1923 |
L'engagement du combat face au stalinisme montant. |
Cours Nouveau
LA "SOUS-ESTIMATION" DE LA PAYSANNERIE
Certains camarades ont adopté des méthodes très spéciales de critique politique : ils affirment que j’ai tort aujourd’hui dans telle ou telle question parce que je n’ai pas eu raison dans telle ou telle autre question il y a, par exemple, une quinzaine d’années…
Cette méthode simplifie considérablement ma tâche. Mais ce qu’il faudrait, c’est étudier la question d’aujourd’hui en elle-même.
Une question soulevée il y a plusieurs années est depuis longtemps épuisée, jugée par l’histoire et, pour s’y référer, il ne faut pas de grands efforts d’intelligence ; il n’est besoin que de mémoire et de bonne foi.
Mais je ne saurais dire que sous ce dernier rapport, tout aille bien chez mes critiques. Et je vais le prouver par un exemple dans une des questions les plus importantes.
Un des arguments favoris de certains milieux durant ces derniers temps consiste à indiquer - indirectement surtout - que je " sous-estime " le rôle de la paysannerie. Mais on chercherait vainement chez mes adversaires une analyse de cette question, des faits, des citations, en un mot des preuves quelconques.
Ordinairement, leur argumentation se réduit à des allusions à la théorie de la " révolution permanente " et à deux ou trois propos de couloirs. Rien de plus, rien de moins.
En ce qui concerne la théorie de la " révolution permanente ", je ne vois aucune raison de renier ce que j’ai écrit sur ce sujet en 1904, 1905, 1906 et plus tard. Maintenant encore, je persiste à considérer que les pensées que je développais alors sont dans leur ensemble beaucoup plus proches du léninisme véritable que beaucoup de ce qu’écrivaient à cette époque nombre de bolcheviks.
L’expression " révolution permanente " est une expression de Marx qui l’appliquait à la révolution de 1848. Dans la littérature marxiste révolutionnaire, ce terme a toujours eu droit de cité. Franz Mehring l’employait pour la révolution de 1905-1907. La révolution permanente, c’est la révolution continue, sans arrêt. Quelle est la pensée politique incluse dans cette expression ?
Elle est, pour nous communistes, que la révolution ne se termine pas après telle ou telle conquête politique, après l’obtention de telle ou telle réforme sociale, mais qu’elle continue de se développer jusqu’à la réalisation du socialisme intégral. Ainsi donc, une fois commencée, la révolution (à laquelle nous participons et que nous dirigeons) n’est en aucun cas interrompue par nous à une étape formelle quelconque.
Au contraire, nous ne cessons de mener et de faire progresser cette révolution conformément à la situation tant qu’elle n’a pas épuisé toutes les possibilités et toutes les ressources du mouvement. Ceci s’applique aux conquêtes de la révolution à l’intérieur d’un pays aussi bien qu’à son extension sur l’arène internationale.
Pour la Russie, cette théorie signifiait : ce qu’il nous faut, ce n’est pas la république bourgeoise, ni même la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, mais le gouvernement ouvrier s’appuyant sur la paysannerie et ouvrant l’ère de la révolution socialiste internationale.
Ainsi donc, l’idée de la révolution permanente coïncide entièrement avec la ligne stratégique fondamentale du bolchevisme. On pouvait à la rigueur ne pas le voir il y a une quinzaine d’années. Mais il est impossible de ne pas le comprendre et le reconnaître, maintenant que les formules générales ont été vérifiées par l’expérience.
On ne saurait découvrir dans mes écrits d’alors la moindre tentative de " passer par dessus " la paysannerie. La théorie de la révolution permanente conduisait directement au léninisme et en particulier aux thèses d’avril 1917.
Or, ces thèses, prédéterminant la politique de notre parti en Octobre et à travers Octobre, ont, comme on le sait, provoqué la panique parmi une très grande partie de ceux qui, maintenant, ne parlent qu’avec une sainte horreur de la théorie de la " révolution permanente ".
Entrer en discussion sur toutes ces questions avec des camarades qui ont depuis longtemps cessé de lire et vivent uniquement sur leurs souvenirs confus de jeunesse est chose malaisée et d’ailleurs inutile. Mais les camarades, et en premier lieu les jeunes communistes, qui ont encore le feu sacré de l’étude et qui, en tout cas, ne se laissent pas effrayer par des mots cabalistiques non plus que par le mot " permanent ", feront bien de lire eux-mêmes, le crayon en main, les ouvrages d’alors, pour et contre la révolution permanente, et d’essayer de les relier à la révolution d’Octobre.
Mais ce qui importe beaucoup plus encore, c’est la pratique pendant et après Octobre. Là, il est possible de vérifier tous les détails. Inutile de dire qu’au sujet de l’adoption politique par notre Parti du programme agraire des s.-r., il n’y a pas eu entre Lénine et moi l’ombre d’un dissentiment. De même en ce qui concerne le décret sur la terre.
Peut-être notre politique paysanne a-t-elle été erronée sur quelques points particuliers ; toujours est-il qu’elle n’a pas provoqué parmi nous de divergences de vues. C’est avec ma participation active que notre politique s’est orientée sur le paysan moyen. L’expérience du travail militaire n’a pas peu contribué à la réalisation de cette politique.
D’ailleurs, comment pouvait-on sous-estimer le rôle et l’importance de la paysannerie dans la formation d’une armée révolutionnaire recrutée parmi les paysans et organisée avec l’aide des ouvriers avancés ?
Il suffit d’examiner notre littérature politique militaire pour voir combien elle était pénétrée de la pensée que la guerre civile est politiquement la lutte du prolétariat avec la contre-révolution pour la conquête de la paysannerie et que la victoire ne peut être assurée que par l’établissement de rapports rationnels entre les ouvriers et les paysans, dans un régiment isolé comme dans la sphère des opérations militaires et dans l’Etat tout entier.
En mars 1919, dans un compte rendu envoyé au Comité central, de la région de la Volga où je me trouvais alors, je soutenais la nécessité d’une application plus effective de notre politique orientée sur le paysan moyen et m’élevais contre la négligence du Parti dans cette question.
Dans un rapport qui m’avait été directement inspiré par une discussion dans l’organisation de Senguiléev, j’écrivais : " La situation politique temporaire - peut-être même de longue durée - est pourtant une réalité économique sociale beaucoup plus profonde, car si la révolution prolétarienne triomphe en Occident, il nous faudra dans la réalisation du socialisme nous baser dans une large mesure sur le paysan moyen et l’entraîner dans l’économie socialiste. "
Néanmoins, l’orientation sur le paysan moyen dans sa forme première (" témoigne de la sollicitude aux paysans ", " ne leur donne pas des ordres ", etc.) s’avéra insuffisante. On sentait de plus en plus la nécessité de modifier la politique économique. Sous l’influence de mes observations sur l’état d’esprit de l’armée et de mes constatations pendant mon voyage d’inspection économique dans l’Oural, j’écrivais au Comité Central, en février 1920 :
" La politique actuelle de réquisition des produits alimentaires, de responsabilité collective pour la livraison de ces produits et de répartition égale des produits de l’industrie provoque la décadence progressive de l’agriculture, la dispersion du prolétariat industriel et menace de désorganiser complètement la vie économique du pays. "
Comme mesure pratique fondamentale, je proposais :
" Remplacer la réquisition des excédents par un prélèvement proportionné à la quantité de la production (une sorte d’impôt progressif sur le revenu) et établi de telle façon qu’il soit néanmoins plus avantageux d’augmenter la surface ensemencée ou de mieux la cultiver. "
L’ensemble de mon texte représentait une proposition assez déterminée de passer à la nouvelle politique économique dans la campagne. À cette proposition en était liée une autre concernant la nouvelle organisation de l’industrie, proposition beaucoup moins détaillée et beaucoup plus circonspecte, mais dirigée en somme contre le régime des " Centrales " détruisant toute liaison entre l’industrie et l’agriculture.
Ces propositions furent alors repoussées par le Comité Central ; ce fut la seule divergence de vues sur la question paysanne.
Dans quelle mesure l’adoption de la nouvelle politique économique était-elle rationnelle en février 1920 ? Les avis là-dessus peuvent être partagés. Personnellement, je ne doute pas que nous y aurions gagné. En tout cas, des documents que je viens de rapporter, il est impossible de conclure que j’ignorais systématiquement la paysannerie ou que je n’en appréciais pas suffisamment le rôle…
La discussion sur les syndicats a été provoquée par l’impasse économique où nous étions engagés grâce à la réquisition des produits alimentaires et au régime des " Centrales " toutes-puissantes. " L’enlacement " des syndicats aux organes économiques pouvait-il remédier à la situation ? Évidemment non. Mais aucune autre mesure non plus ne pouvait remédier à la situation tant que subsistait le régime économique du " communisme de guerre ".
Ces discussions épisodiques s’effacèrent devant la décision de faire appel au marché, décision d’une importance capitale et qui ne suscita aucune divergence de vues. La nouvelle résolution consacrée aux tâches des syndicats sur la base de la nep fut élaborée par Lénine entre les 10° et 11° Congrès et adoptée à l’unanimité.
Je pourrais rapporter une bonne dizaine d’autres faits politiquement moins importants mais démentant aussi nettement la fable de ma soi-disant " sous-estimation " du rôle de la paysannerie. Mais, en somme, est-il bien nécessaire et possible de réfuter une affirmation complètement indémontrable et basée uniquement sur la mauvaise foi, ou, dans le meilleur des cas, sur un défaut de mémoire ?
Est-il vrai que le trait fondamental de l’opportunisme international soit la " sous-estimation " du rôle de la paysannerie ? Non, ce n’est pas vrai. Le trait essentiel de l’opportunisme, y compris de notre menchévisme russe, est la sous-estimation du rôle du prolétariat ou, plus exactement, le manque de confiance dans sa force révolutionnaire.
Les menchéviks fondaient toute leur argumentation contre la prise du pouvoir par le prolétariat sur la quantité énorme des paysans et leur rôle social immense en Russie. Les s.-r. considéraient que la paysannerie était faite pour être sous leur direction et, par leur intermédiaire, diriger le pays.
Les menchéviks qui, aux moments les plus critiques de la révolution, faisaient cause commune avec les s.-r., estimaient que par sa nature même, la paysannerie était destinée à être l’appui principal de la démocratie bourgeoise, à laquelle ils venaient en aide à chaque occasion, soit en soutenant les s.-r., soit en soutenant les cadets. D’ailleurs, menchéviks et s.-r., dans ces combinaisons, livraient la paysannerie pieds et poings liés à la bourgeoisie.
On peut dire, il est vrai, que les menchéviks sous-estimaient le rôle possible de la paysannerie par rapport au rôle de la bourgeoisie ; mais ils sous-estimaient encore davantage le rôle du prolétariat par rapport à celui de la paysannerie. Et c’est de cette dernière sous-estimation que découlait logiquement la première.
Les menchéviks récusaient comme une utopie, un non-sens, le rôle dirigeant du prolétariat par rapport à la paysannerie, avec toutes les conséquences qui en découlent, c’est-à-dire la conquête du pouvoir par le prolétariat s’appuyant sur la paysannerie. C’était là le défaut de la cuirasse des menchéviks.
Quels étaient enfin, dans notre Parti, les principaux arguments contre la prise du pouvoir avant Octobre ? Consistaient-ils dans une sous-estimation du rôle de la paysannerie ? Au contraire, dans une surestimation de son rôle par rapport à celui du prolétariat.
Les camarades qui s’opposaient à la prise du pouvoir alléguaient principalement que le prolétariat serait submergé par l’élément petit-bourgeois dont la base était une population de plus de cent millions de paysans.
Le terme " sous-estimation " à lui seul n’exprime rien ni théoriquement, ni politiquement, car il s’agit non pas du poids absolu de la paysannerie dans l’histoire, mais de son rôle et de son importance par rapport à d’autres classes : d’une part, envers la bourgeoisie, de l’autre, envers le prolétariat.
La question peut et doit être posée concrètement, c’est-à-dire sous l’angle du rapport dynamique des forces des différentes classes. La question qui, politiquement, a pour la révolution une importance considérable (décisive en certains cas, mais différente selon les pays) est celle de savoir si, dans la période révolutionnaire, le prolétariat attirera de son côté la paysannerie et dans quelle proportion.
Économiquement, la question qui a une importance immense (décisive dans quelques pays comme le nôtre, mais très différente selon les pays) est celle de savoir dans quelle mesure le prolétariat au pouvoir parviendra à accorder l’édification du socialisme avec l’économie paysanne.
Mais dans tous les pays et dans toutes les conditions, le trait essentiel de l’opportunisme réside dans la surestimation de la force de la classe bourgeoise et des classes intermédiaires et dans la sous-estimation de la force du prolétariat.
Ridicule, pour ne pas dire absurde, et la prétention d’établir une formule bolcheviste universelle de la question paysanne, valable pour la Russie de 1917 et pour celle de 1923, pour l’Amérique avec ses fermiers et pour la Pologne avec sa grande propriété foncière.
Le bolchevisme a commencé par le programme de la restitution des lopins de terre aux paysans, a remplacé ce programme par celui de la nationalisation, a fait sien en 1917 le programme agraire des s.-r., a établi le système de la réquisition des produits alimentaires, puis l’a remplacé par l’impôt alimentaire… Et pourtant nous sommes encore très loin de la solution de la question paysanne, et nous aurons encore beaucoup de changements et de tournants à effectuer.
N’est-il pas clair que l’on ne saurait dissoudre les tâches pratiques d’aujourd’hui dans les formules générales créées par l’expérience d’hier ? Que l’on ne saurait remplacer la solution des problèmes d’organisation économique par un simple appel à la tradition ? Que l’on ne saurait, pour la détermination de la voie historique, se baser uniquement sur des souvenirs et des analogies ?
La tâche économique capitale du présent consiste à établir entre l’industrie et l’agriculture et, par suite, dans l’industrie, une corrélation permettant à l’industrie de se développer avec le minimum de crises, de heurts et de bouleversements, et assurant à l’industrie et au commerce étatiques une prépondérance croissante sur le capital privé.
Tel est le problème général. Il se divise en une série de problèmes partiels : quelles sont les méthodes à suivre pour l’établissement d’une corrélation rationnelle entre la ville et la campagne ? entre les transports, les finances et l’industrie ? entre l’industrie et le commerce ? Quelles sont les institutions appelées à appliquer ces méthodes ? Quelles sont enfin les données statistiques concrètes permettant à chaque moment donné d’établir les plans et les calculs économiques les mieux appropriés à la situation ?
Toutes questions, évidemment, dont la solution ne saurait être prédéterminée par une formule politique générale quelconque. C’est dans le processus de la réalisation qu’il faut y trouver une réponse concrète.
Ce que le paysan nous demande, ce n’est pas de répéter une formule historique juste des rapports de classes (" soudure " de la ville et de la campagne, etc.), mais de lui fournir des clous, de la toile et des allumettes à bon marché.
Nous ne pourrons arriver à satisfaire ces revendications que par une application de plus en plus exacte des méthodes d’enregistrement, d’organisation, de production, de vente, de vérification du travail, d’amendement et de changements radicaux.
Ces questions ont-elles un caractère de principe, de programme ? Non, car ni le programme, ni la tradition théoriques du Parti ne nous ont liés et ne pouvaient nous lier à ce sujet, par suite du manque de l’expérience nécessaire et de sa généralisation.
L’importance pratique de ces questions est-elle grande ? Incommensurable. De leur solution dépend le sort de la révolution. Dans ces conditions, chercher à diluer chaque question pratique et les divergences de vues qui en découlent dans la " tradition " du Parti transformée en abstraction, c’est le plus souvent renoncer à ce qu’il y a de plus important dans cette tradition elle-même : la position et la solution de chaque problème dans sa réalité intégrale.
Il faut cesser de bavarder sur la sous-estimation du rôle de la paysannerie. Ce qu’il faut, c’est abaisser le prix des marchandises destinées aux paysans.
Les terres des seigneurs et de la couronne ont été remises à la paysannerie. Toute notre politique est dirigée contre les paysans possesseurs d'une grande étendue de terrain, d'un grand nombre de chevaux (koulaks). D'autre part, notre politique de ravitaillement est basée sur la réquisition des excédents de la production agricole. (Norme de consommation). Cela incite le paysan à ne cultiver que dans la mesure des besoins de sa famille. En particulier, le décret sur la réquisition de la troisième vache (considérée comme superflue) mène en réalité à l'abatage clandestin des vaches, à la vente secrète de la viande au prix fort et à la décadence de l'industrie des produits laitiers. En même temps, les éléments semi-prolétariens et même prolétariens des villes se fixent dans les villages où ils organisent leurs exploitations. L'industrie perd sa main-d'œuvre et, dans l'agriculture, le nombre des exploitations isolées se suffisant à elles-mêmes tend continuellement à augmenter. Par là même se trouve sapée la base de notre politique de ravitaillement, établie sur la réquisition des excédents. Si, durant cette année, la réquisition donne une quantité plus élevée de produits, il faut l'attribuer à l'extension du territoire soviétique et à une certaine amélioration de l'appareil de ravitaillement. Mais en général, les ressources alimentaires du pays menacent de s'épuiser et aucune amélioration de l'appareil de réquisition ne saurait remédier à ce fait. Les tendances à la décadence économique peuvent être combattues par les méthodes suivantes :
Faire participer à cette tâche les entreprises industrielles locales. Payer les paysans pour les matières premières, le combustible et les produits alimentaires qu'ils fournissent en partie en produits des entreprises industrielles.
En tous cas, il est évident que la politique actuelle de réquisition d'après les normes de consommation, de responsabilité collective pour la livraison des produits et de répartition égalitaire des produits de l'industrie contribue à la décadence de l'agriculture, à la dispersion du prolétariat actuel et menace de désorganiser complètement la vie économique du pays.