'est tenu à Amsterdam une conférence des délégués des secrétariats internationaux des ouvriers des transports, des mineurs et des métallurgistes. La conférence a examiné la situation politique, grosse de dangers. De nouveau, on a lancé un de ces appels au désarmement que tout le monde connaît depuis longtemps. Tous ont souligné la nécessité d'adopter sans retard des mesures préventives. Un comité provisoire a été chargé de mener une propagande antimilitariste et de préparer une protestation contre les guerres imminentes. Ce comité a été investi de pouvoirs étendus ; il a même le droit de convoquer un congrès, afin de prévenir une nouvelle guerre. La conférence a voté, en passant, une résolution sur la nécessité de lutter dans tous les pays contre l'aggravation des conditions du travail. En souvenir du bon vieux temps, les leaders d'Amsterdam ont, une fois de plus, déclaré « la guerre à la guerre ». Dans la résolution adoptée à ce sujet, il est dit :

Considérant que, dans le monde entier, les tendances réactionnaires et militaristes vont se renforçant et qu'une nouvelle guerre deviendra inévitable si la classe ouvrière de tous les pays, agissant en union et en accord complets, ne crée pas un front commun contre le danger qui la menace de la part des capitalistes, la Conférence invite les ouvriers du monde entier, en même temps qu'ils mèneront la lutte défensive contre l'aggravation des conditions du travail, à concentrer toute leur énergie, toute leur attention pour brider le capitalisme, ainsi que le militarisme qui lui est indissolublement lié. Conformément aux résolutions adoptées à ce sujet par le Congrès international, la Conférence attend de toutes les organisations affiliées à l'Union internationale des Syndicats, qu'elles mènent, dans leurs pays respectifs, avec une force et une ténacité de plus en plus grandes, l'œuvre de propagande, et qu'elles préparent la campagne contre le militarisme et pour le désarmement général.

Dans ce but, la conférence propose aux ouvriers de tous les pays :

De créer une organisation unique qui, sous la direction de l'Internationale d'Amsterdam, soit en état, en cas de menace ou d'explosion de guerre, d'empêcher, au moyen de la déclaration immédiate de la grève internationale, le commencement des hostilités.
Considérant que la guerre serait impossible si les transports cessaient de fonctionner et si les mineurs et les métallurgistes arrêtaient le travail, la Conférence estime que c'est aux représentants de ces branches d'industrie qu'incombe en premier lieu le devoir de propager la lutte contre le militarisme. Ils doivent tendre toutes leurs forces et utiliser toute leur puissance économique pour empêcher le renouvellement du carnage mondial.
Au nom de 24 millions d'ouvriers organisés, la Conférence adresse un appel pressant à toutes les organisations qui s'efforcent de lutter activement contre la guerre et le militarisme et leur propose, afin de prévenir une nouvelle guerre mondiale, d'unir leurs forces à celles dont disposent les ouvriers organisés

La conférence s'adresse en particulier « aux millions de femmes et de mères, dont les maris et les fils sont tombés sur les champs de bataille ».

La résolution, comme on le voit, est des plus belliqueuses ; elle va même jusqu'à la grève générale. Néanmoins, ces menaces ne semblent pas avoir le don d'effrayer beaucoup Messieurs les capitalistes. Peu avant la guerre de 1914, les chefs de la 2e Internationale votaient des résolutions absolument identiques à celle que nous venons de citer. Les gens d'Amsterdam cherchent à faire peur aux impérialistes, mais ceux-ci ne se laissent pas émouvoir.

Pourtant, ces résolutions sont incontestablement symptomatiques. Si les leaders d'Amsterdam eux-mêmes se sont crus obligés de signaler le nouveau danger de guerre et de menacer les capitalistes de la grève générale, c'est la preuve que les profondeurs des masses ouvrières sont agitées par une inquiétude sérieuse. En s'adressant « aux millions de femmes et de mères » et aux 24 millions d'ouvriers des transports, des mines et de la métallurgie, les chefs d'Amsterdam visent uniquement à des effets oratoires. Le moment venu, ils joueront une seconde fois la comédie à laquelle nous avons assisté en 1914. Mais les capitalistes eux-mêmes n'osent pas espérer que l'expérience de 1914-1918 n'ait été d'aucune utilité pour les millions d'ouvriers européens et américains.

L'offensive du Capital international contre les positions économiques de la classe ouvrière et le danger sans cesse grandissant d'une nouvelle guerre impérialiste, danger si nettement mis en lumière par la conférence de Washington, constituent les deux faits essentiels qui créent une nouvelle situation dans le mouvement ouvrier international. La période de calme plat touche à sa fin. Lentement mais sûrement, se prépare une nouvelle et prodigieuse ascension du mouvement ouvrier international. Des batailles approchent qui, par leur caractère de masses et par la conscience des combattants, laisseront loin derrière elles tout ce que nous avons vu jusqu'à présent. Une nouvelle vague enfle. De nouvelles tâches s'imposent au communisme.

II. — La question de l'unité

L'évolution à gauche du mouvement ouvrier international est accompagnée d'un phénomène particulier : la croissance irrésistible de la tendance des ouvriers à l'unité. Dans presque tous les pays du vieux mouvement ouvrier, sous la poussée croissante du Capital et la menace de nouvelles guerres, il a surgi parmi les ouvriers une tendance extraordinairement forte, parfois spontanée, à l'unité. Ce sont précisément les nouvelles couches d'ouvriers, dont l'expérience des deux dernières années commence à dissiper les illusions réformistes, ainsi que les ouvriers sans-parti qui, actuellement, pour la première fois peut-être, participent à une lutte politique sérieuse, qui insistent le plus sur l'unité du front ouvrier.

Mais tous ces ouvriers ne se rendent pas clairement compte de ce qu'ils recherchent. Les uns voudraient fondre tous les partis ouvriers et même toutes les organisations ouvrières en un seul parti, en une seule organisation. D'autres, comprenant l'impossibilité d'unir tous les partis ouvriers en un seul, voudraient que l'on créât des comités d'action commune, etc. D'autres enfin ne se rendent pas compte de ce que c'est qu'un parti. Mais ils sentent instinctivement qu'il faut à tout prix trouver des moyens pour arriver à l'unité de tous les ouvriers : sinon, il sera impossible de triompher de l'ennemi qui devient de plus plus haineux et de plus en plus fort. Cette aspiration naturelle à l'unité1 est la caractéristique du moment actuel. C'est la un phénomène des plus intéressants que les communistes doivent étudier et comprendre. Les communistes doivent apprendre à distinguer cette aspiration à l'unité révolutionnaire, aspiration progressiste au plus haut point qui se manifeste dans les masses, de la comédie diplomatique, quelquefois même charlatanesque, que jouent autour du mot d'ordre unitaire, les dirigeants de la 2e Internationale d'Amsterdam.

Cette tendance spontanée à l'unité révolutionnaire que l'on observe actuellement parmi les grandes masses du prolétariat international est le fruit d'une évolution historique profonde. En fin de compte, si la classe ouvrière a été battue pendant la première guerre impérialiste mondiale, c'est que la bourgeoisie mondiale a réussi à diviser les ouvriers et leur organisation internationale. Bien plus, maintenant encore, agrès le carnage impérialiste, si le Capital international parvient si facilement à battre, les uns après les autres, les détachements des ouvriers des différents pays et des différentes professions, c'est uniquement parce que, maintenant encore, la bourgeoisie réussit à scinder les ouvriers. Ceux-ci sentent physiquement, pour ainsi dire, que la force principale du prolétariat est dans sa masse, dans son grand nombre. Tout l'appareil étatique est aux mains de la bourgeoisie et, en partie, de ses agents, les social-démocrates. Les ouvriers ne pourront résister à ce puissant appareil que lorsqu'ils représenteront une masse immense, fortement cimentée, unique. Le simple ouvrier, s'il n'a pas compris, a du moins senti qu'il ne pouvait échapper à une nouvelle guerre que si la classe ouvrière agissait en bloc compact. La masse ouvrière a senti instinctivement qu'elle ne pouvait remplir sa mission historique, c'est-à-dire être le fossoyeur du capitalisme, supprimer toute possibilité de nouvelles guerres impérialistes, que dans le cas où elle surmonterait les hommes qui ont amené la division au sein du prolétariat. Après les monstrueux sacrifices que la classe ouvrière a faits sur l'autel de la Patrie, de 1914 à 1918, après l'ignoble trahison commise envers elle par les « mauvais pasteurs » de la 2e Internationale qui l'ont divisée, après la riche expérience que les ouvriers de tous les pays ont acquise, durant les deux années qui se sont écoulées depuis la fin de la guerre, il est tout naturel que la soif de l'unité se fasse sentir parmi les masses ouvrières de plus en plus révolutionnées.

Cela il faut le comprendre. Et les communistes doivent aller au-devant de cette aspiration à l'unité...

C'est pourquoi, le mot d'ordre de l'unité du front ouvrier acquiert, depuis quelque temps, une importance de plus en plus grande. Dans la mesure où ce mot d'ordre exprime la tendance susmentionnée des grandes masses ouvrières, il est progressiste et révolutionnaire.

Ce que, durant les derniers mois, on appelait et ce qui est en réalité une sorte de crise dans le mouvement ouvrier international est en somme le résultat des batailles perdues. A l'aide des social-démocrates de tout poil, la bourgeoisie avait réussi à infliger à l'avant-garde de la classe ouvrière une série de défaites désastreuses. Dans quelques pays, cette avant-garde avait été saignée à blanc. L'affaiblissement que l'on observait dans plusieurs pays, durant les derniers mois, était la réaction directe, le résultat immédiat, pourrait-on dire de cette saignée. Maintenant, la crise touche à sa fin, et la nouvelle animation qui se manifeste se développe, en premier lieu, sous le mot d'ordre de l'unité du front révolutionnaire des ouvriers. C'est là la particularité du moment. C'est là-dessus que doit se baser le communisme international.

Avec leur flair habituel, les vieux routiers de l'Internationale d'Amsterdam et de la 2e Internationale n'ont pas été les derniers à remarquer la nouvelle évolution qui se produit au sein des masses et qui s'exprime par la formule : « front ouvrier unique ». Sentant le danger, ils ont tenté de rendre ce mot d'ordre inoffensif en le monopolisant à leur profit et en prenant eux-mêmes la tête du nouveau mouvement. Ils se sont mis à conjuguer à tous les temps le verbe « unifier ». Ce faisant, ils ont intentionnellement commis une légère — oh ! très légère — confusion d'idées : à l'unité véritable de millions d'ouvriers unis dans la lutte contre l'offensive du Capital, ils ont cherché à substituer l'unité entre les dirigeants de la 2e Internationale, de l'Internationale 2½ et de l'Internationale d'Amsterdam. Alors ont commencé les pourparlers secrets et les conférences à Francfort, à Brighton, à Vienne, à Paris et autres villes européennes. Ces conférences se sont tenues entre les diplomates des trois Internationales susmentionnées. Et actuellement, tous ces dirigeants s'efforcent avec une ardeur particulière d'exploiter à leur profit la tendance spontanée des ouvriers à l'unité.

— Vous êtes pour l'unité du front, disent-ils aux couches ouvrières qui s'éveillent à une nouvelle lutte active ; eh bien ! nous nous chargeons de vous organiser un front unique. Nous allons nous rassembler, nous, vos vieux chefs, à Vienne ou à Paris ; nous passerons entre nous un accord d'où nous exclurons, cela va sans dire, ces canailles de communistes — qui, la chose est connue, sont contre l'unité de la classe ouvrière, — et alors votre but sera atteint.

L'intention des chefs et des diplomates de l'Internationale d'Amsterdam et de la 2e Internationale est de rendre anodin le mot d'ordre du front ouvrier unique. Cette tendance spontanée à l'unité révolutionnaire qui se fait jour parmi les masses, ils veulent la coucher sur le lit de Procuste des machinations et des accords de chefs passés maîtres dans l'art de la trahison. D'une part, pousser les hauts cris contre les dangers de guerre dévoilés par la conférence de Washington ; d'autre part, continuer à siéger dans le Bureau international du Travail, partie constitutive de la Société des Nations et, par suite, de la conférence de Washington : voilà qui montre bien la duplicité de ces gens !

En été déjà, dans le premier manifeste de l'Internationale Communiste sur la question de l'unité, nous indiquions que, dans les discussions actuelles sur le mot d'ordre du « front unique », il convenait de bien distinguer deux choses : d'une part, les manœuvres méprisables des leaders jaunes qui s'efforcent de remorquer le nouveau mouvement de masses et de le conduire dans les eaux tranquilles d'une nouvelle « collaboration » de classes ; d'autre part, un phénomène véritablement nouveau, véritablement important : la tendance de nouvelles couches du prolétariat à la cohésion, à l'unité révolutionnaire véritable, à la création d'un front révolutionnaire unique, tout d'abord défensif, puis offensif. D'une part, un phénomène social profond, méritant l'attention la plus sérieuse ; d'autre part, un simple « tour de passe-passe » de politiciens roués.

Ce n'est pas sans raison que la presse bourgeoise et social-démocrate tente, chaque année, de faire passer les communistes pour des « scissionnistes », pour des violateurs systématiques de l'unité de la classe ouvrière. Messieurs les bourgeois et leurs valets, les social-démocrates, savaient bien ce qu'ils faisaient, lorsqu'ils s'efforçaient de nous représenter comme les fauteurs véritables de la scission dans les rangs ouvriers. La tendance à l'unité est l'aspiration naturelle de la classe opprimée. Et, toutes conditions égales, mais seulement dans ce cas, l'unité des organisations ouvrières est, il va de soi, un grand bien. Il est des circonstances où la scission, selon l'expression de feu Plekhanov, est le devoir sacré du révolutionnaire. Il en est ainsi quand, pour une raison ou pour une autre, un parti a cessé de remplir sa mission historique ou même s'est mis à effectuer des tâches diamétralement opposées à celles que comportait son programme primitif.

C'est ce qui est arrivé à tous les partis de la 2e Internationale, au début de la guerre impérialiste. C'était le devoir sacré de Karl Liebknecht d'introduire la scission dans la vieille social-démocratie officielle qui, dès le premier coup de feu, en 1914, s'était faite la servante de Guillaume le Sanguinaire. Après un quart de siècle de développement pacifique, tout l'appareil du mouvement ouvrier international se trouvait, au début de la guerre impérialiste, entre les mains des réformistes. Le marxiste militant dut faire des efforts héroïques pour conquérir simplement le droit de propager ses idées révolutionnaires.

Puis, arriva le temps de la différenciation organique. Les communistes entreprirent la création de leur parti à eux. C'était le seul moyen de sauver l'honneur du socialisme et de défendre les intérêts les plus élémentaires de la classe ouvrière. Mais les social-démocrates de l'ancienne école étaient alors les maîtres. Nous, communistes, nous dûmes nous « mutiner », gagner à notre cause la minorité révolutionnaire et, partant, scinder la vieille organisation. Les social-démocrates et leurs protecteurs, les bourgeois, exploitèrent habilement cet état de choses. Par le monde entier, dans toutes les langues, dans des centaines et des milliers de leurs journaux, ils hurlèrent que nous, les communistes, nous étions par principe les adversaires de l'unité ouvrière. Nombre d'ouvriers inexpérimentés s'y laissèrent prendre. En réalité, les communistes comprenaient parfaitement que la scission est un mal. Mais ils estimaient que, à un certain stade du développement du mouvement international, c'est un mal inévitable et qui est largement compensé par le bien résultant de l'organisation des éléments les plus avancés en un parti communiste ouvrier véritable.

La scission des communistes d'avec les social-patriotes n'empêche pas le front révolutionnaire ouvrier unique de croître avec l'appui le plus ardent des communistes. Le travail de différenciation est terminé dans les grandes lignes. Les communistes, dans l'ensemble ont accompli le travail nécessaire et inévitable de soustraire les éléments l-is plus avancés de la classe ouvrière à l'influence contre-révolutionnaire de la social-démocratie.

Les « scissionnistes » dans l'histoire ont toujours été les novateurs, les éléments militants, ceux qui ne voulaient pas se résigner à l'état de choses qu'ils avaient sous les yeux et qui frayaient la voie vers quelque chose de nouveau. Les « scissionnistes » devaient être naturellement les éléments avancés de la classe ouvrière, qui ne voulaient pas se résigner à la social-démocratie officielle, pourrie jusqu'aux moelles, de la 2e Internationale. Et ainsi, les « scissionnistes » ce fut nous communistes.

Mais maintenant, nous, les « scissionnistes », nous devons être les partisans les plus ardents de l'unité du front révolutionnaire avec les masses ouvrières, contre les capitalistes et leurs valets, les chefs de la social-démocratie. Nous devons, cela va sans dire, savoir démasquer la diplomatie et le jeu des leaders de la 2e Internationale. Lorsque Vandervelde, hier encore ministre de roi, ou Branting, actuellement ministre de roi, viennent prôner le mot d'ordre du front révolutionnaire unique et qu'ils sont soutenus par le bourreau des ouvriers allemands, Noske, par Jouhaux et Henderson, alors, certes, la tâche des communistes est de montrer aux masses ouvrières qu'on leur prépare une nouvelle trahison, soigneusement machinée. C'est là une tâche importante. Pourtant, elle n'est que secondaire. La tâche primordiale, c'est de comprendre que le mot d'ordre « du front ouvrier unique » n'est pas imaginé de toutes pièces, qu'il est le produit du développement historique des dernières années, qu'il signifie l'entrée dans la lutte active de nouveaux millions d'ouvriers. Comprendre ces ouvriers et aller au-devant d'eux, savoir exprimer leurs tendances révolutionnaires encore confuses, savoir les unir et se mettre à leur tête, c'est amener sous le drapeau du communisme non seulement l'avant-garde, mais le gros des forces ouvrières ; c'est gagner à sa cause non pas des milliers et des dizaines de mille, mais des centaines de mille et des millions d'hommes, c'est donner corps véritablement au mot d'ordre « Allez aux masses ! » formulé par le 3e Congrès ; c'est, en un mot, préparer les postulats essentiels de la victoire de la révolution socialiste.

Le bolchevisme est devenu maintenant une conception internationale. Le menchevisme aussi. L'expérience des rapports entre bolcheviks et mencheviks en Russie peut, à notre avis, être utilisée pour la solution de la question de l'attitude à adopter envers le menchevisme international.

Nos camarades de l'étranger savent déjà que nous, bolcheviks russes, nous nous sommes séparés des mencheviks, mais ils doivent apprendre maintenant que, pendant les 15 ans qu'a duré notre lutte avec le menchevisme, il y a eu des cas assez fréquents où, autour du mot d'ordre de l'unité, il s'est engagé entre bolcheviks et mencheviks une lutte qui, sous beaucoup de rapports, rappelle la lutte actuelle dans le mouvement ouvrier européen. Durant les 15 années environ, qui s'écoulèrent depuis la naissance du bolchevisme jusqu'à sa victoire sur la bourgeoisie (1908-1917), le bolchevisme ne cessa de mener une lutte systématique contre le menchevisme. Mais en même temps, durant cette période, nous, bolcheviks, nous conclûmes maintes fois des accords avec les mencheviks. La scission avait eu officiellement lieu au printemps de 1905, quoiqu'elle existât en fait depuis 1903. En janvier 1912, la scission officielle entre bolcheviks et mencheviks fut à nouveau confirmée. Mais, en 1906-1907, puis en 1910, cet état de scission entière et officielle fit place à des unions et à des demi-unions, et cela non seulement par suite des péripéties de la lutte, mais aussi sous la pression des grandes couches ouvrières. L'examen rétrospectif de la situation d'alors nous montre que cette pression était exercée par de nouvelles couches d'ouvriers, qui s'éveillaient à l'activité politique et insistaient pour que l'on fît à nouveau des essais de rapprochement, considérant qu'en obtenant l'union des bolcheviks et des mencheviks en un parti unique ils augmenteraient leur force de résistance contre les grands propriétaires fonciers et les capitalistes.

Nous ne voulons pas dire par là que, dans un pays quelconque où le mouvement ouvrier est développé, l'on pourrait maintenant procéder à une union organique officielle ou à une demi-union entre bolcheviks et mencheviks, ou, pour employer la terminologie contemporaine, entre communistes et partisans de la 2e Internationale ou de l'Internationale 2½ . Cela est impossible. L'on ne saurait assimiler en tous points la période actuelle avec celle qu'a traversée le mouvement ouvrier russe de 1906 à 1917. La guerre impérialiste mondiale a établi une ligne de démarcation nette entre l'ancienne et la nouvelle période de développement du mouvement ouvrier. La différenciation organique entre les communistes et les social-démocrates, qui avait commencé en 1914, en différents pays, est devenue maintenant un phénomène international. Sous ce rapport, l'on ne saurait faire machine en arrière. Mais, en même temps, quelques-uns des épisodes de la lutte et des accords entre bolcheviks et mencheviks russes peuvent être d'une certaine utilité à nos camarades d'Europe Occidentale et d'Amérique.

Ainsi, l'expérience russe de 1913 et du début de l'année 1914 dans le mouvement ouvrier russe est particulièrement instructive. A cette époque déjà, l'enthousiasme était grand parmi les ouvriers russes. Après la défaite de la révolution de 1905 et les pénibles années de la contre-révolution, une tendance très forte, spontanée à l'unité du front ouvrier se manifestait. Les diplomates du menchevisme russe, en ce temps-là, tentaient d'exploiter cette tendance unitaire à peu près comme le font maintenant les chefs du menchevisme international. Mais nous, bolcheviks russes, nous ne répondîmes pas par un refus pur et simple de toute collaboration. Jamais nous ne nous élevâmes contre l'unité du front ouvrier. Au contraire, pour déjouer la manœuvre des chefs menchevistes, nous proclamâmes alors le mot d'ordre de l'unité par en bas. En d'autres termes, nous réclamâmes l'unité des masses ouvrières elles-mêmes dans la lutte pratique pour les revendications véritablement révolutionnaires dirigées contre les capitalistes. Nous appelâmes les masses ouvrières à s'unir par-dessus les têtes de leurs chefs, mencheviks modérés. La pratique montra que nous avions atteint notre but, grâce à cette tactique qu'il nous fallut naturellement adapter aux conditions de temps et de lieu, nous conquîmes peu à peu au bolchevisme une très grande partie des meilleurs ouvriers mencheviks. Cependant, pas un instant, nous ne renonçâmes à notre indépendance complète ; pas un instant, nous n'adoucîmes notre critique contre le menchevisme. Au contraire, la propagande en faveur du mot d'ordre de l'unité par en bas s'effectua parallèlement avec la dénonciation des manœuvres des diplomates menchevistes.

Après la révolution de mars 1917, les mencheviks tentèrent de nouveau d'exploiter le mot d'ordre de l'unité. Ils proposèrent un plan de congrès unifié de tous les social-démocrates, bolcheviks et mencheviks C'est à l'assemblée, convoquée par les mencheviks dans le but de préparer cette fameuse union, que le camarade Lénine prononça son discours célèbre, dans lequel furent exposées, pour la première fois, les thèses en faveur du système soviétiste. Nous, bolcheviks, nous ne consentîmes pas à cette union. Et ainsi, les mencheviks ne réussirent pas à nous apprivoiser. Mais, en même temps, nous continuâmes à propager systématiquement, opiniâtrement, l'idée de l'union des ouvriers par en bas, dans les cadres des soviets, sur le terrain de la lutte pour le pouvoir soviétiste, sur le terrain de l'organisation des grèves politiques et économiques de masses, sur le terrain de l'armement des ouvriers, du désarmement de la garde-blanche, etc. Les résultats, comme on le sait, ne furent pas mauvais.

III. — Etat de la question dans les différents pays

Les sections de l'Internationale Communiste abordent, chacune à sa manière, le mot d'ordre du « front ouvrier unique ». et se frayent à tâtons la voie vers les masses dans la nouvelle situation. Mais en somme, presque partout le processus est identique.

En Allemagne, le parti, à sa dernière conférence, a soutenu avec une unanimité complète le mot d'ordre du front ouvrier unique et a reconnu non seulement possible, mais nécessaire, sous certaine conditions, de soutenir le « gouvernement ouvrier », dont il est de plus en plus question en Allemagne.

Dans ce pays, plus qu'en aucun autre, la question de l'unité de front revêt un caractère d'actualité pressante. Le réformisme allemand — nous prenons ce mot dans son acception la plus large, y faisant entrer les social-démocrates majoritaires et les centristes — est acculé à une impasse. Les bourgeois les plus clairvoyants comprennent de plus en plus nettement qu'il ne peut y avoir aucune issue pacifique, naturelle, à l'état de choses en Allemagne. Si le Parti Communiste Allemand est à la hauteur de la situation, il pourra utiliser les résultats des batailles de mars, qui — la chose est particulièrement évidente aujourd'hui — ont été un grand pas en avant, malgré toutes les fautes commises. Les communistes allemands, maintenant que de nouveaux ouvriers par centaines de mille s'éveillent à la lutte, doivent savoir récolter le fruit de leur lutte de mars. Quoi qu'en disent les censeurs et les sycophantes, les faits restent les faits : le seul parti qui, en mars 1921, ait entraîné à sa suite des centaines de milliers d'ouvriers à la bataille, au moment où les socialistes exhortaient sur tous les tons les ouvriers à rester tranquilles, a été le parti communiste.

Les éléments puschistes et sectaires, qui existaient incontestablement dans le Parti Communiste Allemand, sont combattus avec succès. Nos amis allemands comprennent que, dans certaines conditions, la tendance au front révolutionnaire unique peut devenir un facteur de révolution très important. Les communistes allemands ont eu raison, en Thuringe, de prêter leur appui parlementaire aux social-démocrates et aux Indépendants, lorsque la formation d'un gouvernement socialiste dépendait des voix des communistes. Les communistes allemands ont raison de s'en tenir à la même ligne de conduite pratique, dans le domaine de la lutte économique.

Quelquefois, il est vrai, on remarque des exagérations. Dans la circulaire du Comité Central du Parti Communiste Allemand (21 novembre 1921), on lit :

Il convient de veiller soigneusement à ce que les communistes n'entreprennent pas eux-mêmes une lutte économique dans laquelle ils agiraient isolés. Il faut non pas qu'ils mènent une lutte économique indépendante, mais que nos camarades poussent partout les masses en avant. La lutte économique doit être menée par les syndicat.

C'est là, à notre avis, un point de vue erroné. Certes, ce sont surtout les syndicats qui doivent avoir la direction officielle des grèves économiques. Mais il est bien évident que le parti ne peut en aucun cas, renoncer à jouer un rôle dirigeant dans les grèves économiques. En Allemagne, plus que jamais, n'importe quelle grande grève économique a une portée politique. Au stade actuel de la lutte, en Allemagne plus qu'en aucun autre pays, la lutte économique se transforme en lutte politique. Est-ce à nous de rappeler à nos camarades allemands toute la traîtrise des syndicats social-démocrates actuels ? Tout récemment, le Vorwärts annonçait fièrement que, sur 48 millions d ouvriers syndiqués dans 30 des plus grands pays du monde, l'Allemagne en possédait 13 millions. Mais, ainsi que les communistes allemands, nous savons que les unions libres qui existent en Allemagne entravent en réalité toute lutte économique sérieuse des ouvriers. Il est nécessaire de soutenir le mot d'ordre du front ouvrier unique, mais il ne s'ensuit pas que nous devions tomber dans des exagérations comme celle que nous venons de signaler.

Tout en soutenant le mot d'ordre du front unique, les communistes allemands doivent, avec un redoublement d'énergie, lutter contre tous ceux qui s'efforcent d'infiltrer des idées centristes dans les rangs de notre propre parti. Lutter impitoyablement contre le nouveau parti formé par Paul Levi, Daumig et leurs acolytes est nécessaire à la conservation du parti. Nous pouvons et devons appuyer tout pas pratique dans le domaine de la création d'un front unique parmi les masses, mais nous devons, en même temps, combattre sans merci tout « chef » qui cherche à ramener le parti en arrière. Paul Levi et ses amis affirment qu'ils ne veulent pas créer un parti détaché ; en réalité, c'est pourtant ce qu'ils font. Lorsque Levi proclame à qui veut l'entendre que son parti n'est pas un parti, il use en réalité d'un artifice de langage. Levi ne peut pas encore créer un grand parti distinct, et c'est pourquoi il organise une sorte de club non officiel. La nécessité le rend vertueux. Faire des concessions quelconques à ces défaitistes qui tâchent de désagréger de l'intérieur le parti communistes, ce serait commettre le crime le plus grave contre le nouveau mouvement révolutionnaire de masses qui surgit en ce moment. Oui, nous devons nous concerter et nous entendre avec les ouvriers de Scheidemann qui évoluent en ce moment à gauche et qui désirent faire avec nous la grève, convoquer un congrès de conseils de fabriques ou organisent un mouvement pour l'amnistie des condamnés politiques. Oui, nous devons faire certaines concessions à ces ouvriers de Scheidemann, nous souvenant qu'ils viennent et viendront à nous et qu'ils marcheront avec nous par centaines de mille, tout d'abord à des batailles partielles, puis à des batailles décisives. En même temps, non seulement il ne convient pas, mais nous n'avons pas le droit de faire la plus légère concession aux petits groupes de défaitistes, comme celui du renégat Levi, qui tirent le mouvement ouvrier en arrière. Qui ne comprend cela, ne comprend rien du tout. Celui qui, du fait de l'aspiration spontanée des masses ouvrières au front unique, conclut que le parti communiste doit être indulgent pour les « chefs » qui passent à l'adversaire, n'est pas capable de construire le parti communiste ; il n'est capable que de le détruire.

Quelques naïfs supposent que l'aspiration à l'unité du front rendra la lutte entre les partis moins violente, affaiblira la polémique, etc... Sainte simplicité ! L'exemple de l'Allemagne a montré que, dans la réalité., c'était juste le contraire. Lorsque les social-démocrates allemands ont vu que l'influence des communistes augmentait et que ceux-ci commençaient à s'entendre au sujet de la création d'un front commun de lutte avec les ouvriers dirigés par Scheidemann, le Comité Central de Scheidemann a lancé ses fameuses révélations sur les actes de terrorisme, soi-disant commis par les communistes pendant les journées de mars 1921. C'est à peu près ce que faisaient les mencheviks russes, aux moments critiques pour eux. Le renforcement de la tendance du front unique n'exclut pas, dans certaines circonstances, l'exacerbation de la lutte entre les chefs traîtres de la social-démocratie et nous. Qui ne comprend cela, encore une fois, ne comprend rien. En effet, plus nous nous rapprocherons des ouvriers qui avaient été jusqu'à présent indifférents ou qui avaient suivi la social-démocratie, plus les chefs de la 2e Internationale seront furieux et s'efforceront d'empoisonner la dispute idéologique par des « révélations », des délations et autres infamies. Néanmoins, notre union avec des couches toujours nouvelles d'ouvriers ne fera que progresser, si toutefois nous ne commettons pas nous-mêmes de fautes.

* * *

La question se pose un peu autrement en France. Là, le parti communiste dispose incontestablement de la majorité parmi les ouvriers politiquement organisés. Cela crée une situation différente de celle de l'Allemagne. Mais cela ne veut pas dire que nous devions renoncer, en France, au mot d'ordre du front unique. Sous nos yeux, se produit en France une scission du mouvement professionnel ; il se forme deux Confédérations du travail : l'une, dirigée par les ultra-réformistes ; l'autre, par les syndicalistes révolutionnaires et les communistes. Pour ne pas dépérir, cette deuxième confédération doit à tout prix maintenir et renforcer le contact avec la masse des ouvriers sans-parti qui, en France comme dans les autres pays, aspire à l'unité. A chaque grande grève économique, à chaque action de masses, nous devons absolument proposer à la Confédération réformiste d'agir avec nous, afin de la démasquer devant les masses si elle se refuse à soutenir la lutte des ouvriers, afin de nous rapprocher des ouvriers qui la soutiennent encore si elle accepte notre proposition. Prises ensemble, les deux Confédérations comptent au total un peu plus d'un demi-million d'ouvriers. Les communistes et les syndicalistes véritablement révolutionnaires doivent entraîner maintenant dans leur sphère d'influence non pas un demi-million, mais deux millions au moins d'ouvriers — sinon, les syndicats révolutionnaires français risquent de se transformer bientôt en rameaux desséchés. Pour cela, il faut, en France, également, avec intelligence et en tenant compte des particularités locales, mener la lutte sous le mot d'ordre de l'unité du front révolutionnaire ouvrier.

Mais alors, nous diront les malins, pourquoi la lutte, au sein du Parti Communiste, sur la question des limites de l'autonomie syndicale ? Pourquoi celte polémique entre les communistes et les syndicalistes-révolutionnaires qui se refusent à reconnaître le rôle dirigeant du Parti ? Mais précisément, pour conquérir les grandes masses des sans-parti, il faut que le Parti voie clair en lui-même, qu'il sache nettement ce que c'est que les syndicats et ce que c'est que le Parti Communiste. D'une part, nous devons arriver dans le parti à une netteté idéologique complète sur la question sus-indiquée et, de l'autre, savoir nous rapprocher des grandes masses de sans-parti et les gagner à notre cause sous le mot d'ordre du front révolutionnaire unique contre les capitalistes. Il est nécessaire que tout homme qui prétend à un rôle dirigeant dans le mouvement ouvrier comprenne bien ce raisonnement.

La tactique du front révolutionnaire unique, nous ne nous le dissimulons pas, comporte, en France, de grands dangers. On voit encore, au sein du Parti Communiste français, des gens comme Raoul Verfeuil, Henri Fabre et d'autres continuer de déplorer la scission qui les a séparés de Longuet et de Renaudel. Sous ce rapport, une série d'articles de Raoul Verfeuil dans le Journal du Peuple sont tristement symptomatiques. Ces articles, malheureusement, n'ont presque pas attiré de riposte dans la presse du parti. Non moins déplorables sont les articles de Fabre, qui glisse tout à fait dans le camp de Longuet. Mais particulièrement regrettables (et même impardonnables pour le marxiste qu'est Rappoport) sont les articles de Charles Rappoport qui, après le congrès de Milan du 4 octobre 1921, tente encore de défendre « notre bon ami » Serrati.

Tout en conseillant à nos amis français de proclamer le mot d'ordre du front ouvrier unique, nous craignons sérieusement, il faut l'avouer, que, par suite de la faiblesse des traditions communistes en France, toute une série de camarades ne donnent à ce propos dans l'opportunisme. Daniel Renoult semble devoir tomber, sous ce rapport, dans de graves erreurs. De la lettre aux communistes allemands, où le camarade Lénine déclarait qu'il ne faut pas transformer en sport la lutte contre le centrisme, Daniel Renoult (sans parler, à plus forte raison, de Fabre), tire de larges conclusions dans le sens de la cessation générale de la lutte entre les partis. Dans un article de son journal l'Internationale, il écrit :

Il est remarquable que, précisément au moment actuel où des disputes parfois purement théoriques divisent les forces révolutionnaires, toute action effective, en dépit de tout, les cimente et les unit. Il conviendrait, à notre avis, de réfléchir cela dans les différentes organisations et de prendre en considération que, malgré les violents désaccords et les anathématisations réciproques, les révolutionnaires sincères de toutes les nuances par la force des circonstances, tant que le capitalisme existera, uniront leurs efforts pour lutter contre lui.

En un mot, aimons-nous les uns les autres et oublions que Judas est un traître et que Renaudel est Renaudel ! A notre avis, le camarade Loriot avait profondément raison quand, dans son article du Bulletin Communiste intitulé : Plus de confusion, il répondait à D. Renoult :

Renoult oublie que ce qui est aux prises chez nous, dans les Syndicats et encore, hélas ! dans une large mesure, dans le Parti, ce ne sont pas comme en Allemagne, les conceptions de l'Internationale Communiste et les opinions de ceux qui se prétendent à sa gauche, mais bien encore le communisme et le réformisme.
Souhaiter, dans ces conditions, au nom de je ne sais quel fantôme d'unité, une cessation de la lutte, alors que Moscou nous demande au contraire de l'intensifier, est une erreur dont les conséquences peuvent être graves.

Le camarade Loriot avait encore plus raison, lorsqu'il ajoutait :

Pour réaliser sur le terrain communiste et ouvrier un maximum d'union, il faut d'abord que notre Parti soit communiste, ce qui est loin d'être.

Voilà qui est parler d'or ! Pour bien manœuvrer contre les réformistes et les demi-réformistes, pour enlever à ces derniers, sous le mot d'ordre du front unique, de nouvelles couches d'ouvriers, il faut que le manœuvrier, c'est-à-dire le Parti Communiste lui-même, se tienne fortement sur ses jambes et qu'il se souvienne que Longuet et Renaudel sont les agents du Capital et non nos amis quelque peu égarés.

Dans son article consacré au quatrième anniversaire de la révolution soviétique, Jean Longuet s'écrie avec emphase :

Et quand les dirigeants bolcheviks voudront-ils, selon l'heureuse formule de notre ami André Pierre, après avoir fait leur paix avec leurs ennemis bourgeois, conclure enfin la paix avec leurs frères socialistes ?

(Le Populaire, 7 novembre 1921).

Il est difficile de dire ce qui prédomine dans cette phrase : la naïveté ou le cynisme. « Notre ami » André Pierre — ce détracteur professionnel du pouvoir soviétiste qui s'est fait une spécialité de « démasquer » les communistes — estime que les bolcheviks russes ont conclu la paix avec la bourgeoisie et que, par suite, ils doivent maintenant la faire aussi avec les social-patriotes. Et M. Longuet se hâte de répéter cette « heureuse formule ». Est-il possible en réalité que M. Longuet ne comprenne pas quelle paix les bolcheviks russes ont conclue avec la bourgeoisie étrangère ? Il serait temps qu'il cessât de feindre l'incompréhension.

En tout cas, les ouvriers français doivent savoir nettement qu'il ne peut y avoir aucune paix entre Longuet et Renaudel d'une part, et les communistes de l'autre. Mais que les ouvriers communistes passent avec les ouvriers sans-parti, syndicalistes, anarchistes et autres une série d'accords sur le terrain de la lutte Commune contre les capitalistes : voilà qui peut et qui doit se faire.

* * *

La question du front unique se pose encore d'une autre façon, en Angleterre. Le 2e Congrès mondial de l'Internationale Communiste s'était déjà, en 1920, prononcé pour l'entrée des communistes dans le Labour Party qui, comme on le sait, est un groupement sui generis de tous les partis et syndicats ouvriers, mais qui est dirigé par les opportunistes les plus dangereux.

Au 2e Congrès, la tactique de l'entrée dans le Labour Party avait été combattue, pour de prétendues raisons d'orthodoxie, par des gens comme Serrati. Mais l'expérience a montré combien nous avions raison de recommander cette tactique aux communistes anglais.

Henderson et son honorable compagnie ont refusé d'accepter les communistes anglais dans le Labour Party. On remarque maintenant une certaine évolution dans les rangs du Labour Party. Sous l'influence des causes profondes que nous avons indiquées plus haut, les organisations londoniennes du Labour Party ont adopté, il est vrai à une faible majorité, une résolution permettant aux communistes d'adhérer au Labour Party. Dans le mouvement ouvrier anglais qui, dans son développement, soulève de nouvelles couches de plus en plus profondes d'ouvriers (témoin la grève des mineurs), le mot d'ordre du front révolutionnaire unique est, plus que partout ailleurs, nécessaire. C'est grâce à ce mot d'ordre que nous parviendrons le mieux à nous rapprocher des masses du prolétariat anglais. Il n'y a pas longtemps, dans un article intitulé : La maturité du Labour Party, Henderson écrivait :

La question à l'ordre du jour est celle de l'affiliation du Parti Communiste. Après un minutieux examen, le Comité Exécutif National a repoussé cette affiliation, et son intention est de proposer à la conférence de ratifier cette décision. La conférence peut annuler la décision du Comité Executif. Mais il faudra apporter des arguments sérieux aux délégués, avant que ces derniers annulent la décision du Comité Exécutif.

Nous espérons fermement que le développement des événements et de l'esprit révolutionnaire des ouvriers anglais feront rapporter quantité de décisions qui semblent maintenant irrévocables a M. Henderson.

* * *

La situation, en Italie, est des plus instructives. La scission entre les communistes et les social-démocrates y est encore toute fraîche. Le jeune Parti Communiste Italien est, il va de soi, un peu porté au dogmatisme. Il vient de s'affranchir des liens de l'unité qui l'enchaînaient aux réformistes et aux demi-réformistes, et il est tout naturel qu'il ne se sente aucun désir de passer des accords avec ces derniers. Les communistes italiens viennent d'être témoins de la trahison monstrueuse à la cause de la révolution prolétarienne, perpétrée par les chefs du Parti Socialiste et des syndicats. Néanmoins, le jeune parti communiste a mené toute son agitation sous le mot d'ordre du front prolétarien de combat unique contre l'offensive des capitalistes. Cela est profondément caractéristique. En Italie, les divers processus d'évolution au sein du mouvement ouvrier s'effectuera actuellement, pour toute une série de raisons, avec une évidence particulière. Il en est ainsi pour le mot d'ordre du front unique. L'offensive du capitalisme se distingue, en Italie, par son impudence. Le charlatanisme des chefs réformistes, qui n'attendent que le moment d'occuper un poste confortable dans un cabinet ministériel, est particulièrement cynique. Et, en même temps, plus que dans aucun autre pays, les masses ouvrières aspirent à la lutte contre les capitalistes et désirent instinctivement la reconstruction de l'unité du front prolétarien pour pouvoir mener avec succès cette lutte.

En Italie — plus que dans aucun autre pays, la chose est visible — le front unique attire à lui, telle la lumière les papillons, non seulement les ouvriers communistes, mais les ouvriers anarchistes et syndicalistes, ainsi que les grandes masses des ouvriers sans-parti et de ceux qui suivent les réformistes et les centristes. Voilà pourquoi, le mot d'ordre du front ouvrier unique est devenu le mot d'ordre de combat des éléments communistes intransigeants, en Italie. C'est par des voies spéciales que les communistes italiens sont arrivés au même but que les communistes des autres pays.

En Amérique, l'on assiste à l'union de tous les éléments de gauche du mouvement professionnel et politique, union où les communistes occuperont la place centrale et grâce à laquelle ils pourront pénétrer dans les grandes masses du prolétariat américain. La principale accusation que l'on devra élever contre la bande de Gompers sera que les syndicats de ce dernier ne veulent point participer à la création d'un front unique contre les capitalistes, se refusent à défendre les sans-travail, etc.

En Suède et en Suisse, en Tchéco-Slovaquie et en Norvège, dans les pays où nous sommes la minorité, comme dans ceux où nous avons déjà la majorité parmi les ouvriers politiquement organisée, toujours et partout, avec des modifications, diverses, nécessitées par les conditions locales réelles, la question du front unique vient au premier plan. Car, toujours et partout, c'est au fond le même processus essentiel : la masse ouvrière s'éveille à une nouvelle lutte révolutionnaire, la masse ouvrière se révolutionne. Ce n'est pas dans un accès de désespoir, ce n'est pas parce qu'ils piétinent sur place ou qu'ils font machine en arrière, que les communistes allemands en sont venus et que les communistes des autres pays en viennent à poser le mot d'ordre du « front unique ». Bien au contraire, c'est la preuve que les masses sont mises en branle et qu'elles reprennent leur marche en avant.

IV. — Veillons au grain !

Nous avons déjà indiqué, en passant, les dangers de la tactique que nous préconisons. Ces dangers, il convient de ne pas les oublier. En effet, tous les partis communistes ne sont pas encore assez fortifiés, suffisamment formés, tous ne sont pas encore affranchis définitivement de l'idéologie centriste et demi-centriste. Dans quelques partis, il se trouvera des « chefs » qui découvriront dans notre tactique le prétexte longtemps attendu, pour tourner le gouvernail à droite et commencer à livrer les positions idéologiques du communisme. Pour ces chefs, le mot d'ordre du front unique sera un but en soi et non un moyen de conquérir de nouvelles masses à la cause du communisme. Cette interprétation erronée de notre tactique nous donnerait en réalité non pas le front révolutionnaire unique des ouvriers contre les capitalistes, mais le front unique des centristes avec les mauvais « communistes » contre la révolution prolétarienne.

La condition sine qua non, règle absolue pour tous nos partis communistes, c'est que chacun d'eux conserve sa pleine indépendance et son entière liberté de critique à l'égard de tous les partis et groupes avec lesquels nous conclurons tel ou tel accord provisoire. L'unité dans toute action (ou même demi-action) révolutionnaire contre les capitalistes, — oui ! L'unité avec les chefs d'Amsterdam et de la 2e Internationale pour atténuer les divergences de vue entre le communisme et le réformisme — jamais, à aucun prix et sous aucun prétexte !

Tout en concluant différents accords, pas un instant les communistes ne doivent oublier que le réformisme, selon l'expression du camarade Barbusse, est le virus du socialisme. Plus nos accords pratiques avec les ouvriers appartenant aux autres organisations seront nombreux, et plus notre lutte idéologique contre le réformisme devra être ferme, nette et accusée. Sinon, la gangrène dont se meurt le réformisme pourrait infecter notre organisme.

Les derniers temps, les leaders de la 2e Internationale et l'Internationale 2½ ont fait grand bruit sur la nécessité de l'union internationale et de la création d'une « Internationale, unique et puissante ». Ce sont les chevaliers de l'Internationale 2½ qui, dans cette affaire, assument le rôle d'entremetteurs. Il est amusant d'entendre Ledebour2 appeler les communistes des « frères égarés ». Il est plaisant de voir Frédéric Adler expliquer au Congrès du parti social-démocrate autrichien que l'Internationale 2½ ne doit en aucun cas consentir à l'union seulement avec la Deuxième Internationale, sans la Troisième. Mais compter sans le maître, c'est s'exposer à compter deux fois : c'est ce qu'oublient tous ces messieurs. Il ne peut être question d'une Internationale « unique », dans laquelle entreraient les social-patriotes et les centristes. L'Internationale Communiste est maintenant en bonne position pour conquérir définitivement les masses prolétariennes du monde entier. Mais, du moment que des sections isolées de l'Internationale Communiste admettent la possibilité de certains accords entra elles et les partis de la 2e Internationale et de l'Internationale d'Amsterdam, ces accords peuvent être conclus également sur l'échelle internationale. Le Comité Exécutif de l'Internationale Communiste a déjà fait, à Amsterdam, une proposition au sujet de l'assistance commune aux affamés de Russie. Amsterdam n'a pas donné à cette proposition la publicité désirable ; il l'a sabotée. L'Exécutif de l'Internationale Communiste a fait une proposition analogue à Amsterdam sur la question de la défense des ouvriers espagnols contre la terreur blanche de la bourgeoisie et une autre sur la défense des ouvriers yougoslaves contre la terreur blanche des grands propriétaires et des capitalistes. Ces propositions, Amsterdam les tait et les sabote. La chose est d'ailleurs compréhensible. Les social-démocrates et les dirigeants des syndicats jaunes affiliés à la 2e Internationale et à l'Internationale d'Amsterdam soutiennent avec ardeur le gouvernement yougoslave dans sa campagne sauvage contre les communistes.

Le Comité Exécutif de l'Internationale Communiste examine en ce moment la question d'une nouvelle proposition aux gens d'Amsterdam sur la conférence de Washington. Il est plus que probable que ceux-ci tairont et saboteront cette proposition, comme ils l'ont fait pour les précédentes.

Les communistes des différents pays doivent être prêts aux deux éventualités suivantes : ou bien les partisans d'Amsterdam repousseront les accords que nous leur proposerons, et alors il faudra les démasquer devant les grandes masses d'ouvriers et les clouer au pilori comme des violateurs de l'unité prolétarienne ; ou bien, à contre cœur, ils accepteront telle ou telle de nos propositions, et dans ce cas-là nous devrons, tout en tenant comptes de la situation réelle, développer progressivement et élever le plus haut possible l'action des ouvriers. Dans les deux cas, il est nécessaire de fixer l'attention des masses ouvrières sans-parti à toutes les péripéties des pourparlers, à la préparation de l'action, etc.

Tout en appliquant la tactique que nous avons indiquée, et cela en tenant compte d'une foule de conditions réelles, nous devons avoir devant les yeux un but unique : renforcer notre Parti Communiste indépendant, fortifier notre Internationale Syndicale Rouge. Les tendances défaitistes à l'égard de l'Internationale Syndicale, que l'on observe par endroits chez des communistes hésitants, qui du mot d'ordre du « front unique » en viennent mentalement au mot d'ordre « Dissolution de l'Internationale Syndicale », doivent être combattues vigoureusement.

Le fait est incontestable : cette tactique est compliquée et demande de la souplesse et de la prudence. Certes, des fautes seront commises. Plus un Parti Communiste sera fort, plus ses dirigeants auront une idéologie nette ; plus ses rangs seront fortement cimentés, plus il pourra manœuvrer avec succès dans les limites de la tactique tracée et gagner à lui de nouvelles couches d'ouvriers. Mais les partis plus faibles, eux aussi, doivent s'instruire dans l'art de conquérir les grandes masses sans-parti. Pour apprendre à nager, il faut, bon gré mal gré, se mettre à l'eau. Il arrive que l'eau soit froide ; mais l'ennuyeux, c'est qu'elle est toujours mouillée. En apprenant à nager, il se peut que l'on se noie, mais ce n'est pourtant pas une raison pour ne pas apprendre à nager.

Le pouvoir soviétiste, en Russie, est obligé, il va de soi, de régler sa politique intérieure et extérieure sur le mouvement prolétarien international et la croissance de la révolution internationale. Et inversement, la politique du pouvoir soviétiste, qui constitue le principal appui de la révolution internationale, détermine à son tour, dans une large mesure, la rapidité du développement du mouvement révolutionnaire international. A mesure que la rapidité de la révolution internationale croîtra, le sang battra plus fort dans les veines de la Russie soviétiste. Dès qu'en apparaîtra la plus petite possibilité objective, la Russie soviétiste changera l'allure et forcera la marche... Or, la nouvelle prochaine ascension du mouvement ouvrier international fait entrevoir d immenses possibilités.

De tous les courants idéologiques et de toutes les tendances politiques : anarchisme, réformisme, syndicalisme, communisme, qui luttent parmi les ouvriers, le communisme est, en ce moment, non seulement le plus fort, au point de vue théorique, mais le plus organisé et le plus fortement cimenté.

L'avenir — non pas un avenir aussi éloigné que d'aucuns le pensent — appartient au communisme. Les événements qui se développent dans le mouvement ouvrier international démontrent chaque jour que le pessimisme ne saurait être de mise. Le communisme conquerra tout le prolétariat international et, avec lui, le monde entier.

Notes

1 Dans les discussions qui surgissent en différents pays sur l'unité de front, on a souvent en vue exclusivement l'unité de front avec les partisans de la IIe Internationale et de l'Internationale d'Amsterdam. Nous estimons qu'on doit comprendre plus largement l'unité de front. Ce qu'il faut, ce sont des accords pour la lutte contre le capitalisme avec les anarchistes, les syndicalistes et les ouvriers sans-parti ; avec ces derniers, en particulier. Dans les pays latins, la question d'une entente avec les éléments ouvriers syndicalistes et anarchistes a une grande Importance pratique. Il nous faut le front unique de tous les ouvriers véritablement révolutionnaires qui se sont convaincus de la nécessité de la lutte en commun contre les capitalistes, dans le domaine économique comme dans le domaine politique.

2 Dans l'article : La question de l'unité socialiste, 6 novembre 1921.


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