1922 |
Entre l'impérialisme et la révolution
chapitre X.
Il reste encore à élucider une question. Pour quel motif les gens de la IIe Internationale exigent-ils de nous, de la Russie soviétique, du parti communiste, que nous évacuions la Géorgie ? Au nom de quel principe ? Admettons que la Géorgie ait, en effet, été occupée par la violence et que cette occupation soit le fait de l’impérialisme soviétique. Mais de quel droit Henderson, membre de la IIe Internationale, ancien ministre anglais, vient-il exiger de nous, du prolétariat organisé en État, de la IIIe Internationale, du communisme révolutionnaire, le désarmement de la Géorgie soviétique ? Lorsque c’est M. Churchill qui l’exige, il montre du doigt ses grosse pièces d’artillerie de marine et les fils de fer barbelés du blocus. Mais M. Henderson que nous montrera-t-il, lui ? L’Écriture sainte n’est qu’un mythe ; le programme de M. Henderson un mythe aussi, la naïveté en moins ; quant à ses actes — ils témoignent contre lui.
Il n’y a pas longtemps encore, Henderson était ministre de l’une des démocraties du monde, de sa démocratie, de la démocratie de la Grande-Bretagne. Pourquoi n’a-t-il pas insisté pour que cette démocratie, pour la défense de laquelle il est prêt à tous les sacrifices, même à celui d’accepter un portefeuille ministériel des mains du conservateur-libéral Lloyd George, pourquoi, dis-je, n’a-t-il pas insisté, pourquoi n’a-t-il même pas essayé d’insister pour que cette démocratie commençât à réaliser, non pas nos principes — oh ! non ! — mais les siens, à lui, Henderson ? Pourquoi n’a-t-il pas exigé l’évacuation de l’Inde et de l’Égypte ? Pourquoi n’a-t-il pas soutenu naguère les Irlandais lorsqu’ils réclamaient leur libération complète du joug anglais ? Nous savons que Henderson, ainsi que Macdonald, protestent périodiquement dans de mélancoliques résolutions contre les excès de l’impérialisme anglais. Mais cette protestation impuissante et veule ne représente pas et n’a d’ailleurs jamais représenté une menace réelle pour les intérêts de la domination coloniale du Capital britannique ; elle n’a jamais provoqué et ne provoque aucune action hardie et décisive ; son seul but est d’apaiser les remords des citoyens « socialistes » de la nation dirigeante et de donner une issue au mécontement des ouvriers anglais. Mais elle n’a jamais eu en vue de briser les chaînes des esclaves coloniaux. Les Henderson de tout poil ne considèrent pas la domination de l’Angleterre sur les colonies comme une question politique, mais comme un fait d’histoire naturelle. Nulle part et jamais ils n’ont déclaré que les Hindous, les Égyptiens et les autres peuples asservis avaient le droit, bien mieux, étaient obligés, au nom de leur avenir, de s’insurger contre la domination anglaise ; jamais ils n’ont assumé, en tant que « socialistes », l’obligation d’aider par la force les colonies dans leur lutte pour leur affranchissement. Pourtant, il est hors de doute qu’il ne s’agit ici que du devoir archi-démocratique le plus élémentaire, devoir motivé par deux raisons : tout d’abord, les esclaves coloniaux constituent indubitablement une majorité écrasante en comparaison de la minorité dominante anglaise ; ensuite, cette minorité elle-même, et en particulier ses socialistes officiels, reconnaissent les principes démocratiques comme une base essentielle de leur existence. Voici l’Inde par exemple. Pourquoi Henderson n’organise-t-il pas un mouvement insurrectionnel pour le retrait des troupes anglaises de l’Inde ? Pourtant, il n’existe pas, et il ne peut exister d’exemple plus frappant, plus monstrueux, plus cynique de méconnaissance absolue des lois démocratiques que le fait de l’asservissement de cet immense et malheureux pays par le capitalisme anglais. Il semblerait pourtant que Henderson, Macdonald et consorts dussent tous les jours — et non seulement le jour, mais aussi la nuit — sonner l’alarme, exiger, lancer des appels, dénoncer, prêcher l’insurrection des Hindous et de tous les ouvriers anglais contre la violation barbare des principes démocratiques. Mais non, ils se taisent, ou — ce qui est pire encore — ils signent, de temps à autre, en étouffant un bâillement, une résolution banale et vide comme un sermon anglican, résolution ayant pour but de démontrer que, tout en restant entièrement sur la plate-forme de la domination coloniale, ils préféreraient y cueillir des roses sans épines et qu’en tout cas, ils ne consentent pas, eux, loyaux socialistes britanniques, à se piquer les doigts à ces épines. Lorsque des considérations soi-disant démocratiques et patriotiques l’exigent, Henderson s’assied tranquillement dans un fauteuil de ministre du roi, et il ne lui vient même pas à l’esprit que ce fauteuil est placé sur le piédestal le plus antidémocratique du monde : la domination par une poignée de capitalistes, à l’aide de quelques dizaines de millions d’Anglais, de plusieurs centaines de millions d’esclaves de couleur, en Asie et en Afrique. Encore mieux : au nom de la défense de cette monstrueuse domination dissimulée sous un masque de démocratie, Henderson s’est allié à la dictature militaire et policière du tsarisme russe. Ministre de la guerre, vous avez été par cela même ministre du tsarisme russe, M. Henderson. Veuillez ne pas l’oublier ! Et, naturellement, il n’est même jamais venu à l’esprit de Henderson d’exiger du tsar, son patron et allié, le retrait des troupes russes de la Géorgie ou des autres territoires asservis. A cette époque, il eût qualifié une pareille revendication de service rendu au militarisme allemand. Et tout mouvement révolutionnaire dirigée en Géorgie contre le tsar aurait été considéré, de même que l’insurrection irlandaise, comme le résultat d’une corruption ou d’une intrigue allemande. En vérité, on sent la tête tourner devant ces contradictions et ces inepties monstrueuses. Et pourtant elles sont dans l’ordre des choses ; car la domination par la Grande-Bretagne, ou plutôt par ses sphères dirigeantes, d’un quart de la population du globe n’est pas envisagée par les Henderson comme une question politique, mais comme un fait d’histoire naturelle. Ces démocrates sont imbus, jusqu’à la moëlle des os, de l’idéologie des exploiteurs, des planteurs, des parasites, des antidémocrates, en ce qui concerne les races dont la peau est d’une autre couleur que la leur, qui ne lisent pas Shakespeare et ne portent pas de cols glacés ; aussi, avec tout leur socialisme « fabien », cacochyme et impuissant, resteront-ils toujours prisonniers de l’opinion publique bourgeoise.
Ayant derrière eux la Géorgie tsariste, l’Irlande, l’Égypte, l’Inde, n’ont-ils pas le front d’exiger de nous — qui sommes leurs ennemis et non leurs alliés — l’évacuation de la Géorgie soviétique ? Cette exigence grotesque et sans aucun fondement constitue pourtant — si étrange que cela puisse paraître de prime abord — un hommage involontaire rendu à la dictature du prolétariat par la démocratie petite-bourgeoise. Ne le comprenant pas ou ne le comprenant qu’à demi, Henderson et consorts disent : « On ne peut évidemment pas exiger, de la démocratie bourgeoise, dont nous devenons les ministres lorsqu’on nous y invite, qu’elle tienne sérieusement compte du principe démocratique du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ;pas plus qu’on ne peut nous demander — à nous socialistes appartenant à cette démocratie, et citoyens honorables d’une nation dominante, masquant son esclavagisme par des fictions démocratiques — d’aider sérieusement et efficacement les esclaves des colonies à s’insurger contre leurs oppresseurs. Mais, vous, par contre, qui représentez la révolution constituée en État, vous êtes tenus à réaliser ce que nous ne sommes pas en état de faire par manque de courage, par fausseté et par hypocrisie. »
Autrement dit, tout en plaçant la démocratie au-dessus de tout, ils reconnaissent néanmoins, volontairement ou non, la possibilité, et même la nécessité, de poser à la dictature du prolétariat des exigences tellement immodérées qu’elles sembleraient comiques ou même simplement stupides si on les adressait à la démocratie bourgeoise auprès de laquelle ces messieurs remplissent les fonctions de ministres ou de députés loyaux.
C’est pourquoi ils donnent à l’estime involontaire qu’ils témoignent pour la dictature du prolétariat — qu’ils récusent, d’ailleurs —, une forme propre à leur bégaiement politique. Ils exigent de la dictature qu’elle se constitue et se défende, non pas par ses propres méthodes, mais au moyen de celles qu’ils reconnaissent, en paroles, comme obligatoires pour la démocratie, sans pourtant jamais les réaliser en fait. Nous en avons déjà parlé dans le premier manifeste de l’Internationale Communiste ; nos ennemis exigent que nous ne défendions notre vie que selon les règles de la lutte française, c’est-à-dire conformément aux règles établies par nos ennemis, qui néanmoins ne les considèrent pas, eux, comme obligatoires dans leur lutte contre nous.
Pour rafraîchir et préciser ses idées sur la politique des « démocraties occidentales » envers les peuples retardataires, ainsi que sur le rôle joué dans cette politique par 'les gens de la IIe Internationale, il suffit de lire les mémoires de M. Paléologue, ancien ambassadeur français auprès de la Cour impériale. Si ce livre n’existait pas, il faudrait l’inventer. Il faudrait également inventer M. Paléologue lui-même, s’il ne nous avait pas épargné cette peine par son apparition, on ne peut plus opportune, sur l’arène de la littérature internationale. M. Paléologue est un représentant achevé de la IIIe République, possédant, outre un nom byzantin, une mentalité essentiellement byzantine. En novembre 1914, durant la première période de la guerre, il reçoit par l’intermédiaire d’une dame de la cour, par ordre « d’en haut » ( sans doute de l’impératrice), une lettre autographe de Raspoutine contenant de pieuses instructions. M. Paléologue, représentant de la République, répond par la lettre suivante à la sévère leçon de Raspoutine : « Le peuple français, qui a toutes les intuitions du cœur, comprend fort bien que le peuple russe incarne son amour de la patrie dans la personne du tsar... » Cette lettre, écrite par un diplomate républicain, avec le désir qu’elle parvienne au tsar, a été composée dix ans après le 22 janvier 1905 et cent vingt-deux ans après l’exécution de Louis Capet, en la personne de qui, selon les Paléologues d’alors, le peuple français incarnait son amour de la patrie. Ce qui est étonnant, ce n’est pas de voir M. Paléologue, conformément à l’infamie de la diplomatie secrète, barbouiller volontairement son visage républicain de la boue dans laquelle se vautrait la cour impériale ; ce qui étonne surtout, c’est qu’il exécute cette besogne honteuse de sa propre initiative et en informe ouvertement cette même démocratie qu’il représentait si platement auprès de la cour de Raspoutine. Mais cela ne l’empêche pas d’être encore aujourd’hui un homme politique de la « République démocratique » et d’y occuper un poste en vue. Il y aurait de quoi s’étonner si nous ne connaissions pas les lois du développement de la démocratie bourgeoise, qui s’est élevée jusqu’à Robespierre pour finir par Paléologue.
La franchise de l’ancien ambassadeur cache néanmoins, la chose n’est pas douteuse, une ruse byzantine supérieure. S’il nous en dit tant, c’est pour ne pas dire tout. Peut-être n’essaye-t-il que d’endormir notre curiosité soupçonneuse. Peut-on jamais savoir quelles étaient les exigences posées par le capricieux et tout-puissant Raspoutine ? Qui peut connaître les chemins tortueux que Paléologue devait suivre pour sauvegarder les intérêts de la France et de la civilisation ?
En tout cas, nous pouvons être certains d’une chose : c'est que M. Paléologue appartient aujourd’hui à un groupe politique français qui est prêt à jurer que le pouvoir soviétique n’est pas l’incarnation de la volonté du peuple russe et qui ne cesse de répéter que la reprise des relations avec la Russie ne deviendra possible que le jour où des « institutions démocratiques régulières » auront remis la direction de la Russie entre les mains des Paléologue russes.
L’ambassadeur de la démocratie française n’est pas seul. Sir Buchanan est à ses côtés. Le 14 novembre 1914, Buchanan, d’après Paléologue, déclare à Sazonov ce qui suit : « Le gouvernement de Sa Majesté britannique a été ainsi amené à reconnaître que LA QUESTION DES DÉTROITS ET CELLE DE CONSTANTINOPLE DEVRONT ÊTRE RÉSOLUES CONFORMÉMENT AU VOEU DE LA RUSSIE. Je suis heureux de vous le déclarer. » C’est ainsi que se composait le programme de la guerre pour le droit, la justice et la liberté des peuples de disposer d’eux-mêmes. Quatre jours plus tard, Buchanan déclarait à Sazonov : « Le Gouvernement britannique se verra obligé d’annexer l’Égypte Il exprime l’espoir que le Gouvernement russe ne s’y opposera pas. » Sazonov s'est empressé d’acquiescer. Et, trois jours après, Paléologue « rappelait » à Nicolas II que « la France possède en Syrie et en Palestine un précieux patrimoine de souvenirs historiques, d’intérêts moraux et matériels... Je compte que Votre Majesté acquiescera aux mesures que le Gouvernement de la République croirait devoir prendre pour sauvegarder ce patrimoine. »
« Oui, certes ! » répond Sa Majesté.
Enfin, le 12 mars 1915, Buchanan exige qu’en échange de Constantinople et des Détroits, la Russie cède à l’Angleterre la partie neutre, c’est-à-dire non encore partagée, de la Perse. Sazanov répond : « C'est entendu. »
Ainsi, deux démocraties, conjointement avec le tsarisme, qui se trouvait, lui aussi, à cette époque, sous l’influence des rayons projetés par le phare démocratique de l’Entente, tranchaient les destinées de Constantinople, de la Syrie, de la Palestine, de l’Égypte et de la Perse. M. Buchanan représentait la démocratie britannique ni mieux ni pis que M. Paléologue ne représentait la démocratie française. Après le renversement de Nicolas II, M. Buchanan conserva son poste. Henderson, ministre de Sa Majesté, et, si nous ne nous abusons pas, socialiste anglais, vint à Petrograd sous le régime de Kérensky pour remplacer Buchanan en cas de besoin, car il avait semblé à je ne sais quel membre du Gouvernement anglais que, pour une conversation avec Kérensky, il fallait avoir un autre timbre de voix que celui avec lequel on parlait à Raspoutine.
Henderson examina la situation à Petrograd et jugea que M. Buchanan était bien à sa place comme représentant de la démocratie anglaise. Buchanan avait, sans aucun doute, la même opinion du socialiste Henderson.
Quant à M. Paléologue, lui, au moins, donnait « ses » socialistes en exemple aux dignitaires tsaristes frondeurs. Parlant de la propagande menée à la cour par le comte Witte en vue de finir plus tôt la guerre, M. Paléologue dit à Sazonov : « Voyez nos socialistes : ils sont impeccables » (p. 189). Cette appréciation de MM. Renaudel, Sembat, Vandervelde et de tous leurs partisans, dans la bouche de M. Paléologue, produit une certaine impression même actuellement, après tout ce que nous avons vécu. Recevant lui-même des admonestations de Raspoutine, dont il accuse respectueusement réception, M. Paléologue, .( son tour, apprécie d’un air protecteur, devant un ministre tsariste, les socialistes français et reconnaît leur impeccabilité Les paroles: «Voyez nos socialistes: ils sont impeccables » devraient servir d’épigraphe et être inscrites au drapeau de la IIe Internationale, d’où il aurait fallu depuis longtemps enlever les mots relatifs à l’union des prolétaires du monde entier, paroles qui vont à Henderson comme un bonnet phrygien à M. Paléologue. Les
Henderson considèrent la domination de la race anglo-saxonne sur les autres races comme un fait naturel, dû à la civilisation. La question du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne commence pour eux qu’au-delà de l’Empire britannique. C’est cette présomption nationale qui rapproche le plus les socialistes occidentaux de leur bourgeoisie, c’est-à-dire les asservit en fait à cette dernière.
Tout au début de la guerre, en réponse à cette objection bien naturelle qu’on lui faisait : Comment peut-on parler île la défense de la démocratie lorsqu’on est allié du tsarisme ? — un socialiste français, professeur d’une Université suisse, dit textuellement : « Il s’agit de la France, et non de la Russie ; dans cette lutte, la France représente une force morale, la Russie une force physique. »
II en parlait comme d’une chose absolument naturelle sans se rendre compte du chauvinisme éhonté de ses paroles. Un ou deux mois après, lors d’une discussion sur ce même sujet, à la rédaction de l'Humanité, à Paris, je citai les paroles du professeur français de Genève : "Il a parfaitement raison", me répondit le directeur de ri: journal.
Il me revient à l’esprit une phrase de Renan, disant dans sa jeunesse, que la mort d’un Français était un événement moral, tandis que la mort d’un cosaque (Renan voulait simplement dire : d’un Russe) était un fait d’ordre physique. Ce monstrueux orgueil national a des causes profondes. Alors que les autres peuples végétaient encore dans une barbarie moyenâgeuse, la bourgeoisie française avait déjà un long et glorieux passé. Plus ancienne encore, la bourgeoisie anglaise avait déjà frayé la voie vers une nouvelle civilisation. De là son dédain pour le reste de l’humanité, qu’elle considère comme du fumier historique. Par son assurance de classe, la richesse de son expérience, la diversité de ses conquêtes dans le domaine de la culture, la bourgeoisie anglaise opprimait moralement sa propre classe ouvrière en l’empoisonnant de son idéologie de race dominatrice.
Dans la bouche de Renan, la phrase sur le Français et le cosaque exprimait le cynisme d’une classe effectivement puissante au point de vue moral et matériel. L’utilisation de la même phrase par un socialiste français prouvait l’abaissement du socialisme français, la pauvreté de son idéologie, sa dépendance servile à l’égard des déchets moraux qui tombent de la table de ses maîtres, les bourgeois.
Si M. Paléologue, répétant sous une forme adoucie les paroles de Renan, dit que la mort d’un Français représente une perte incomparablement plus importante pour la civilisation que celle d’un Russe, il affirme par là même, ou tout au moins il le sous-entend, que la perte sur le champ de bataille d’un financier, d’un millionnaire, d’un professeur, d’un avocat, d’un diplomate, d’un journaliste français, représente une perte incomparablement plus grande que celle d’un ébéniste, d’un ouvrier, d’un chauffeur ou d’un paysan également français. Cette conclusion découle infailliblement de la première. L’aristocratisme national est, de par son essence même, contraire au socialisme, non pas au sens égalitaire et sentimental du christianisme, qui considère toutes les nations, tous les hommes, comme étant d’un poids égal dans la balance de la civilisation, mais dans ce sens que l’aristocratisme national, étroitement Hé au conservatisme bourgeois, est entièrement dirigé contre le bouleversement révolutionnaire, seul capable de créer des conditions favorables à une culture humaine plus élevée.
L’aristocratisme national considère la valeur culturelle de l’homme sous l’angle du passé accumulé. Le socialisme l’envisage sous l’angle de l’avenir. Il est hors de doute qu’il émane de M. Paléologue, diplomate français, plus de science assimilée par lui que d’un paysan du Gouvernement de Tambov. Mais d’un autre côté il n’y a aucun doute, que le paysan de Tambov; qui a chassé les propriétaires fonciers et les diplomates à coups de trique, a l>osé les fondements d’une nouvelle culture plus élevée. L'ouvrier et le paysan français, grâce à leur degré de culture supérieur, réaliseront mieux ce travail et avanceront plus rapidement.
Nous autres, marxistes russes, par suite du développement arriéré de la Russie, nous n’avons pas eu au-dessus de nous de puissante culture bourgeoise. Nous avons communié avec la culture spirituelle de l’Europe, non pas par l’intermédiaire de notre piteuse bourgeoisie nationale, mais d’une manière indépendante, en assimilant et en tirant jusqu’au bout les conclusions les plus révolutionnaires de l’expérience et de la pensée européennes. Cela donna à notre génération certains avantages. Et je ne cacherai pas que l’admiration sincère et profonde que nous éprouvons pour les produits du génie anglais dans les domaines les plus variés de la création humaine, ne fait qu’accentuer le mépris, également profond et sincère, que nous éprouvons pour l’idéologie bornée, la banalité théorique et l’absence de dignité révolutionnaire chez les chefs patentés du socialisme anglais. Ils ne sont pas du tout les précurseurs d’un monde nouveau ; ils ne sont que les épigones d’une vieille culture qui exprime, par leur intermédiaire, ses craintes au sujet de son avenir. Leur débilité spirituelle constitue en quelque sorte le châtiment pour le passé orageux et riche en même temps de la culture bourgeoise.
La conscience bourgeoise s’est assimilée les immenses conquêtes culturelles de l’humanité. En même temps, elle constitue actuellement l’obstacle principal au développement de la culture.
Une des principales qualités de notre parti, et qui en fait le levier le plus puissant du développement de notre époque, c’est son indépendance complète et incontestable à l’égard de l’opinion publique bourgeoise. Ces paroles ont une signification bien plus importante qu’on ne croirait à première vue. Elles exigent des commentaires, surtout si l’on tient compte de cet ingrat auditoire que constituent les politiciens de la IIe Internationale. Dans ces conditions, on est obligé de fixer toute idée révolutionnaire, même la plus simple, à l’aide de clous solides.
L’opinion publique bourgeoise constitue un tissu psychologique serré qui enveloppe de tous les côtés les armes et les instruments de la violence bourgeoise, en les préservant de cette façon autant des nombreux chocs particuliers que du choc révolutionnaire fatal et, en fin de compte, inévitable. L’opinion publique bourgeoise agissante est composée de deux parties, dont la première comprend les conceptions, les opinions et les préjugés hérités qui constituent l’expérience accumulée du passé, couche solide de banalités opportunes et de niaiserie utile ; l’autre partie est constituée par un mécanisme complexe, très moderne et dirigé habilement, ayant en vue la mobilisation du pathos patriotique, de l’indignation morale, de l’enthousiasme national, de l’élan altruiste et des autres genres de mensonge et de tromperie. Telle est la formule générale. Cependant, il est nécessaire de l’expliquer par des exemples. Lorsqu’un avocat « cadet » qui a aidé, aux frais de l’Angleterre ou de la France, à préparer un nœud coulant pour le cou de la classe ouvrière, meurt du typhus dans une prison de la Russie affamée, le télégraphe et la T.S.F. de l’opinion publique bourgeoise effectuent une quantité d’oscillations amplement suffisante pour provoquer la réaction d’indignation nécessaire dans la conscience collective, suffisamment préparée, des Mrs. Snowden. Il est plus qu’évident que toute la besogne diabolique du radio-télégraphe capitaliste serait inutile si le crâne de la petite bourgeoisie ne constituait pas un résonateur approprié. Examinons un autre phénomène : la famine, dans la région de la Volga. Cette famine, d’une horreur sans précédent, est due, au moins pour la moitié, à la guerre civile allumée dans les régions de la Volga par les Tchéco-Slovaques et par Koltchak, c’est-à-dire en fait organisée et alimentée par le capital anglo-américain et français. La sécheresse s’est abattue sur un sol préalablement épuisé, dévasté, dépourvu de cheptel et de machines agricoles. Si nous avons emprisonné quelques officiers et avocats — ce que nous n’avons jamais cité comme exemple d’humanité —, l’Europe bourgeoise, et avec elle l’Amérique, ont tenté à leur tour de transformer la Russie entière en une prison affamée, de nous entourer d’une muraille de blocus, en même temps que, par l’intermédiaire de leurs agents blancs, ils faisaient sauter, incendiaient, détruisaient nos maigres réserves. S’il se trouve quelque part un balance de morale pure, que l’on pèse les mesures de rigueur prises par nous durant notre lutte à mort contre le monde entier et les souffrances infligées aux mères de la région de la Volga par le capital mondial, dont le seul but était de recouvrer les intérêts des sommes qu’il nous avait prêtées. Mais la machine de l’opinion publique bourgeoise agit d’une façon si systématique, avec tant d’assurance et d’insolence, et le crétinisme petit-bourgeois lui prête une telle force de répercussion que Mrs. Snowden en arrive à réserver tous ses sentiments humanitaires pour... les mencheviks que nous avons offensés.
La subordination des social-réformistes à l’opinion publique bourgeoise met à leur activité des limites infranchissables, beaucoup plus étroites que les frontières de la légalité bourgeoise. Des États capitalistes contemporains, l’on peut dire, en règle générale, que leur régime est d’autant plus « démocratique », « libéral » et « libre » que les socialistes nationaux sont plus respectables et que la subordination du parti national ouvrier à l’opinion publique bourgeoise est plus niaise. A quoi bon un gendarme du for extérieur pour un Macdonald qui en possède un dans son for intérieur ?
Nous ne pouvons passer ici sous silence une question que l’on ne peut même mentionner sans être accusé d’attenter à la bienséance : nous voulons parler de la religion. Il n’y a pas très longtemps, Lloyd George a qualifié l’Église de station centrale de distribution de force motrice pour tous les partis et pour toutes les tendances, c’est-à-dire pour l’opinion publique bourgeoise dans son ensemble. Cela est surtout juste en ce qui concerne l’Angleterre. Cela ne veut pas dire que Lloyd George se laisse influencer dans la politique par la religion, que la haine de Churchill envers la Russie soviétique soit dictée par son désir d’aller au ciel et que les notes de lord Curzon soient tirées du Sermon sur la montagne. Non. Le mobile de leur politique sont les intérêts très terre-à-terre de la bourgeoisie qui les a mis au pouvoir.
Mais « l’opinion publique » qui, seule, rend possible le fonctionnement normal de l’appareil de contrainte étatique, trouve son principal appui dans la religion. La norme du droit qui domine les personnes, les classes, la société tout entière, comme un fouet idéal, n’est que la transposition affaiblie de la norme religieuse, ce fouet céleste suspendu sur l’humanité exploitée. En somme, soutenir un docker sans travail, avec des arguments formels, la foi en l’inviolabilité de la légalité démocratique, est chose condamnée d’avance à l’insuccès. Ce qu’il faut avant tout, c’est un argument matériel : un sergot avec une bonne matraque sur la terre, et, au-dessus de lui, un argument mystique : un sergot éternel, avec ses foudres, dans le ciel. Mais lorsque, dans la tête des « socialistes » eux-mêmes, le fétichisme de la légalité bourgeoise s’allie à celui de l’époque des druides, l’on a alors un gendarme intérieur idéal avec l’aide duquel la bourgeoisie peut se permettre provisoirement le luxe d’observer plus ou moins le rituel démocratique.
Lorsque nous parlons des trahisons des social-réformistes, nous ne voulons pas du tout dire qu’ils soient tous, ou que la majeure partie d’entre eux soient simplement des âmes à vendre ; sous un tel aspect, ils ne seraient pas à la hauteur du rôle sérieux que leur fait jouer la société bourgeoise. Il n’est même pas important de savoir dans quelle mesure leur respectable ambition de petit bourgeois est flattée par le titre de député de l’opposition loyale ou par le portefeuille d’un ministre du roi, bien que cela ne fasse pas défaut. Il suffit de savoir que l’opinion publique bourgeoise, qui, durant les périodes de calme, les autorise à rester dans l’opposition, aux moments décisifs, lorsqu’il s’agit de la vie ou de la mort de la société bourgeoise, ou tout au moins de ses intérêts primordiaux, tels la guerre, l’insurrection en Irlande, aux Indes, une grève importante des mineurs, ou la proclamation d’une République soviétique en Russie, a toujours trouvé moyen de les engager à occuper une position politique utile à l’ordre capitaliste. Ne désirant nullement donner à la personnalité de M. Henderson une envergure titanique, qu’elle est loin d’avoir, nous pouvons affirmer avec certitude que M. Henderson, avec son coefficient de « parti ouvrier », est un des principaux piliers de la société bourgeoise en Angleterre. Dans l’esprit des Henderson, les éléments fondamentaux de l’éducation bourgeoise et les débris du socialisme s’unissent en un bloc compact grâce au ciment traditionnel de la religion. La question de l’affranchissement matériel d’un prolétariat anglais ne peut être sérieusement posée tant que le mouvement ne sera pas débarrassé des leaders, des organisations, de l’état d’esprit qui représentent une soumission humble, timide, asservie, poltronne et veule des opprimés à l’opinion publique de leurs oppresseurs. Il faut se débarrasser du gendarme intérieur afin de pouvoir renverser le gendarme extérieur.
L’Internationale Communiste enseigne aux ouvriers à mépriser l’opinion publique bourgeoise et, en particulier, à mépriser les « socialistes » qui rampent à plat-ventre devant les commandements de la bourgeoisie. Il ne s’agit pas d’un mépris superficiel, de déclamations et de malédictions lyriques — les poètes de la bourgeoisie elle-même l’ont déjà fait frémir maintes fois par leurs provocations insolentes, surtout en ce qui concerne la religion, la famille et le mariage —, il s’agit ici d’un profond affranchissement intérieur de l’avant-garde prolétarienne, des pièges et des embûches morales de la bourgeoisie ; il s’agit d’une nouvelle opinion publique révolutionnaire qui permettrait au prolétariat, non en paroles, mais en fait, non pas à l’aide de tirades, mais, lorsqu’il le faut, avec des bottes, de fouler aux pieds les commandements de la bourgeoisie et d’atteindre son but révolutionnaire librement choisi, qui constitue en même temps une nécessité historique.