1923 |
L'engagement du combat face au stalinisme montant. |
Cours Nouveau
ANNEXE II
Au cours de la dernière année, nous avons à maintes reprises, oralement et par écrit, les travailleurs militaires et moi, échangé nos opinions sur les phénomènes négatifs visibles dans l’armée et se rattachant au fonctionnarisme. J’ai traité cette question assez à fond au dernier Congrès des collaborateurs politiques de l’Armée et de la Flotte. Mais elle est si grave qu’il me semble opportun d’en parler dans notre presse générale, d’autant plus que la maladie n’affecte pas que l’armée.
Le fonctionnarisme est étroitement apparenté au bureaucratisme. On pourrait même dire qu’il n’en est qu’une manifestation. Lorsque, à force d’être habitués à la même forme, les gens cessent de penser au fond ; qu’ils emploient avec suffisance des phrases conventionnelles sans songer à leur sens ; qu’ils donnent des ordres habituels sans se demander s’ils sont rationnels ; qu’ils prennent peur devant tout mot nouveau, toute critique, toute initiative, toute indépendance, cela indique qu’ils sont tombés sous l’emprise de l’esprit fonctionnariste, dangereux au plus haut point.
À la conférence des collaborateurs politiques militaires, j’ai rapporté comme exemple de l’idéologie officielle en honneur quelques-uns des résumés d’histoire de nos unités militaires. La publication de ces opuscules traitant de l’histoire de nos armées, de nos divisions, de nos régiments est par elle-même excellente. Elle atteste que nos unités militaires se sont constituées dans les batailles et dans l’apprentissage technique, non seulement au point de vue de l’organisation, mais aussi au point de vue spirituel, comme des organismes vivants, et témoigne de l’intérêt porté à leur passé. Mais la plupart de ces aperçus historiques, il faut le reconnaître, sont écrits sur un ton pompeux et emphatique.
Bien plus, certains de ces opuscules rappellent, à s’y méprendre, les aperçus historiques d’autrefois consacrés aux régiments de la garde du tsar. Cette comparaison provoquera, à n’en pas douter, les ricanements de la presse blanche. Mais nous ne serions que des impuissants si nous renoncions à l’auto-critique de crainte de fournir par là un atout à nos ennemis. Les avantages d’une auto-critique salutaire sont incomparablement supérieurs au tort qui peut résulter pour nous du fait que Dan ou Tchernov répéteront notre critique.
Certes, nos régiments et nos divisions, et avec eux le pays tout entier, ont le droit de s’enorgueillir de leurs victoires. Mais nous n’avons pas eu que des victoires et nous sommes arrivés non directement, mais par des chemins très détournés, à ces victoires. Au cours de la guerre civile, nous avons vu se manifester un héroïsme sans exemple, d’autant plus méritoire qu’il restait inconnu la plupart du temps ; mais nous avons eu aussi des cas de faiblesse, de panique, de pusillanimité, d’incapacité et même de trahison. L’histoire de chacun de nos " vieux " régiments (quatre ou cinq ans, c’est déjà de l’ancienneté en temps de révolution) est extrêmement intéressante et instructive si on la raconte conformément à la vérité, d’une façon vivante, c’est-à-dire telle qu’elle s’est déroulée sur le champ de bataille et à la caserne. Au lieu de cela, on ne trouve fréquemment qu’une légende héroïque du caractère le plus banalement officiel. À la lire, on croirait que dans nos rangs, il n’y a que des héros ; que tous les soldats brûlent du désir de combattre ; que l’ennemi est toujours supérieur en nombre ; que tous nos ordres sont raisonnables, appropriés à la situation ; que l’exécution est brillante, etc.
Croire que par de semblables procédés on peut relever une unité militaire à ses propres yeux et influer heureusement sur la formation des jeunes, c’est être imbu d’esprit fonctionnariste. Dans le meilleur des cas, cette " histoire " ne laissera aucune impression ; le soldat rouge la lira ou l’écoutera comme son père écoutait la Vie des Saints : cela est magnifique, moral, se dira-t-il, mais inexistant dans la réalité. Ceux qui sont plus âgés et qui ont participé à la guerre civile, ou qui sont simplement plus intelligents, se diront : les militaires, eux aussi, jettent de la poudre aux yeux ; ou plus simplement : on nous raconte des blagues. Les plus naïfs, ceux qui prennent tout pour argent comptant, penseront : inutile de chercher à m’élever au niveau de ces héros, je suis bien trop faible. Et ainsi, cette " histoire ", au lieu de leur relever le moral, les déprimera [1] .
La vérité historique n’a pas, pour nous, un intérêt uniquement historique. Ces esquisses historiques nous sont nécessaires en premier lieu comme moyen d’éducation. Et si, par exemple, un jeune commandant s’habitue au mensonge conventionnel sur le passé, il arrivera rapidement à l’admettre dans son action pratique courante. Si, par exemple, il lui arrive au front de commettre un impair, une étourderie, il se demande s’il doit le mentionner dans son rapport. Il le devrait mais, imbu d’esprit fonctionnariste, il ne veut pas démériter des héros dont il a lu les exploits dans l’histoire de son régiment ; ou tout simplement, le sentiment de la responsabilité s’est émoussé en lui. Dans ce cas, il arrange, c’est-à-dire il dénature les faits, et induit en erreur ses supérieurs. Or, les rapports mensongers des inférieurs provoquent fatalement, en fin de compte, des ordres et dispositions erronés des supérieurs. Mais le pire, c’est lorsque le commandant craint tout simplement de rapporter la vérité à ses chefs. Le fonctionnarisme revêt alors son caractère le plus répugnant : on ment pour faire plaisir aux supérieurs.
L’héroïsme suprême, dans l’art militaire comme dans la révolution, c’est la véracité et le sentiment de la responsabilité. Non la véracité au point de vue d’une morale abstraite enseignant que l’homme ne doit jamais mentir ni tromper son prochain. Ces principes idéalistes sont de l’hypocrisie pure dans une société de classes où il existe des antagonismes d’intérêts, des luttes et une guerre permanente. L’art militaire en particulier comporte nécessairement la ruse, la dissimulation, la surprise, la tromperie. Mais tromper consciemment et intentionnellement son ennemi au nom d’une cause à laquelle on donne sa vie, ce n’est pas du tout la même chose que donner des renseignements faux, assurant que tout va bien, nuisibles au succès de la cause, et cela par fausse honte ou par désir de plaire, ou simplement pour se conformer aux procédés bureaucratiques admis.
Pourquoi traitons-nous maintenant la question du fonctionnarisme ? Celle-ci ne se posait -elle pas aux premières années de la révolution ? Nous avons ici surtout en vue l’armée, mais le lecteur fera lui-même les analogies nécessaires dans les autres domaines de notre travail, car il existe un certain parallélisme dans le développement de la classe ouvrière, de son parti, de son Etat, de son armée.
Les nouveaux cadres de notre armée ont été complétés par des révolutionnaires, des militants combatifs, des partisans qui avaient fait la révolution d’Octobre et avaient déjà un certain passé et surtout un caractère formé. La caractéristique de ces commandants, ce n’est pas le manque d’initiative, mais plutôt l’excès d’initiative ou, plus exactement, la compréhension insuffisante de la nécessité de la coordination dans l’action et d’une discipline ferme. La première période d’organisation militaire est remplie par la lutte contre toutes les formes d’initiative désordonnée. On cherche alors à établir des rapports fixes et rationnels entre les différentes parties de l’armée, à instituer une discipline ferme. Les années de guerre civile furent sous ce rapport une rude école. En fin de compte, l’équilibre nécessaire entre l’indépendance personnelle et le sentiment de discipline parvint à s’établir chez les meilleurs commandants révolutionnaires de la première fournée.
Le développement de nos jeunes cadres de l’armée s’effectue bien autrement pendant les années de trêve. Tout jeune homme, le futur commandant entre à l’Ecole Militaire. Il n’a ni passé révolutionnaire, ni expérience de la guerre. C’est un néophyte. Il ne construit pas l’armée rouge comme le faisait l’ancienne génération, il y entre comme dans une organisation toute prête ayant un régime intérieur et des traditions déterminées. Il y a ici une analogie avec les rapports entre les jeunes communistes et la vieille garde du Parti. C’est pourquoi le moyen par lequel la tradition combative de l’armée ou la tradition révolutionnaire du Parti se transmettent aux jeunes gens a une immense importance. Sans une filiation continue, et par suite sans la tradition, il ne peut y avoir de progression stable. Mais la tradition n’est pas un canon rigide ou un manuel officiel ; on ne saurait l’apprendre par cœur, l’accepter comme un évangile, croire tout ce que dit l’ancienne génération parce que c’est elle qui le dit ; il faut au contraire conquérir en quelque sorte la tradition par un travail intérieur, l’élaborer soi-même de façon critique et se l’assimiler. Sinon, tout l’édifice sera bâti sur le sable. J’ai déjà parlé des représentants de la " vieille garde " (ordinairement de deuxième et de troisième ordre) qui inculquent la tradition aux jeunes à l’exemple de Famoussov [2] : " Instruisez-vous en regardant les vieux : nous, par exemple, ou l’oncle défunt… " Mais ni chez l’oncle, ni chez ses neveux il n’y a rien de bon à apprendre.
Il est incontestable que nos anciens cadres, qui ont rendu des services immortels à la révolution, jouissent d’une autorité très grande aux yeux des jeunes militaires. Et cela est très bien, car cela assure la liaison indissoluble entre le commandement supérieur et le commandement inférieur, et leur liaison avec la masse des soldats ; mais à une condition : c’est que l’autorité des anciens n’annihile pas la personnalité des jeunes et, à plus forte raison, ne les terrorise pas.
C’est dans l’armée qu’il est le plus facile et le plus tentant d’établir ce principe : " Taisez-vous, ne raisonnez pas. " Mais dans le domaine militaire, ce " principe " est aussi funeste que dans tout autre. La tâche principale consiste non pas à empêcher, mais à aider le jeune commandant à élaborer sa propre opinion, sa propre volonté, sa personnalité dans laquelle l’indépendance doit s’allier au sentiment de la discipline. Le commandant et, en général, l’homme dressé à contenter ses supérieurs est une nullité. Avec ces nullités, l’appareil administratif militaire, c’est-à-dire l’ensemble des bureaux militaires, peut encore fonctionner, non sans succès, apparents du moins. Mais ce qu’il faut à une armée, organisation combative de masse, ce ne sont pas des fonctionnaires flagorneurs, mais des hommes fortement trempés moralement, pénétrés du sentiment de responsabilité personnelle qui, sur chaque question importante, se feront un devoir d’élaborer consciencieusement leur opinion personnelle et la défendront courageusement par tous les moyens n’allant pas à l’encontre de la discipline rationnellement comprise (c’est-à-dire non bureaucratiquement) et de l’unité d’action.
L’histoire de l’armée rouge ainsi que celle de ses différentes unités est un des moyens les plus importants de compréhension réciproque et d’instauration de la liaison entre l’ancienne et la nouvelle génération des cadres militaires. Voilà pourquoi la platitude bureaucratique, la soumission fausse ne sauraient être de mise. Ce qu’il faut, c’est la critique, la vérification des faits, l’indépendance de pensée, l’élaboration personnelle du présent et de l’avenir, l’indépendance de caractère, le sentiment de la responsabilité, la vérité envers soi-même et envers son œuvre. Or, ce sont là choses dont le fonctionnarisme est l’ennemi mortel. Chassons-le donc, partout où il se trouve.
Pravda, 4 décembre 1923.
NOTES
[1] Certes, non seulement dans l’art militaire, mais dans tous les autres, il est des partisans du mensonge conventionnel qui " élève l’âme ". La critique et l’autocritique leur paraissent un " acide " dissolvant de la volonté. Le petit-bourgeois, on le sait, a besoin de consolation pseudo-classique et ne souffre pas la critique. Mais il ne saurait en être de même de nous, armée révolutionnaire, parti révolutionnaire. Un tel état d’esprit est à combattre vigoureusement dans la jeunesse. - L. T.
[2] Personnage de la célèbre comédie de Griboiédov : Le malheur d’avoir de l’esprit.