1909 |
1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original. |
1905
Le 3 décembre ouvre l'ère du complot contre‑révolutionnaire avec l'arrestation du soviet des députés ouvriers. La grève de décembre, à Pétersbourg, et un certain nombre de soulèvements en diverses régions du pays ne furent que d'héroïques efforts de la révolution pour se maintenir sur les positions qu'elle avait conquises en octobre. La direction des masses ouvrières de Pétersbourg fut alors assumée par le deuxième soviet, qui se composa de membres du premier restés en liberté et de députés nouvellement élus. Environ trois cents membres du premier soviet étaient emprisonnés dans les trois maisons de détention de Pétersbourg. Leur sort futur resta longtemps une énigme, non seulement pour eux, mais pour la bureaucratie qui gouvernait. Le ministre de la justice, d'après les affirmations de la presse “bien renseignée”, repoussait absolument l'idée de traduire les députés ouvriers devant les tribunaux. Si leur activité ouverte avait été criminelle, le rôle de la haute administration, d'après lui, l'était encore plus ; car, non contente de tolérer le soviet, elle était entrée en relations directes avec lui. Les ministres se disputaient, les gendarmes menaient leur enquête, les députés attendaient dans leurs cellules. A l'époque où le gouvernement envoyait des “expéditions de répression” de tous côtés, en décembre et janvier, on avait des raisons de penser que le soviet serait déféré à un conseil de guerre qui se chargerait de l'étrangler. A la fin d'avril, dans les premiers jours de la première Douma, les députés ouvriers, comme le pays tout entier, attendaient une amnistie. Ainsi, leur sort balançait entre la peine capitale et la complète impunité.
Enfin ce sort fut fixé. Le ministère de Goremykine, qui appartenait à la Douma en ce sens qu'il luttait contre la Douma, transmit le dossier du soviet à l'examen du Palais de Justice : des représentants “de classe” ou “pairs”, devaient entrer dans la composition du tribunal [1]. L'acte d'accusation du soviet, péniblement cuisiné par un parquet de procureurs‑gendarmes peut intéresser à titre de document d'une grande époque. La révolution s'y reflète comme le soleil dans une flaque de boue au milieu de la cour de la préfecture de police. Les membres du soviet étaient accusés d'avoir préparé une insurrection armée on menaçait de leur appliquer deux articles du code, dont l'un prévoit huit ans de travaux forcés et l'autre douze. La valeur de l'accusation au point de vue juridique ou plutôt son inconsistance absolue a été démontrée par l'auteur de ce livre dans un bref exposé [2] qu'il envoya de la maison de détention préventive à la fraction social‑démocrate de la première Douma, pour une interpellation qu'on pensait faire au sujet du procès. L'interpellation tomba pour cette bonne raison que la première Douma fut dissoute et que la fraction social‑démocrate fut elle‑même mise en jugement.
Le procès devait avoir lieu le 20 juin ; la cause serait entendue publiquement. Des meetings de protestation eurent lieu dans toutes les usines et entreprises de Pétersbourg. Le Parquet essaya de représenter le comité exécutif du soviet comme un groupe de conspirateurs qui suggéraient aux masses des résolutions dont celles‑ci n’avaient nullement l'idée. La presse libérale, depuis les événements de décembre, ne cessait de répéter, de jour en jour, que les méthodes “naïvement révolutionnaires” du soviet avaient depuis longtemps perdu leur prestige aux yeux du peuple, celui‑ci ne demandant qu'à entrer dans la voie du nouveau droit “constitutionnel”. Les calomnies, les sottises de la police et des libéraux reçurent un éclatant démenti lorsque, dans leurs meetings et leurs résolutions du mois de juin, les ouvriers de Pétersbourg envoyèrent de toutes leurs usines, une protestation de solidarité à leurs représentants emprisonnés, demandant à être jugés aussi, eux, ouvriers, comme participants actifs des événements révolutionnaires déclarant que le soviet n'avait fait qu'exécuter leur volonté et jurant de mener l'œuvre du soviet jusqu'au bout!
Les troupes campaient dans la cour du Palais de Justice et dans les rues avoisinantes. Toutes les forces de police de la capitale étaient sur pied. Malgré ces grandioses préparatifs, le procès ne put commencer. Prétextant de formalités qui n'auraient pas été remplies en dépit de l'accusation en dépit de la défense, et même contre les intentions du ministère, comme on le sut ensuite, le président du tribunal ajourna l'affaire à trois mois, c'est‑à‑dire jusqu'au 19 septembre. C'était de fine politique. A la fin de juin, la situation était encore toute pleine de “possibilités illimitées” : un ministère de cadets apparaissait comme une hypothèse tout aussi plausible que la restauration de l'absolutisme. Or, le procès du soviet exigeait que le président du tribunal fût fixé sur la politique à suivre. Celui‑ci se voyait donc forcé d'accorder trois mois de réflexion à l'histoire trop peu pressée. Hélas, notre diplomate dut abandonner son poste quelques jours plus tard ! Dans l'antre de Peterhof, on savait fort bien ce que l'on voulait, on exigeait de la décision et une répression impitoyable.
Le procès s'ouvrit le 19 septembre. Un nouveau président dirigeait les débats. L'affaire dura un mois entier. C'était l'époque où, la première Douma venant d'être dissoute et la seconde n'existant pas encore, les cours martiales agissaient comme elles l'entendaient. Et cependant on donna une telle publicité à l'affaire, en presque tous ses détails, que la chose paraîtrait inconcevable si l'on ne devinait là‑dessous une intrigue bureaucratique : le ministère Stolypine, évidemment, cherchait à repousser de cette manière les attaques du comte Witte. Il jouait à coup sûr : en dévoilant le fond du procès avec toutes ses particularités, on évoquait le souvenir de l'humiliation que le gouvernement avait subie à la fin de 1905. La faiblesse de Witte, ses coquetteries avec la droite et avec la gauche, sa fausse assurance à Peterhof, les grossières flatteries qu'il avait adressées à la révolution, tout cela, les hautes sphères bureaucratiques prétendaient le mettre en évidence. Les accusés n'avaient donc qu'à profiter d'une situation si avantageuse pour leurs desseins politiques et qu'à élargir autant que possible le cadre du procès.
Environ quatre cents témoins furent cités, dont plus de deux cents vinrent déposer [3]. Ouvriers, fabricants, gendarmes, ingénieurs, domestiques, simples habitants de la ville, journalistes, employés des postes et télégraphes, commissaires de police, élèves des lycées, conseillers municipaux, garçons de cour, sénateurs, voyous, députés, professeurs et soldats défilèrent pendant un mois devant le tribunal et, sous les feux croisés qui partaient des fauteuils des juges, de ceux des procureurs, des chaises de la défense et du banc des accusés – surtout de ce côté‑ci – ils reconstituèrent ligne par ligne, trait par trait, l'époque de l'activité du soviet ouvrier, époque si féconde en résultats.
Le tribunal connut ainsi la grande grève d'octobre qui s'étendit à toute la Russie, la grève‑manifestation de novembre à Pétersbourg, cette noble et imposante protestation du prolétariat contre le jugement de cour martiale dont on menaçait les matelots de Cronstadt et contre la violence faite à la Pologne ; puis la lutte héroïque des ouvriers de Pétersbourg pour l'institution des huit heures ; enfin le soulèvement des esclaves trop soumis de la poste et du télégraphe, soulèvement organisé par le soviet. Les procès‑verbaux des séances du soviet et du comité exécutif, auxquels les débats donnèrent une publicité qu'ils n'avaient jamais eue, montrèrent au pays l'immense travail quotidien qu'avaient accompli les représentants du prolétariat quand ils organisèrent les secours aux chômeurs, intervinrent dans les conflits entre ouvriers et patrons et dirigèrent d'incessantes grèves économiques.
Le compte-rendu sténographique du procès, qui remplirait sans doute plusieurs gros volumes, n'a pas été publié jusqu'à présent. Nous devons attendre un changement de régime pour qu'on mette au jour cet inappréciable document historique. Un magistrat allemand, aussi bien qu'un social‑démocrate allemand, s’il avait assisté à une des audiences du procès, en serait resté confondu. Une sévérité outrée s'y manifestait à côté d'un complet relâchement, et ces deux manières caractérisaient bien le désarroi qui régnait encore dans les sphères gouvernementales depuis la grève d'octobre. Le Palais de Justice avait été déclaré soumis au régime de la loi martiale et des troupes l'occupaient. On comptait plusieurs centaines de soldats et de cosaques dans la cour, à la grande porte, dans les rues voisines. Des gendarmes veillaient de tous côtés, sabre au clair : on en voyait dans le corridor souterrain qui rattache la prison au tribunal, dans toutes les salles du Palais, derrière les accusés, dans les w‑c, et il est bien permis de penser qu'on en aurait trouvé dans les tuyaux de cheminée. Ils devaient former un mur vivant entre les accusés et le monde extérieur, entre les accusés et le public que l'on avait admis, au nombre de cent à cent vingt personnes, dans la salle des séances. Mais trente ou quarante avocats, en frac, percent à chaque instant ce mur de drap bleu. On aperçoit sur le banc des accusés des journaux, des lettres, des bonbons et des fleurs. Des fleurs à foison ! Ils en ont à la boutonnière, ils en ont les mains pleines, ils ont des bouquets sur les genoux et partout autour d'eux. Et le président ne se décide pas à réprimer cette débauche de parfums. Finalement, les officiers de gendarmerie et les huissiers, complètement “démoralisés”, se chargeront eux‑mêmes de passer des fleurs aux accusés.
Les ouvriers viennent témoigner. Ils s'entassent par dizaines dans la salle qu'on leur a réservée et, quand l'huissier ouvre la porte de la salle d'audience, le flot des hymnes révolutionnaires déferle parfois jusqu'au fauteuil du président. Spectacle impressionnant : ces ouvriers nous apportaient l'atmosphère des faubourgs, des usines, et profanaient avec un si superbe dédain le cérémonial mystique de la justice que le président, jaune comme un parchemin, s'épuisait en gestes découragés. Quant aux témoins qui nous venaient de la “bonne société”, quant aux journalistes de la presse libérale, ils durent contempler ces travailleurs avec le respect et l'envie que les faibles ressentent devant les forts.
Le premier jour du procès fut signalé par une remarquable manifestation. Sur cinquante‑deux accusés, le président n'en cita que cinquante et un. Il tut le nom de Ter-Mekertchiantz.
“ Où est l'accusé Ter‑Mekertchiantz ? demanda l'avocat Solokov.
– Il a été exclu de la liste des accusés.
– Pourquoi ?
– Il... il... on l'a exécuté. ”
En effet, entre le 20 juin et le 19 septembre, Ter‑Mekertchiantz, livré à l'autorité militaire par la magistrature civile, avait été fusillé dans le fossé de la forteresse de Cronstadt pour participation à la mutinerie de la garnison.
Les accusés, les témoins, les défenseurs, le public, tous se lèvent en silence, rendant hommage à la mémoire du martyr. Les officiers de police et de gendarmerie ont sans doute perdu la tête : ils se lèvent comme tout le monde!
Par groupes de vingt à trente personnes, on introduisit les témoins pour la prestation du serment. Beaucoup d'entre eux étaient venus en costume de travail, n'ayant même pas eu le temps de se laver les mains, la casquette sous le bras. Ils jetaient un coup d'œil vers les juges, puis, bien vite, cherchaient à voir les accusés et, résolument, adressaient un salut aux deux côtés où nous nous trouvions, disant tout haut : “Bonjour, camarades ! ” C'était à croire qu'ils venaient demander un renseignement à la permanence du comité exécutif. Le président se dépêchait de les appeler et les invitait à prêter serment. Un vieux prêtre s'avançait aussitôt vers la barre et disposait les instruments de sa profession. Les témoins ne bougeaient pas. Le président répétait l'invitation.
“Non, nous ne prêtons pas serment !... répondaient des voix unanimes. Nous n'admettons pas ce genre de cérémonie.
– Vous êtes pourtant orthodoxes ?
– Nous sommes inscrits comme orthodoxes sur les papiers de la police, mais nous ne reconnaissons rien de tout cela...
– Dans ce cas, mon révérend, vous êtes libre ; nous n'aurons pas besoin de vous aujourd'hui. ”
Avec les policiers, quelques ouvriers luthériens et catholiques accomplirent cette formalité. Quant aux “orthodoxes”, tous refusèrent de se plier à cette exigence : ils s'engagèrent simplement à dire la vérité.
Les mêmes incidents se renouvelaient à l'arrivée de chaque nouveau groupe.
Certains ensembles présentent cependant des combinaisons imprévues.
“Ceux qui acceptent de prêter serment, disait le président approchez‑vous du révérend père. Ceux qui refusent, reculez ! ”
Un vieux gendarme, de petite taille, gardien d'usine, sort du groupe et s'avance d'un pas martial vers la barre. On entend un piétinement de lourdes bottes : ce sont les ouvriers qui reculent en causant. A mi‑chemin, entre le gendarme et les travailleurs, se trouve subitement isolé le témoin O… avocat bien connu à Pétersbourg, propriétaire d'immeubles, libéral, conseiller municipal.
“ Vous prêtez serment, témoin O… ? demande le président.
– Je... je... à vrai dire... je prête serment...
– Dans ce cas, approchez‑vous du révérend père. ”
Irrésolu, la face convulsée, le témoin s'avance vers la barre. il se retourne : personne ne le suit. Et, devant lui, il n'y a que le petit vieux, que l'uniforme du gendarme.
“ Levez le bras ! ”
Le vieux gendarme lève trois doigts bien haut au‑dessus de sa tête. L'avocat O… lève légèrement le bras et se retourne : son bras retombe.
“ Témoin O… dit la voix agacée du président, prêterez‑vous serment, oui ou non ?
– Comment donc... comment donc... mais bien sûr ! ”
Et le témoin libéral, surmontant sa confusion, lève le bras presque à la hauteur de celui du gendarme. Il répète, avec son compagnon, à la suite du prêtre, mot après mot, la naïve formule. Qu'un artiste reproduise une scène de ce genre, on dira que son tableau manque de naturel. Le profond symbolisme social de ce spectacle judiciaire fut perçu par tous les assistants. Les ouvriers échangeaient des regards ironiques avec les accusés. Les gens du monde se regardèrent entre eux, d'un air gêné. Une maligne satisfaction se trahit sur la face jésuitique du président. Un silence profond s'établit dans la salle.
On interrogea d'abord le sénateur comte Tiesenhausen, conseiller municipal à la douma de Pétersbourg. Il avait été présent à une séance de la douma, au moment où une députation du soviet était venue présenter des exigences.
“Que pensiez-vous, monsieur le témoin, demande un des défenseurs, que pensiez‑vous de l'organisation d'une milice municipale armée ?
– J'estime que cette question ne se rapporte pas à l'affaire, répond le comte.
– Dans le cadre où je dois maintenir les débats du procès, réplique le président, la question posée par la défense est légitime.
– Dans ce cas, je dois dire qu'alors l'idée d'organiser une milice municipale obtint ma sympathie, mais que, depuis, j'ai complètement changé d'avis sur ce sujet... ”
Combien d'entre eux avaient eu le temps, en un an, de changer d'avis sur cette question et sur beaucoup d'autres ! La presse libérale, qui assurait de son “entière sympathie” les accusés eux-mêmes, ne trouvait pas de mots assez durs, assez tranchants pour blâmer leurs procédés. Les journaux libéraux s'exprimaient avec une ironie apitoyée sur les “illusions” révolutionnaires du soviet. En revanche, les ouvriers lui restaient fidèles, sans la moindre réticence.
De nombreuses usines envoyèrent au tribunal des déclarations collectives par l'intermédiaire de témoins élus. Sur la demande des accusés, le tribunal joignit ces documents au dossier et en donna lecture pendant la séance.
“ Nous soussignés, ouvriers de l'usine Oboukhov, disait un de ces documents que nous prenons au hasard, sachant que le gouvernement prétend traduire devant un tribunal arbitrairement constitué le soviet des députés ouvriers, profondément indignés de voir que ce gouvernement essaie de représenter le soviet comme une bande de conspirateurs poursuivant des buts étrangers à la classe ouvrière ; nous, ouvriers de l'usine Oboukhov, déclarons que le soviet ne se compose pas d'une bande de conspirateurs, mais de véritables représentants de tout le prolétariat de Pétersbourg. Nous protestons contre l'arbitraire exercé par le gouvernement contre le soviet, arbitraire qui consiste à accuser des camarades élus par nous, qui ont exécuté au soviet toutes nos volontés, et nous déclarons au gouvernement que, dans la mesure où notre camarade P.‑A. Zlydnev, que nous respectons tous, est coupable, nous le sommes aussi, ce que nous certifions par nos signatures. ”
A cette résolution étaient jointes plusieurs feuilles de papier couvertes de plus de deux mille signatures. Les feuilles étaient sales et froissées : elles avaient circulé de main en main, dans tous les ateliers de l'usine. La déclaration des ouvriers d'Oboukhov n'était pas la plus violente loin de là. Il y en eut dont le président refusa de donner lecture, sous prétexte que le ton en était “profondément irrespectueux” à l'égard du tribunal et du gouvernement.
Au total, sur ces protestations, on aurait pu relever des dizaines de milliers de signatures. Les déclarations des témoins dont un grand nombre, en sortant de la salle des séances, tombèrent entre les mains de la police, illustrèrent ces documents d'un excellent commentaire. Les conspirateurs que le Parquet voulait absolument découvrir se confondirent avec l'héroïque multitude anonyme. Finalement, le procureur, qui, dans son rôle honteux, se donnait des airs d’homme correct, fut contraint d'avouer, au cours de son réquisitoire, deux faits marquants : d'abord, qu'à un certain niveau de son évolution politique, le prolétariat “tend” au socialisme ; ensuite, que l'état d'esprit des masses ouvrières, pendant l'activité du soviet, était vraiment révolutionnaire.
Le procureur dut encore abandonner une position fort importante. “La préparation d'une insurrection armée” servait, bien entendu, de base principale à l'instruction.
“Le soviet vous a‑t‑il invités à l'insurrection armée ?
– En fait, non ”, répondaient les témoins.
Le soviet avait simplement affirmé qu'une insurrection armée devenait inévitable.
“ Le soviet réclamait une assemblée constituante. Qui donc devait créer cette assemblée ?
Le peuple !
– Par quels moyens ? Par la violence bien sûr. On n'obtient rien autrement. Ainsi, le soviet armait les ouvriers pour l'insurrection ? Non, mais pour un besoin de légitime défense. ”
Le Président haussait ironiquement les épaules. Mais, finalement, les déclarations des témoins et des accusés contraignirent le tribunal à admettre ces “propositions contradictoires”. Les ouvriers s'étaient armés pour se défendre. Mais c'était en même temps dans un but d'insurrection, le pouvoir gouvernemental s'étant révélé comme le principal organisateur des pogroms. Cette question devait être élucidée par le discours que l'auteur du présent livre prononça devant le tribunal [4].
Le procès éveilla le plus vif intérêt au moment où nos défenseurs transmirent au tribunal la Lettre de Lopoukhine, devenue depuis fameuse.
Les accusés et la défense disaient :
“Messieurs les juges ! Vous estimez sans doute que nous parlons en dépit du bon sens quand nous affirmons que certains organes du pouvoir gouvernemental ont joué un rôle décisif dans la préparation et l'organisation des pogroms ? Pour vous, peut‑être, les dépositions que vous venez d'entendre ne sont pas des preuves suffisantes ? Peut‑être avez‑vous eu le temps d'oublier les révélations faites par le prince Ouroussov, ancien vice‑ministre de l'intérieur, à la Douma d'Etat ? Peut‑être le général de gendarmerie Ivanov vous a‑t‑il persuadés, quand il est venu vous dire sous la foi du serment que les discours prononcés au sujet des pogroms n'avaient été qu'un prétexte pour armer la multitude ? Peut‑être avez‑vous cru le témoin Statkovsky, fonctionnaire de la police secrète, quand, sous la foi du serment, il a prétendu n'avoir jamais vu dans tout Pétersbourg un seul appel au pogrom ? Eh bien, voyez ! Voici la copie certifiée d'une lettre de Lopoukhine, ancien directeur du département de la police au cabinet du ministre de l'intérieur Stolypine [5]. Après enquête faite par lui, sur mandat du comte Witte, M. Lopoukhine affirme que les appels aux pogroms que le témoin Statkovsky n'a, soi‑disant, jamais vus, ont été imprimés à l'imprimerie de cette même police secrète dont Statkovsky est fonctionnaire ; que ces appels ont été répandus par des agents de la police secrète et des membres des partis monarchistes dans toute la Russie ; qu'entre le département de la police et les bandes des Cent‑Noirs, il existe un lien étroit d'organisation ; qu'à la tête de cette organisation criminelle, a l'époque du soviet, se trouvait le général Trepov qui, comme commandant du Palais, jouissait d'une immense autorité, présentait lui‑même au tsar ses rapports sur le travail de la police et, indépendamment de tous les ministres, disposait de sommes énormes, tirées du Trésor, pour l'organisation des pogroms.
“Et voici encore un fait, messieurs les juges ! Beaucoup de feuilles imprimées par les Cent‑Noirs – et qui se trouvent entre vos mains, dans le dossier de l'instruction – accusaient les membres du soviet d'avoir dilapidé l'argent des ouvriers. Le général de gendarmerie Ivanov, faisant état de ces calomnies, s'est livré à une enquête spéciale dans les usines et les entreprises de Pétersbourg, enquête qui n'a donné, bien entendu, aucun résultat. Nous autres, révolutionnaires, nous sommes habitués à ces procédés de l'autorité. Mais, sans idéaliser le moins du monde la gendarmerie – vous savez que nous en sommes incapables –, nous étions loin de soupçonner l'audace de cette institution. On apprend, en effet, que les appels et proclamations dans lesquels on accuse le soviet d'avoir dilapidé l'argent des ouvriers ont été rédigés et imprimés secrètement à la direction de la gendarmerie, où le général Ivanov est en service. M. Lopoukhine le certifie. Voici, messieurs les juges, une copie de la lettre, qui porte la signature authentique de l'auteur. Nous demandons que ce précieux document soit intégralement lu à l'audience de ce tribunal. Nous demandons en outre que le conseiller d'Etat Lopoukhine soit cité à comparaître en qualité de témoin. ”
Cette déclaration tomba comme la foudre sur les magistrats. Les débats étaient presque achevés et le président avait cru, après une orageuse traversée, atteindre bientôt le port : cet incident le rejetait en pleine mer.
La lettre de Lopoukhine contenait des allusions aux mystérieux rapports que Trepov présentait au tsar. Qui pouvait prévoir comment l'ancien chef de la police, tournant aujourd'hui le dos à ses maîtres, expliquerait ces allusions quand les accusés l'interrogeraient ?... Le tribunal, saisi d'une horreur sacrée, recula devant la possibilité de nouvelles révélations. Après une longue délibération, il repoussa la lettre et récusa le témoignage de Lopoukhine.
Les accusés déclarèrent alors qu'ils n'avaient plus rien à faire à l'audience et voulurent qu'on les renvoyât dans leurs cellules.
On nous emmena. Sur‑le‑champ, nos défenseurs quittèrent le tribunal. En l'absence des accusés, des avocats et du public, le procureur prononça son réquisitoire, qui fut sec et “correct”. Dans une salle presque vide, les magistrats prononcèrent le verdict. L'accusation d'avoir fourni des armes aux ouvriers dans un but d'insurrection était rejetée. Quinze accusés – et dans ce nombre l'auteur de ces lignes – étaient condamnés à la privation de tous droits civils et à la déportation perpétuelle en Sibérie. Deux devaient subir une détention de courte durée. Les autres étaient acquittés.
Le procès du soviet des députés produisit une énorme impression dans le pays. On peut affirmer que la social‑démocratie, lors des élections pour la deuxième Douma, dut son succès à la propagande que lui avait faite le tribunal devant le parlement révolutionnaire du prolétariat pétersbourgeois.
Au procès du soviet des députés se rattache un épisode qui mérite d'être mentionné ici.
Le 2 novembre, jour où la sentence fut publiée sous sa forme définitive, le Novoïé Vrémia donna une lettre du comte Witte qui revenait de l'étranger. Il parlait, dans cet écrit, du procès. Il se défendait contre les attaques de la droite bureaucratique. Non, seulement il affirmait n'avoir pas eu l'honneur de préparer, comme instigateur principal, la révolution russe, en quoi il avait assez raison, mais il niait catégoriquement ses rapports personnels avec le soviet. Quant aux témoignages qui avaient été fournis au procès et aux déclarations des accusés, il osait affirmer qu’on les avait “inventés pour les besoins de la défense”. Il ne s'attendait pas, sans doute, à un démenti des prisonniers. Mais il s'était trompé.
Une réponse collective des condamnés, imprimée dans notre journal Tovarichtch (“Le Camarade”), le 5 novembre, contenait ceci : “Nous connaissons trop bien la différence de nature qui existe entre nous et le comte Witte, au point de vue politique : aussi ne croyons‑nous pas devoir expliquer à l'ex‑premier ministre les raisons qui nous obligent, nous, représentants du prolétariat, à dire toujours, quand nous faisons de la politique, la vérité. Mais nous pensons qu'il est parfaitement opportun de citer ici le réquisitoire de M. le procureur. Accusateur par profession, fonctionnaire d'un gouvernement qui nous déteste, il a reconnu que, par nos déclarations et nos discours, nous lui avions fourni “sans résistance” toutes les bases nécessaires à l'accusation – à l'accusation, non à la défense ! Et, devant nos juges, il a déclaré nos dépositions véridiques et sincères.
“Vérité, sincérité, voilà des qualités que les ennemis politiques du comte Witte ne lui ont jamais reconnues, pas plus que ses flatteurs. ”
Ensuite, la réponse collective démontrait, documents à l'appui, à quel point les dénégations du comte Witte étaient osées [6] et terminait par des lignes qui résumaient et donnaient un jugement définitif sur le procès intenté au parlement révolutionnaire, aux élus du prolétariat pétersbourgeois.
“ Quels qu'aient été les buts et les motifs du démenti publié par le comte Witte, disait notre lettre, quelque imprudent que ce démenti paraisse, il arrive à son heure, il caractérise par un dernier trait indispensable le pouvoir en face duquel s'est trouvé le soviet en ces journées de lutte. Nous nous permettrons de dire sur ce point quelques mots.
“ Le Comte Witte note et souligne que c'est lui qui nous a livrés à la justice. Cet exploit historique, comme nous l'avons déjà dit, remonte au 3 décembre 1905. Depuis, nous sommes passés par la Sûreté, puis par la gendarmerie, et enfin nous avons comparu devant un tribunal.
“Dans ce procès ont figuré, comme témoins, deux fonctionnaires de la police secrète. On leur a demandé si un pogrom ne s'était pas préparé à Pétersbourg pendant l'automne de l'année dernière ; ils ont résolument répondu : Non ! Ils ont affirmé qu'ils n'avaient jamais vu un seul appel au pogrom. Or, l'ancien directeur du département de la police, le conseiller Lopoukhin, déclare maintenant que les appels aux pogroms s'imprimaient justement alors dans les locaux de la Sûreté. Tel est le premier moyen de la “justice” à laquelle nous a livrés le comte Witte.
“Dans ce même procès ont figuré des officiers de gendarmerie qui avaient mené l'instruction de l'affaire du soviet. D'après leurs propres dires, l'origine de l'enquête qu'ils firent pour savoir si des sommes d'argent avaient été dilapidées par les députés se trouve dans des feuilles anonymes imprimées par les Cent‑Noirs. M. le procureur a déclaré que ces feuilles ne contenaient que des mensonges et des calomnies. Or, que voyons‑nous ? Le conseiller Lopoukhine témoigne que ces feuilles de mensonges et de calomnies ont été imprimées par cette même gendarmerie qui mena l'enquête sur l'affaire du soviet. Tel est le deuxième moyen de la “justice”.
“Et quand, dix mois plus tard, nous nous sommes trouvés en présence du tribunal, celui‑ci nous a permis d'expliquer au grand jour tout ce que l'on connaissait déjà dans les grandes lignes avant le procès ; mais, dès que nous avons tenté de montrer et de prouver que, devant nous, à cette époque‑là, il n'y avait aucun pouvoir gouvernemental, que les organes les plus actifs de ce pouvoir s'étaient alors transformés en des associations de contre‑révolution qui foulaient aux pieds, non seulement les lois écrites, mais toutes les lois de la morale humaine ; que les éléments les plus autorisés du personnel gouvernemental constituaient une organisation centrale pour perpétrer des pogroms dans toute la Russie, que le soviet des députés ouvriers avait en somme accompli une tâche de sécurité nationale, lorsque nous avons demandé qu'on joignît au dossier la lettre de Lopoukhine que notre procès avait rendue fameuse, et surtout qu'on interrogeât ce Lopoukhine comme témoin, le tribunal, sans s'embarrasser de motifs juridiques, nous a impérieusement fermé la bouche. Tel est le troisième moyen de la “justice”.
“Et enfin, quand l'affaire est terminée, quand la sentence est prononcée, le comte Witte tente de diffamer ses adversaires politiques, les croyant sans doute définitivement battus. Aussi résolument que ces fonctionnaires de la Sûreté qui affirmaient n'avoir vu aucun appel aux pogroms, le comte Witte déclare qu'il n'a eu aucun rapport avec le soviet des députés ouvriers. Son audace est la même, sa franchise vaut tout autant !
“Nous considérons avec sérénité ces quatre moyens d'accusation de la justice officielle qu'on nous a appliquée. Les représentants du pouvoir nous ont privés “de tous droits” et nous envoient en déportation. Mais il y a un droit dont ils ne peuvent nous priver, le droit à la confiance du prolétariat et de tous nos honnêtes concitoyens. Dans notre affaire, comme dans toutes les autres questions de notre existence nationale, le dernier mot sera dit par le peuple. Avec une entière confiance, c'est au peuple, c'est à la conscience populaire que nous faisons appel.
“ Le 4 novembre 1906,
Maison de détention préventive. ”
Notes
[1] Sept personnes : quatre juges de la Couronne, un représentant des nobles du district de Pétersbourg, le comte Goudovitch, octobriste de droite, un représentant de la douma municipale de Pétersbourg, Troïnitsky, gouverneur de province destitué pour concussion, Cent‑Noir, et, enfin, le doyen (starchina) d'un des arrondissements de Pétersbourg, progressiste, le crois. (1909)
[2] Cf. chapitre : “ Le soviet et le Parquet ”.
[3] De nombreux témoins se trouvaient, à l'époque du jugement, “ en lieu inconnu ”, ou bien en Sibérie. (1909)
[4] Nous donnons plus loin ce discours sténographique qui n’a pas été publié en Russie. (1909)
[5] Dans le cabinet Goremykine. (1909)
[6] Le comte dut reconnaître plus tard qu'il avait eu des rapports avec le soviet, mais il “expliqua” que, dans les députations du soviet, il n'avait voulu voir que “des représentants des ouvriers”. (1909)